L’aérostat s’envola vivement mais, alors qu’il surplombait les abords de la vallée de la Seine, un coup de vent violent le repoussa dans la direction opposée.
Plutôt que de grimper, il chuta vers la dépression.
Les cimes des grands arbres se rapprochaient dangereusement.
Une fois leur crête miraculeusement dépassée, un vacarme terrible retentit.
Je crus en premier lieu à un défaut de fabrication de la charlière mais, déduisant que le son était trop mécanique pour provenir d’un ballon, je scrutai le cours, à présent visible, du fleuve.
Poussé par le vent en direction de l’eau, je découvris aisément la cause du tapage.
C’était la machine...
La célébrissime machine de Marly, qui alimentait en eau les bassins du château de Versailles.
Dans la clarté de l’aube naissante, je distinguai la démesure effrayante de l’engin.
Les canalisations géantes, rattachées à des pompes monumentales provenaient d’une structure immergée qui, de quatorze roues à aubes pharaoniques battait le fleuve avec une puissance inouïe.
J’étais à la fois émerveillé et terrorisé car le vent me poussait vers les palettes des puissantes roues.
Si j’atterrissais au beau milieu, je serais broyé.
Les ouvriers qui surveillaient la machine me faisaient des grands signes tant pour me saluer que pour me signaler le danger que j’encourais.
Sentant les premiers embruns sur mon visage, je fermai les yeux.
J’étais perdu...
Usant d’un miraculeux tourbillon de vent, le ciel en décida autrement.
In extremis, la charlière grimpa derechef vers le firmament.
Dans une accélération vertigineuse, je gagnai de l’altitude.
Quelques minutes plus tard, j’étais loin au-dessus de la vallée et surtout à distance de l’épouvantable appareil.
J’étais tellement haut dans le ciel que j’apercevais les majestueux châteaux royaux de Marly et de Saint-Germain-en-Laye de même que, à l’horizon, le soleil de Versailles.
Je continuai de m’envoler.
L’altimètre fixé à la nacelle affichait clairement trois mille pieds.
Malgré cette élévation dangereuse, je poursuivis mon ascension.
Le froid m’étreignit.
Je claquai des dents.
Je priai pour que l’astre, encore bas à l’horizon, se levât bien vite et me réchauffât.
Bientôt je fus si haut que le sol ressemblait à un immense tapis verdoyant.
Vue du ciel, la beauté de notre pays est manifeste...
Les reliefs et les cours d’eau dessinent un tableau naturel des plus envoûtants.
Transi de froid, de plus en plus étourdi par l’altitude, je ne pus poursuivre mon observation.
Frottant les extrémités de mes membres, je me recroquevillai à même le plancher de la nacelle.
Incapable de diriger mon aérostat, je l’autorisais à me transporter à l’autre bout du monde.
Quelle distance pouvait parcourir un ballon?
À quelle altitude?
J’avais atteint celle de quatre mille huit cents pieds et je continuais de m’élever...
Atteindrais-je les portes du paradis?
Que penserait Dieu en me voyant traverser son domaine?
Crèverait-il mon enveloppe d’un ongle affûté pour me chasser jusqu’aux enfers?
Le froid glacial, véritable venin, m’interdisait toute pensée rationnelle.
Le vent redoublait de vitesse.
Le plafond nuageux s’abattait sur moi.
Dieu allait défendre son royaume d’une formidable tempête qu’aucune invention des hommes ne pourrait braver.
À m’élever ainsi, j’avais outrepassé mes droits...
Le vent sifflait sauvagement autour de la nacelle.
Des secousses terribles l’ébranlaient.
De peur d’être basculé par-dessus bord, j’enroulai le bout des cordages autour de mes chevilles et de mes poignets.
Puis, d’un coup, un soubresaut ouvrit le placard qui se trouvait devant moi.
Une grosse boîte en carton rose, de forme oblongue, tomba à mes pieds.
L’arrivée fortuite de l’objet me fit momentanément oublier les intempéries.
Cet étrange réceptacle n’avait pas sa place à bord...
J’eus, dans le creuset d’un esprit chahuté par les événements, la vision qu’il recélait un danger.
Celui qui se retrouve pourchassé par tous, y compris Dieu, voit sa raison fustigée par la persécution.
Albert et Charlotte, étaient-ils, eux aussi, des pions dans un complot plus compliqué encore?
La conjuration remontait-elle à ma naissance?
Mes parents en faisaient-ils partie?
Et Croquignol?
Et Louise?
Et cet aérostat?
Que faisait-il, prêt à appareiller, à deux pas du château de Louveciennes?
Attendait-il un homme en fuite?
Un Spadille, fonçant au grand galop pour se sauver?
Et que fêtait la comtesse du B. si ce n’est un événement déjà anticipé?
Était-elle dans le coup?
Cet emballage de carton m’apparut subitement comme la clef du mystère.
J’allais y trouver la solution au mal omnipotent qui m’enserrait.
Je saurais enfin les motifs qu’avaient ces conjurés à vouloir supprimer notre reine, à vouloir changer le cours paisible de notre histoire...
Pourtant, je ne possédais point la force morale d’ouvrir cette boîte de Pandore qui détenait tous les maux de l’humanité.
Que faire?
La jeter hors de mon champignon?
Non, ce serait déclencher les foudres de Dieu, la puissance originelle qui détruirait la terre.
Cette boîte rose était un cadeau...
C’était mon cadeau.
Il m’était destiné.
À moi de le conserver.
Puis, les calculs divinatoires issus de ma théorie conspiratrice, me permirent de deviner ce qu’il renfermait...
Il recelait une seconde tête...
La tête tranchée d’une jeune femme.
Une jeune femme du nom de Louise Maunier...
Car tels étaient mes ennemis!
Ils étaient si raffinés, si savants, si puissants, qu’ils avaient la faculté d’additionner les actions des hommes et de façonner leur avenir.
Ils jouaient avec mon destin comme s’ils jouaient dans un salon.
J’étais un personnage de leur théâtre de l’ombre...
J’étais une carte de leur jeu de l’hombre...
On m’avait pioché du talon et on m’avait gardé en main en attendant de battre la reine.
Nous jouions, depuis le début, dans la couleur rouge.
L’atout était à cœur.
J’identifiais spadille, manille et basta soit respectivement Philémon Champard, Croquignol et Pierre Batave.
Pour ma part, je n’étais nullement un de ces puissants matadors...
Je n’étais que l’as de cœur, sacrifié pour abattre une reine si aimante.
Quel était l’enjeu?
Quel était le contrat?
Quelle était la mise?
Et qui jouait?
Dieu contre le Diable, allié au Hasard?
Mon tour était venu...
On m’avait posé sur le tapis vert de Versailles.
Mais la levée n’avait pas fonctionné.
J’avais triché!
J’avais honteusement triché en marquant une carte...
Le pli était perdu.
La reine était sauve.
Spadille était tombé.
Tout était perdu!
Qui avais-je trahi?
Mon Dieu, mes démons ou simplement le cours de l’histoire?
Parcouru de fièvres existentielles, je n’avais plus qu’un seul désir, celui de me jeter par-dessus bord, une corde attachée autour du cou.
Cette fin me paraissait exemplaire...
En reconnaissant que la partie était terminée, que je n’avais plus d’utilité, j’obéissais à mon maître, quel qu’il fût...
N’était-ce pas la fin qu’il avait imaginée?
Parlant à travers la bouche de Croquignol, il m’avait dépeint en jeune Werther, non pas à cause de la couleur de mon habit, mais parce que je finirais par me suicider.
Malgré la tempête et mon élan, je n’eus pas cette fin commandée...
Ce ne fut pas par manque de désespoir mais, une dernière fois, le ciel en décida autrement.
Tandis que la tourmente enflait et grondait furieusement, la charlière chuta brusquement à tel point que mon estomac remonta dans ma gorge.
Puis, comme si elle avait heurté un plancher, elle s’arrêta net.
Je crus que j’allais passer par-dessus bord et que la boîte allait m’y suivre.
S’envolant un court instant, elle retomba lourdement contre le plancher.
Le couvercle s’ouvrit.
De la paille d’emballage se libéra.
Un feuillet se coinça sous mon pied gelé.
Je le ramassai et le décachetai...
Chère comtesse du B.,
Je vous prie de trouver, ci-joint, l’objet que vous m’avez commandé. Requérant un travail de mes ouvriers les plus dévoués, il a été façonné avec le plus grand soin. Comme vous pouvez l’imaginer, il n’a point été aisé d’en obtenir le moule mais je puis vous certifier, sur mon honneur, qu’il représente une copie conforme de celui de notre majesté. Je crois que ce plaisant succédané saura vous récréer.
Votre dévoué,
Milon, marquis de X.
Cette missive mystérieuse n’allait pas dans le sens que j’imaginais.
Piqué par la retenue de ce marquis inconnu, je ne pus m’empêcher de satisfaire ma curiosité.
Plongeant la main dans la paille, j’effleurai un objet lisse et froid.
Remontant la lourde chose de sa cachette, je ne pus m’empêcher, dès que je l’eus identifiée, de la rejeter loin devant moi.
J’ai quelque scrupule à oser la décrire...
Mais comme vous êtes, chers lecteurs, aussi curieux que je l’étais, je m’y vois obligé.
L’objet en plomb était la représentation, extrêmement détaillée et extrêmement lourde, d’un phallus dans toute sa virilité.
À en croire son mot d’accompagnement, ce fabricant licencieux avait obtenu un moule exact de son altesse notre roi.
Je sus, du premier coup d’œil, que ce marquis de X n’était qu’un filou...
Gêné par la présence du membre licencieux, je le replaçai au fond de son nid de paille et le renfermai dans le petit placard.
Ce petit événement, pourtant bien ridicule, eut pour effet de me redonner goût à la vie...
Tandis que mon esprit moulait la machination universelle, la réalité révélait la légèreté de l’être.
Grands ou petits, riches ou pauvres, éduqués ou illettrés, nous étions des hommes façonnés de défauts et de qualités.
Il n’existait point de gens assez puissants pour qu’ils contrôlassent les autres.
Les événements se déroulaient fortuitement et chacun tirait de son passage sur terre la satisfaction qu’il y rencontrait.
Qu’une célèbre comtesse commandât pareil objet me rassurait.
Qu’un noble de France s’ingéniât à le lui fabriquer m’enchantait.
Que ma promise batifolât avec mon frère me ravissait.
Leurs actions orbitaient les plaisirs et les jeux.
La volupté de jouer...
Les cartes n’avaient pas été inventées pour filouter son voisin mais bien pour l’amuser.
De même qu’une pièce de théâtre ou une œuvre littéraire ne pouvaient être que de récréatifs intermèdes.
Jouer pour nous divertir était la plus fondamentale de nos qualités.
Pourquoi les oublier?
Pourquoi s’envelopper de chagrin tandis que la fantaisie nous entourait?
Nous n’étions point nés pour nous accabler...
Nous étions nés pour rire, pour rire de tout et surtout pour rire de nos malheurs.
En riant de nos faiblesses, nous nous élevions!
En riant de nos faux-pas, nous nous excusions!
En riant de nos méfaits, nous nous graciions.
Quels que soient les tourments que vous subissez, apprenez à en rire!
Car à quoi servent des hommes anxieux?
Sont-ils un bienfait?
Nenni!
Le monde a besoin de gens libres d’esprit, conscients de leurs imperfections et de leurs folies.
Ma vanité est pardonnable si je peux m’en amuser.
Ma méchanceté envers Louise est excusable si je sais en rire.
Je ne veux pas en déduire que je doive me gausser des autres.
C’est de ma personne que je me moque.
Je ne suis rien d’autre qu’un petit être grotesque qui traverse la vie en imbécile.
Je vous invite à présent à brocarder vos propres bêtises.
Nous rions...
Nous voici frères!
Nous ne sommes point des machines à inspirer l’admiration.
Nous sommes imparfaits, faibles et défectueux.
Nous fonctionnons par intermittence et nous tournons souvent dans le vide.
En société, ne cherchez pas à briller mais à faire sourire.
En compagnie de votre bien-aimée, ne l’assommez pas de grands sentiments mais faites-la glousser.
Et devant votre bourreau, sachez vous élever face à la mort pour nous faire rire une dernière fois...
La tempête avait beau redoubler, j’étais subitement plus fort que les éléments.
Même la pluie qui me lavait de la terre croûtée ne m’importunait pas.
J’étais prêt à accepter un destin qui n’avait jamais été entre mes mains ni entre celles d’un autre.
L’altimètre indiquait neuf mille pieds.
J’étais à présent plus haut qu’aucun autre homme avant moi et personne ne saurait jamais rien de mon exploit.
Puis, ayant atteint le point culminant, je vis les nuages se séparer.
La tempête s’apaisa et un soleil radieux m’enveloppa de sa bénéfique chaleur.
De ses rayons dorés, il revigora mon corps trempé et ankylosé.
J’avais atteint le zénith d’une existence mouvementée.
J’étais au sommet...
Doucement, mon aérostat se mit à redescendre.
Les yeux rivés sur l’altimètre, je priai pour une descente rapide mais des vents d’est ne cessaient de me pousser.
Sans pouvoir deviner où je me trouvais, je me laissai balayer.
Après toute une journée de vol, je n’avais toujours pas atterri et c’est à présent la faim et la soif qui me déchiraient.
Depuis Versailles, je n’avais rien avalé et dans l’espace étroit de ma nacelle il n’y avait plus un seul ongle à ronger.
La nuit fut terrible...
Le froid me fouailla de nouveau.
Épuise, accablé, affamé, je perdis de mon entrain et je dus lutter pour ne pas sombrer dans une nouvelle crise de désespoir.
Pour m’occuper l’esprit, j’inventai des histoires.
Puis, j’inventai des machines.
Enfin, j’inventai des histoires de machines.
J’inventai le futur de l’homme.
Comment se présentait-il?
À la tête de toutes nos merveilles, nos pas s’accéléraient...
La machine démultipliait nos forces.
L’invention était au cœur de notre progrès.
À poursuivre ainsi, je n’allais jamais atterrir...
Je volerais si loin que, soufflé par-dessus l’océan, je terminerais aux Amériques.
Il n’en fut rien ou presque...
Le second soir, à l’heure où le soleil se couchait, tandis que je dormais dans une transe agitée, un choc violent me projeta hors de la nacelle.
Par bonheur, je ne m’écrasai point contre la terre.
En heurtant la cime d’un pommier, mon habitacle s’était renversé et j’étais tombé lourdement de l’arbre.
Après cette chute, amortie par des branchages, je terminai sur un matelas d’herbes épaisses.
Le souffle coupé, je crus m’être rompu tous les os.
Pour couronner le tout, le lourd objet de plomb qui m’accompagnait quitta sa tanière et vint heurter violemment le sommet de mon crâne.
(Une chance que le docteur Guillotin cousît les têtes si solidement...)
À demi assommé, je vis néanmoins la charlière, libérée de mon poids, parvenir à se dégager et reprendre son ascension.
Quelle merveille que cet hydrogène!
Incapable de bouger, je sentis une présence s’approcher.
Entrant dans mon champ de vision, un grand homme au visage buriné par les éléments et qui tenait à la main une grande hache m’observait avec émerveillement.
Avait-il été témoin de mon arrivée?
Était-il effrayé par ma tunique de romain?
S’imaginait-il que je venais d’un autre siècle?
— Bonjour, dis-je poliment, désireux de n’exhiber aucune hostilité.
L’homme ne me répondit point.
Il se contenta de ramasser l’obscène sculpture qu’il examina longuement.
— Ce n’est pas à moi..., me défendis-je aussitôt.
L’homme me la tendit.
— Je n’en veux pas... Je vous assure qu’il ne m’appartient pas. Je vous en fais cadeau. Vous en trouverez peut-être l’usage?
L’homme lissa sa barbe tout en souriant.
Me remerciant d’un signe de la tête, il plaça l’objet dans sa besace.
— Vous semblez comprendre le français... Dites-moi, l’ami, dans quel pays ai-je débarqué?
L’homme me répondit du signe universel des muets.
Quelle déveine!
Il eut tout de même la grâce de m’aider à me relever.
Rassuré de n’être point brisé, je lui demandai un peu d’eau et de quoi manger.
L’homme pointa du doigt.
Au-delà du verger où il travaillait à abattre les arbres, se trouvait une grande demeure.
Je l’y suivis.
Ce n’était plus un manoir seigneurial mais un couvent qui accueillait les indigents.
Le bûcheron me présenta à une nonne qui me toisa méchamment.
— D’où viens-tu? me demanda-t-elle sans autre forme de bonjour.
— Du ciel, répondis-je gaiement. Je suis un ange et je suis porteur d’un message de Dieu.
La nonne haussa les épaules.
— Comment t’appelles-tu?
— Gabriel.
— Quel est ton message?
— Mon message? Euh… C’est un peu compliqué mais, en résumé, disons que... La fin est proche!
— La fin de quoi?
— D’une époque... La machine va se dresser... Notre nouveau maître s’appelle Hydrogène.
— Fiche-moi le camp, hérétique! Nous sommes un établissement sérieux.
Sur ce, la nonne me claqua la porte au nez.
— Toujours aussi charitable la chrétienté, fis-je remarquer à mon compagnon.
Ce dernier m’observa longuement.
Mon allure lui rappelait-il un événement de son passé?
Il me fit signe de le suivre.
N’ayant pas vraiment le choix, je l’accompagnai à travers un magnifique parc aménagé jusqu’à une petite maison en bordure de forêt.
Dans son logis, l’homme m’offrit de l’eau pure et une variété de légumes délicieux.
Comme il ne parlait pas mais qu’il était attentif, je lui racontai pendant mon souper les merveilles que j’avais observées.
Je lui parlai de l’appareil du docteur Guillotin, de l’impie mante, de la charlière et de la machine de Bougival. Je lui expliquai les fondements d’un système éducatif pour tous fondé sur le progrès.
Le muet m’écouta toute la soirée.
À la nuit tombée, il m’offrit sa couche et je pus enfin me reposer.
Lorsque je me réveillai le lendemain, le soleil était déjà haut dans le ciel.
Le généreux individu avait trouvé des habits à ma taille.
Mangeant de son pain et buvant de son eau, je fouinai à travers le petit espace.
À ma grande surprise, je découvris quelques livres.
J’ouvris le plus grand.
C’était un traité de médecine.
— Que les gens de France sont donc mystérieux, m’exclamai-je.
Quittant la chaumière, je retrouvai mon bonhomme dans le champ de la veille.
Il abattait les derniers arbres.
S’épongeant le front, il me salua de la main.
— Cher ami, je ne sais pas comment te remercier, lui dis-je. Si j’avais de l’or, crois-moi, je te le donnerais. Hélas, je ne sais comment te repayer. Je crois deviner, sous ton enveloppe rude, un homme profondément civilisé qui, de sa générosité, ne fait aucun calcul. Je t’en remercie... Je dois à présent partir mais sache que jamais je ne t’oublierai.
Je lui tendis une main qu’il serra fermement.
— À présent, pourrais-tu m’indiquer la direction de Paris? lui demandai-je.
L’homme pointa du doigt la route qui longeait le bas du champ. Il indiqua la direction à suivre...
— Merci! ajoutai-je en lui secouant derechef la main.
Ses lèvres s’écartèrent et je crus qu’il allait me répondre mais il continua de me contempler.
Sans hésiter, je traversai le champ jusqu’à la route puis, connaissant à présent le chemin des enfers, je m’engageai dans la direction opposée.
Le long du chemin, je fus rapidement informé de la région dans laquelle je me trouvais.
Vous allez à peine me croire lorsque je vais vous révéler que j’étais de retour en Bretagne.
Au bout de la route se situait Nantes et, quelque part en chemin, la maison où j’étais né...
C’est dans de pareils moments que l’on sait que le hasard n’est nullement maître de l’univers.
De tous les lieux où menaient les vents, j’étais arrivé quasiment chez moi.
Dieu se moquait de moi.
Je n’allais pas le contrarier.
Je jouerais ma comédie jusqu’au bout...
Le reste du chemin fut moins pénible que je ne l’avais imaginé car un ferrailleur eut la bonté de m’emmener à bord de son lourd chariot.
Pour passer le temps, j’entonnai ma chansonnette tout en regardant défiler la monotonie du paysage.
Anodin, transformé en homme ordinaire, je retrouvais la joie simple d’être libre et vivant.
Mon seul tracas était de savoir si j’allais m’arrêter ou non chez moi.
Ce funeste endroit, duquel tant de médisances s’étaient échappées, me semblait néfaste.
La nouvelle de ma mort avait-elle voyagé plus vite que moi?
En montrant le bout de mon nez, je ne pouvais qu’entamer l’édifice d’un mensonge savamment agencé dont la fortune d’Albert et de Charlotte dépendait.
Je ne pouvais détruire leur avenir tout comme je ne pouvais détruire le mien.
Retourner chez moi équivalait à me suicider...
C’est ainsi que lorsque nous passâmes devant les grilles de notre demeure, je ne descendis point.
Tout en brûlant de l’intérieur, je jouai l’indifférence du joueur de diabolo...
J’arrivai à Nantes le 19 juin 1787.
Prospère et active, la cité portuaire m’éblouit.
Pour payer ma route, j’aidai mon transporteur à décharger ses chaînes de fonte à bord d’un navire à quai, la Barboteuse.
Plus tard, j’appris que ce 19 juin était aussi la date de la mort de la princesse Sophie...
Elle n’avait pas vécu assez pour voir son premier anniversaire.
La fin de la radieuse enfant qui m’avait si gentiment souri lors de mon unique journée à Versailles, scella l’abandon d’Au Clair de la Lune...
Je pris la décision de m’exiler et de quitter à jamais la France, pays maudit.
Le monde ne pouvait se résumer à une seule nation.
Si mes idées n’avaient pu éclore chez moi, elles le feraient certainement ailleurs.
Nantes, port négrier, vivait le dos tourné à Paris et le regard porté vers les Amériques.
Un nouveau destin m’y attendait...
Le commerce important avec le Nouveau Monde assurait des transports maritimes réguliers.
La guerre d’indépendance des États-Unis d’Amérique avait permis à la France de s’allier avec la jeune nation.
De nouvelles opportunités fleurissaient.
Les chaînes de l’esclavage, produites dans une manufacture royale et transportées à bord de la Barboteuse, étaient destinées aux noirs du nouveau continent.
Je trouvai à bord une place d’apprenti marin...
À peine engagé, j’appris consciencieusement mon nouveau métier.
Des anciens, dans un patois breton à peine compréhensible, me mirent à la tâche.
— Gab’iel! Gab’iel! ne cessait-on de m’appeler de tous côtés.
Acceptant les plus ingrates des corvées, j’affichais la meilleure des volontés.
Pour moi, ce voyage ne représentait qu’un aller...
Mes soirées, je les passais dans des tavernes de Nantes où l’ambiance était toujours agitée.
J’appris à préférer le rhum au vin.
Je n’entendis pas la moindre rumeur d’un complot déjoué à Versailles.
À croire qu’il ne s’était rien passé...
Étais-je véritablement recherché ou avais-je tout simplement rêvé?
Un soir, tandis que j’étais à bavarder avec une demoiselle fort malhonnête, je vis, attablé non loin de nous, celui que je n’aurais jamais imaginé revoir.
Il avait le nez penché dans sa timbale, le regard abattu.
Il buvait seul.
Sa vue me vrilla les nerfs.
Sans autre recours, j’acceptai la proposition licencieuse de ma compagne afin de m’enfuir dans la nuit.
Mais, dans l’agitation de notre départ, je vis deux grands yeux se lever sur moi.
Durant le bref face à face, le buveur avait reconnu mon fantôme...
Terrifié, je détalai à toutes jambes après avoir payé doublement l’outrancière pour qu’elle me laissât en paix avec ma conscience.
Couché sur ma paillasse, je ne fermai pas l’œil.
Que faisait le père Batave à Nantes?
Me recherchait-il?
Je me souvins que c’était moi qui, d’un mensonge, l’avais envoyé jusqu’ici sur la piste de Louise.
Que lui voulait-il?
Était-il son gardien?
La vérité m’apparut...
Pierre Batave devait être son père.
Qui d’autre qu’un parent pouvait s’acharner à protéger le sort de son enfant?
Savait-il ce qu’il était advenu de Louise?
De sa tragédie?
Le choc de me revoir avait dû le bouleverser.
N’étais-je point la raison de toutes ses peines?
Le lendemain, dès que j’eus quartier libre, je parcourus Nantes en long et en large pour le retrouver.
Pas une troupe de comédiens!
Pas l’ombre d’un Batave!
Même les marchands de tapis ne le connaissaient point...
Résigné, je crus à un nouveau mirage.
Basta!
Tant pis pour lui!
Je ne pouvais compromettre ma nouvelle identité.
La date de notre départ pour la lointaine ville de Savannah arriva enfin.
En milieu de journée, la marée serait favorable.
Je profitai de ma dernière heure sur le sol de France pour faire un dernier tour de la cité.
C’est devant la porte Saint Pierre que je le reconnus...
Il était assis sur un ballot de toiles à mordre une cuisse de poulet.
Conforté par la perspective de ma fuite, j’osai l’affronter.
Le père Batave leva les yeux vers moi.
Son visage s’illumina d’un sourire éclatant.
— Matador! Matador! Tu viens me dire adieu...
— Je…
— Je sais, tu pars aujourd’hui et tu as raison.
— Je…
— Allons, pose-la ta question... Je sais aussi que ce n’est pas moi qui t’intéresse.
— Et Louise?
Le géant jeta à un chien le reste de sa pitance.
Se dressant dans ses bottes de sept lieues, il plongea la main au fond de sa poche.
Il en tira une belle pièce en or qu’il tint sous mon nez.
— Tu as le choix, m’informa-t-il.
— Le choix?
— Pile ou face... Du côté pile, tu as une jeune femme sauvée par le médecin de l’hospice où elle était enfermée. Bravant le scandale, il la couve chez lui en secret. Il entreprend ensuite d’arracher l’enfant des griffes de l’affreuse mère Michel, née Sidonie Champard... Le bon docteur menace d’éventer son passé d’avorteuse et de tout faire pour empêcher qu’elle reçoive la récompense que le roi a allouée à la mémoire de son fils, Philémon... L’affreuse bonne femme accepte et redonne l’enfant. Aux côtés de son bienfaiteur, Louisette vit libre et heureuse.
Le père Batave tourna la pièce pour me montrer la tête de notre roi.
— Du côté face, tu as une jeune femme enfermée à la Salpêtrière... Son enfant lui a été cruellement arraché par l’homme qu’elle croyait aimer. Apprenant qu’elle aura la vie sauve, le diable la fait enlever une seconde fois. L’enfermant vivante dans un tombeau glacé, il la laisse mourir de faim et de soif, oubliée de tous. Apprenant la mort, dans d’autres circonstances, de son fils Philémon, Sidonie Champard garde l’enfant, décidée à l’élever aussi bien que son fils... La petite fortune qu’elle reçoit du roi de France ne peut que l’encourager.
Sans rien ajouter, Pierre Batave lança la pièce au ciel.
Elle retomba au creux de sa main droite.
Il la plaqua en un éclair contre le dos de sa main gauche.
— Pile ou face? me demanda-t-il.
Quel était cet affreux jeu dont il me punissait?
La vérité ne pouvait avoir deux éventualités.
Il n’existait point deux chemins empruntés.
— Alors, pile ou face? insista-t-il.
— Je… Je ne puis répondre.
— Tu as raison puisque le sort en a déjà décidé... Sous ma main se trouve déjà la vérité. La question est de savoir si tu veux, oui ou non, l’entendre?
— Mais, le sort ne peut ainsi en décider…
— Il l’a déjà fait!
Le père Batave ôta lentement sa main.
Je fixai le carré de peau taché.
La pièce s’était envolée.
Le géant éclata de rire.
D’un geste paternel, il me secoua vigoureusement.
— Dépêche-toi, Matador ou tu vas rater la marée!
M’abandonnant à mon trouble, il me tourna le dos.
Coupant à travers la foule, il chanta vigoureusement...
— Au clair de la lune, mon ami Pierrot. Prête-moi ta plume pour écrire un mot…
Furieux d’avoir été ainsi mystifié, je me hâtai de retourner à bord de la Barboteuse.
La manœuvre fut engagée.
Lorsque la dernière amarre fut halée, je pus enfin souffler.
Mon histoire était bien terminée et je pouvais en commencer une nouvelle...
De la pleine mer, je regardai les côtes de France s’éloigner.
Le vent soufflait et j’avais froid aux mains.
Je les plongeai dans mes poches.
C’est au fond de celle de gauche que je la sentis.
Je la remontai au grand jour.
Un louis d’or...
La pièce que le père Batave y avait glissée.
J’observai ses deux faces...
D’un côté le blason frappé de trois fleurs de lys et de l’autre la tête de notre roi Louis XVI.
À chaque fois que je la lancerais, elle m’offrirait une issue.
Si je le faisais mille fois, dix mille fois ou un million de fois, je ne m’approcherais toujours pas de la vérité.
Je n’avais plus qu’à la jeter à la mer en faisant un souhait.
La tête de mon roi au creux de la main, je formulai celui de voir triompher l’équité.
Un cri de nourrisson m’empêcha de la lancer.
Le groupe de passagers montés à bord dans la matinée déambulait dans mon dos.
Troublé dans mes hautes pensées, je remis mon vœu à plus tard et partis me réfugier sous l’entrepont.
De nouveaux petits cris me forcèrent à lever le nez.
Une dame me bloquait le chemin.
Dans ses bras, enroulé dans une couverture, un poupon geignait.
La richesse de ses habits m’informa que nous n’étions plus du même monde.
Abaissant le nez, j’ôtai mon bonnet avec respect et m’éloignai à reculons.
— Florent…
Je m’immobilisai en entendant mon nom dans la bouche de cette jeune mère.
J’osai un regard.
Malgré sa voilette épaisse, je n’eus point de mal à la reconnaître.
La vision me fit l’effet d’un soufflet.
Des rougeurs enflèrent mes joues et des larmes emplirent mon regard blessé.
Je tombai à genoux et mis mes bras en croix.
Louise posa une main sur ma tête en signe de rémission...
— Gloria in excelsis Deo! nous bénit le mage Croquignol qui, à deux pas de nous, accoudé contre le bastingage, fumait paisiblement sa pipe.