Apprentissage Libertin - Chapitre 12
Apprentissage Libertin - Chapitre 12
Mon inexpérience ne m’ayant pas permis de me transformer en libertin digne de ce nom, j’eus la capacité intellectuelle d’élaborer le plan de notre évasion.
Après quelques mois passés à croupir dans cette geôle, je réalisai combien le fait de ne pas être enchaîné comme mon compagnon pourrait nous être utile.
Lorsque le marquis de Montant-le-Ménil s’assoupissait ou devenait trop grincheux pour partager un souvenir dissipé, je me traînais à travers les dédales de mon oubliette pour en explorer les moindres petits coins.
À l’exception d’un vieux fou qui aboyait comme un chien enragé à chaque fois que je m’en approchais, les autres cachots étaient inhabités.
Vous vous demandez certainement pourquoi nous étions si peu nombreux dans une institution réputée pour sa surpopulation.
Eh bien, contrairement à la croyance du peuple, qui se laisse facilement mystifier par amour de l’autoflagellation, les prisons de France, malgré une époque de fort mécontentement plébéien, étaient vacantes.
Le roi ne retenait nullement le fleuron de sa population dans un système organisé, criminel et carcéral.
En réalité, à nous loger dans sa maison, nous lui coûtions cher.
Des restrictions budgétaires forçaient notre souverain à pendre ses sujets les plus violents et à déporter le reliquat vers les Amériques.
Ainsi, la prison de Nantes, comme la Bastille à Paris, sa sœur cadette, était quasiment inoccupée.
De plus, suite aux jacqueries récentes, les conseillers de Louis XVI, notre sage et bon roi, avaient encouragé le laxisme des magistrats afin qu’ils pussent, dans l’éventualité d’un brusque changement de vent, afficher un minois magnanime.
Pour ce qui est de mon affaire personnelle, la logique eût voulu que l’on me jetât dans le premier bateau en partance pour les îles mais, si un unijambiste, même borgne, donne un certain cachet à un équipage, un cul-de-jatte porte une poisse spectrale à ces marins facilement noyés dans un verre de spiritisme.
Quant au marquis de Montant-le-Ménil, je ne sus jamais la raison véritable de sa détention.
J’en vins néanmoins à supposer que sa déficience sociale était sans nul doute son imagination galopante.
Au royaume des menteurs, le mythomane est roi!
Et qui veut, dans notre beau pays, usurper au monarque sa place, se voit escamoté d’un tour de passe-passe.
Bien qu’isolés, nous avions pourtant de la visite.
Chaque matin, une femme d’une laideur et d’une saleté exécrables nous apportait notre pâtée.
Le marquis de Montant-le-Ménil l’appelait Marie-Antoinette à cause de son goitre gigantesque décoré d’un collier de crânes d’avortons.
Mon compagnon affirmait que cette personne était si laide qu’à son arrivée sur l’île du Diable les forçats l’avaient aussitôt rejetée dans les cales du bateau.
Je dois admettre que, par comparaison, la Suie était une reine de beauté tant cette femme de l’autre monde, éclopée, ébouriffée, édentée, faisait peur à voir.
Après avoir déposé nos écuelles, la souveraine des sous-sols soulevait systématiquement ses sous-vêtements de souillon pour, sans se soucier, soumettre son saint des saints à nos sens scandalisés.
Tout en riant d’un rire scabreux, elle annonçait d’un ton poissard...
— La boutique est ouverte!
Devant l’étalage, le marquis de Montant-le-Ménil jurait sous cape et détournait les yeux.
La première fois, je fus choqué et imitai mon semblable.
Mais l’habitude se faisant, je fus tenté d’aller y voir de plus près.
Un matin, poussé par la hardiesse qui caractérise la jeunesse, je fis un mouvement en direction de sa proposition.
Pour m’aider, l’affreuse se tourna dans la lumière...
Déjà révulsé par l’odeur fétide qui s’échappait de ses parties, je découvris une jungle d’une épaisseur et d’une noirceur impénétrables.
Dans la folie de ma curiosité, je voulus presque y mettre la main lorsque je vis la toison s’animer du spectacle traumatisant d’un grouillement de parasites.
À ma réaction d’effroi, mon cauchemar éclata d’un rire graveleux puis nous quitta en chantant un refrain d’une vulgarité ordurière.
Le matin suivant, elle recommençait son manège...
Le marquis de Montant-le-Ménil jurait, après chacune de ses visites, que s’il était un jour libéré, il rédigerait une lettre cuisante aux instances pénales pour que l’on retire cette scandaleuse de l’administration royale.
Pour ma part, je ne lui en voulais pas.
On ressent toujours une certaine compassion pour la main qui vous nourrit.
J’avais été si mal alimenté hors de prison que je trouvais ce repas régulier réconfortant.
Alors que le marquis éructait violemment à chaque bouchée, j’avalais avec appétit ma bouillie grumeleuse sans me soucier d’identifier les abats avariés qui la composaient.
Le plat me rappelait le bon souvenir des tartines du marquis de Rollin-Ledru, les effets secondaires en moins.
Un jour donc, jouant avec la chaîne inusitée qui traînait là où normalement devaient se trouver mes pieds, je l’examinai de près.
Je découvris à ma grande surprise qu’elle portait le poinçon de la manufacture familiale.
J’eus alors le souvenir d’une conversation à table où mon père se vantait d’avoir touché une commande royale.
Il riait de sa perfidie à offrir un produit inférieur à prix enflé.
Les comptables du royaume s’étaient laissés berner et corrompre.
Je fis part de mon souvenir au marquis de Montant-le-Ménil qui sembla fort intéressé par mes révélations.
En effet, en y regardant de très près, on distinguait une faiblesse là où le bracelet était soudé à la chaîne.
En frappant d’une masse ou d’un objet lourd, il était fort possible que le maillon faible cédât.
Le marquis de Montant-le-Ménil se découragea aussitôt devant notre manque d’outillage.
Pour ma part, encore plein d’imagination, je proposai de déchausser un bloc de granit du mur de notre cachot en grattant la bauge rendue friable par l’humidité et l’urine.
Une fois libéré de ses chaînes, ce serait à mon compagnon de prendre l’initiative.
Je grimperais sur son dos comme un enfant jouant à cheval et nous détalerions à toute allure hors de notre basse-fosse.
Je me mis aussitôt au travail.
Il me fallut des semaines pour que, aidé de mes seuls ongles que je ne cessais de retourner, je puisse déchausser un parpaing.
Le marquis de Montant-le-Ménil, rechignant devant tout travail manuel, se contenta de me divertir par des chansons de son répertoire libertin.
Le soir d’un orage violent nous sembla propice à la mise en œuvre de notre plan d’évasion.
Le lourd bloc de granit en mains, je rampai jusqu’au marquis de Montant-le-Ménil et je le lui tendis.
L’action demandait du doigté et de la précision.
Il s’agissait de frapper juste à l’endroit où le maillon de la chaîne rejoignait le bracelet.
Un écart et l’on pouvait se fracasser la cheville.
À pied d’œuvre, le marquis de Montant-le-Ménil trouva soudain l’exercice périlleux.
Il me pria de le faire à sa place...
J’étais assez adroit dans mon enfance pour les jeux de quilles et j’espérais qu’à l’heure de la délivrance ma main serait aussi habile.
Désireux de protéger mon compagnon, en cas d’échec involontaire de ma part, j’encadrai sa cheville de mes moignons afin de prendre sur moi le résultat de mon imprécision.
À la première tentative, je levai la pierre au-dessus de ma tête.
La cible me sembla minuscule.
J’attendis le prochain éclair qui, de sa puissante clarté, graverait sur mon œil la marque du but.
Je frappai.
L’instant eut beau être rapide, je sus durant la course de mes bras, avant même que la pierre ne heurte, que j’avais raté.
Mon hésitation m’avait condamné.
Le bloc de granit vint fracasser mon moignon avec la force du forgeron encorné qui, à défaut de sa moitié, cogne de sa masse le métal mugissant de son enclume.
Je hurlai de douleur comme jamais.
Les terminaisons nerveuses tranchées lors de ma dernière amputation demeuraient d’une sensibilité extrême.
Par chance, le tonnerre couvrit mes cris.
C’était plus par coquetterie que par crainte de réveiller nos geôliers.
Mon compagnon m’insulta pour ma maladresse et m’enjoignit de recommencer.
Malgré les larmes qui me coulaient des yeux et la douleur qui me faisait trembler des mains, j’eus l’audace de m’y reprendre.
Je levai bien haut le bloc de pierre et attendis un nouvel éclair.
Cette fois-ci plutôt que de frapper comme la première fois, je laissai tomber mes mains entraînées par le poids.
Cela n’aida en rien...
Je ratai ma cible et, pour la seconde fois, écrasai mon moignon à l’identique.
Le corps humain est ainsi fait qu’un premier choc violent est toujours le plus douloureux.
Je vous invite à en faire l’expérience.
Frappez-vous le pouce gauche d’un fort coup de marteau.
Vous souffrirez affreusement...
Maintenant, frappez-vous de la même manière sur le même pouce au même endroit.
Eh bien, vous verrez que la seconde fois, le corps a déjà moins mal.
La souffrance ne suit pas les lois de la mathématique.
Si vous osez poursuivre l’expérience, vous verrez qu’à chaque fois les douleurs sont moindres.
Vous pourriez persévérer ainsi jusqu’à ne plus rien sentir du tout ou jusqu’à la syncope.
Cette importante découverte pour les sciences, je la fis cette nuit-là...
Plus je ratais, moins je souffrais, mais plus j’avais à cœur d’y parvenir.
J’en devins forcené, criant, hurlant, pleurant ma volonté furieuse de briser les chaînes de mon ami.
La probabilité veut que si vous donnez un marteau à un aveugle, il finira bien, un jour ou l’autre, par frapper un clou.
De même, sans avoir compté le nombre de mes tentatives, j’eus enfin la main heureuse.
Le granit heurta la chaîne à l’endroit précis où je le désirais.
Le maillon éclata telle une noisette de Formose qu’on brise entre les dents d’un chinois casse-pieds dont le crâne est enserré des mâchoires d’un étau casse-tête.
Le marquis de Montant-le-Ménil fut fou de joie.
Il m’encensa en me promettant qu’il m’inonderait jusqu’à la fin de ses jours de tous ses bienfaits et de sa reconnaissance éternelle.
Venant d’un pareil ami, j’en eus chaud au cœur et regonflé, plein d’enthousiasme, faisant fi de la fièvre qui vrillait mes veines, je m’attaquai à son second pied avec la même détermination.
J’essuyai une nouvelle série d’échecs douloureux mais le marquis m’encouragea d’insultes particulièrement offensantes qui eurent pour effet de me fouetter l’âme.
J’entrai dans une transe inconnue et mystique.
Je devins sourd à l’orage et à mon compagnon.
Je ne voyais plus les murs du cachot.
J’étais dans un long couloir blanc éblouissant.
Au fond de ce dernier, Isabelle me tendait les bras.
Je m’approchais d’elle, d’abord au pas, puis en courant, mais, malgré le fait qu’elle demeurait immobile, je ne parvenais jamais à l’atteindre.
Tout à coup, un feu se déclencha entre nous.
Isabelle se mit à hurler de crainte d’être avalée par les flammes.
Je me démenais, prêt à bondir dans la fournaise, lorsque j’entendis le bruit caractéristique du maillon qui cédait.
Je m’éveillai à la réalité.
Mes extrémités étaient en sang.
Je levai les yeux vers le marquis de Montant-le-Ménil.
Il me baisa le front et se dressa d’un bond.
Il agita ses jambes puis fit quelques exercices d’assouplissement.
Exténué, blessé, je le regardais faire, conscient que sa libération était aussi la mienne.
Je lui tendis les bras, comme un enfant qui implore sa mère, afin qu’il me porte loin de cet enfer breton, mais, curieusement, le marquis décida, à ce moment précis, de changer notre plan.
Il me considéra de sa hauteur, me fit un signe imprécis de la main et quitta le cachot en toute hâte.
Je compris à son geste qu’il partait en éclaireur, voir si la piste était libre.
Je savais au fond de moi que cet homme, ce seigneur de France, ne pourrait m’abandonner.
Je rampai jusqu’à ma couche.
La douleur m’assaillit.
Mes moignons, enflés et difformes, pulsaient et rayonnaient d’une souffrance intolérable.
Je me forçai à imaginer Isabelle.
Mon rêve éveillé de tout à l’heure m’avait fait l’effet d’une prémonition.
J’avais déjà lu de ces histoires où l’amoureux, bien qu’à des milliers de lieues de sa bien-aimée, était averti de son danger imminent.
Était-ce le cas?
Était-elle menacée?
Par qui?
Par quoi?
Que se passait-il dans le monde?
Cette inquiétude subite me plongea dans une torpeur noire.
L’orage cessa.
Je réalisai que mon compagnon était parti depuis des heures.
L’aube n’allait pas tarder à naître.
Mû par la force qui habite l’homme anxieux, je rampai vers les autres cellules.
Je n’avais pas parcouru trente pieds que je découvris avec horreur ce qui s’était passé.
Un abruti, probablement un de ces geôliers ivres qui venait faire sa ronde tous les trente-six du mois, avait ôté la dalle de fer qui recouvrait la fosse de l’égout.
Il était clair que le marquis de Montant-le-Ménil, aveugle au danger devant lui, était tombé par mégarde dans le trou.
Mon absence de jambes, m’obligeant à me coller le nez à terre à la manière d’un gastéropode, m’avait sauvé d’une mort certaine.
Étais-je donc condamné à tous les malheurs de la terre?
Mon grand ami, en route pour me délivrer, avait subi une fin tragique et sa mort scellait ma propre condamnation à une existence d’isolement forcé.
J’en deviendrais aussi fou que le vieillard du cachot voisin et je nous voyais un avenir à nous chamailler comme chien et chat.
J’étais au bord du gouffre, à vider mon âme de toutes ses larmes, lorsqu’un bruit terrible résonna à travers les murs de la prison.
On tapait.
On hurlait.
On s’agitait dans une cacophonie toute nouvelle.
Je compris aussitôt que nos gardiens avaient découvert notre tentative d’évasion.
Le corps de mon ami avait-il été refoulé sous le siège de Marie-Antoinette trônant dans son lieu d’aisances?
Je vis alors, au loin, des lueurs de torches.
Que pouvais-je bien faire?
Rebrousser chemin?
Fuir?
À la vitesse de l’escargot, ils auraient tôt fait de me déguster au beurre blanc.
Je me sentis en fin de course.
J’avais tout perdu, jusqu’à la raison...
Je n’eus alors qu’une seule envie, celle de rejoindre mon pauvre compagnon dans la mort.
Sans autre ressource, je me jetai la tête la première dans l’orifice béant.