Apprentissage Libertin - Chapitre 1
Apprentissage Libertin - Chapitre 1
Chapitre I
O O
Y repasserez-vous demain?
— Forcément, messire, puisqu’il n’y a qu’un seul chemin! me répondit le cocher impatient.
Décidé à me propulser dans l’inconnu, je grimpai le marchepied et pris place.
La portière claqua.
L’attelage s’ébranla.
Et c’est ainsi que mon apprentissage libertin débuta...
À bord du coche qui couvre la route entre la Baie de la Raie et Montagu, la route de Nantes en somme.
Nous étions serrés comme six sardines de Sardaigne, secoués tels des dés dans le cornet d’un joueur épileptique.
Je m’escrimais à éviter tout contact avec mon voisin de droite, un chapelain pustuleux qui, pour suppléer à son rosaire, égrenait ses vésicules.
De plus, il sentait fort l’étable, à moins que ce ne fût le bourgeois cadavérique, probable grossiste d’un fameux fumier de fumage, qui complétait notre brochette.
Pour soulager mon martyre, j’avais en face de moi une jouvencelle délicieusement timide qui agrippait l’épais bras de sa baleine de mère.
Par intermittence, son regard innocent croisait le mien que j’entraînais à communiquer la plus grande lubricité.
Je redoutais pourtant, à chacun de ses gloussements, que mon stratagème ne fût que strabisme.
Quant à la jubarte, elle offrait l’énorme avantage de caler le banc opposé.
Je m’alarmais toutefois pour l’essieu de notre voiture car, à chaque nid-de-poule, la bonbonne s’envolait comme cent kilos de plumes et retombait comme cent kilos de plomb.
Enfin, à droite de la dondon avait pris place un gentilhomme.
Je l’avais croisé à l’Auberge du Roi Pétaud et il était l’unique raison pour laquelle j’avais abandonné les aises de mon carrosse pour les malaises des transports des communs.
Voyez-vous, cet homme était un libertin.
J’en avais l’espoir car, avant ce soir, avant cet étouffoir, il m’était inconnu.
Mais du libertin, il avait toute l’allure...
Des souliers vernis crottés, un haut-de-chausse convenablement taché, un jabot extravagant bien jauni, un manteau de taffetas brun également piqueté, un tricorne fatigué, une plume d’autruche quasiment déplumée, un vieux postiche mal poudré, un visage densément enfariné et craquelé, des rosettes bien trop rouges et une grosse mouche très bleue donnaient à son accoutrement un air de polichinelle obligeant et volage.
Le personnage n’était plus tout jeune.
À la lumière de la lanterne de l’auberge, il m’était apparu flétri et décati.
Petit, sec et noueux, je le comparais à une souche desséchée d’Estrémadure, région d’Espagne particulièrement libertine...
Que faisait-il dans cette odieuse odyssée?
Il se posait probablement la même question à mon sujet.
Mon costume d’élégant galant, que j’étrennais avec délice, m’annonçait comme l’un des siens.
Comme s’il lisait dans mes pensées, il ne tarda pas à me démontrer toute sa concupiscence.
Alors qu’il n’avait pas bougé depuis le départ, il éleva subitement les mains à hauteur de visage.
Très méthodiquement, il se mit à se déganter...
Il existe bien mille façons de procéder mais la lenteur de son geste annonçait un événement.
Le bourgeois, le chapelain, la jouvencelle, la baleine et moi-même eûmes tout à coup les yeux rivés sur ses phalanges.
La tempête, le froid, la nuit, les cahotements, tout était oublié.
Nous entrions au spectacle.
Le vieux libertin déshabilla entièrement son instrument tactile.
Ses doigts étaient calleux et verruqueux.
Ses ongles étaient immenses, jaunes, épais et souillés.
Il éleva un index particulièrement offensant.
L’effroi parcourut l’auditoire.
D’un geste ample, il amena son appendice au contact de son antre nasale.
Il l’effleura d’abord, puis il la chatouilla, l’agaça, et, sans autre forme d’avertissement, la pénétra vigoureusement.
Indifférent aux réactions scandalisées de son public, le vieux noble redoublait d’ardeur.
Il fouillait.
Il explorait.
Il minait.
Il sapait.
Il raclait puis il grattait.
Il fouissait sans retenue.
On crût qu’il eut terminé, qu’il replongeait de plus belle.
Il œuvra longtemps, sans relâche, atteignant par moment des abysses inconnus.
Lorsque brusquement, on le lut sur son visage...
Il touchait au but, il tenait sa pièce.
Tendrement, il hâla sa prise.
La voici qui nous apparaît...
Une énorme framboise céladon bien juteuse.
L’offense était à son comble.
Les mains couvraient les yeux.
Mais, comme devant tout spectacle indécent, les témoins ne pouvaient s’empêcher de mirer entre leurs doigts.
L’instant était pesant.
Le libertin admira longtemps sa déjection.
Il semblait comblé, joyeux comme un enfant devant un trésor retrouvé.
Je présumai qu’à présent le rideau retomberait.
Il n’en fut rien.
Un artiste de cet acabit poussera toujours l’impudence jusqu’à son paroxysme.
Le vieillard chercha les regards.
Il salua chaque voyageur poliment, puis, étranger à toute bienséance, déroula de sa bouche une langue fétide, gâtée, saturée, plus jaune encore que le pus suintant de l’anthrax infecté d’une abbesse.
Le monstre allait passer à table!
Les réactions ne se firent pas attendre.
La baleine tourna sur son séant pour couver sa progéniture.
Le chapelain plongea dans son livre de messe.
Le bourgeois passa sous le manteau.
Malgré le choc initial, je ne vacillai point.
Le vieux libertin apprécia mon aplomb.
Il me regarda droit dans les yeux et m’annonça:
— Juste un petit en-cas.
Affichant un sourire victorieux, le gentilhomme plaça alors l’immondice au creux de son mouchoir et l’emballa soigneusement.
J’avais trouvé mon maître...
Peu après, la diligence fit une halte au relais de la Queue-de-Rat.
Nous ne devions pas être à plus d’une lieue de la côte.
Je humai la mer qui, fougueuse, impétueuse, odorante, incarne si bien la femme.
L’homme n’est que frêle embarcation, secouée, bousculée, malmenée dans sa recherche éternelle des grottes de Neptune.
Le vent s’était levé.
Il ne pleuvait plus.
Le vieux libertin m’entraîna d’un pas leste vers l’auberge.
Il se présenta à moi en qualité de marquis du Picquet-de-la-Motte.
Il avait sa résidence dans le bois de Saint-Cucufa mais circulait entre les grandes capitales libertines...
Paris, Milan, Clermont-Ferrand.
J’étais curieux de savoir ce qu’il faisait au plus profond de la Bretagne.
— Le postérieur de la France? J’aime m’y détendre! dit-il d’une voix particulièrement élevée en passant la porte de l’établissement.
Les manants attablés levèrent leurs groins de leurs écuelles.
Nos allures les éblouirent...
— Ohé tenancier, il est comment ton cidre? vociféra le marquis du Picquet-de-la-Motte en frappant du poing le comptoir aussi fort qu’il le ferait pour assommer un escompteur zingaro.
— Doux comme la croupe de ma Rosa, Vos Seigneuries, répondit l’aubergiste en accourant obséquieusement et en se prosternant comme devant deux pairs de France.
— Affreux bouilleur de boudin, j’espère que tu ne parles pas de l’odieuse bonne femme à barbe de la barbarie qui sert ta barbaque! s’écria mon maître, décidément fort observateur et plutôt barde.
— Non, monseigneur. La fille de salle, c’est la Barbue, précisa le tenancier. Essayez d’y mettre la main, elle vous glissera entre les doigts avant de mettre le turbot. Non, je vous dis, la Rosa... C’est ma truie.
— Ta femme?
— Non, messire! Ma femme, c’est bien la Barbue! Ma truie, c’est ma cochonne!
— Ta morue, alors?
— Non, je parle de ma porcherie, répondit l’aubergiste de plus en plus confus par ce dialogue de sourds.
— Ah, bravo! Bel établissement que tu tiens là..., dit le vieux marquis en indiquant les chambres à l’étage. Si mon jeune ami et moi-même n’étions pas si pressés, sûrement que nous y passerions un sale quart d’heure.
Déboussolé, l’aubergiste déposa les armes, plus deux bols et un pichet, avant d’aller mettre en garde sa marée humaine d’épouse contre l’aristocratie sourdingue.
Le marquis du Picquet-de-la-Motte remplit mon bol à ras d’un liquide verdâtre pétillant.
— In vino veritas, in cidro verrat!
— Je ne bois pas de cidre, lui dis-je.
— Un grand tort qui montre vos travers. Cette boisson régionale est une vraie merveille. Elle vous râpe le gosier, vous calcine le buffet et vous presse les entrailles. En un rien de temps, vous aurez les intérieurs si honteusement ravagés qu’ils en seront putrescents. Vous voyez, mon jeune ami, le libertinage n’est pas un passe-temps comme vous semblez l’imaginer... Il s’agit d’une profession de foi, d’un dogme, d’un credo. Chaque action, chaque parole nous rapproche de notre absoluité... Un être libre capable du pire pour avoir le meilleur.
— Je ne vois pas très bien en quoi un mal de ventre…
— Le mal de ventre n’est que l’instrument dont vous vous jouez. L’aboutissement est la véritable offense.
— Les crampes abdominales?
— Mais non, mon ami... Je vous parle de l’épandage.
— De l’épandage?
— La diarrhée, nom de Dieu! hurla-t-il à l’audience.
Je considérai un moment le propos, cherchant, par dessus tout, un argument infaillible qui pourrait me préserver d’avaler ce jus bilieux.
La vue de ces Bretons arriérés, abrutis par des siècles d’amour de la pomme, me donna une idée.
— Alors tous ces Armoricains qui avalent ce jus immonde à longueur de jour sont-ils, eux aussi, des libertins?
— Nenni! Nourrissons, ils sont sevrés de cette potion de potomane... Ce breuvage fétide est, pour eux, pareil à de l’eau de Plancoët. Nous cherchons l’effet sur un corps sain.
— Je ne suis pas Corse, hein!
Le marquis du Picquet-de-la-Motte ignora ma divertissante apostille.
Il savait s’écouter parler.
— La corruption, poursuivit-il, voilà l’œuvre immense du libertin.
— Le cidre corrompt?
— Il corrompt, il corrode, il corrige! Allons, buvez! Vous allez comprendre combien l’expérience est délicieuse...
J’hésitai.
La boisson avait une odeur particulièrement nauséabonde.
On y avait macéré des algues.
Je compris mieux l’allusion du marquis à une décoction planctonique.
Jeune et curieux, j’étais pourtant prêt à tout essayer.
J’avalai d’un trait et d’une grimace.
Le vieux libertin m’encouragea en applaudissant.
— Excellent, vous irez loin, surtout lorsque ça vous prendra!
— Vous ne buvez pas?
— À mon âge, vous n’y pensez pas!
— Mais, à l’instant, vous disiez…
— Mon pauvre ami, je suis tellement pourri de l’intérieur qu’une boisson pareille me ferait l’effet d’une potion d’apothicaire. Je n’ai nulle envie de soigner mes maux. Je veux un esprit putride dans un corps putride! Je ne bois d’ailleurs que du thé à la menthe!
— Le thé à la menthe, une boisson libertine...? J’ai entendu dire qu’on en servait dans les hospices pour soigner les malades variolés.
— Décidément, vous faites tout juste vos premiers pas de libertin... Sachez que ce traitement, institué par le médecin personnel de l’archevêque de Marseille, a précisément pour but d’accélérer les ravages de la vérole.
— Pourquoi donc?
— Toute épidémie remplit les églises!
— Le thé à la menthe serait vecteur de la maladie?
— Archi-vecteur! Souvenez-vous de Louis XV...
— Et alors?
— Louis XV… qui…
— Qui?
— Qui ne buvait jamais une goutte de thé!
— Mais, le roi est justement mort de la petite vérole! m’écriai-je.
Les paysans me jetèrent de mauvais regards.
— Silence, malheureux... N’en parlez point par ici..., me dit le marquis du Picquet-de-la-Motte en me décochant un clin d’œil complice comme si je venais de mettre à jour un secret d’État.
Je ne comprenais toujours pas son raisonnement.
Comme j’allais mieux l’apprendre par la suite, les libertins se tracassaient peu de ce qu’ils disaient mais plutôt de la manière dont ils l’articulaient.
Ils cultivaient ce grand talent français qui est de dire n’importe quoi à tout bout de champ.
La vérité ou le mensonge n’avaient aucun intérêt tant que l’on offusquait copieusement son auditoire.
— Cher marquis du Picquet-de-la-Motte, dis-je d’un ton solennel, je suis désireux de devenir un véritable libertin.
— Oui, j’avais bien vu à vos habits que vous n’étiez qu’un amateur.
— Je vous assure que mes effets viennent du faiseur le plus libertin de Paris... Un tailleur de Saint-Claude, vous imaginez!
— Mon ami, vous êtes trop bien blanchi... Un véritable libertin doit se pavaner en faisant parade de son argent sale. Vous ressemblez à un premier communiant en aube d’Aubusson. Tout est à revoir!
— Monsieur, je suis entre vos mains.
— Ne dites point cela à la légère.
— Faites de moi votre élève, votre disciple, car je brûle d’apprendre les mystères du thé à la menthe fielleux.
— Vous cherchez vraiment à vous en-libertiner?
— Plus que tout au monde.
— Et pourquoi, je vous prie?
— Par haine de la société.
— Trop faible...
— Par dégoût des conventions.
— Trop commun...
— Par dépit amoureux!
— Enfin, vous m’intéressez... Rompre avec sa mie, voilà de quoi briser la meilleure des pâtes! Vous allez me raconter votre pétrin dès que nous serons rassis. Je veux connaître tous les détails croustillants de votre pain noir. Faisons diligence, la fournée n’attend pas...
Nous nous apprêtions à quitter l’auberge lorsque le tenancier nous interpella:
— Messires, vous ne m’avez point payé le pichet de cidre.
— Qu’entends-tu par là? demanda le marquis du Picquet-de-la-Motte, sincèrement étonné.
— De l’argent pour la boisson.
— Pourquoi donc?
— Faut que je gagne ma vie!
— En quoi cela nous concerne-t-il?
— Faut bien que je mange!
— La chose nous semble plutôt aisée pour un aubergiste... De plus, malotru, tu serais au bord de la route à mourir de faim en broutant des pissenlits que cela nous serait tout aussi égal.
— Vous avez bu... Faut payer, nom de Dieu!
— N’espère rien de plus de notre part qu’un salut courtois... Et sache qu’à notre retour nous ferons de même car pour nous, gens de qualité, tu n’es qu’un aigrefin du cidre doux. Tu rabaisses au commerce les honneurs que l’on t’octroie. En pénétrant dans ta boutique, nous ne t’avons rien demandé d’autre que la condition de ta boisson... Nous aurions dit... Comment est le temps? Que tu aurais aussitôt fait commerce des nuages... Apprends, en conclusion, que nous ne nous consommons point de constituant qui conspire à la consomption.
— Il a bu, morbleu... Je l’ai vu!
— Pour te faire honneur, affirma le marquis du Picquet-de-la-Motte. Sûrement qu’il le regrettera...
Et de me demander:
— Comment l’avez-vous trouvé, cher ami?
— Je peine à peindre pareil purgatif... Peut-être... Putride, répondis-je.
— Allons, qu’espères-tu, mon brave? Une quelconque récompense pour ton négoce révoltant?
Sur ce, le marquis du Picquet-de-la-Motte ouvrit la porte de l’auberge et salua le parterre avant de s’enfoncer dans la nuit.