Apprentissage Libertin - Chapitre 14
Apprentissage Libertin - Chapitre 14
Par la suite, je restai dans ma cabine à oindre mes brûlures et à panser mon amour-propre.
Le marquis de Montant-le-Ménil vint m’apporter de terribles nouvelles de notre pauvre pays.
La France était à feu et à sang.
Sous couvert d’une révolution des pauvres et des miséreux, des bourgeois de Paris et des roturiers de province voulaient abattre notre vénérable monarchie.
La noblesse et le clergé étaient désemparés.
Les rumeurs les plus fantasques couraient.
On n’était sûrs de rien...
Notre roi avait peut-être même déjà disparu.
— Qu’allons-nous devenir? demandai-je, affolé d’entendre ces effroyables nouvelles.
— Très cher ami, s’enflamma mon compagnon... Je jubile! Je m’extasie! Je jouis! Quelle félicité que de savoir mes misérables compatriotes embarqués dans une aventure dévastatrice. Je retire tout ce que j’ai dit... Les Français ne sont pas complètement indolents. Il est de rares instants où ils quittent enfin leurs couches et déferlent dans les rues, non pas pour bâtir, pour élever leur nation, mais pour tout y saccager... Des idées honteuses qu’ils ruminent, de leurs mesquines jalousies et de leurs basses querelles, ils font un mouvement populaire à teneur philosophique. Ils se font chantres de la liberté et de l’universalité des droits de l’homme alors qu’ils ne provoquent que la rapine, la vengeance et le meurtre dans une exaltation effrénée et sauvage.
— Mon Dieu, que va-t-il se passer? m’inquiétai-je.
— Le pire et mieux encore! Ah, j’ai hâte d’aller voir, en personne, mais j’augure de carnages, de pillages et d’exactions en tous genres. Mon ami, rien que d’en parler, ma sève bout... Ayez la bonté de me prêter votre couchette un moment.
Le marquis de Montant-le-Ménil prit un tel plaisir à imaginer ce qui n’était rien d’autre que la fin du monde que j’en eus honte pour lui.
Je ne pouvais point me joindre à sa volupté.
Je ne voyais que ma pauvre famille, noyée dans le tumulte...
Le rêve prémonitoire, où Isabelle m’était apparue entourée de flammes, me revint à l’esprit.
J’eus la certitude qu’elle était en danger de mort.
Je craignais, avec un profond serrement au cœur, la rencontre entre ma belle et noble amie et la fange humaine du peuple déchaîné. Subitement, le but de mon existence me sembla plus clair que jamais.
Je devais sauver Isabelle du malheur annoncé.
Je ferais alors d’une pierre deux coups, puisque ce sauvetage deviendrait ma propre rédemption.
Mon compagnon étant trop occupé avec lui-même et décidé à fuir au plus vite, je rampai aussitôt hors de ma cabine.
Je tentai de grimper les marches raides qui mènent à la dunette lorsqu’un de ces braves marins anglais, sans même que je lui demande quoi que ce soit, m’y transporta.
Le capitaine, qui surveillait la bonne marche de son commandement, vint me saluer d’une poignée de main chaleureuse.
— Mon très cher monsieur, je vous souhaite bien le bonjour... Ne désespérez pas car nous attendons un navire ravitailleur. Nous vous transborderons et il vous mènera jusqu’à Jersey... Connaissez-vous les îles de la Manche? Elles sont pareilles à un divin petit morceau de paradis. Vous y serez traité comme un fils local et vous y retrouverez d’autres réfugiés qui préparent le débarquement.
— Le débarquement?
— La France ne doit pas sombrer dans le chaos. Il est un devoir des couronnes d’Europe de s’allier et de libérer la Gaule.
— Heu… Oui… Merci.
Le capitaine posa une main amicale sur mon épaule et poursuivit...
— À propos de Gaule, votre ami... Ce monsieur de Montant-le-Ménil, ne serait-il pas un petit peu libertin?
— Euh… Je… Je… Pourquoi?
— Si vous le voyez... Soyez aimable de le rappeler à plus de discrétion autour de l’équipage... Nous autres Anglais aimons que nos parties privées demeurent… Occultes.
— Je lui en ferais partie… Euh… Part. Je lui en ferai part, capitaine...
Un sous-officier équipé d’une longue-vue s’agita et attira le capitaine vers lui.
Laissé seul, je me mis aussitôt à réfléchir à un plan pour retourner en France.
Je n’avais aucune envie d’aller me réfugier dans je ne sais quelle île des Antilles anglaises...
Il fallait impérativement que je quitte ce vaisseau.
Si nous naviguions près des côtes, il devait être possible de nager jusqu’à terre.
Je ne savais pas nager mais c’était peut-être l’occasion de m’y mettre...
Je me souvins alors d’avoir lu que la natation requérait l’usage de ses jambes.
Ah, j’étais maudit!
Convaincu à présent de la nécessité d’une embarcation, j’envisageai de subtiliser, la nuit suivante, une chaloupe.
Alors que je fomentais en pensées ma nouvelle évasion, je fus interrompu par l’agitation à bord.
Je me hissai sur le bastingage pour mieux voir ce qui se déroulait.
À perte de vue, la mer était recouverte des débris d’un affreux naufrage.
Me penchant par-dessus bord, je vis qu’il s’agissait essentiellement de cadavres de toutes tailles.
Des dizaines et des dizaines de corps flottaient paisiblement sur les ondes.
Les marins anglais, horrifiés par cette macabre découverte, en ôtèrent leurs bonnets à pompons.
Que se passait-il donc dans mon beau pays?
Isabelle, était-elle parmi ces pauvres gens?
Je voulus y regarder de plus près lorsque, par mégarde, je basculai en avant et tombai malencontreusement à la mer...
Chuter d’un gaillard d’arrière n’est point recommandé et je m’offris au passage une sévère bosse sur le crâne en heurtant l’enflure de la coque.
Au contact de mon bain forcé, la mer me tétanisa.
Je manquai de m’étouffer.
Je battis des bras.
Mon corps se raidissait.
Le sillage du vaisseau me tirait vers le fond.
Je luttais comme un diable pour ne pas sombrer.
Finalement dégagé des remous, je levai des bras paniqués pour qu’on vienne à mon secours et hurlai...
— Rosbif! Rosbif! Rosbif!
La frégate s’éloigna rapidement.
Le bruit des vagues et le cri des mouettes, attablées autour des dépouilles, couvraient ma faible voix.
Je me débattis, conscient que je n’allais pas tarder à couler à pic.
Désespéré, je m’agrippai à la première planche de salut venue.
En fait de planche, il s’agissait du cadavre d’une très grosse femme, à moins que, vivante, elle ne fût très maigre et que, immergée trop longtemps, elle eût gonflé comme ces rats crevés que l’on voit flotter dans les mares.
Je tentai d’y grimper comme sur un radeau mais elle se mit à tourner sur elle-même comme une toupie.
C’était bien le moment de m’inviter à une contredanse...
J’eus toutes les peines du monde à l’arrêter.
Finalement, je stabilisai son roulis, préférant lui tenir les jambes et user de sa personne comme d’une bouée.
Je ne sais pas si, cher lecteur, vous avez été en contact avec un cadavre de naufragé, mais je vous certifie que c’est une expérience des plus affreuses.
La peau d’un noyé prend une teinte grise, grasse et glissante qui rappelle celle des batraciens.
Victime d’un sort épouvantable, ma princesse, peu charmante, s’était transformée en grenouille...
Elle en possédait aussi les traits.
Son visage boursouflé, ses yeux écarquillés, sa bouche grande ouverte d’où s’échappait le ver grotesque de sa langue enflée, lui donnaient l’apparence du monstre mythique des marécages.
Évitant tout attouchement, j’enlaçai ses jupons.
Je sentis à la qualité de l’étoffe que c’était une femme de noble naissance.
Je fis une prière pour que, marquise ou comtesse, elle flottât dorénavant en paix et pour que le courant puisse nous ramener rapidement vers la côte...
Le désagrément des croisières en mer est bien l’ennui qu’elles procurent.
Il n’existe rien de plus monotone qu’une vaste étendue marine.
Par peur de me noyer, je devais rester éveillé et, pour ce faire, occuper mon esprit.
Je me mis à imaginer la vie de ma compagne de voyage.
Je lui donnai le nom de Micheline, marquise de la Pompe.
J’en fis une libertine truculente.
Si, à première vue, les traits gonflés de ma pauvre poupée m’avaient révulsé, avec le temps, je m’habituai à son visage déformé.
J’en vins à la trouver presque belle.
Durant les premières heures, au bord de la noyade, je n’avais pas complètement savouré le piquant de ma situation.
Disons-le comme il se doit...
J’étais à présent seul, en compagnie d’une dame libre de corps et d’esprit qui, j’en avais la certitude, me laisserait, sans me gronder, lui trousser le jupon.
Très lentement, mon esprit s’éveilla aux perspectives divertissantes de cette pittoresque rencontre.
Malgré le froid de la mer, je sentis comme une faible pulsation au creux de mes chausses.
Décidé à abuser de la situation, je tirai à moi les jambes de ma douce amie.
Raide comme un piquet, elle redressa aussitôt la tête.
À croire que la friponne devinait mes intentions...
Grâce à une approche lente et adroite, je gagnai de précieux centimètres.
J’avançai avec doigté et assurance.
Craignant qu’elle ne me démonte à chaque nouvelle vague, je l’étreignis sans mépris, sans détachement, pour terminer, à bout de souffle, au domicile conjugal.
Micheline demeura froide devant mes désirs mais elle se laissa faire...
Afin de stimuler mon ardeur retrouvée, je m’agitai doucement d’un mouvement d’avant en arrière, imaginant que la friction pourrait, en intensifiant nos ébats, accélérer notre locomotion.
Et puis, loin de toute terre, j’étais assuré que personne ne nous observerait.
Pour soulager un peu plus ma conscience, le brouillard s’était levé.
Pour mes lecteurs libertins obnubilés par la technique, je reconnais que Micheline, princesse des ondes, ne représenta pas la perte de ma virginité.
Bien que j’eusse pu en avoir l’intention, notre situation et notamment nos vêtements, impossibles à ôter, nous empêchèrent de nous aimer.
Pourtant, les yeux fermés, ma gymnastique amoureuse représenta une aventure chez Poseidon...
Si le froid empêcha également toute jouissance véritable, ces souvenirs me font à la fois frémir d’horreur tout en m’emplissant d’une forte émotion.
On raconte qu’on n’oublie jamais la première...
Je vois beaucoup de sagesse en cela.
Emmenée au paradis des nobles, la marquise de la Pompe aura eu plaisir à partager son corps une dernière fois.
Curieusement, estimant que je m’étais contenté, j’eus ensuite une très forte envie de l’abandonner.
L’être que j’aimais un instant, si tendrement, je le trouvais, le suivant, déplaisant au point de ne plus vouloir m’y accrocher.
L’amant est bien cruel...
— Adieu ma belle, lui dis-je. Je vous écrirai en enfer...
Je cherchais du regard une nouvelle conquête, lorsque je réalisai que le brouillard m’avait complètement enveloppé.
Je ne voyais pas plus loin que le nez de mon amante.
Affolé, je me mis à battre l’eau lorsque je sentis qu’on narguait mes extrémités.
Je crus d’abord qu’il s’agissait d’un gros poisson mangeur d’hommes mais, en réalité, j’avais heurté du sable.
Je me redressai, réalisant que, à défaut d’avoir pied, j’avais moignon...
Puis, à voir les vaguelettes qui refoulaient, je me rendis compte que ma marquise gonflée m’avait emmené à la plage.
Après avoir rampé un long moment sur le sable, je vis, au loin, une lumière qui dodelinait dans la brume.
Je voulais appeler à l’aide mais je claquais tellement fort des dents que je ne pus produire le moindre son.
Par bonheur, les secours s’approchèrent et j’entendis bientôt crier...
— V’là un! V’là un!
Soudain, deux grands gaillards coiffés de chapeaux ronds approchèrent.
Ils me toisèrent puis se signèrent.
L’un d’eux s’accroupit et je vis à la laideur malfaisante de son visage que c’était un Breton.
L’homme tira une hachette de sa ceinture puis, à la vue de ma frayeur, dit à son compagnon...
— Il bouge encore!
— Kez kon fez?
— Regarde-moi ça, y’en a un qui lui a coupé les pattes pour voler ses bottes...
— Pourkouez ze biottes?
— C’est qu’elles étaient en or... Les nobles en ont plein les bottes!
— Kek l’dernier, l’bas, kek ki zavions pouaint d’or… mêm’pouaint d’fouain.
— Ouais, mais il avait des bagues!
L’affreux tira de sa poche une main fraîchement tranchée dont chaque doigt était orné d’une quantité impressionnante de bagues et d’anneaux précieux.
Affolé à l’idée que ces vauriens ne m’équarrissent, j’eus la force de leur dire...
— Je n’ai point d’or! Je suis un pauvre naufragé, rien qu’un pauvre marin...
— Kré boudiou, kez k’un piauvre! s’écria le Breton.
— C’est que, nous autres, on ne ramasse que les nobles, précisa le mieux instruit.
— Pour leur couper les mains? demandai-je.
— Les doigts sont gonflés à cause de l’eau... On va les faire sécher dans un grenier.
— Vous pourriez ne trancher que les phalanges, leur fis-je remarquer.
Les deux Bretons se dévisagèrent.
— T’es malin pour un marin, dit le premier.
— Kez ké pouaint de pouar zi-zi, ajouta son complice. D’ouz kez ké, l’marine?
— Je viens de Nantes, répondis-je sans réfléchir.
— Négrier! Négrier!
— Saloupipiaou d’ezka-la-vagiste!
Les deux abolitionnistes se mirent aussitôt à me lancer de grands coups de pied dans le ventre.
— Ayez pitié, ayez pitié! Je ne suis qu’un simple matelot...
— M’zeuil, kek’n kul-de-jatte!
— J’ai eu les jambes arrachées par une baleine!
Les deux Bretons cessèrent de me battre.
— Boudiou, p’tet k’été une baleine de Cherbour’! fit l’un ébaubi.
— Attends voir, Kerozen... C’est qu’il cause comme le capitaine le baleiné... Fais voir tes paluches!
Je n’osais montrer mes mains à de pareils individus.
Ils me les tirèrent de force.
— Regarde-moi ça, elles sont toutes roses et douces... C’est des mains qu’ont point envergué!
— Pouaint kar-gué!
— Point bordé!
— Pouaint choz-qué!
— Point étarqué!
— Je viens de passer des heures à la mer..., me défendis-je. Mes mains sont gonflées comme celles d’un noble. Laissez-moi me les sécher et vous verrez qu’elles ont… Euh… Euh… Briqué.
Ma réponse ne faisait que repousser l’échéance mais j’avais au moins la perspective d’un bon feu.
— K’on li mez douans l’grenier pouar séchier, proposa l’affreux Kerozen.
— Pas avec notre trésor, abruti!
— Ouk’ez kon l’mène?
— On n’a qu’à le déposer en attendant chez monsieur le curé.
— Oui, merci, mes amis... Merci de tout cœur!
Les deux Bretons m’agrippèrent chacun par une épaule et me tirèrent vers les dunes.
— Qui sont tous ces noyés qui s’échouent sur vos plages? leur demandai-je.
— Ça c’est le système!
— Le système?
— Les nobles fuient la Révolution à Paris... C’est l’été, ils viennent sur la côte... Ils veulent tous aller en Angleterre. On leur vend pour une fortune toutes les vieilles barcasses qui pourrissent par chez nous.
— Que se passe-t-il ensuite?
— Les bateaux coulent les uns après les autres.
— Pourquoi?
— Sans équipage, ces nobliaux passent leur temps à discuter pour savoir qui va faire quoi... Avec les écueils dans la baie, ils s’éventrent sur les premiers rochers. Comme y’en a pas un qui sait nager, ils se noient. Les vagues ramènent les corps sur la plage et nous, on les dépouille... C’est le système « B »!
— Pourquoi « B »? m’enquis-je.
— Système breton, pardi!
— Vous pourriez au moins les enterrer...
— Et les mouettes, hein? Qu’est-ce qu’elles vont manger les mouettes?
— Vous ne faites pas la révolution?
— T’es en Bretagne, mon gars... Leurs machins parisiens c’est pas encore arrivé chez nous.
— Avez-vous au moins des nouvelles de notre roi?
— Quel roi?
— Le roi de France.
— C’est qui ça?
— Louis XVI, voyons.
— Jamais entendu parler... Nous autres, on obéit à notre seigneur... Le duc de Bretagne. Nous sommes indépendants.
— Indépendants?
— Pardi!
— Mais, vous portez au manteau la Fleur de Lis!
— Na, kek’zé un chouan-fleur!
— Mais enfin, la Bretagne est rattachée à la couronne de France depuis 1532.
— Je crois qu’on va le rejeter au jus, celui-là!
— Vive le duc de Bretagne! m’exclamai-je, aussitôt.
— J’aime mieux ça!
— Et comment s’appelle votre duc? demandai-je, dans l’éventualité que cette information pourrait me servir.
— Il s’appelle monsieur le duc, pardi!
Les deux Bretons me traînèrent jusqu’à la lande en bordure du village où se dressait une petite église de granit.
Ils me déposèrent devant l’entrée et cognèrent vigoureusement contre l’épaisse porte.
— Messieurs, je vous remercie de m’avoir tiré des eaux...
— Crois pas qu’on va pas repasser, le matelot. Si tu as pas dit la vérité, je te coupe les deux mains!
— Que faites-vous des mains séchées?
— On les mange dans de la galette!
Croyant m’impressionner et y réussissant parfaitement, le Breton afficha un sourire édenté de sauvage avant de poursuivre...
— Bon ben, c’est pas tout ça mais faut qu’on retourne à la besogne... Ah, c’est moins dur de faire l’école aux enfants! Vivement la fin des vacances...