Apprentissage Libertin - Chapitre 2
Apprentissage Libertin - Chapitre 2
Je suivis de près le marquis du Picquet-de-la-Motte tout en gardant un œil sur nos arrières.
J’étais un peu inquiet à l’idée que ces mécréants nous fassent voir trente-six chandelles pour ce qui n’en valait pas une seule.
Je me préparai à bondir dans la diligence, disposé, le cas échéant, à en prendre moi-même les rênes.
Horreur!
Elle n’était plus là...
Notre doublé libertin les ayant sans doute effrayés, les postillons postillonnants avaient déguerpi sans postface.
Et c’est ainsi que deux nobles gentilshommes se retrouvèrent égarés au fin fond d’une province dangereuse et sauvage.
Mon compagnon ne sembla pas gêné outre mesure...
Tout à coup, les portes de l’auberge s’ouvrirent en grand.
Le tenancier et trois clients costauds apparurent armés d’épais gourdins.
Autrefois, la seule vue de nos traits aristocratiques aurait suffi à les soumettre mais nous étions au début de l’an 1789 et, comme vous le savez peut-être, c’était l’époque d’une colère collective qui croissait dans les campagnes.
Une révolution à la française pointait son gros nez duquel elle comptait nous pendre.
La noblesse ne voyait pas tellement plus loin...
Pour ne rien vous cacher, je me crus perdu.
De ma vie, je n’avais connu la violence, surtout pas celle portée à mon égard.
Je ne savais pas me battre.
J’avais choisi, sur un coup de tête, le métier de la plume plutôt que celui de l’épée.
C’est dans un instant pareil que l’on regrette un choix de carrière...
Les lascars s’approchèrent.
Je tremblais comme une feuille.
Mon compagnon d’infortune, la cause même du désastre, semblait aussi impavide que le pape palpant ses papules.
Alors que je m’apprêtais à être le témoin de mon propre meurtre, le marquis du Picquet-de-la-Motte se tourna vers moi et dit calmement:
— Faites le héron...
— Vous pensez, probablement... Faites pas le héros.
— Non, je dis bien... Faites le héron!
— Le héron? L’échassier?
— Oui, nous allons les chasser. Le héron est une technique d’autodéfense venue de l’Asie.
— Vous songez à l’autruche. Faire l’autruche...
— Mais non, les autruches viennent des Amériques.
— Comment fait-on le héron?
— Imitez-moi.
Le vieux libertin fixa ses agresseurs avec intensité, puis il écarta majestueusement les bras en croix.
Déjà, ce simple geste stoppa les rustres dans leur avancée.
Le vieillard leva ensuite le pied droit, la jambe pliée au genou, dans un équilibre plus que précaire.
Il se mit alors à battre les bras tel un grand oiseau et à pousser des cris qui ressemblaient plus à ceux d’un corvidé qu’à ceux d’un ciconiiforme.
— Crooooa... Crooooa..., fit le marquis.
Ne désirant pas mourir sous les coups, je fis, moi aussi, le pied de grue.
— Rooooooocoucou... Roooooocoucou..., répondis-je de ce que j’estimais être une imitation plus fidèle.
— Crooooa... Crooooa...
Le marquis du Picquet-de-la-Motte doublait le volume pour me clouer le bec.
— Roooooocoucou... Roooooocoucou...
Nous croassions et coucoulions comme deux volatiles à l’instant d’une appariade contre nature.
Les trois rustauds étaient terrifiés.
Sans armes, sans menaces, nous les hantions d’une vision cauchemardesque.
L’accélération de nos gesticulations redoubla leurs craintes.
Paniqués, ils partirent en courant se barricader dans l’auberge.
— Par quel prodige?!..., m’exclamai-je.
Mon compagnon, légèrement enroué, reprit sa composition.
— Nous avons beaucoup à apprendre de l’Orient et pas seulement dans le domaine de l’autodéfense.
— Diantre.
— Dans ces pays lointains, le vice est marque de noblesse.
— Vous songez à la Chine Impériale?
— Surtout au Luxembourg.
— Permettez-moi, monsieur, de m’agenouiller devant votre art.
— N’en faites rien... Libertins, nous sommes tous égaux. Je ne désire rien d’autre que de devenir un bon précepteur.
— Alors, je vous paierai.
— Je possède déjà tout l’or de la terre. Il n’est pas toujours dans ma bourse mais si je le vois, je le prends.
— Comment vous manifester ma reconnaissance?
— Soyons amis... Ni petits, ni grands, simplement des amis en compagnie ou en particulier.
— Un arrangement bien désintéressé.
— Attention, on ne refuse rien à un ami.
— Cela va sans dire... Alors, cher ami, nous voici au milieu de la nuit, dans une contrée inconnue, sans abri, sans moyen de locomotion, qu’allons-nous devenir?
— Devant chaque épreuve, nous devons agir en libertins... Le libertin est un être affamé qui se régale de l’aventure que le fatum lui sert à souper. Du menu, il choisit toujours le plat de moindre résistance.
— En l’occurrence?
— Si je ne m’abuse, nous sommes dans un relais de diligence. Une écurie pleine de coursiers intrépides me semble plausible. Savez-vous seller un cheval à la mode de chez nous?
— Non.
— Vous improviserez.
— Vous comptez voler un cheval?
— Cher ami, le vol est un mot que je ne puis qualifier... Qu’elle soit naturelle, humaine ou divine, je suis aveugle devant la loi... Plus fort qu’elle, je la fais. Je dérobe à chacun mon dû... De cela, vous pouvez avoir l’assurance. Je détrousse les riches comme les pauvres. De préférence les pauvres car ils en ont l’habitude et la perte leur fait moins défaut.
— Ne craignez-vous point la justice du pays?
— Je ne connais ni la justice, ni la morale, ni le droit... Je suis libre d’assouvir tous mes désirs sans me préoccuper des circonstances. Allons, du nerf, il faut vivre!
— Nous pourrions être pris...
— Nous nous battrions! Je crois que, dans ce domaine, comme nous venons de le démontrer, nous sommes plutôt redoutables. Allez, il se fait tard et, quelque part dans ce pays, un lit douillet et une Lithuanienne douillette m’attendent.
— Où?
— Où... Où... Cessez de faire le jeune hibou... N’importe où-où!
Nous marchâmes d’un pas décidé vers les écuries.
Par malchance, elles étaient bouclées.
Les chevaux étaient mieux gardés que le butin du sultan par le gardien du sérail.
Je projetais d’entrer par le toit lorsque soudain le marquis du Picquet-de-la-Motte pointa du doigt...
— Là-bas!
Sous un arbre du pré jouxtant l’écurie, on distinguait la forme d’un quadrupède.
— Un cheval! s’exclama mon compagnon.
— Il est loin, répondis-je.
Nous nous en approchâmes mais...
De même que dans un mauvais rêve, les perspectives s’allongèrent et se déformèrent.
Nous parcourûmes cent mètres en dix pas.
L’animal ne semblait toujours pas grossir car, en vérité, notre distant destrier n’était autre qu’un pitoyable petit poney au manteau dévoré par la vermine.
On l’avait probablement abandonné en pâture aux loups.
— Pauvre bête, dis-je.
— Notre salut...
— Croyez-vous?
— Grimpez devant, je saute derrière. En un rien de temps, nous serons loin.
— Ce frêle animal est-il capable de nous supporter tous deux?
— Le mieux est encore d’essayer.
Je me méfiais car ces petites montures étaient réputées pour leur caractère acariâtre.
Un coup de mâchoire pouvait être mortel.
Je tapotai le poney craintivement.
Il semblait paisible, presque indolent...
Je le pris par le crin et le menai hors de l’enclos.
Arrivé à quelques mètres de l’auberge, je l’enfourchai.
Le poney était tellement petit que j’avais le bout des pieds qui touchait le sol.
— Excellent..., s’enthousiasma mon maître.
Il me prit par l’épaule et sauta d’un élan vif sur la croupe de l’animal.
Le poney tenta de se dérober mais je pus le maintenir par la force.
Mon compagnon, nettement plus petit que moi, était correctement en selle.
Il se cramponnait vigoureusement à ma taille.
— Allons-y! Au galop! Au galop! cria le vieux libertin.
Je poussai des pieds.
Le poney avança difficilement.
Je n’osais reposer tout mon poids sur l’animal de crainte de le voir s’effondrer.
Je me contentais de trottiner au rythme de notre curieux coursier à six pattes.
— Dans quelle direction? demandai-je au marquis du Picquet-de-la-Motte.
— Droit devant, mon ami... Un libertin ne prend jamais de détours.
Nous n’avions pas fait cent pas que le piteux poney se mit à respirer difficilement.
Il me rappela une visite chez mon oncle Alphonse, un moribond bronchiteux qui, affligé de râles sibilants entrecoupés de toussotements fiévreux, insistait pour que ses neveux l’embrassassent...
Pourtant, malgré sa charge pléthorique et sa pleurésie chargée, la brave petite bête poursuivit vaillamment.
Une minute plus tard, des ronflements violents s’échappèrent de mon dos.
Le marquis du Picquet-de-la-Motte s’était endormi, pareil à un nourrisson qui aurait avalé une crécelle.
Nous faisions un raffut de tous les diables et la nature éveillée, terrifiée par notre locomotion tapageuse, ajoutait mille clameurs au tohu-bohu.
Vous me croirez certainement sur parole si je vous dis que c’était la première fois que je voyageais de la sorte.
Je fus surtout étonné par la profondeur de la nuit.
Je ne voyais quasiment rien du chemin devant moi.
J’étais aveugle rêvant d’être sourd.
Le sommeil me fondait dessus mais des douleurs dans les jambes et des crampes dans le dos me gardèrent toutefois éveillé.
Il se mit même à pleuvoir un court instant...
Je trouvais la vie du libertin bien éprouvante.
Puis, à imaginer les scènes de débauche dont j’allais bientôt être l’acteur, j’inférai qu’une bonne condition physique était sine qua non au vice.
Soupir...
J’eus longtemps l’espoir que la bête allait crever rapidement.
La nature, plus cruelle que l’homme, lui fit endurer son martyre jusqu’au lever du jour.
Finalement, sans prévenir, l’animal, suant, tremblant, piaffant, ne put plus avancer le moindre petit sabot.
Il s’écroula comme une masse.
Nous perdîmes l’équilibre et roulâmes à terre.
Le vieux libertin se réveilla brusquement au contact de l’herbe mouillée.
— Nom d’un téton tétanique, que se passe-t-il donc?
— C’est la mort du petit cheval..., lui répondis-je.
— Déjà?
— Nous avons voyagé plusieurs heures.
Le marquis du Picquet-de-la-Motte se tourna vers l’aurore.
— En effet, j’ai dû m’assoupir...
— Que faire à présent?
— Au pays du Port-Salut et du pommier, nous aurions poêlé la bête et poché ses boyaux à la manière d’un pot-au-feu normand... Mais au pays du bigouden et du bigorneau, nous ne manquerons pas de trouver une ferme pleine de bigots... Regardez là-bas, j’aperçois une auberge.
En effet, au loin, de la fumée s’élevait d’une série de bâtiments allongés.
Je reconnus aussitôt le Relais de la Queue-de-Rat duquel nous étions partis la veille.
Dans l’obscurité, nous avions tourné en rond...
— Eh bien, la chance nous sourit, s’exclama mon compagnon guilleret. Allons nous y réconforter... Ils se réjouiront de notre compagnie.
Je n’osai rien dire.
— On pourra leur signaler, poursuivit-il, la perte intempestive de notre monture. Nous leur vendrons la viande... Il n’est pas de petits profits.
À quelques mètres du relais de diligence, je sentis comme un vrombissement dans mon bas-ventre.
Je revis aussitôt le cidre de varech avalé la veille au soir.
Il avait mis du temps à œuvrer sa destruction.
À moins, en déduisis-je, qu’en serrant mon fondement toute la nuit en chevauchant le poney, j’aie retenu de force dans mes flancs le célèbre aboutissement libertin.
À présent relâchée, l’urgence accourait au triple galop...
J’eus à peine le temps de dire à mon compagnon de ne pas m’attendre et me précipitai vers le premier sous-bois.
De ma vie, je n’avais couru aussi vite.
Si un jour on remet à la mode les sports antiques, il faudra en faire des jeux vespasiens...
Le terrain était buissonneux, couvert d’orties et de ronces.
Peu m’importait car le tenant aboutissait.
Je tremblais en délaçant mes chausses.
Un nœud coulant devint gordien.
Je le tranchai.
Un petit vent glacé salua ma liberté.
Je répondis d’un bruyant sirocco.
Croyez-le bien, l’échappement libre est acte sublime...
Et tant pis pour le pot!
Je comprenais parfaitement ce que le marquis du Picquet-de-la-Motte, ce grand catalyseur, évoquait la veille.
Le libertinage était un relâchement du corps et de l’esprit...
Plus de trac, plus de retenue, plus de barrage...
On ouvrait les vannes.
On déversait le seau.
On renversait la saucière.
Hélas, toute jouissance, quelle qu’elle fût, ne dure jamais qu’un instant.
Le corps dégorgé, la raison reprend le flambeau.
Je me souvins aussitôt de mon compagnon que j’avais laissé en plan.
Je l’imaginai acteur de l’Illustre-Théâtre, le dos courbé, à l’école de la bastonnade.
J’étais habité d’un précieux remords tout comme, je le reconnais, d’une prétention ridicule.
Son âge avancé me prouvait bien qu’il avait survécu à toutes ses fourberies.
Il n’avait nul besoin de ma défense.
Et puis, c’était bien de sa faute, si je prenais racine dans une région de France congénitalement arriérée, accroupi au fin fond d’un bois humide, le postérieur fouetté par des végétaux urticants, appréhendant la bête malfaisante qui, par l’odeur alléchée, me croquerait le séant en guise de fromage...
Mon doux logis parisien me faisait tant défaut.
Je revoyais l’éclat de son ordonnance, le faste de sa décoration, l’harmonie de ses jardins, la servilité de ses laquais.
Que la vie d’un gentilhomme est délicieuse...
Pourquoi diable m’intéresser au libertinage alors que j’aurais pu aussi bien me mettre à l’aquarelle?
En réponse à ma sotte question, le visage d’Isabelle perça ma toile idyllique.
Isabelle, marquise de Y, m’apparut comme une vierge venimeuse.
Cette douce et amère créature était le mobile de ma mobilité, la raison de ma déraison, le motif de ma motivation.
Isabelle que j’aimais d’un amour violent et qui n’avait que l’amour de la musique.
L’évocation de son seul nom, en de pareilles circonstances, m’apparut comme un sacrilège que j’eus aussitôt plaisir à profaner.
Je ne m’étais pas encore enfui assez loin...
Seul le libertinage pourrait effacer ses atours de mon cœur.
Je devais retrouver mon précepteur au plus vite et oublier mon amour à jamais.