Apprentissage Libertin - Chapitre 21
Apprentissage Libertin - Chapitre 21
De retour dans la geôle, alors que l’aube pointait son vilain nez, Isabelle fut prise d’une épouvantable crise de larmes.
Quoi que je dise, quoi que je fasse, rien ne la calmait.
Elle ne voulait plus rien entendre de moi...
Je compatis à sa dépression.
Il n’est rien de plus terrible que d’avoir en bouche le pain de la liberté et de se voir forcé de le recracher.
J’étais tout autant déçu mais, sentimental, je jugeai que le moment était opportun pour que nous soyons l’un près de l’autre.
Son baiser avait tant représenté qu’à présent je ne désirais plus que recommencer.
Bien trop vite, sonna notre heure fatidique.
De sa voix de chat écorché, le geôlier vint nous exposer la suite du programme.
Nous serions transportés, sur l’heure, à bord de véhicules appropriés, jusqu’à un célèbre lieu parisien où nos sentences seraient exécutées.
Cet homme ne parlait que par euphémismes.
En clair, on allait nous entasser dans des charrettes jusqu’à une place publique pour nous assassiner.
Et aussitôt les nobles de se tracasser du public...
Serait-il nombreux?
Et les officiels?
Les chroniqueurs?
Les historiens?
Avaient-ils bien tous été conviés?
À une heure de leur mort, ils réclamaient une galerie de connaisseurs et de dignitaires.
Ma propre vanité n’était pas en reste.
Arborant ma robe déchirée, je présentais à mon bourreau une bien vilaine mise.
J’avais envisagé de remettre mes vieux vêtements mais, comme de juste, on les avait chapardés pendant mon absence.
Je fis part de ma détresse vestimentaire à Isabelle mais ses sanglots ne firent que s’accélérer.
Où est le sens pratique des femmes lorsqu’on en a vraiment besoin?
La meilleure solution était encore de simplement m’envelopper de ma cape.
Discrètement, j’arrachai mes derniers lambeaux de dignité.
Nu comme un ver, le corps sanglé d’épaisses lanières de cuir, ma chair meurtrie amalgamée au métal de mes membres artificiels, je ressemblais à un grotesque guignol d’un théâtre de l’horreur.
Je cachai vite ce spectacle affligeant et me mêlai aux autres.
Une file ordonnée s’était organisée.
Bien entendu, les nobles iraient les premiers, suivis de leurs petites gens et enfin des miséreux.
Les hommes et les femmes du peuple se mirent à chanter un air gai et enlevé.
Les pauvres vont toujours à la mort en chanson car ils attendent de l’au-delà les jours meilleurs tant promis.
Ils ne retrouveront que le néant infini d’avant leur naissance.
De leur côté, les nobles se contentèrent de geindre et de larmoyer.
Ils craignaient plus le jugement juste de Dieu que le jugement injuste des hommes.
Ils devaient vraiment se sentir coupables...
Dans le doute d’une sentence dernière, je ne craignais pas grand-chose.
Après tout, j’étais encore pur.
J’avais eu beau m’essayer au vice, je n’avais rien accompli dans ce domaine.
Rien qu’en me regardant, Saint Pierre n’aurait pas long à conclure que j’avais été une victime.
Fort logiquement, les hommes troncs devaient entrer au paradis par la petite porte et être les premiers dotés d’ailes.
Et Isabelle?
Comment serait-elle jugée?
Était-elle la douceur virginale que j’avais imaginée?
Son comportement des dernières heures, la manière dont elle usait de chacun pour garantir sa propre survie, me faisaient anticiper quelques longues explications devant la Sainte Trinité.
Était-elle de ces femmes qui ne peuvent aimer qu’elles-mêmes et qui n’ont d’égard pour leur entourage que s’il avantage leur propre destin?
Autrefois, j’étais, à ses yeux, sans intérêt...
Offrait-elle, déjà, à l’époque, ses faveurs?
À qui?
Contre quoi?
J’eus un léger froid dans le dos en me souvenant combien elle était gâtée à son anniversaire.
Et son baiser?
Ne fut-il pas ma récompense lorsque je la sauvai?
Était-ce, véritablement, un baiser d’amour?
Ne m’avait-elle pas cru lorsque je lui révélais mes sentiments?
Ou avait-elle tellement entendu ces mots de la bouche des hommes qu’ils étaient pour elle pareils à de simples politesses?
Comment lui signifier que je l’aimais plus que tout au monde?
En la sauvant une dernière fois de la mort?
Ce flot incessant d’interrogations me prouva bien qu’on parvient toujours au dernier chapitre de son existence sans en savoir plus qu’au premier.
Le claquement d’un fouet lointain ramena mon esprit à l’ordre.
Les grilles furent grandes ouvertes et des soldats se mirent à déloger toute la meute.
Je fermais la marche.
Isabelle était loin devant.
Elle ne pleurait plus.
Je la trouvai plus belle que jamais.
Je chassai mes doutes à son sujet comme on chasse un vieux clou.
J’avais manqué à mon amour par carence d’emprise sur mes sens.
Je devais lui démontrer, coûte que coûte, la profondeur de mes sentiments.
Une fois évacués de la Conciergerie, nous nous retrouvâmes dans la cour du Palais de Justice où nous attendaient les célèbres charrettes des condamnés.
Il s’agissait en réalité de cinq tombereaux vacillants tirés par des ânes faméliques dont l’opiniâtreté était continuellement matée à grands coups de bâton.
On nous informa que notre dernière représentation se tiendrait en place de Grève.
Ce n’était pas assez loin à mon goût...
Il me fallait gagner du temps mais le sang de ma clepsydre me glissait entre les doigts.
L’arrière des charrettes étant très élevé du fait que les ânes étaient trop bas, je ne pouvais y grimper sans aide.
Je fis part de mon embarras à un soldat qui eut la bonne idée de me faire voyager dans le chariot de service, équipé d’un marchepied.
Ce véhicule transportait les paniers dans lesquels nos têtes tomberaient.
Hormis le conducteur, je fis la connaissance d’un sémillant jeune homme qui fumait sa pipe tranquillement à l’arrière comme s’il se réjouissait d’une promenade à travers la campagne.
À peine installé, notre cortège funèbre se mit en route.
Le jeune homme me toisa un bon moment puis, tirant sur sa pipe comme un bourgeois heureux de vivre, me dit...
— Vous avez de la chance, mon ami.
— De la chance?
— Vous ne le savez pas mais aujourd’hui est un jour historique dans les annales de la justice républicaine... Si on décrète l’école pour tous comme on nous l’a promis, votre exécution sera inscrite dans les livres d’histoire de nos futurs, chers écoliers.
— Pourquoi?
— Ils vont essayer sur vous une nouvelle machine.
— Une machine?
— C’est le progrès, pardi! Des hommes inventent sans arrêt de nouveaux appareils... Il y en a même qui parlent de remplacer le cheval.
— Quelle sorte de machine?
— Les États Généraux ont voté l’utilisation d’une mécanique extraordinaire qui tranche les têtes sans fatiguer le bourreau... Il paraît que ce serait plus social pour ce corps de métier durement éprouvé par la révolution. Et puis, les pauvres, qu’on pendait d’habitude, se sont plaint qu’on ne coupait la tête qu’aux riches et aux nobles... Alors maintenant, c’est l’égalité devant l’exécuteur des hautes œuvres! La liberté et l’égalité pour tous, mon frère!
— Mais, cette machine… Elle est comment cette machine?
— Je ne sais pas... Personne ne l’a encore vu. Il paraît qu’on y introduit le condamné et… Clac! C’est net.
— Comment s’appelle-t-elle?
— La coupe-têtine!
— La coupe-têtine?
— À moins, que ce ne soit la raccourcitine... Je ne sais plus vraiment... Je me renseignerai tout à l’heure, si vous voulez.
— Je ne sais pas si je dois m’en réjouir.
— À voir votre état, vous devez avoir l’habitude.
— Oui, mais la tête… Je ne crois pas survivre.
— Vous voulez vivre?
— Pardon?
Le jeune homme se pencha vers moi, en exhibant une malice de renard.
— Vous voulez vivre? répéta-t-il.
— Oui, bien entendu.
— Que m’offrez-vous en échange pour vous sauver la vie?
— Euh… Euh… C’est que je ne possède rien... Je vivais autrefois pareil à un coq en pâte mais la révolution m’a déplumé... 1789 n’a pas été une bonne année.
— Vous devez bien détenir quelque chose qui pourrait m’intéresser.
— Je n’ai rien d’autre que l’étoffe sur mon dos.
— Même pas un château en Espagne? Je les collectionne, je vous dis...
— Non.
— Tant pis, alors.
Le jeune homme s’adossa et ralluma sa pipe.
Il contempla un moment la foule enthousiaste qui suivait notre procession.
— Vous pourriez vraiment sauver quelqu’un si vous le souhaitiez? lui demandai-je, désireux de ne pas changer de sujet.
— Oui, c’est très facile...
— Comment?
— C’est administratif, voyez-vous... L’officier reçoit une liste sur un bout de papier et il compte les noms. Ce matin, il m’a dit... Besson, aujourd’hui c’est cinquante-deux... Il sait qu’il peut me faire confiance car je suis le seul qui sache compter. Je prépare cinquante-deux paniers. Un panier par tête... C’est comme ça que ça marche... C’est que les hommes veulent bien toucher les corps mais pas les têtes des condamnés. Ils disent que ça porte malheur, pire qu’un cul-de-jatte sur un navire.
— Et s’il venait à manquer un panier?
— Vous êtes un petit malin, vous... Franchement, ça m’étonne que vous soyez du voyage... Après tout, il faut être un peu bête pour se faire pincer alors que le porteur d’un simple bonnet phrygien, à un sou, est absous de tous les crimes de la terre.
— Un sou? Je croyais qu’il coûtait deux sous...
— Vous vous êtes fait avoir. Le bonnet coûte un sou... Je le sais bien, ma sœur en vend. Elle les fait coudre par des orphelines pour un bout de pain sec et un coin de toit. Le tissu provient des rideaux des châteaux qu’on pille... Je ne sais pas pourquoi mais ces aristos raffolaient du rouge... Quel mauvais goût! Enfin, pour ce qui est du bonnet, autant vous dire que c’est du tout bénéfice et la demande est énorme. Vous voulez m’en acheter un?
— Comme je disais, je n’ai pas un sou vaillant et puis… C’est un peu tard.
— Vous avez tort... Un phrygien dans la poche d’un condamné…
Le jeune Besson se rapprocha de nouveau pour une nouvelle confidence.
— Que ça reste entre nous..., murmura-t-il. Mais, les officiers dépouillent les raccourcis après l’affaire... Ils récupèrent des petits souvenirs, parfois même de l’or... S’ils trouvent un bonnet dans votre poche, ils crieront aussitôt à l’erreur judiciaire. Vous serez réhabilité aussi sec... Pensez à votre famille... À vos enfants.
— Je n’ai pas d’enfants.
— Peut-être que vous en avez mais que vous ne le savez pas.
— Je suis sûr de moi.
— Dévot?
— Libertin.
Le jeune homme éclata de rire puis, me lançant un clin d’œil plein de sous-entendus, ajouta...
— Alors, pour sûr, c’est moi que j’ai raison...
— Entendu, je vous achète volontiers un bonnet mais je n’ai toujours pas le sou.
— Écoutez, ça fait déjà un moment que je les admire… Et… Euh… Sauf votre respect… L’une de vos jambes ferait rudement bien mon affaire... J’ai toujours rêvé d’avoir une jambe de fer.
— Ah, bon?
— Pour décorer, chez moi... Ce serait bien sur ma cheminée ou bien je pourrais la faire monter en bougeoir.
— Vous ne manquez pas d’idées... En effet, je pourrais me débrouiller sur une seule jambe... Entendu.
— Tope-là!
Le jeune homme me serra avidement la pince.
— Mais retournez-vous pendant que je l’ôte..., lui demandai-je. C’est un petit peu intime...
— Un libertin pudique... Ma foi, le monde est fait de toutes sortes de gens.
Bon bougre, il me tourna le dos.
En un éclair, je tirai sur la sangle...
L’ergot s’échappa facilement de l’œillet et je libérai ma jambe gauche.
J’en profitai surtout pour m’emparer d’un panier et le jeter en dehors du chariot.
Du cortège qui nous suivait, en chantant faux des chants affreux, il y eut aussitôt un imbécile pour ramasser le panier et vouloir courir me le rendre.
Un grand coup de béquille entre les deux yeux le fit cesser.
Il roula dans la poussière et, furieux, écumant de rage, hurla qu’il aurait ma tête.
Ce qui me fit sourire puisqu’il n’en aurait que le panier...
— Voici ma jambe..., dis-je à Besson.
Il s’en empara en sifflant entre ses dents.
— Mazette! Belle pièce... Merci, mon ami.
Il me glissa le bonnet phrygien sous l’aisselle.
— Qui vous l’a fabriqué? me demanda-t-il.
— Personne, en particulier...
— Avec le nombre d’éclopés et d’anciens combattants, ce modèle pourrait être copié. Ma sœur pourrait les vendre. On ferait vite fortune. Merci, mon ami... Écoutez, je ne sais pas pourquoi, mais vous m’êtes vraiment sympathique... Ce n’est pas régulier mais je pourrais facilement dissimuler un panier. Ni vu, ni connu... Alors, si en plus vous restez le dernier de la file et vous mettez le bonnet sur la tête au bon moment, je vous assure que ce soir vous dînerez, chez moi, en homme libre... Qu’est-ce que vous en dites?
À cet instant précis de mon existence, plus qu’à n’importe quel autre, je tenais véritablement mon destin entre mes crochets.
Tout devint parfaitement clair dans mon esprit et la réponse me vint tout naturellement.
— Non, mon ami... Laissez le panier où il est... Si vous imaginez faire fortune avec ma jambe, je vous y encourage... Pour ma part, je ne suis pas mécontent de mon destin. J’aurais pu échapper plusieurs fois déjà à ce dernier voyage et pourtant je m’y joins, bien volontiers. C’est probablement que j’ai rendez-vous avec quelque chose de grand.
— Vous alors, vous êtes un sacré bonhomme... Écoutez, si vous êtes si pressé d’aller causer au bon Dieu, je peux au moins me débrouiller pour que vous passiez le premier.
— Tope-la!
On se serra la pince une seconde fois.
Le reste du chemin se fit en silence.
Nous étions d’ailleurs presque arrivés.
Le jeune homme tira son mouchoir de sa poche et, crachant sur le métal, se mit à le polir.
Cela me ferait au moins une belle jambe...
Les charrettes arrivèrent en place de Grève et Besson m’aida à descendre.
— Vous auriez pu prendre ma jambe après l’exécution? remarquai-je.
— Ah non, un cadavre c’est sacré... Péché mortel! Y’a que des officiers de la garde ou des Bretons qui sont assez damnés pour dépouiller un mort... Bon, dépêchons-nous si vous voulez être le premier...
On peut imaginer qu’une opération aussi importante que l’exécution d’un aussi grand nombre de gens se ferait dans une organisation méticuleuse, un grand calme et une profonde dignité.
En réalité, on se serait cru sur la place d’un marché un jour de braderie.
Chacun hurlait à tue-tête ses opinions les plus ridicules.
La foule des spectateurs, avides de sang, était particulièrement forte en voix.
À l’annonce du décret confirmant que tous les condamnés du jour auraient la tête tranchée ce fut quasiment l’émeute.
Les nobles s’indignèrent le plus, réclamant, au nom de leur rang, le privilège ultime d’être les seuls à être décapités.
Des pauvres bougres allaient même dans leur sens, refusant de partager le même sort que leurs spoliateurs.
Je me moquais bien de ce débat en abrégé.
Suivant mon protecteur, je recherchais surtout à croiser Isabelle.
Je la vis enfin...
Elle était à nouveau en larmes, s’éplorant contre l’épaule d’une vieille femme qui, à son tour, s’éplorait contre l’épaule d’un vieillard.
Ils formaient une véritable chaîne du chagrin.
Arrivé à deux pas de mon amour, je demandai à Besson de souffler un instant du fait que j’allais deux fois moins vite qu’auparavant.
J’en profitai pour m’approcher tout contre Isabelle.
Je lui tins ce discours à l’oreille...
— Écoute-moi bien... Tu es sauvée si tu fais exactement ce que je te dis... Arrange-toi surtout pour être la dernière. Prends le bonnet sous mon bras... Oui, c’est ça… Le moment venu, mets-le sur la tête... Joins-toi à la foule et tu auras la vie sauve.
— Mais… Émile...
— Je t’aime, Isabelle.
Je lui tournai le dos et me remis à clopiner derrière Besson.
Le tambour se mit à battre, ce qui calma un peu les esprits.
Étant donné qu’on inaugurait officiellement la coupe-têtine, un grand nombre de députés étaient présents à la tribune d’honneur où l’on servait du vin chaud et des brioches.
Je vis leurs visages tristes et impassibles.
Un groupe de spectateurs les sifflait et les calomniait copieusement.
Du théâtre sanglant des hommes, nos dirigeants demeuraient sourds, aveugles et muets...
Enfin, j’arrivai au pied de l’échafaud.
Le jeune Besson glissa un mot à l’oreille du sergent qui acquiesça.
Le jeune homme me tapota dans le dos et me dit fraternellement...
— Adieu, libertin... Au moins, tu auras su jouir de la vie.
Il disparut alors dans la foule, anxieux d’aller retrouver ses paniers.
Le sergent me toisa, en tirant sur sa moustache, puis s’exclama...
— Pour sûr, c’est bien normal que les handicapés passent les premiers... Qu’est-ce qui t’est arrivé, mon gars?
— La guerre, sergent... La guerre...
— La guerre de sept ans?
— Les jambes!
— Et les bras?
— En Nouvelle-France!
— Arquebusier?
— Non.
— Sapeur?
— Non.
— Je sais, artilleur!
— Marmiton..., conclus-je.
À ce mot, le sergent claqua des talons et me rendit un salut digne d’un général de corps d’armée.
Sur ses ordres, deux soldats firent, de leurs mains croisées, une chaise.
Ils me portèrent gracieusement sur la plate-forme.
Je découvris alors l’effroyable coupe-têtine...
Je crois qu’avant cet instant, je n’avais pas bien réalisé ce que la peine de mort représentait...
Et, surtout pas la mienne...
Je fus pris d’une grande peur qui me paralysa.
À ma vue, la foule se tut.
Tout le monde me fixait.
Je scrutai les rangs des spectateurs.
Je vis alors tout un groupe de vieillards bigarrés qui me faisaient de grands signes.
Je reconnus aussitôt le marquis du Picquet-de-la-Motte et le marquis de Rollin-Ledru, entourés de tous leurs amis parisiens.
Ils avaient l’air à la fois émus et heureux d’être présents.
Je leur répondis d’un petit signe de la tête.
Puis, en regardant au loin, je reconnus, debout sur le toit d’une boutique de souvenirs, la chevelure rousse incendiaire de ma belle Hélène.
Les poings sur les hanches, les jambes écartées, elle portait la chemise bouffante et les longues jambières noires de l’époustouflante marquise des Prés-Saint-Germain.
Je lui fis un signe du menton et elle me répondit en levant les bras au ciel, formant de ses membres, un X parfait.
L’instant touchait au sublime...
Le tambour se remit à battre.
Un soldat me poussa vers l’appareil de mort.
Je me remis à trembler, avançant péniblement.
Le temps s’enfuyait au galop.
Détournant les yeux de l’engin, je vis Isabelle...
Elle était au premier rang, quasiment à mes pieds.
Rayonnante, reconnaissante, elle me regardait de ses grands yeux gorgés d’amour.
Figé tel une statue, je tentai un sourire maladroit.
Isabelle baissa la tête.
Elle leva les mains sur son cœur.
Je compris parfaitement sa tendre missive.
Puis, doucement, d’un geste d’une délicatesse inégalable, elle tira lentement sur le lacet de son corsage...
Ma respiration devint haletante.
Je n’osais y croire.
Puis, le plus facilement, le plus naturellement, le plus librement du monde, Isabelle découvrit, entièrement, sa poitrine.
Ce spectacle était tellement beau, tellement merveilleux, tellement généreux que j’en eus les yeux inondés de larmes.
J’avais enfin devant moi la terre promise à l’incomparable relief.
Je flottais.
Je m’envolais.
J’étais libre...
Désireux d’essuyer les larmes qui gênaient ma vue, je levai la manche et je fis tomber malencontreusement ma cape.
La foule réagit d’une vertigineuse exclamation de surprise et d’émerveillement, suivie d’un profond silence abasourdi.
Je baissai les yeux sur ma propre nudité lorsque je fus choqué par la virilité violente qu’exhibait mon dernier membre.
Je compris enfin ma destinée...
J’avais réussi.
J’étais sur scène.
J’étais acteur de mon immense théâtre.
J’offrais à un public commotionné une nudité crue, déformée, artificielle, qui prodiguait naturellement la seule et unique vérité de l’homme dans un long cri désespéré de liberté.
Mon amicale se mit aussitôt à m’applaudir.
Les libertins de Paris frappaient des mains, sifflaient de leurs doigts, tapaient le sol de leurs cannes.
L’enthousiasme se répandit comme une traînée de poudre.
La foule explosa dans une apothéose de cris de joie et de pure émotion.
Je triomphais!
Je triomphais à Paris!
J’étais l’absolu!
J’étais liberté!
Arrachés de leur torpeur, les officiels de la tribune s’agitèrent comme des insectes déboussolés.
Mon spectacle révélait au même instant tout le mépris qu’ils avaient de l’humanité.
Ils criaient...
Ils ordonnaient aux soldats de faire cesser cet étalage honteux, ce spectacle insolent et contre-révolutionnaire.
Ces soi-disant champions de la liberté se cachaient les yeux dès qu’ils la voyaient.
L’un d’eux ordonna même à la troupe de faire feu sur la foule.
Heureusement, les soldats étaient, eux aussi, hypnotisés...
La joie communiquée par les spectateurs était comme un vin qui me saoulait.
J’en rajoutais des tonnes.
Je paradais.
Je clopinais comme un diable en me tournant dans toutes les directions pour m’assurer que chacun ait une bonne vue.
— Vous êtes le plus grand libertin du monde! hurla le marquis du Picquet-de-la-Motte.
— Vous êtes notre maître! ajouta le marquis de Rollin-Ledru.
J’avais atteint l’absoluité libertine.
À partir de rien, j’avais inventé une image...
Une image qui frapperait à jamais les esprits...
Une image qui ferait le tour du monde...
Une image qui traverserait le temps...
Malgré l’horreur et la barbarie de notre peuple, le monde aurait à jamais cette image de nous, celle de beaux esprits amoureux de la vie...
Enfin, une image qui prouverait que le jour où l’être humain pourra librement se montrer à tous dans ce qu’il est de plus naturel, sera celui de son affranchissement.
Je sentis des mains fermes m’agripper.
Le silence retomba.
Mû par une force surhumaine, le bourreau me souleva à bout de bras et vint me coller contre une planche de bois froide et humide.
Je perdis tout entrain.
La peur me reprit.
Le bourreau ôta lentement sa cagoule.
Je reconnus aussitôt la barbe de Viking, les dents de loup et le visage d’assassin du marquis de Rochereau-Denfert.
Je n’eus plus qu’une seule envie.
J’emplis mes poumons et je criai rageusement à la postérité...
LA VÉRITÉ EST NOTRE ARME ET LA LIBERTÉ NOTRE ABSOLU.
Mon ennemi juré me poussa en avant.
Je basculai.
Ma tête passa à travers un carcan.
Le fracas de l’acier hurlant du fond des enfers m’emplit la tête.
La coupe fut bien plus douce que la hache du jardinier.
Je ne vis alors que les nuages gris, au-dessus de moi, et ma dernière pensée fut...
— Tiens, il va pleuvoir.