Nez Grillé - Chapitre 21
Nez Grillé - Chapitre 21
Je débarquai à Nantes un onze octobre, achevant le triangle scalène entamé à la fin du printemps de l’année précédente.
Pour les pointilleux imbibés d’occultisme, si vous traciez précisément sur une mappemonde la route de mon périple vous obtiendriez curieusement une étoile à cinq branches, un maléfique pentacle mais tel que le dessinerait un lunatique imbécile de Pointe-à-Pitre.
La «malle» , qui s’inspirait plus du coffre pirate que de la voiture des postes, ne transportait malheureusement pas en ligne droite ses voyageurs recroquevillés.
La mienne, mal affranchie, avait pris la célèbre «route de la tortue» qui débute son tortueux circuit de livraisons par une fête boucanière de tous les diables dans l’île du même nom.
Je parle de l’île de la Tortue et point de l’île du Diable!
En bref, m’étirant puissamment sur un quai de mon bon port de Nantes, je retrouvai finalement une position rectiligne.
Non sans mal de dos, j’avais atteint mon objectif et la laideur, la crasse et la puanteur qui émanaient de notre capitale Bretonne m’emplirent le cœur d’une joie euphorisante.
J’eus le désir de danser une passacaille mais l’abondance des déchets sous mes pieds provoqua en moi une salutaire terreur de la noyade.
Longeant la berge d’un pas prudent mais expectatif, j’agençai dans mon esprit mon emploi du temps.
Désireux de parer au plus urgent, je me hâtai vers la taverne des Deux-Fers lorsque j’avisai, malgré l’heure matinale, le vieux loup de mer, assis sur sa bitte, qui jadis m’avait renseigné.
M’arrêtant en tornade devant sa carcasse hâve et desséchée, je le saluai d’un venteux tourbillonnement de mon immense chapeau de boucanier qui manqua, d’un souffle, de le désarçonner.
Subjugué par mon impromptue présence, le vieillard écarquilla ses petits yeux humides tandis que sa mâchoire s’effondrait en laissant ruisseler sur son manteau un vilain jus noir.
Je dois admettre que, accoutré à la mode flibustière, j’impressionnais, comme un héros de légende marine.
Imaginez un fier garçon de vingt ans au maintien de conquérant, ses longs cheveux noués dans le dos, son long collier de barbe noué sur le devant et surtout le regard de braise de l’initié qui, de la conscience humaine, a sondé le gouffre.
Ensuite, habillez-le de longues bottes, de chausses et d’un grand manteau, tous fabriqués du cuir patiné et musqué des bœufs des boucaniers.
Coiffez-le de l’inimitable chapeau à grands rebords plats, glissez-lui entre les dents une longue pipe sculptée d’une tête de chien enragé et vous obtiendrez la majestueuse représentation d’un intrépide marin doublé d’un vaillant aventurier.
En deux mots, un nez grillé!
— Salut, l’ancien! m’écriai-je d’une voix à réveiller un sourd. Le jocrisse d’antan te salue bien.
— Ga... Ga... Qui êtes-vous?
— Allons, le vétéran, ne m’as-tu donc point reconnu? Il est vrai que le sable de toute une année a coulé du grand sablier de la plage de Neptune. Sache que, suivant tes bons conseils, je me suis embarqué et j’ai connu l’enfer du marin. Tu ne m’avais point menti!
— Qu... Qui?
— Je me nomme Anselme dit «Nez Grillé»! Inscris bien ce nom dans ta légende des mers, l’histoire d’un morveux qui, mené du bout du nez par la fortune, se moucha dans la chasuble de Dieu. Confondu par tant d’insolence, le Maître s’éclipsa pour aller se changer tandis que notre héros, libérant les esprits damnés qui hantent son domaine, révélait l’universalité de l’homme libre et sage!
— Hein?
— J’ai pas le temps de tout te raconter. Il te faudra apprendre à lire!
Me répondant de la gestuelle du fou, l’ancien cracha dans ma direction la juteuse bouchée qu’il préparait depuis.
Desservi par l’usure de ses mâchoires, le vieillard ne souilla que ses propres sabots.
M’éloignant d’un pas de ballerine, je gambadai gaiement vers la triste ruelle où mon drame avait débuté.
Mes entrechats diminuèrent au fur et à mesure que je m’approchais de la scène du Diable.
Mon costume ne suffisait plus à m’enhardir car, sur ces tréteaux du mal, se jouait une œuvre de l’esprit.
Épaulé par tous les êtres qui me hantaient, j’eus à peine la force de soulever la béquille.
Souhaitant presque ne pas l’y retrouver, je fus à peine enchanté en découvrant le Diable à sa place.
Rien n’avait changé dans ce lieu maléfique, toujours la même chaleur accueillante, toujours la même clarté apaisante.
Pas une chaise n’était de travers, pas un verre de brisé.
Seul le tenancier était différent.
Le prudent ange gardien d’autrefois avait été sagement remplacé par un cerbère rougeoyant, une grosse bonne femme au visage de gargouille écarlate qui rinçait ses pichets de gargarismes salivaires.
Sans m’amuser à commander une tournée générale, j’avançai en tapinois vers le fond de la salle où, inévitablement, le Diable comptait ses petits.
Levant le même doigt impérieux que jadis, le Malin me força à attendre son quotient.
Puis, satisfait du résultat de sa longue division, il se tourna enfin vers moi.
— Tiens , mon garçon, te voilà donc de retour! me salua-t-il d’une voix paternelle et chaleureuse. Je n’imaginais point te revoir si promptement. Pour dire vrai, je n’imaginais point te revoir du tout.
— Je viens solder mon compte! dis-je, timidement.
— Mais bien entendu, mon garçon! Laisse-moi compulser mon livre.
Le Diable tira de sous son séant son grimoire qu’il gardait ainsi bien au chaud.
Lentement, il tourna les feuillets d’un bout de doigt baveux puis, touchant à la page sinistre, fit glisser le long de la colonne son immense ongle jauni.
Avant que son instrument ne l’atteigne, je lus mon nom tel qu’il avait été inscrit l’année passée.
Le démon s’y arrêta sans hésiter.
— Anselme, sans patronyme! Je me souviens fort bien et je te félicite de ta fulgurante progression sociale. Tu me fais l’effet d’un garçon plein d’avenir. Sache également que je ne condamne nullement ta nouvelle profession qui ajoute à mes affaires les risques du métier. Ne nous leurrons pas! La flibuste fait partie intégrante de l’équation mercantiliste et j’ai déjà imaginé que je devrais la financer. Mais, à vouloir mettre les deux pieds dans le même sabot, je craindrai ensuite de me casser la pipe.
Tout en riant de son bon mot, le drôle de Diable ralluma par magie son tabac froid.
La tête dans un nuage de fumée âcre, il reprit ensuite son air d’enterrement et fit glisser son doigt le long de la ligne.
— La Pourvoyeuse! s’exclama-t-il. Voilà une excellente affaire menée par des gens compétents! Ils sont trop rares! Après déduction de mes frais, cher Anselme, tu as doublé ton capital! Ah, c’est à l’heure de l’encaissement que l’on regrette sa timidité passée.
Usant d’une petite règle d’or et d’une belle plume au préalable humectée de sa langue fourchue, il raya mon compte d’un long trait de sang d’encre.
Plongeant ensuite deux doigts dans la pochette de son gilet, il remonta deux louis d’or étincelants qu’il déposa sur le coin de la table.
À la vue de mon âme sous forme de numéraire, ma conscience s’ébranla violemment.
Inspirant trop lourdement, je trahis doublement mon émotion en avançant précipitamment une main tremblante.
À mi-course, le Diable s’empara vivement de mon poignet.
— Allons, mon garçon! Point d’impétuosité! Nous sommes au début d’une longue complicité... J’inscris immédiatement dans mon livre ces deux pièces d’or plus toutes les autres qui logent dans ta bourse. Cette nouvelle affaire, que d’habitude je ne présenterais pas au premier venu, s’appelle la «Fructueuse». Je sais d’avance que tu voudras en croquer.
Avec la prestesse d’un aigle fondant sur sa prise, je ramassai à la dérobée les pièces d’or de ma main libre.
Leurré par mon doigté, le Diable froissé me relâcha.
— Costumé en fiérot de la côte, je t’imaginais plus aventurier! Ce n’est pourtant point carnaval! Bah, le monde est bondé de frileux...
Serrant mes deux pièces dans mon poing, je tournais prestement des talons pour m’enfuir la queue entre les jambes lorsqu’une divine idée me freina brutalement.
— Que veux-tu à présent? s’impatienta le démon.
— J’ai changé d’avis.
— Je savais que tu avais l’esprit joueur! Mon garçon, nous sommes faits pour nous entendre... Alors, combien de parts?
— Toutes!
— Toutes?! Quel panache! Quel brio! Viens, que je t’embrasse.
Le Diable bondit sur ses longues jambes en m’ouvrant les bras.
— Mais, précisai-je, je ne désire engager mon trésor que dans un et un seul négrier.
— Lequel?
— La Proserpine.
— Garret?
— L’unique!
— Mon garçon, tu t’égares! Ce Garret est un fou furieux, un original qui navigue en indépendant, sans associations, sans soutiens financiers. Cet homme jette l’opprobre sur notre digne profession... Par ailleurs, j’ai appris d’une source bien informée qu’un pirate de Nantes particulièrement madré, dont je tairai, par ruse, le nom, a l’intention de le plumer insidieusement. Il risque d’être déçu, le matois, parce que Garret, à part une langue bien pendue, ne possède point grand trésor. Entre nous, personne n’a jamais rien vu des fameux nègres qu’il transporte en sous-main de nos barbes. Si tu veux que je te dise, je crois qu’il trafique, probablement pour le compte de l’Anglais.
À ce mot, le cerbère derrière le comptoir grogna de colère puis, gaspillant son eau de vaisselle, cracha par terre.
— L’Anglais?! ponctuai-je verbalement.
— Tu m’as entendu! Garret recrute un équipage de bas ordre et des officiers débutants, endettés ou cupides. Il fait semblant de prendre la grand-route du Loango mais, à la dernière minute, pousse jusqu’à Madagascar. Une fois mouillé dans son repaire, il attend tranquillement qu’un des pirates qui infeste ce passage maudit écume un vaisseau marchand, un Français de préférence. Garret échange ensuite sa cargaison, probablement une eau-de-vie bon marché, contre le butin, épices ou étoffes, malaisément vendable localement. Chargé de rapines, il remonte ensuite vers un port neutre, revendant sans scrupule à l’Angliche le fruit du travail de ses compatriotes. De retour à Nantes, chargé de son or, personne ne peut rien prouver et le forban boit paisiblement son bénéfice jusqu’à la saison suivante en racontant que sa bonne fortune il la doit au nègre! Non, mon garçon! Ce Garret est une canaille! Un vaurien qui mérite la potence!
Toute cette histoire m’emplit subitement de doute.
Mon âme à peine retrouvée, je voyais déjà le monde sous un nouveau jour.
La supercherie, était-elle plausible?
— C’est fort ennuyeux, ponctuai-je, en ruminant ce cas probable.
— Oublie vite ce nom, mon garçon, et parlons d’affaires sérieuses. La Fructueuse! La Fructueuse! Une entreprise solide qui offre de véritables assurances!
— Et ses enfants?
— Pardon?
— Les enfants du capitaine Garret.
— Il n’a point de famille... On raconte qu’il habite une vieille ferme du côté de la baie de la Raie.
— La baie de la Raie?
— Sur la route de Paris! Tu ne peux pas te tromper, il n’en existe qu’une seule... Ah, je comprends ta ruse, mon garçon! Par fourberie, tu voulais me tirer les vers du nez! Sache que je n’en suis point piqué... Je travaille honnêtement, à livres ouverts, et je renseigne volontiers celui qui le souhaite. L’information est la fondation de tout bon investissement et tu as raison de poser des questions. Je vois passer trop d’imbéciles qui, par orgueil d’être pris pour des néophytes, misent leurs dernières chemises sans se renseigner sur l’âge du capitaine. Alors, que veux-tu savoir d’autre?
Le Diable se rassit paisiblement, attendant la poursuite de notre entretien.
Satisfait par les informations recueillies, je fis un nouveau pas en direction de la porte.
— Dis-moi, seulement, m’interpella le démon, pourquoi tu le recherches ce Garret... Non, laisse-moi deviner! Pour te venger... Il t’aura fait du tort! Il t’aura volé! Morbleu, tu n’es certainement pas le seul! Oui, rends-nous ce service... Use de ta juste colère pour détruire à jamais ce scélérat!
Dans son exaltation vengeresse, le mauvais Diable éclata d’un petit rire à glacer le sang.
Le Malin m’apparut pour ce qu’il était véritablement...
Un petit homme vil et méchant qui ne valait rien.
Ne le craignant plus, je lui fis de nouveau face.
— Je vais vous dire pourquoi je recherche le capitaine Garret!
— Pourquoi?
— Pour le délivrer!
— Ah, bon? Je ne le savais pas en prison... Est-il dans celle de Nantes?
— Non, il est prisonnier là-haut!
D’un grand geste démonstratif, j’indiquai mon front.
Sans attendre de réaction, je lui tournai le dos sans plus m’arrêter.
En guise d’adieu, le Diable me salua tout de même d’un compréhensif...
— Alors, va te faire pendre ailleurs!
Une fois dehors, je me félicitai d’être non seulement sorti entier du tête-à-tête mais, en supplément, d’avoir glané des informations indispensables à la poursuite de ma mission.
Le Diable avait réussi à semer en moi la mauvaise herbe du doute, cette herbe qui ne meurt jamais, mais j’allais m’efforcer de ne point l’arroser en cessant simplement d’y penser.
Le plus important était d’avoir retrouvé mon bien et je me promettais, dans l’avenir, de ne plus l’égarer.
Déambulant le long des ruelles, insufflé d’une gaieté retrouvée, je me mis à chantonner des airs enfantins.
Mon euphorie simplette ne manquait pas de faire se retourner sur mon passage les passants au naturel soupçonneux.
J’étais simplement heureux car je touchais au but.
Encore un peu de patience et la fortune serait mienne.
Réfléchissant au meilleur moyen de locomotion pour l’atteindre, je pensais acheter un cheval d’occasion.
Me souvenant d’un marchand du côté de la porte Saint-Pierre, j’accélérai mon refrain.
Une fois sur place, je dus traverser une nuée de gueux qui mendiaient tapageusement leur pitance.
La cité florissante devait avoir subi un revers de fortune à moins que ce ne fussent de nouveaux arrivants.
J’en étais à enjamber une famille de bohémiens, lorsque je reconnus, agitant mollement une choppe de fer toute cabossée, un grand chauve familier.
N’hésitant pas un instant, sachant combien le Hasard réclamait un geste de ma part, je me penchai vers le miséreux pour faire tinter dans son réceptacle mes deux pièces d’or.
Le sieur Laugier, puisque, tout comme moi, vous l’avez reconnu, y plongea aussitôt le nez puis, abasourdi par ma générosité, leva son regard sur ma grandeur.
— Qu... Qu...
— On entend dire, entamai-je sans le saluer, qu’un tiens vaut mieux que deux tu l’auras... Je vous prouve le contraire en affirmant qu’un bien vaut deux tu l’auras. La subtilité est de savoir lequel!
— Hein?
— Un bien matériel ou un bien spirituel?
— Ga... Ga...
— Mais je vous embrouille alors que je souhaite uniquement récompenser doublement votre générosité d’antan.
— Qu... Qu... Qui êtes-vous?
— Je suis l’instrument de la fortune qui redistribue le numéraire. On me nomme parfois providence mais je préfère «Nez Grillé».
— Si ça vous fait plaisir! En tout cas, je vous en remercie.
— Non, c’est moi! Mais dites moi, que vous est-il arrivé? L’année passée, vous étiez si prospère...
— Le cheveu, messire! Le cheveu!
— Encore?
— J’ai investi toute ma fortune dans une potion permettant la repousse des cheveux. J’ai été victime d’un charlatan! Le philtre n’était rien d’autre que de l’eau-de-vie frelatée. Vous me direz, cela m’était bien égal, puisque c’est moi qui en faisais commerce! Mais, mon associé, un bougre d’âne de Florentin, est parti avec la caisse et ma femme par-dessus le marché, en laissant courir le bruit que je n’étais qu’un aigrefin! Diable, j’étais ruiné!
— Légitimement, vous vous arrachez les cheveux blancs après vous en être tant fait!
— N’auriez-vous pas une idée, messire?
— Pardon?
— Je sens l’orage et je suis à découvert... Je recherche une manœuvre, une manigance ou encore un manège pour faire fortune vite fait.
— Une martingale, peut-être?
— Oui!
Tirant mon collier de barbe, je trouvai facilement l’inspiration.
— Eh bien, lui expliquai-je, donnez à deux de vos collègues ici présents une de vos pièces d’or... Après une année, vous en obtiendrez quatre! En sachant que vous répéterez ainsi l’opération, vous recueillerez, en tout juste vingt ans, plus d’un million de louis d’or.
Le sieur Laugier fronça des sourcils ce qui eut pour effet de tendre comiquement le haut de son crâne.
— Vingt ans? Comment vais-je vivre entre temps?
— Heureux, libre et sage, tout comme vous l’êtes aujourd’hui.
— Je crois que je préfère boire votre don plutôt que d’attendre... N’oublions pas qu’un tiens vaut mieux que deux tu l’auras!
— Si vous le dites!
Le saluant d’un geste amical, je m’éloignai en laissant le sieur Laugier contempler le fatum au creux de sa main.
Je pus tout de même ouïr la conversation qu’il eut avec son voisin:
— Kik sé té, l’ boucanier?
— Un bougre de youpin! répondit crânement le chauve.
À nouveau sans le sou, je décidai de profiter du temps clément pour marcher un peu.
Tel qu’annoncé, l’orage me surprit trois lieues après la sortie des faubourgs.
Je n’en fus point indisposé.
Le cuir bien graissé qui m’habillait de pied en cap avait l’avantage de m’en protéger.
Décidé à ne plus m’arrêter, je savourais ma solitude, entouré de la nature tourmentée.
Dieu, que j’aimais ce pays.
Ma terre!
Mes arbres!
Moins luxurieuse que celles admirées durant mon voyage, cette campagne bretonne était le domaine des esprits de mes ancêtres qui, depuis des siècles, s’y amusaient.
Je comptais, un jour, les rejoindre dans l’infini naturel car il n’existait d’autre endroit que je désirais hanter!
L’accalmie survenue, un pommier m’alimenta d’un frugal déjeuner.
Au creux de mon être affamé, ce simple fruit éclata d’une apogée gustative.
La fontaine d’un hameau me désaltéra d’une eau claire et limpide et, sous l’astre du jour, j’eus de l’or entre les doigts.
Revigoré par tant de richesses naturelles, je refoulai le sommeil et marchai toute la nuit.
Ce n’était pas que j’étais impatient d’arriver mais j’étais avide de jouir des plaisirs d’un environnement retrouvé, notant, quelque soit l’heure, chaque nuance, chaque teinte et chaque sonorité.
Si la lune, à travers champs, guidait mon pas, la traversée des bois était la plus difficile.
Mais, je vous invite à reproduire cette immense expérience émotive.
L’œil, accoutumé aux ténèbres, distingue à peine les formes du terrain.
Vous avancez lentement entre les arbres avec une concentration inégalée.
N’imaginez pas être bercé de silence.
La faune nocturne, active, agitée, travaille les bois sans relâche et, au son de votre arrivée, décuple son tapage.
Les sentiments éprouvés durant ce simple parcours équivalaient à tous ceux de mon aventure passée.
Tandis qu’à l’aller, je n’avais su que souffrir, au retour, je renaissais.
Après l’aurore, qui, à elle seule, offre, chaque matin, le plus grandiose des spectacles, je n’étais plus sûr de vouloir arriver.
Oui, j’allais marcher sans fin jusqu’au bout du monde.
Puis, retombé sur terre à la vue d’un de mes pays, je me renseignai auprès du paysan.
Il gâcha de ses paroles imbéciles toute ma renaissance mais me permit néanmoins d’atteindre le lieu-dit de la baie de la Raie.
La journée s’annonçait radieuse.
Sans m’attarder trop longtemps au relais de malle-poste, je repris ma quête des Garret.
Leur ferme n’était point facile à trouver, pas un quidam ne la connaissait!
Désespéré à l’idée d’une fausse piste, je pestais en long et en large du chemin lorsqu’une petite borne de pierre gravée de trois lettres attira ma curiosité.
— C-R-S? Pourquoi C-R-S? m’interrogeai-je, intérieurement.
Le soleil perçant le feuillage vint éclairer ma pensée tout comme mon chemin.
Cérès!
Bien évidemment!
Cérès!
M’enfonçant sans hésiter sous l’épaisse futaie, je reconnus bien vite un chemin abandonné.
Assuré que je ne pouvais me tromper, je fus tout de même rasséréné d’entrevoir la muraille et les grilles d’une propriété.
Ce n’était point une ferme mais bien l’entrée d’une somptueuse terre dont, au fronton du princier portail, on avait joliment gravé dans la pierre...
Domaine de Cérès.
En plus petit, à hauteur d’homme lettré, je pus également lire...
Attention aux chiens de nos fusils!
Adoptant une approche prudente, je préférai sonner longtemps la cloche.
À défaut d’une multitude de gardiens armés d’une meute de mousquets, je vis arriver, traînant des pieds et du râteau, un vieillard tout écroulé.
— Kek vous voulé à cet’ heur’? me demanda-t-il.
— Suis-je bien chez le capitaine Alexandre Garret?
— Ouép!
Mon cœur se mit à battre alors que je déclamai le texte, en chemin, répété:
— Bien le bonjour! Je me nomme Anselme, dit «Nez Grillé». J’ai navigué avec feu le capitaine Alexandre Garret... Étant présent à son bord le jour de sa mort, je désire présenter mes condoléances auprès de sa famille. Madame Garret, est-elle à la maison?
— L’ cap’tain’ téti mort?
Me décoiffant, j’adoptai un air chagriné.
— Il repose en paix au milieu de l’océan Atlantique!
— Kek sé noyé?
— Euh... Oui... En quelque sorte!
— Nomdediou, j’aurions parié ki’k seré pendu!
— Euh... Puis-je parler à madame?
— Nan!
— Le capitaine n’était pas marié?
— Kek si, mé ké lé mort’aoussi.
— Mortaoussi?
— Kékon l’a enterrée, p’us laouin, par l’-bas, au pied du gran’ arb’. Mèm k’sé moué ké creusé le traou. Un grand traou qui voulé, l’ cap’tain’. Kék’ j’ lui d’mande. Pourquoué kek vous vaoulé un si grand traou? Kékim répond. Kek ça peut’ fèr, Fernand? Ah, kek i’ été pas facil’, l’ cap’tain’! Mèm ki l’a enterrée de nuit, sa m’dam’. Sans curé! Kek personn’ i l’a vu kek sé k’i’ a mis dans son grand traou. Mé moué, kek je vaous dis...
— Et ses enfants? demandai-je en interrompant le sénile radoteur. Il a bien des enfants, non?
— L’a ben un fiston!
— Excellent! Puis-je parler avec le fils du capitaine? Il est important qu’il apprenne les circonstances tragiques de la mort de son père!
Le jardinier se gratta longtemps la tête.
— Kek sé...
— Est-il chez lui?
— Moué, mé kek sé point...
— Oui?
— Kek sé point facil’!
— Pas facile? Où est-il donc?
— Kek j’en sé rein en tout! Just’ ké ki pas dans le traou!
À ce mot, le jardinier éclata d’un petit rire qui entrechoqua dangereusement son squelette.
Bravement, il tira ensuite la grille qui n’était d’ailleurs pas bouclée.
— Et les chiens? demandai-je en franchissant le seuil.
— Kek, je seré point surpris kek l’ z’a boulotté! poursuivit le gâteux sans cesser de s’esclaffer.
Sans plus me tracasser du facétieux Fernand, je remontai la belle allée bordée de peupliers qui menait jusqu’à la demeure.
Malgré la présence d’un jardinier, ou peut-être à cause de l’ancienneté de ce dernier, l’immense parc était à l’abandon accordant à la nature, redevenue sauvage, l’inventivité d’une expression libre.
Je trouvai immédiatement le lieu enchanteur.
Le manoir ne fut nullement une déception.
Joliment agencé, d’une architecture sobre mais prenante, il répondait à la nature environnante en lui signifiant combien le génie humain, sporadiquement, l’égalait.
Malheureusement abandonné, il souffrait chroniquement par manque de vie et de soins.
Toutes les portes et les fenêtres étaient bouclées par d’épais volets.
J’en fis deux fois le tour sans trouver la moindre ouverture.
Déçu par cette barricade, j’en étais à vouloir rappeler le jardinier lorsqu’une odeur de fumée agaça mon nez.
Cherchant du regard les volutes, je finis par trouver le chemin des communs.
Arrivé dans la belle cour carrée, je constatai que remises et écuries étaient également bouclées.
Seule une petite porte basse invitait à y pénétrer.
Sans m’annoncer, je franchis le seuil du logis, surprenant une vieille décharnée qui tisonnait méchamment son feu.
— Bonjour, lui dis-je en me décoiffant.
Trop affairée pour me parler, elle souleva d’un bras un énorme chaudron de fonte qu’elle pendit à un crochet de la crémaillère.
Sur la table toute bancale, trois couverts étaient mis.
— C’est votre mari Fernand, poursuivis-je, qui m’a laissé entrer.
— Kek sé pouaint mon mari!
— Votre frère, alors!
— Mon fils!
— Ah, bon? fis-je admirativement.
— Et kek sé un bon à rien! Kek l’aut’ jaour... Je fé les écuries! Oui, m’ssire! À mon âge, je fa ‘core lé z’écuries! Pas k’y’a ‘core dé cheviaux mé ké ki faut daounner un coup d’ balé. P’is, v’là t’y pas k’ dans l’ fond, par là dessous un v’eux tas d’ paille, je trouv’ un gros coffre. Je savé point k’i’ été là, celui-là! Enorme ki lé! Avek un’ serrur’ gross’ comm’ ma cuiss’! Kek j’ m’ dis! Kek ça fé là, ce machin-là? Kika pu caché ça là? Alors kek je le dis, au Fernand! Vi’ns vouair! Pffffft! Kek i’ s’en fich’ comm’ de sa prem’ère calott’! Kek i’ é même pas v’nu vouair! Un gros coffr’, je vous dis!
— Je recherche le fils du capitaine Garret.
— Et ma donc! Kek si vous l’ voyez, vous l’ dite que c’é l’ soupe! Sal’ petit machin! Ké ki lé jamé là! À c’te famille, je vaous jur’!
Estimant ne rien pouvoir tirer de la vieille, je retournai vers le parc autrefois aménagé.
Je grimpai un talus, attiré par la vue de la côte à l’horizon, lorsqu’un spectacle des plus féeriques m’enchanta.
C’était un arbre, immense, en bordure d’étang, magnifique, plusieurs fois centenaire, d’une essence inconnue, d’une ramure incommensurable qui, de sa puissance surnaturelle, s’élevait jusqu’aux cieux!
— L’échelle de Jacob! m’écriai-je, aux quatre vents.
En véritable passionné, je m’y précipitai, désireux de m’assurer de l’existence réelle de cette chimère.
Arrivé à son pied que dix hommes, mains jointes, n’auraient pu encercler, je levai des yeux admiratifs vers son faîte céleste.
Dieu, je n’avais point rêvé!
Cachée sous le feuillu, imbriquée autour du tronc, une cabane de bois épousait le géant sylvestre.
N’hésitant pas un instant, point découragé par l’absence d’une échelle, j’escaladai le colosse.
Après quelques minutes d’une éreintante ascension, j’atteignis péniblement le premier niveau.
L’étroite plate-forme servait d’entrée à l’édifice et je déroulai l’échelle de corde ad hoc afin de faciliter ma descente ultérieure.
Quelques marches menaient au vestibule et, à présent devant sa porte, je m’émerveillai plus encore de la taille de l’édifice.
Véritable petit château de bois, l’architecture prenait fondation contre le titan sans jamais le blesser.
Qui avait osé imaginer pareille structure arborescente?
Me courbant pour passer la porte basse, je découvris un intérieur exigu qui me remémora la Proserpine.
Cette première chambre, trop étroite pour y faire autre chose que d’y rester debout, offrait, merveille parmi les merveilles, une échelle, sculptée à même l’écorce, qui s’élevait vers l’étage supérieur.
Anxieux de tout explorer, je grimpai dans la chambre principale, douillet cocon de boiseries, qui, éclairé par de petites lucarnes, offrait tout le confort d’une habitation réduite.
Un lit, une table, une chaise et un coffre la meublaient et, dans chaque recoin, sur chacune des surfaces, s’empilaient en désordre des livres.
Feuilletant quelques-uns de ces beaux ouvrages reliés de cuir fin, je retrouvai ma bibliothèque d’enfance composée point de classiques assommants mais de récits d’aventures qui, de leur prose immodérée et fantasque, m’avaient si bien dépaysé.
Je vous assure que ce petit espace, si intelligemment agencé, n’était rien d’autre que le paradis retrouvé.
Prenant place à la table, m’imaginant trop facilement dans la peau du capitaine Garret, je revivais en mémoire son existence de damné.
Quels que furent ses crimes, maquillés d’une duplicité inégalée, son fond était identique au mien.
Un jeune homme, habité d’un rêve de fortune, désireux de prendre le rôle d’un personnage de roman, qui, au contact du monde des hommes n’avait cessé de s’avilir.
Riche, il n’avait pu trouver de joie dans sa belle demeure ou dans les trésors qu’elle dissimulait.
Cloîtré dans cette étroite chambre, à lire, à rêver, à philosopher, il éprouvait un peu de paix sans jamais oublier la dunette de la Proserpine où s’accouplait dans une étreinte ignoble la liberté à l’esclavage.
Tournant la tête, je découvris l’unique pièce décorative.
Accroché au mur de gauche, un tableau était dissimulé par un voile noir.
Trop curieux, je tendis le bras pour, d’une main sacrilège, dévoiler le bouleversant secret.
C’était un petit portrait en buste, peint du pinceau précieux d’un petit-maître, reproduisant les traits d’une belle jeune femme, fine, gracieuse, élégante, au regard de jais profond, à la lèvre généreuse qui irradiait d’une noblesse bouleversante.
Le détail qui m’ensorcela fut la carnation de l’être délicieux...
Un chaleureux teint d’ébène.
Recouvrant hâtivement la toile, n’osant imaginer des mystères conjugaux que je ne pouvais comprendre, j’eus le désagréable sentiment de violer un refuge intime.
Désireux d’en finir avec ma visite, je grimpai promptement l’échelle qui menait au dernier étage.
Soulevant le panneau, je débouchai sur le pont dégagé du curieux vaisseau champêtre.
Charpenté d’un plancher de bois, il était bordé d’un garde-fou qui avançait en surplomb.
De ce nid d’aigle, on pouvait contempler l’horizon marin et je vis même quelques bâtiments, toutes voiles dehors, prendre la route des enfers.
Envoûté par l’émeraude étincelante, j’eus une pensée pour Odile se consumant dans sa fournaise.
Un jour, tous les saints de l’aventure, d’une ouverture libératrice, l’émanciperaient...
De mon arbre perché, le second élément frappant était la belle pièce d’eau qui s’étalait plus paisiblement sous mes pieds.
Savourant le soleil d’automne et la brise fraîche qui l’accompagnait, j’eus assez de tabac pour une dernière pipe propice à de nouvelles méditations.
Le calme retrouvé m’apaisa profondément.
J’étais presque endormi lorsqu’un vif craquement interrupteur retendit mes nerfs.
Sans bouger d’un cil, je laissai s’aventurer mes pupilles vers la source supposée du tapage.
Du plus épais de ces buissons en contrebas, on m’épiait.
Ne voulant effrayer mon gibier, je feignis la surdité en poursuivant ma contemplation sereine.
Puis, oubliant complètement ces yeux espions, un détail du tableau m’ébranla.
Vu d’ici, sous cet angle, avec cette courbe-ci combinée à cette courbe-là et encore cette sinuosité particulière, c’était bien cela!
Ce dessin, gravé dans ma mémoire comme nul autre, ne pouvait me tirer qu’un seul mot.
— Eurêka! m’écriai-je, en sautant de joie.
J’avais trouvé la solution à l’élégante énigme et rien n’était plus simple car le pourtour de l’étang, de mon point de vue, représentait exactement la géographie des sphères d’or.
L’endroit du trésor immergé était simple comme bonjour.
Le X et le XXI marquaient des coordonnés par rapport aux repères qu’ils représentaient.
Deux droites, une verticale et une horizontale se croisaient en un point central.
Le capitaine Garret avait même précisé la distance à parcourir, dix brasses à partir d’un point ou vingt et une brasses à parcourir de l’autre. Dieu, je n’avais besoin que d’une barque!
Soudain pris de fièvre par l’or camouflé devant mes yeux, je déboulai de l’arbre.
Recherchant le repère visuel établi d’en haut, je courus en bordure d’étang.
Puis, ayant planté dans la terre une longue branche morte qui marquait mon point de départ, je longeai le périmètre de la pièce d’eau.
Je finis par trouver une vieille barque parmi les roseaux.
J’examinai sa solidité en sautant plusieurs fois à pieds joints dans son fond lorsque de nouveaux frémissements des fourrés m’alertèrent de la présence de mon spectateur.
Tiens, on s’approchait.
Amusé, je feignis l’indifférence souquant tranquillement jusqu’à mon point d’origine.
M’orientant du mieux possible, je m’élançai à la chasse au trésor.
Quelques minutes plus tard, je crus atteindre mon but mais, penché par-dessus bord, je ne vis que la profondeur inhospitalière des eaux sombres.
Dieu, si le trésor était au fond, le remonter requerrait une autre paire de manches.
De plus, sans ancre, la barque avait une fâcheuse tendance à dériver.
Vus du large, mes repères n’étaient plus reconnaissables et, pour couronner le tout, mon esquif prenait l’eau.
Dépité, je voulus retourner à terre lorsque j’aperçus au loin, dressé dans une clairière, une grande statue de Jupiter, dans tout son ronflant coutumier, qui heurtait la sobriété louable du décor domanial.
Dérivant toujours, je le perdis rapidement de vue lorsque, de l’autre côté de l’étang, une seconde statue m’apparut.
Malgré la plus grande distance, je sus deviner son nom.
Cérès!
Ce ne pouvait être que Cérès!
Que faisaient ces divinités isolées?
Indiquaient-elles de leurs doigts tendus un trait d’union?
Tout comme vous l’avez certainement déduit de vous-même, je compris que la position insolite de ces statues aidait à déterminer le point d’immersion du trésor.
En positionnant ma barque de telle sorte que les deux déités entrent simultanément dans mon champ visuel, j’établis précisément l’endroit.
Je vous assure, rien n’est plus difficile que de manœuvrer pareil youyou et, m’énervant à souquer, un coup dans un sens, un coup dans l’autre, je ne vis pas les dégâts provoqués par la voie d’eau.
Réalisant brutalement que je m’enfonçais sans, bien entendu, la moindre écope à portée de main, je n’eus pas le temps de la fuite.
Le fond pourri de mon embarcation céda sous la pression.
Dieu, j’allais me noyer!
Les eaux froides et ténébreuses me happèrent.
Je coulai à pic par la faute de mon costume de boucanier qui, de son cuir trop épais, me baptisait Pierre.
Et je ne parle pas des bottes qui, à présent remplies d’eau, pesaient autant que deux enclumes.
Je sombrai bien vite et, si j’avais à présent pied, c’était sous deux toises de fluide!
La terreur s’amplifiant, je m’efforçai de ne point trop paniquer.
Ma vision brouillée s’ajusta difficilement à cette eau épaisse.
Dieu, j’avais juste le temps pour une dernière prière.
Puis, miracle entre tous les miracles, elle m’apparut!
Vaporeuse et trouble mais grande et généreuse, elle m’offrit son salut!
Non, ce n’était point la Mort aguicheuse qui, d’un doux baiser, vous emporte chez les siens mais bien Proserpine!
Usant de mes ultimes forces, je parcourus, au ralenti, les trois pas qui me séparaient d’elle.
Irrespectueux dans l’urgence, je m’agrippai à toutes ses formes pour, pied à pied, lui grimper sur le dos jusqu’à ce que, les bottes calées de chaque côté de son gracieux cou, je puisse, perçant de ma tête la surface des ondes mortelles, inhaler puissamment le souffle de la vie.
Je vous le jure, pour un être à deux doigts de périr étouffé, l’air libre vaut tous les trésors!
Ne cessant de m’en gorger, je repris peu à peu mes esprits, comprenant que les parents indiquaient la présence de leur fille...
Dépassant d’une tête la surface de l’étang, j’avais sous les pieds la troisième statue du parc qui, immergée, représentait la pièce manquante.
Brassant les ondes, je parvins à garder l’équilibre.
Sous cet angle, du fait de l’eau trouble, Proserpine n’offrait à ma vue que le sommet de son crâne et le galbe de sa main tendue.
Au creux de cette dernière, la généreuse déesse tenait une grosse sphère.
Ayant récemment frotté le limon de ma gymnastique nautique involontaire, j’en avais révélé la composition.
Sous le soleil au zénith, le globe d’or massif éclatait de mille feux.
Le trésor du capitaine Garret!
Non point de gros coffres emplis de doublons et de pierreries mais une nouvelle invitation à l’aventure...
Je n’avais pas besoin de l’examiner pour m’imaginer la représentation d’un globe terrestre gravé de nouveaux indices.
Qu’y figurait-il?
Une grosse croix sur l’île de Madagascar?
Les coordonnés d’un îlot des Antilles ou de l’Afrique?
Ah, la merveilleuse aventure qui attendait celui qui s’en emparerait!
Je fus presque tenté mais, transi de froid, claquant des dents, je n’eus que la force d’appeler celui à qui toutes ces merveilles étaient destinées.
Levant les bras au ciel, sans trop me déséquilibrer, j’appelai...
— Ohé! Ohé!
Je sus mon appel entendu lorsque, de la rive opposée, s’élança mon secours.
Avisant la longue pirogue menée par son sauvage, je crus, par magie, m’être transporté en Afrique.
Torse nu malgré le temps frisquet, mon double idéal m’apparut.
De mon âge, le fils du capitaine Garret incarnait toutes mes aspirations.
Puissant, racé, noble, libre, sauvage et sage, il symbolisait l’homme moderne qui, inspiré du sang de tous les continents, détenait, au creux de son âme, l’avenir.
Ni blanc, ni noir, ni farouche, ni civilisé, il préfigurait ma vision d’un homme libre, frère de la nature et des sciences, qui ne vivrait que par l’esprit.
Méfiant, il n’osa trop s’approcher préférant tournoyer autour de ma tête rétrécie.
Fort intéressé d’élucider ma miraculeuse position, il scruta les ondes, ébahi tant par la statue que par son cadeau.
Manœuvrant avec une habileté remarquable, il plongea, sans broncher, le torse dans l’eau.
Il voulait l’or mais Proserpine ne lâchait pas prise.
Tirant de sa ceinture un long couteau effilé, il trancha alors la main nourricière.
Remontant son trésor à l’air libre, il l’observa longuement.
La lourde sphère, encore soudée à la pierre, requérait un marteau et un bon polissage.
Il glissa l’objet dans sa besace puis, pagayant une dernière fois, me présenta le flanc de sa pirogue.
M’y accrochant, je ne pus y grimper mais elle me soutint jusqu’à la berge.
À terre, tout ruisselant, le corps glacé, j’eus hâte de me défaire de mes habits.
Silencieux, mon complice me toisa tandis que j’ôtais mon cuir trempé.
Mes bottes, toutes imbibées, ne furent point faciles à déchausser.
Dieu, s’il récupérait le chapeau tombé dans l’eau, il posséderait la tenue adéquate pour mener à bien son expédition...
Enveloppé de ma seule chemise trempée, j’eus le seul mot possible...
— Merci.
Je lui tendis la main.
Il m’offrit la sienne.
À l’instant de ce contact, le fantôme damné de son père quitta mon enveloppe pour retrouver la paix dans sa descendance.
N’ayant plus que ma chemise sur le dos, plus pauvre encore que Job, je le saluai et quittai son domaine enchanté pour entamer ma providentielle pénitence.
Remontant le chemin vers le manoir, je fus tenté de m’arrêter dans le logis des gardiens pour profiter du bon feu et du souper qui mijotait.
Je résistai à cette dernière faiblesse.
Sans regrets, je franchis les grilles du domaine n’ayant qu’une dernière pensée pour mon homologue fortuné.
Quitterait-il son Éden pour retrouver son trésor?
Pourquoi?
Il possédait tout ce dont un homme pouvait rêver.
Enfin, presque...
Il ne lui manquait que la côte perdue qu’on baptisa originellement Ève.
Ce serait-elle qui le déciderait.
À peine la route de Paris retrouvée, le ciel s’obscurcit et le vent tourbillonna.
Après mon bain, le froid me sécha en me vrillant les nerfs.
Ma longue marche fut celle du pèlerin repentant, celle qui épure les consciences.
Affamé, assoiffé, tour à tour trempé et sec, les pieds en sang, je n’avais rien d’autre en tête que d’atteindre mon but.
Dire qu’autrefois j’avais rêvé de faire ce chemin en cabriolet.
Après trois longs jours, ayant tout de même déchiré ma chemise pour m’improviser des chaussures, j’arrivai enfin chez moi.
Remontant l’allée qui m’était si familière, mon cœur battait à tout rompre.
Je revis mon hêtre.
Il n’avait point bougé.
Terminant les derniers mètres sur les genoux, j’avais atteint ma terre sainte, la seule qui encore comptait.
Tous mes fantômes, parents et ancêtres, m’accueillirent en fils prodigue.
Sonnant à la cloche des communs, j’attendis l’aumône.
Au son de mon glas, une bonne sœur au visage doux et accueillant vint répondre.
S’approchant de loin, elle ne sut que penser de l’être fatigué qui, à genoux, écartait les bras en croix.
À mi-chemin, la nonne ralentit.
Mes cheveux et ma barbe pleins d’épines, mes pieds et mes mains ensanglantés, une maigre étoffe autour de la taille, elle crut reconnaître en moi le Christ, l’apparition illusoire du fils de Dieu.
Elle s’en évanouit.
Dépité par ce contretemps, je dus resonner afin qu’on m’en envoie une moins émotive.
Je fus gratifié de tout un troupeau.
À la vue de leur consœur couchée sur le carreau, les ursulines accoururent de tous côtés.
La mère supérieure organisa le brouhaha, ordonnant aux unes la ressuscitation et aux autres la démystification.
Au contact de ma chair et de mes os, cette nouvelle mère afficha néanmoins une grimace douteuse à la vue des stigmates qui hachuraient mon dos.
— Qui es-tu? me demanda-t-elle doucement.
Je lui répondis du signe universel des muets.
Ajoutant l’infirmité à l’indigence, ce fut assez pour passer l’examen d’entrée.
Me soutenant de leurs bras puissants, les moins illuminées m’aidèrent jusqu’à notre salle de bal transformé en réfectoire.
J’y retrouvai, déjà attablés, des hères miséreux et d’autres pauvres diables.
Notre grande maison avait été transformée par le diocèse en asile des pauvres.
Je ne pus qu’en sourire.
Emballé de couvertures, j’avalai mon bouillon clair.
En fin de journée, pansé, lavé et habillé, je pus me coucher sur un lit étroit du dortoir.
Jamais de ma vie, je ne dormis aussi profondément.
Quelques jours plus tard, reposé et repu, habité d’une vigueur retrouvée, je me dirigeai vers le potager.
Devant son abandon, je déduisis que les sœurs recevaient leurs victuailles d’autres sources.
Usant de toute la science acquise auprès de «Mama», je me mis enfin au travail.