Apprentissage Libertin - Chapitre 10
Apprentissage Libertin - Chapitre 10
Je viens de réaliser que j’ai mis beaucoup de temps à vous conter la première partie de mes aventures.
Je dois accélérer mon récit sinon nous n’arriverons jamais aux morceaux les plus croustillants de mon apprentissage libertin.
Mais, je dois tout de même vous conter la triste période qui suivit ma seconde amputation...
Ce que j’étais devenu porte un nom...
Un nom terrible...
Un nom affreux...
Un nom qui évoque à la fois la misère et le grotesque...
Un nom, enfin, qui porte à rire comme à pleurer...
En un mot qui en a trois, j’étais devenu un cul-de-jatte.
Démuni de jambes, je devins un personnage ridicule et amer qui se tourmentait dans l’évocation de son passé.
Je ne cessais de me revoir enfant, à l’heure de mon goûter d’écolier en compagnie de mon précepteur, lorsque je buvais une jatte de lait et mangeais une tartine.
Aujourd’hui, j’étais devenu cette jatte saugrenue qui ne déversait qu’un lait de venin.
Je passais mes journées entières au bord de l’âtre de cette ferme maudite à réchauffer mes idées sombres.
Je me mis à boire une espèce d’alcool frelaté dont ces paysans semblaient posséder un stock illimité et dont ils me nourrissaient exclusivement.
Cette potion violemment enivrante me gavait l’esprit et tarissait mon corps.
J’en vins à perdre tout le petit gras qui donnait à ma figure son air poupon.
Je sentis mes traits s’émacier, mon corps se dévider au point de n’être plus qu’un squelette.
De plus, les paysans qui m’avaient hébergé jusqu’à présent se montraient de plus en plus hostiles.
Quelle que fût l’emprise des vieux libertins sur ces gens, elle était émoussée.
Adultes et enfants ne cessaient de me maltraiter, me frappant en guise de défoulement de la main ou du bâton.
Trop saoul et trop faible pour me défendre, je ne parlais même pas leur langue d’affreux.
Je n’avais pourtant pas sombré au point de ne plus savoir que je devais m’enfuir.
Mais pour aller où?
Comment?
Avec quels moyens?
J’étais un homme fortuné rabaissé à la pire misère.
J’étais un bel homme ramené à la laideur la plus risible.
J’étais un homme libre prisonnier d’infernales circonstances.
Qu’avais-je d’autre à faire que de boire et de dormir comme un chien?
Un matin, un groupe de ces gueux vint m’entourer et je crus bien qu’ils allaient m’égorger.
L’un d’eux prit mes mesures.
Je crus qu’il estimait la taille de mon cercueil ou du trou dans lequel ils comptaient me jeter.
Même là, ils feraient des économies...
Je bus comme jamais encore.
Je sombrai dans une dimension confuse.
Je vis une lumière blanche et fantastique.
Je crus au paradis mais ce n’était que l’enfer des culs-de-jatte.
J’étais dans une ville terrible, immense, grise, assourdissante.
J’étais égaré sur le bord d’une route qui, parfaitement lisse, était aussi noire que de l’encre.
Il pleuvait à cordes.
Soudain, je fus ébloui par des lumières aveuglantes.
Les deux yeux immenses d’une bête au mugissement effroyable m’éblouirent.
Je me crus perdu mais le monstre ne fit que s’élancer à mes côtés en projetant des gerbes d’eau.
Je vis, un court instant, le regard des damnés qui, voyageant dans son ventre, riaient de mon malheur.
Lorsque je repris connaissance, j’étais dehors, dans la cour de la ferme.
Toute l’odieuse famille était présente.
Ils me regardaient avec leurs grands yeux altérés.
Je n’eus d’autre envie que de chanter.
Je dus chanter bien mal car la fermière ne cessait de se signer.
Je sentis alors des mains à l’œuvre.
Son mari me souleva et m’attacha à une planche de bois.
Je réalisai enfin que j’étais coincé dans un de ces petits véhicules qui supportent les mendiants de mon espèce.
On avait même prévu, afin que je me déplace sans m’user les mains, deux petites planchettes munies de poignets.
Charité perdue car rien ne pourrait me décoller de cette gadoue immonde dans laquelle je craignais par-dessus tout de m’enfoncer comme dans des sables mouvants.
Soudain, je vis une diligence qui approchait.
Je crus passer sous les sabots des bêtes.
Le cocher et les postillons en descendirent et vinrent m’examiner.
Causant dans leur patois impossible, ils se grattèrent tous la tête un long moment.
Finalement, les deux postillons crachèrent dans leurs mains épaisses et me soulevèrent chacun d’un côté.
Je crus un instant au miracle...
On allait m’installer dans le coche pour m’emmener loin de cette fange.
Mes deux porteurs suaient à grosses gouttes.
Le cocher ouvrit la portière mais l’évidence frappa tous les esprits.
Trop large, il était impossible de faire passer mon chariot par l’ouverture...
On me reposa à terre.
De nouveau, on se gratta beaucoup la tête.
Le cocher montra du doigt le toit de la diligence mais il était déjà occupé par une grosse malle.
Regrattage de tête...
Soudain, le fermier eut une idée et se frappa le front comme pour mieux l’y enfoncer.
Il déblatéra un moment avec ses complices puis ils se serrèrent la main.
Un postillon revint avec une épaisse corde qu’il me passa autour de la taille.
Il fit un nœud qu’il serra fort.
Ensuite, il attacha l’autre bout de la corde à un crochet au niveau de l’essieu arrière de la diligence.
Horreur!
Ces misérables comptaient me traîner derrière eux comme une vulgaire charrette.
Je les invectivai avec force mais ils m’ignorèrent, comme d’habitude.
En deux temps trois mouvements, le fouet claqua et les chevaux se mirent en marche.
La corde se tendit.
Je m’y accrochai avec détermination.
Je sentis une force brusque me tirer vers l’avant.
Je tins bon.
Mes petites roues se mirent à tourner.
J’avançais...
Ou plutôt, je roulais...
Si les routes de France sont dans un état pitoyable, les routes de Bretagne sont impitoyables.
Et encore, je suis charitable en les qualifiant de routes.
Imaginez plutôt mon épreuve où, non content d’être halé par un coche, qui, en constant excès de vitesse, levait un colossal nuage de poussière et ne cessait de me projeter à la tête cailloux petits et gros, je devais, de surcroît, esquiver les innombrables trous qui constellaient la chaussée.
Je réalisai rapidement qu’en penchant le corps d’un côté je pouvais me diriger dans cette direction, redéfinissant par là même la prise du tournant à la corde.
L’épreuve consistait à garder les yeux rivés sur le chemin défilant sous la diligence et, dès l’apparition d’un nid de poule, à me déplacer dans un sens ou dans l’autre pour l’éviter.
Là où de jeunes inconscients auraient vu un jeu, voire un sport, je ne vis que de l’insécurité routière...
N’oubliez pas que je roulais en état d’ivresse.
À voyager, on découvre que la France est peuplée de gens qui se déplacent en grand nombre.
À croire que la possession de jambes les empêche de rester chez eux.
Ainsi, au passage du coche, les manants s’écartaient-ils sur le bas-côté pour regarder, pareils à des ruminants rubiconds, défiler nos attelages.
À la vue de ma nef néfaste, leurs visages se tordaient dans une première expression de surprise, suivie immanquablement d’un dégorgement de rires plus replets et plus méchants les uns que les autres.
Il s’en suivait à mon adresse une volée de projectiles hâtivement lancés.
Ah, il est beau l’esprit chrétien breton...
Si le ridicule ne tue pas, il assassine!
Je crois que le jeune et noble aventurier est, de par sa nature, fat.
Il s’invente un rôle d’explorateur intrépide défrichant au nom de la civilisation les forêts d’ébène.
Il se voit louangé, décoré, immortalisé.
Hélas, la loi de la jungle du pays étrille le plus souvent notre aventurier.
On se gausse de sa gaucherie.
On se rit de sa ribote.
On ridiculise son impotence.
En raccourci, on le vulgarise...
Après plusieurs heures de route, la diligence s’arrêta dans un relais pour changer de chevaux.
J’étais dans un état pitoyable, exténué, rompu comme jamais.
Je pleurais comme un pèlerin désorienté à cause de la collection de brindilles qui me crevaient les yeux.
Alors que je pantelais dans mon coin, un individu vint s’accroupir à ma hauteur.
Il avait l’allure d’un riche bourgeois mais, à sa tenue, je vis qu’il était étranger à ces terres.
Pour vous dire, il était propre et possédait encore toutes ses dents...
Il ajusta son binocle comme si son optique lui jouait des tours.
— Où allez-vous ainsi, mon pauvre monsieur? me demanda-t-il, bienveillant.
L’homme avait un accent épais.
Le français n’était pas sa langue maternelle et pourtant je le comprenais parfaitement.
Quel agrément alors que, pendant ces dernières semaines, je n’avais pu communiquer avec un seul de mes pays.
— Je vais, en toute logique, là où me mène le coche..., lui répondis-je.
— Jusqu’à Paris? me questionna-t-il impressionné.
— Savez-vous s’il s’arrêtera à la Baie de la Raie?
— Bien entendu, puisqu’il n’existe qu’un seul chemin...
— Alors, je suis sur la bonne route, conclus-je.
Je tapotai mes habits pour en secouer la poussière et me donner de la contenance confirmant, au bénéfice de cet étranger, que mon moyen de locomotion était le plus naturel du monde.
— Vous êtes un homme plein d’imagination... Je n’ai encore vu personne se déplacer de la sorte, dit l’étranger de plus en plus admiratif.
— Nous autres de la France sommes toujours à la pointe des techniques, fanfaronnai-je.
— Quelle coïncidence... Je suis moi-même inventeur. Je suis américain des États-Unis d’Amérique.
— Américain?
— Je me nomme Benjamin Balard.
Nous échangeâmes une vigoureuse poignée de mains ainsi qu’il en est de coutume dans ce pays de barbares.
Remarquez, il était le premier à ne point me brocarder et il me considérait comme un homme d’esprit.
Je ne pouvais décemment pas l’insulter comme je l’aurais fait de coutume.
— Je crois que nous sommes à l’aube de nouveaux développements dans le transport, ajouta le Yankee. La diligence est dépassée... Vous êtes certainement au courant des machines à vapeur... Le fardier de monsieur Cugnot.
— Euh… Oui… Cet homme est une vraie charge...
— J’ai imaginé, pour ma part, une série de chariots, plus grands que le vôtre, tirés par l’une de ces machines.
— Ah, oui? fis-je, en m’efforçant de paraître à la fois instruit et intéressé.
— Le problème est de les garder sur le bon chemin. Comme vous avez dû l’expérimenter, la force centrifuge vous déporte dans les tournants.
— Euh… Oui… Le vermifuge.
— Comment faire pour maintenir sur le chemin les roues de chaque wagonnet?
Je pris un air de circonstance en me grattant la tête à la bretonne.
L’homme se pinça le menton à l’américaine.
On eût pu entendre le cocher péter.
Désireux de briser le silence, j’eus alors ces paroles inventives...
— Voyez-vous, mon problème, ce sont tous ces imbéciles qui me raillent...
L’Américain me toisa en affichant un air gêné.
Se sentant sans doute visé, il hocha la tête et me fit un petit signe d’adieu.
Encore un de ces fous d’Amérique!
Le nouveau continent semblait attirer tout ce que la planète comptait d’excentriques.
Qu’avaient-ils donc à vouloir changer notre beau monde?
La France n’avait en rien besoin de ces machines infernales.
Le carrosse était, pour le noble, l’ultime moyen de locomotion et rien ne pourrait l’améliorer.
Je ne pouvais imaginer nos belles contrées sillonnées de chapelets de véhicules automates.
J’étais plongé dans ces pensées lorsque la diligence démarra sans prévenir et mon chariot s’élança à sa suite.
J’agrippai la corde raide et repris mon odyssée.
Au passage, je saluai l’Américain d’un vilain geste qui manqua de me faire capoter.
— Bonne route..., me lança cet aliéné alambiqué, décidément bien candide.
Pour vous dire la vérité, plutôt que de me farcir l’esprit de sa science inculte, j’aurais préféré qu’il me porte à boire.
Enfin, notre passage prévu au relais de la Baie de la Raie me revigora.
J’allais y retrouver mes affaires et mes gens.
Dans quelques jours, je serais chez moi, dans un bon fauteuil, à rire de toutes mes mésaventures.
Depuis combien de mois étais-je parti?
Le temps me sembla clément...
Avril?
Mai?
Un quart d’heure plus tard, une pluie torrentielle se déversa sur ma pauvre personne.
Quelques ondées plus tard, la diligence ralentit enfin...
Je reconnus aussitôt le relais de la Queue-de-Rat.
J’avais les mains en sang.
Le lien qui m’enlaçait m’avait cinglé le dos de cent morsures.
Un nègre n’eût été si bien flagellé...
En bref, j’étais usé jusqu’à la corde et la corde, elle aussi, s’était bien vite usée.
Ma ligne de traîne céderait bien avant la Baie de la Raie.
En passant non loin de la carcasse dépouillée du petit poney où logeait à présent un busard, je réalisai combien, à l’instar de l’épique chevauchée nocturne en compagnie du marquis du Picquet-de-la-Motte, je tournais en rond.
La diligence fit halte près des écuries.
D’un sage coup de dent, je coupai mon cordon ombilical.
Le chemin était boueux.
Je me hâtai en direction de l’auberge de peur qu’on ne me demande de payer, dès la première escale, le prix de mon transport.
La chance me sourit et personne ne me vit détaler.
Je partais avec l’intention de dénicher une corde toute neuve qui, je l’espérais, ne vaudrait pas celle pour me pendre.
À cette heure avancée de la journée, propice à la beuverie, un troupeau de ces abominables aborigènes s’était rassemblé près de l’entrée de l’auberge.
Je m’y mêlai incognito.
Je cherchais une bande, un lien, quelque chose qui puisse me rattacher à ma conduite.
Bon sang, j’avais pourtant bien mérité ma corde...
J’imaginai subtiliser à chacun des indigènes sa ceinture et en fabriquer une lanière de sellerie mais ces rustres n’usaient que de ficelles élimées ou de la volonté du Saint-Esprit.
Je m’intéressais de près aux bretelles lorsque je reconnus, accoudé contre une futaille, Bacri, mon valet de pied...
Que faisait le bougre dans ce relais alors qu’il devait m’attendre plus loin à la Baie de la Raie?
Ce manquement à mes ordres m’emplit d’une colère noire.
J’eus l’envie de le voir roué lorsque je réalisai que sa présence était mon salut tant espéré.
J’appelai Bacri de toutes mes forces.
À ma grande surprise, il me lança un regard dédaigneux et me tourna le dos.
Je m’approchai de lui, attirant son attention en agrippant le bas de son pantalon.
L’affreux me répondit d’une bordée de jurons, suivie d’une volée de coups de bâton.
Le malheureux ne m’avait tout simplement pas reconnu...
Je ne sais pas ce que la vue d’un misérable qu’on maltraite a de risible mais toute l’assemblée se délecta aussitôt de notre spectacle.
Tous ces abrutis se mirent à rire aux éclats comme si nous étions comédiens de grand renom en représentation devant le roi.
— Je suis ton maître! Je suis ton maître! ne cessai-je de clamer.
Bacri ne voulut rien entendre.
Voyant qu’il se donnait en spectacle, il ne fit que redoubler le nombre de ses coups.
— Je suis le marquis de X! Je suis le marquis de X! hurlai-je, à mon corps défendant.
À ces mots, la foule se mit à rire de plus belle.
On se frappait le genou.
On se frottait le ventre.
Il y en eut même qui en pleurèrent de joie.
Les bons mots et les astuces fusaient.
On railla ma taille.
On me nomma ‘Barbier de X’ qui coupe à la cour les favoris.
On me baptisa ‘Figaro’ qui coiffe sur le poteau l’homoncule.
Ce devait être le lieu car j’eus l’envie subite de faire le héron.
Malgré les coups à répétition, je haussai la tête et j’écartai les bras que j’agitai comme des ailes.
Cette surprenante réaction fit taire, à défaut des langues, le bâton.
Puis, butor, je me mis à décliner, dans une longue tirade assommante, le nom de mes ancêtres, fruits amers de mon arbre généalogique.
Ma folie subite cloua le bec de tous ces Buffons bouffons.
Croyez-le bien, il n’existe rien de plus terrifiant qu’un drôle d’oiseau...
Bacri reprit enfin ses sens.
Il m’observa de près, cherchant dans mes traits son maître d’antan.
La crasse de mes cheveux, de ma barbe, de mon visage, mes habits loqueteux de gueux et, ne l’oublions pas, le fait que j’étais à présent cul-de-jatte, tout cela ne l’aidait en rien.
Et pourtant, il leva les bras au ciel.
La foule retint son souffle.
— Mon maître! s’écria-t-il, sous le choc.
Soudain, tous ces misérables devinrent humbles.
Des rumeurs parcoururent l’assemblée.
On entend parfois dire que, sans son apparat, la noblesse n’est rien...
C’est faux.
Il rayonne de nos personnes un je-ne-sais-quoi qui fait que, où que nous allions, quels que soient nos habits, le plus grand respect finit toujours par nous échoir.
— Ma parole, que vous est-il arrivé? demanda Bacri, avec une compréhensible curiosité.
— Mais rien… Ce n’est rien du tout, répondis-je flegmatiquement. Où sont mes affaires? Mon carrosse?
— Euh… C’est que…
— Parle.
— Euh… Euh…
— Parle, vaurien!
— Ben… C’est-à-dire…
Soudain, un auditeur cria bien haut et fort:
— Il a tout perdu au trictrac!
Cette fois, c’est de Bacri qu’ils se moquèrent tous.
Le public éclata de rire à ses dépens.
— Est-ce vrai? lui demandai-je, déconcerté.
— C’est que nous vous pensions disparu… Ou enlevé… Ou bien mort.
— Pourquoi es-tu resté par ici?
— Les autres sont retournés à Paris... Moi, je travaille ma dette. Je suis garçon d’étable et puis je me suis trouvé une fiancée. Je vais me marier.
À ce mot, le rire fit place à l’admiration.
Bacri était derechef le héros.
Je voulus l’injurier comme jamais mais, entouré d’un public aussi inconstant, je me décidai à rouler sur des œufs.
Que ce soit à Pâques ou à la Trinité, les grands sentiments font toujours recette dans notre pays.
Et comme le dit si bien Colomb...
Plutôt que d’aller se le faire cuire, je préfère encore le tondre.
— Eh bien, je te félicite, mon bon ami! m’exclamai-je avec enflure au profit de l’assemblée. Recevez, ta fiancée et toi, tous mes meilleurs vœux de bonheur.
La foule applaudit en chœur.
L’esprit de la noce avait pris le dessus.
— Boudiou, allons fêter ça! cria un vaurien, déjà en état d’ébriété.
On entoura Bacri comme un frère.
On glissa une fleur à travers sa boutonnière.
On lui tapa dans le dos.
On lui serra la main.
On le louangea si bien qu’il fut porté dans l’auberge où tous comptaient l’encenser.
Je l’appelai...
Mais, Bacri m’ignora complètement.
Je m’apprêtais à le suivre dans l’établissement lorsque la Barbue me stoppa du pied.
Elle montra du doigt un panneau duquel je pus lire...
Les mendiants sont interdits.
En vérité, je ne lus rien du tout puisqu’il s’agissait fort logiquement de l’idéogramme connu de tous.
— Je ne suis pas un mendiant..., lui dis-je.
— As-tu de l’argent?
— Non.
Déterminée à m’empêcher d’entrer, l’imposante femelle se lissa le bouc et croisa ses bras épais sur sa poitrine de potirons.
Mes nerfs se contractèrent à me mettre en boule et, tel un chien dans un jeu de quilles, je voulus lui mordre les mollets.
Puis, ma noblesse l’obligea...
Je m’éloignai, la queue entre les jambes.
La femme à barbe n’avait pas entièrement tort...
Un cul-de-jatte sans argent n’était assurément pas loin de la mendicité.
Qu’allais-je devenir à présent?
J’étais loin de Paris, sans sous, sans soutien, sans souteneur.
La diligence venait même de repartir.
Je songeais à écrire une lettre à mon père mais comment lui décrire mon état de misère.
Et ma douce mère, comment jugerait-elle de ma déchéance?
Mon orgueil chassa vite ces pensées défaitistes.
J’avais fui le giron familial pour devenir un homme, grand et fort, un libertin qui plus est.
Je reviendrais en seigneur puissant, en aventurier intrépide, en être d’expérience et de savoir.
Pas question que je me montrasse en pauvre infirme prêt à quémander son retour.
J’avais, à présent, le cœur comblé de rage et la tête gonflée d’orage.