Apprentissage Libertin - Chapitre 13
Apprentissage Libertin - Chapitre 13
Qui n’a jamais plongé dans un égout n’imagine pas la pestilence des affaires humaines.
Je n’ose décrire ici ce que j’avalai ou écrasai entre mes doigts.
Je me souviens d’avoir sombré dans un abîme puis, ayant touché le fond, d’avoir été secoué comme sous les mains d’une lingère de Saint-Denis.
Lorsque je remontais à la surface pour inhaler l’air putride, j’étais aussitôt tiré vers le fond par des remous puissants.
J’en devenais moi-même étron, éjecté parmi la diarrhée d’un fabuleux géant.
Où allais-je ressortir?
Là, où, dans la joie, la douce France rejette, de ses contrées, ses nécessités...
La mer.
Lorsque je repris conscience, j’étais bercé par le ressac et je vis, au-dessus de ma tête, le vol des mouettes.
Écartelé sur mon rocher, je me crus Prométhée, affligé d’un sérieux mal au foie.
Je comptais attendre la marée montante pour qu’elle achève son œuvre lorsque j’entendis le son des avirons brisant la surface de l’onde.
Je levai une main implorante.
— Ohé, du bateau..., dis-je, dans un dernier souffle.
Je vis un homme se dresser dans sa barque.
À contre-jour, je ne distinguais pas ses traits.
Il me regarda longtemps comme s’il hésitait à me secourir puis il observa sereinement...
— Vous, on peut dire que vous êtes collant...
Le choc, lorsque je reconnus la voix du marquis de Montant-le-Ménil, sain et sauf, me pétrifia sur l’instant et je ne sus que répondre.
Il approcha sa barque et me tira d’un coup sec à bord.
— Vous n’êtes pas beau à voir..., me dit-il. Dieu soit loué, le vent souffle dans le bon sens.
— Que… Que vous est-il arrivé? m’enquis-je.
— Écoutez, mon ami... Je ne vous ai pas tout dit. L’affaire remonte à ma plus tendre enfance. Une méchante chute de poney a fait que, depuis, je ne puis soulever la moindre charge... Je ne voulais pas vous le dire de peur que vous ne me laissiez en plan.
— Voyons, jamais je n’aurai fait une chose pareille.
— Je le sais, à présent, et je vous le pardonne, me lança, magnanimement, le marquis de Montant-le-Ménil.
— L’important est que le destin nous ait à nouveau réunis, me réjouis-je.
— Vous êtes, bien évidemment, passé par l’égout.
— Oui, un imprudent a ouvert la trappe…
— Je connais ce chemin d’évasion depuis des années. Il m’avait été signalé par le détenu qui avait expiré avant votre arrivée. Mon problème était ces satanés fers... C’est que tout le monde n’a pas votre chance.
— M’ayant dérobé mes jambes, elle court à présent plus vite que moi, conclus-je, en philosophe.
— Allons, fuyons d’ici car ils ne vont pas tarder à flairer votre trace.
— D’où proviennent cette embarcation et vos vêtements?
— J’ai emprunté le tout à un ostréiculteur qui possède des parcs à huîtres à la sortie de l’égout... Encore un de ces produits bretons qui incite à la dégustation.
— Où allons-nous?
— Prenons le large au plus vite. En nous hâtant, nous serons demain en Angleterre.
— En Angleterre? Ils nous pendront comme espions, m’inquiétai-je.
— Rien à craindre... Je parle parfaitement leur langue. Laissez-moi faire... Par contre, vous pourriez prendre les avirons.
— C’est que…
— J’ai déjà ramé depuis la plage. Je suis à bout... Et, n’oubliez pas que je me suis déjà fatigué en assommant l’amareyeur.
Je n’avais rien à dire à cela.
Il était bien le maître à bord.
Malgré mes blessures aux mains, je calai mes moignons au fond de la barque et me mis à souquer.
L’eau de mer avait brûlé mes plaies.
Je souffrais à chaque effort mais je ne saignais plus.
Le courant nous aida et nous prîmes rapidement le large.
Après une heure, le temps changea.
Le vent se leva et la mer s’agita.
La pluie ne tarda pas à tomber.
Le marquis de Montant-le-Ménil se couvrit la tête d’une bâche et s’agrippa à une corde.
Je rangeai les rames au fond de l’embarcation et m’accrochai comme je le pouvais.
Il paraît que, dans les annales de la navigation, la tempête du 15 juillet 1789 au large de Nantes fut parmi les plus terribles.
Les lames devinrent géantes.
Nous fûmes secoués tels les hosties d’un curé spasmophile lors d’une eucharistie séismique.
Nous crûmes mille fois périr.
Le marquis de Montant-le-Ménil était pourtant d’un optimisme inégalé.
Plus les éléments l’agitaient, plus il chantait fort.
Il n’avait point crainte de s’adresser directement à Dieu, le provoquant, l’insultant, l’invectivant de mille outrages verbaux.
Je l’enjoignis de cesser, de peur de voir redoubler le divin courroux, mais mon compagnon ignora mes prières.
Finalement, à tant s’échauffer la bile, il finit par s’endormir alors que, pour ma part, je ne cessais de la rendre.
Après une nuit infernale, la tempête se calma.
Nous étions toujours en vie.
Entre deux vomissements, j’avais écopé jusqu’à l’aube.
J’étais éreinté, transi, un mourant en sursis alors que mon compagnon de croisière se réveillait le teint frais, reposé, sifflotant un air guilleret dans la fraîcheur du matin.
À cet instant, j’admirais le marquis de Montant-le-Ménil comme personne et fus de nouveau prêt à ramer pour lui jusqu’en enfer.
Je connaissais d’ailleurs très peu de chose de l’Angleterre...
Plus tard, le marquis de Montant-le-Ménil décrivit, pour m’instruire, les aventures amusantes qu’il y avait vécues.
Alors que je n’avais de cette nation qu’un a priori fort négatif, mon compagnon semblait trouver à ces barbares bon nombre de qualités surtout dans le domaine du genre comique.
Personnellement, je doutais fortement qu’un théâtre étranger puisse égaler le summum de notre Molière national.
— Sont-ils au moins libertins? lui demandai-je.
— Non, le libertinage est un art de la France... Méfiez-vous tout de même de leurs appétits particuliers.
— Particuliers?
— Ils sont invertis par goût.
— Mon Dieu!
— Ce qu’ils répètent, volontiers, en fautant...
— Si nous ramions plutôt jusqu’en Italie, proposai-je, inquiet de ces mœurs.
— En Italie? pouffa le marquis de Montant-le-Ménil.
— Ne jouxte-t-elle pas la Bretagne?
— En effet, nous pourrions rendre visite au pape... Saviez-vous que c’est une femme?
Le marquis de Montant-le-Ménil éclata d’un rire puissant avant de poursuivre...
— Mon cher X, je crois qu’il n’est d’autre personne sur terre avec laquelle je souhaiterais partager mon esquif... Allons, à votre poste! Astiquez-moi ces rames pendant que j’en ferai autant de mon fût.
Nous devions être à plus de vingt mille lieues de la côte nantaise lorsqu’une frégate se dressa devant nous comme un monstre marin émergeant de la brume.
Tout y était silencieux à bord.
Imaginant qu’on avait lancé à nos trousses la marine de guerre, je ne pus saluer cet infortuné croisement que d’un coup de clairon retentissant et odorant.
— Silence! s’exclama le marquis de Montant-le-Ménil. Vous allez nous faire repérer.
Le navire n’avait hissé aucune couleur.
Tout à coup, un sifflet brisa la brume et, cette fois-ci, ce ne fut pas moi.
On distingua un visage sur la dunette.
Il s’ensuivit des paroles sourdes.
Sur cette mer d’huile, n’étant pas de taille à nous battre, nous n’avions d’autre recours que de nous identifier.
Mon compagnon se dressa dans la barque et leva une main fraternelle.
Alors qu’une ribambelle de têtes décorait à présent les gaillards, le marquis de Montant-le-Ménil s’écria...
— Ohé du bateau! Êtes-vous Rosbifs? Rosbifs?
— Vous pensez que ce sont des Anglais? lui demandai-je.
— Assurément...
— À quoi le voyez-vous?
— Les matelots ont le visage propre.
Alors que nous n’étions plus qu’à quelques brasses, on vit, hissé au gaillard d’arrière, l’immonde « pavillon de l’Union », drapeau de l’hégémonique et perfide Albion.
J’en frissonnai.
Je me vis pendu au grand mât dans le prochain quart d’heure.
Le marquis de Montant-le-Ménil leva les bras au ciel louant hypocritement la divine Providence.
Il se mit à parler en anglais, langue dont je ne possédais pas la moindre notion.
Un matelot lança une ligne que j’attrapai en pleine tête.
À la vue de mon état, le marin se mit à hurler...
— Rats fous gisent! Rats fous gisent!
À entendre ces cris épouvantés, je crus qu’ils allaient nous couler d’un coup de canon mais l’équipage se contenta, par de grands gestes, de nous encourager à nous approcher.
Des rats fous, lunatiques ou enragés, j’en avais combattu bon nombre en prison.
Craignaient-ils que notre coquille de noix en regorge?
Que nos rats supérieurs allassent compromettre les leurs?
Ne voulant paraître inamical, estimant que mes paroles pouvaient être interprétées dans les deux sens, je me mis aussi à leur crier...
— Rats fous gisent! Rats fous gisent!
— Vous parlez anglais, à présent? me demanda le marquis de Montant-le-Ménil, inquiet.
— C’est de l’anglais?
— Ils nous prennent pour des réfugiés.
— Réfugiés de quoi?
— Taisez-vous! Laissez-moi faire...
Et mon compagnon de gonfler le torse et d’expectorer...
— Rats fous gisent! Rats fous gisent!
Un homme, extrêmement élégant dans un uniforme de capitaine, qui, en toute logique, était le capitaine, ôta son bicorne et nous salua tête basse.
J’enroulai un filin autour de ma taille et fus, non sans avoir bu la tasse à maintes reprises, hissé à bord.
Nous fûmes accueillis par une clameur générale.
Le marquis de Montant-le-Ménil adressa la parole à nos sauveurs mais personne ne semblait le comprendre.
Je crois qu’il leur parlait plutôt en italien...
Ces Angliches, d’apparence extrêmement nette, et bien nourris, étaient horrifiés par mon aspect physique.
Je ne veux pas entrer dans une longue description mais je crois que, après mon évasion, on aurait pu me méprendre pour l’époux de Marie-Antoinette, ce souverain de la sentine.
Vu sous ce jour, je confirmais l’idée qu’avaient les Rosbifs de notre pays...
La France n’était à leurs yeux qu’une vaste prison de Nantes, un trou à rats dément et absurde.
Les superstitions de mes compatriotes leur étant inconnues, ces marins ne me rejetèrent pas par-dessus bord.
Bien au contraire, je fus aussitôt transporté par deux solides hommes d’équipage dans une infirmerie reluisante.
Un officier médecin m’examina.
À la vue de mes plaies, de mes membres amputés, de mes mains entaillées, il posa une main douce et chaleureuse sur mon front.
Il afficha un regard rempli de compassion.
Sur son ordre, un jeune garçon lui apporta précautionneusement un flacon qu’il déboucha.
L'officier imbiba un chiffon et me le colla sous le nez.
Je résistai à ce que je pris pour un meurtre puis sombrai dans le noir.
À ma grande surprise, je me réveillai.
J’étais pansé de la tête aux moignons.
J’étais habillé de neuf.
On m’avait même lavé, rasé la barbe et coupé les cheveux.
Je renaissais à l’humanité...
Quel paradoxe que d’être aussi bien traité par les pires de nos ennemis.
Le jeune garçon m’aida à m’asseoir à la table de ma cabine où il me servit à manger.
Cette nourriture était si riche, si copieuse, le fumet en était si enivrant, que je ne pus contenir des pleurs de joie.
Le garçon s’inquiéta de mon refus de me restaurer.
Je lui pris la main et la secouai fortement pour lui signifier ma gratitude.
Il accepta ma reconnaissance et, lui aussi, ne put s’empêcher d’épancher une larme attendrie.
Je me mis à dévorer tel Pantagruel après carême.
Je vois, cher lecteur, vos visages horrifiés à l’idée que j’aie pu traîtreusement avaler une seule bouchée de ces cuisiniers de Jeanne d’Arc.
Eh bien, je le fis sans remords et, permettez-moi de vous dire que ces Angliches sont de fins cordons-bleus.
Je n’ai jamais mangé avec tant d’appétit qu’à leur table.
Après mon rot, un solide marin vint me chercher.
Me prenant dans ses bras, il me porta sur la dunette où je m’assis près du marquis de Montant-le-Ménil qui fumait du tabac.
Le vent s’était levé.
Un soleil radieux avait percé les nuages.
Rafistolé, réconforté, repu, j’eus pendant un bref instant un fort sentiment de bonheur.
— Ma chance tourne, se félicita le marquis de Montant-le-Ménil.
— Où voguons-nous? lui demandai-je.
— Je ne sais pas... Douvres, peut-être.
— Leur avez-vous demandé?
— Ces ahuris de Rosbifs parlent avec un tel accent qu’on ne peut rien en tirer... Je parle l’anglais des nobles d’Oxford et de Cambrai, pas leur patois impossible.
— Un peu comme le breton, chez nous.
— Exactement!
Mon compagnon me proposa une pipe de tabac de Virginie que j’acceptai sans me méfier.
Je n’avais pas l’expérience de ce passe-temps fumeux.
Une ou deux bouffées plus tard, je rejetais à la mer mon délicieux repas, sanglotant de voir liquidée aux poissons ma propre subsistance.
Heureusement, un nouveau repas nous fut servi le soir même, cette fois-ci, en compagnie du fringant capitaine.
Assis à sa table, je fus surpris lorsque le noble personnage leva son verre et dans un français irréprochable, nous dit...
— Mes pauvres amis, nous sommes heureux de vous avoir recueillis à notre bord et je bois à votre courage.
Nous trinquâmes d’un délicieux vin sucré qui n’avait rien à voir avec celui du marquis de Rollin-Ledru.
— Racontez-nous la triste situation dans votre pays, s’enquit-il.
— Heu… Elle n’est pas bonne… Ni complètement mauvaise..., affirma, en révélant ses origines, le marquis de Montant-le-Ménil.
— Que savez-vous des événements de Paris? Le peuple aurait pris la Bastille...
— La Bastille?
— Une foule aurait même libéré la prison de la ville de Nantes, au large de laquelle nous patrouillons, en ce moment.
— C’était donc ça, tout ce vacarme! m’exclamai-je.
— Nous sommes encore devant Nantes?! s’effraya le marquis de Montant-le-Ménil.
— N’ayez crainte, mes braves, poursuivit le capitaine, vous êtes en sûreté... Vous avez eu raison de fuir la folie de la Révolution. Nous prions pour que votre roi soit épargné... Nous allons vous emmener dans un endroit sûr où vous pourrez vous joindre aux forces libres de la France Royaliste et préparer la reconquête de votre royaume au nom de la noblesse européenne. Vive le roi de France et…
Le capitaine se dressa d’un bond. Levant son verre bien haut, il s’écria...
— Gobe le pouding!
Les officiers attablés et le marquis de Montant-le-Ménil se dressèrent à leur tour d’un formidable...
— Gobe le pouding!
Dans l’enthousiasme général, j’oubliai complètement que je n’étais qu’un malheureux cul-de-jatte.
Je voulus me lever sur mes jambes mais ne fis que glisser de ma chaise.
Agrippant par réflexe la nappe blanche, j’entraînai dans ma chute tout son contenu.
La soupière sur la tête, le visage brûlé par la soupe au poireau, j’eus tout de même l’honneur de lever mon verre et de clamer bien fort...
— Gobe le pouding!