Apprentissage Libertin - Chapitre 16
Apprentissage Libertin - Chapitre 16
Lorsque le destin vous traite comme un sac de pommes de terre, vous avez véritablement loisir de réfléchir au sens profond de votre vie.
Je reconnais honnêtement que c’était une question sur laquelle je ne m’étais pas suffisamment penché.
L’embêtant, lorsque l’on naît fortuné, est qu’on ne se tracasse pas assez de la manière dont nos proches s’accaparent tous ces biens.
Et, je ne désire pas répondre qu’ils vont chez le boutiquier...
À peine nés, on nous masque d’un bandeau opaque surajouté d’œillères.
Fortune, cette vieille nourrice aveugle, bouffie de graisse, qu’on insulte copieusement de notre ingratitude, nous place à sa table de choix où, armés de nos énormes louches en or, nous nous servons et nous nous resservons et nous nous resservons encore jusqu’à faire disparaître nos assiettes sous une montagne de mets trop riches.
Pas étonnant alors que nous enflions, que nous éclations comme la grenouille du fabuliste.
Et pourtant, il existe ceux qui, tels que moi, un beau jour, sans autre raison que leur propre folie, quittent ce banquet...
S’il était fort possible que je mourusse à bord du carrosse commandé par la marquise des Prés-Saint-Germain, je naquis avec certitude dans l’odieuse diligence la nuit où je fis la connaissance du marquis du Picquet-de-la-Motte.
Lancé fougueusement dans le monde des libertins, j’avais vécu en quelques mois des aventures incroyables qui avaient bouleversé en moi tout mon système de valeurs.
J’avais fait l’expérience de tartines magiques.
J’avais fait de la prison.
Je m’en étais échappé.
Je m’étais battu en duel.
J’avais fait la connaissance de toutes sortes de personnages hauts en couleurs.
En bref, j’avais vécu comme Personne...
J’avais également payé de la mienne, cela, nul ne pouvait le nier.
Mais la vraie question demeurait...
Si tout était à refaire?
Quitterais-je à nouveau la table du festin?
Je perdis toute notion du temps.
Je me réveillai et vis que le jour s’était levé.
Puis, le bruit des graviers sous les roues du carrosse me rappela mon enfance.
La voiture s’arrêta et tout devint fort paisible.
En tendant l’oreille, j’ouïs une conversation entre ma salvatrice et un inconnu...
— Ma douce enfant, te voici de retour... Nous n’espérions jamais te revoir.
— Je ne suis que de passage. J’ai faim, soif et les chevaux sont rompus.
— D’où provient ce carrosse?
— Je l’ai volé.
— Oh, mon Dieu! Te voici encore lancée dans tes folles aventures... Quelle calamité te pousse ainsi au mal?
— Celle de t’avoir comme parent...
— Quelle impudence! Ah, tu mérites une bonne correction.
— Et qui va me la donner? dit ma belle, en éclatant de rire.
— Un jour, tu tomberas sur quelqu’un de moins aimable.
— Allons, cesse de jacasser... J’ai besoin de me rafraîchir. À propos, il me faut un médecin.
— Tu es blessée?
— C’est pour mon époux.
— Ton époux? Tu t’es mariée sans le consentement de tes pauvres parents?
— Apprenez que je fais tout sans votre consentement...
— Mais où est-il ton mari?
— Il est dans le carrosse.
J’entendis des pas se rapprocher.
La portière s’ouvrit.
Je vis un homme grisonnant au visage affable vêtu en pasteur protestant.
Il me regarda, horrifié.
Je souris à mon inopiné beau-père tout en m’interrogeant sur son costume de carnaval.
J’eusse imaginé que ces hurluberlus de huguenots avaient décampé, humiliés.
En restait-il donc encore dans notre doux pays ?
— Vite, un médecin! cria le pasteur.
— Je n’arrête pas de te le répéter..., ajouta sa fille.
La marquise des Prés-Saint-Germain n’était qu’une invention.
Hélène, de son nom de baptême, était l’unique fille de Jean Galtier, pasteur, et de son épouse Louise.
Gens modestes et croyants, ces parpaillots semblaient vivre, sur leur récif réformé et réfractaire, dans l’indifférence d’une France moderne et catholique.
Brebis galeuses, ils étaient toutefois généreux.
Ils me firent porter à l’étage dans une chambre austère d’une grande propreté.
Leurs braves gens de maison, dévoués et attentionnés, me traitèrent avec douceur et gentillesse.
Un médecin, qui me donna l’impression d’être particulièrement bien instruit, fut choqué de mon état général.
Il me prescrivit un régime alimentaire fortifiant, des onguents cicatrisants et, malheureusement, l’amputation de mon bras gauche.
Il fit venir, sans tarder, un collègue chirurgien qui, selon lui, maniait la scie musicale en virtuose.
On m’opéra sur la table de la cuisine où, ténor, je chantai pouilles, un barreau entre les dents.
La Suie, pauvre paysanne, ne possédait peut-être pas de connaissances médicales mais elle savait, de ses potions de sorcière, endormir son bonhomme.
La médecine diplômée a moins d’égards pour le patient.
Je dus rester éveillé alors qu’on discutait le point de coupe en dessous de l’épaule.
Ensuite, trois costauds ouvriers de ferme me tinrent cloué à la table.
Après pareil périple, ayant à peine eu le temps d’une convalescence, mon corps était décidé à se soumettre.
L’horreur à sentir sa propre chair sous un instrument tranchant est traumatisante.
Je suggérai qu’un coup de hache serait plus rapide et plus efficace mais le chirurgien argumenta que seul le lent et précis va-et-vient de la scie était capable.
Le corps humain est ainsi fabriqué que l’esprit ne peut soutenir qu’une quantité limitée de douleurs.
Au-delà, la syncope vous ouvre ses bras.
Hélas, dans mon cas, mon entraînement à la souffrance me rendait exceptionnel.
Morphée ne vint que bien trop tard.
Je sentis la scie gratter l’os avec force lançant des vibrations infernales à travers tout mon corps.
Arrivée au centre de mon squelette, ma peine devint tellement intenable que je sombrai enfin.
À mon réveil, les parents Galtier étaient au chevet de mon lit, agenouillés à prier.
J’avais le moignon de mon bras gauche fermement bandé.
J’étais incapable de bouger et de parler.
La femme du pasteur trempa mes lèvres d’un peu d’eau.
— Il revient à lui, c’est un miracle..., déclara son mari.
— Hélène, Hélène!
L’ex-marquise entra dans la chambre.
Elle avait changé.
Fini l’extravagante aventurière, elle ressemblait à une jeune femme modeste et vertueuse frottée à l’eau et au savon.
— Il est vivant! s’écria son père.
— Je ne suis pas du tout surprise, répondit-elle, froidement.
Puis, reprenant son air canaille, ajouta...
— Le marquis de X est extrêmement endurant.
— Où vous êtes-vous rencontrés? demanda sa mère.
— Tu ne veux pas le savoir... Maman, cet homme est un libertin!
Prompts à la prière miséricordieuse, mes beaux-parents croisèrent aussitôt leurs doigts.
— Hélène, comment as-tu pu épouser un homme pareil?
— Mais par goût, voyons... Libertin dans l’âme, Émile m’a appris le vice, la luxure et la dépravation... Il est capable de choses ignobles sans aucun respect ni pour la loi ni pour la morale.
Ma compagne se nourrissait du choc qu’elle produisait sur son entourage.
Je n’allais pas la contrarier.
Elle m’avait sauvé la vie et, surtout...
Elle m’avait appelé Émile.
— Je vais beaucoup prier pour vous, mon fils, me réconforta le pasteur.
— Un mari sans jambes et avec un seul bras valide, que peut-il bien faire? demanda son épouse.
— Il a encore son bras droit, non? remarqua la fille. C’est le membre le plus important pour un homme de sa qualité...
— Oui, il peut encore écrire, se rassura son père.
— Il peut encore branler!
Sur ce, la provocante Hélène Galtier tourna les talons laissant aux bons dévots ma charge.
À leurs yeux, malgré leur politesse affichée, je n’étais plus un homme.
J’étais une sorte de larve repoussante que l’on aurait volontiers gardée cachée dans le grenier.
Vous inférez, cher lecteur, que ces nouveaux rebondissements m’avaient complètement abattu.
Bien le contraire...
Je me rappelai les paroles de mon maître et je compris mieux sa quête.
Le libertin cherchait l’exception.
Il travaillait à se transformer en un être unique.
Il s’inventait un personnage irréel, capable d’effrayer et de fasciner en même temps.
Ces regards, que je sentais posés sur moi, m’offraient une liberté que je n’avais encore jamais connue, une liberté à être horrifique, une liberté à être moi.
À écouter les prières vaines de ces braves gens, je n’eus qu’une seule envie...
Aller plus loin encore et devenir le plus grand libertin que la terre ait jamais porté.
Lorsqu’elle ne musardait pas par monts et par vaux en quête de sentiments poétiques illusoires, la ravissante Hélène se délassait, maussade, dans ma chambre.
Insensiblement transformée en mélancolique enfant, elle ingérait d’innombrables tartines de confiture tout en relisant la bibliothèque de son enfance.
Elle avait un goût prononcé pour les contes et légendes aux univers fabuleux où d’innocentes jeunes fées erraient dans les bois, tour à tour protégées et dévorées par des loups.
Le loup, j’aurais préféré qu’elle le vît...
Mais, je n’avais pas à me plaindre.
J’avais tout loisir d’étudier mon prestige, alors qu’elle lisait, assise sur son crapaud.
Au début, je crus déceler une vive impatience.
Chaque parole caustique révélait combien le brigandage de grand chemin lui manquait.
Je crus qu’elle piaffait par égard pour moi.
Je me trompais.
Ma minutieuse observation m’éclaira sur sa mutation.
Elle aussi était convalescente.
La coruscation de la marquise des Prés-Saint-Germain puisait son énergie dans la morose Hélène Galtier.
Elle était sans conteste des Gémeaux.
De temps en temps, pour meubler nos esprits, nous dégauchissions notre avenir.
Paris demeurait notre point de mire.
Aux dernières nouvelles avariées, la révolution s’était calmée.
Malgré la fin de l’énervement général, les routes demeuraient hasardeuses surtout aux abords de la capitale où, le sang ayant tellement coulé, l’on nommait à présent cette funeste couronne...
Les faubourgs rouges.
Ces pauvres gens avaient l’esprit si volatil qu’il faudrait des siècles pour les tempérer.
Je fus bientôt assez remis pour qu’on me transporte au rez-de-chaussée.
Une humeur chagrine les avait tous contaminés.
On ne se parlait plus, chacun préférant bouder dans son coin...
La seule distraction était encore les repas.
Ma douce Hélène me coupait mes aliments puis, rituellement, lançait à la dérobée une suggestion libertine, du style...
— Aimer, c’est pleurer quand on s’incline...
Elle poursuivait sur ce ton jusqu’à ce que ses pauvres parents quittent leur propre table.
Ensuite, elle me souriait, lissait son corsage et reprenait son dîner sans me parler.
Me morfondant comme un rat décédé dans une souricière, j’eus l’idée de reprendre ma carrière littéraire.
Si Dieu avait voulu préserver mon bras droit, comme l’avait judicieusement remarqué le pasteur, c’était pour écrire.
Assis à la grande table du salon, avec un poids pour caler la feuille de papier, une bonne plume et de l’encre, il ne me faudrait pas longtemps avant de composer une œuvre immortelle.
Libertin, je convins d’écrire des livres décrivant dans ses moindres détails la vie trépidante de ces héros de la liberté.
J’eus aussitôt l’idée d’un personnage doué de pouvoirs surnaturels qui se donnerait pour tâche de détruire l’ordre social et d’abuser la veuve et l’orpheline.
En plus d’attributs physiques exagérés, je le comblai d’une vision nocturne, pratique pour l’observation, et de sous-vêtements féminins, pratiques pour l’exhibition.
M’aidant d’un dictionnaire allemand emprunté au pasteur, je nommai mon héros « Sperman », un jeu de mot astucieux usant de « Speer » qui signifie lance ou épieu et « Mann » qui signifie l’homme.
Je supprimai les doubles consonnes par économie.
Avec ce personnage parfaitement développé, je n’avais plus qu’à inventer une intrigue.
J’y réfléchis quelques instants puis, devant ce travail bien trop rébarbatif, je me ravisai.
J’en conclus qu’une histoire trop bien ficelée ne convenait pas au roman libertin.
Mon personnage progresserait en toute liberté...
D’aventure en aventure, de chapitre en chapitre, il me mènerait là où bon lui semblerait.
Après tout un quart d’heure de réflexion, j’avais en tête ce qui allait devenir le chef-d’œuvre de la littérature honteuse.
Mon œuvre briserait toutes les conventions littéraires et s’élèverait pour des siècles à venir comme le livre à lire.
On allait m’encenser.
On allait me calomnier.
On ferait de mon nom un synonyme de scandale.
Ma gloire à présent convenablement établie, je me mis au travail et inscrivis sur le papier...
Chapitre I
Écrire la première phrase d’une pareille œuvre est quasiment impossible.
J’eus l’idée de...
C’était par une froide nuit de tempête...
Non, trop novice!
Voyez-vous, cher lecteur, l’ennuyeux, pour l’écrivain, est justement qu’il doive consigner autant de mots.
L’écriture n’est pas une activité naturelle comme respirer, boire ou manger.
Chaque mot, chaque phrase devient rapidement une torture, sans parler de toutes ces règles orthographiques et grammaticales qui contraignent l’esprit et le style.
Le tout représente un exercice particulièrement éreintant pour le doigt et la main.
Décidé, tout de même, à me lancer, je noircis la page d’une première lettre.
Je choisis judicieusement le caractère de l’alphabet le plus libertin qui soit, à savoir... Le...
Y
Regardez-le de plus près...
L’Y est un temple merveilleux, simple et élégant.
Une lettre intime qui, sans s’encombrer d’atours, dévoile le mystère de la femme.
Le premier mot de mon livre commencerait indubitablement par la lettre Y...
Mais quel mot?
Diable, ce n’était pas une lettre facile.
Rien ne me venait à l’esprit.
Rien, en tout cas, qui sonnait français...
Impatient, je fis l’erreur de dessiner, d’un minuscule trait de plume, le détail faillant.
Aussitôt mon cœur se mit à battre.
Les charmes de l’amour m’invitaient au plaisir.
Cette majuscule s’était transformée en Aphrodite, en Hélène, en Isabelle...
Cette simple lettre m’emplit le corps de tellement de désir que, seul dans cette pièce, j’eus la folie de me découvrir pour calmer mes ardeurs.
Je l’avoue, noir sur blanc, je n’y allai pas de main morte et ne fus pas long à tremper ma plume et à renverser mon encrier.
Je regardais le papier taché de ma vile œuvre lorsque je sentis le regard d’un public.
La famille Galtier, au complet, venait d’assister à mon premier jet.
Dans l’embrasure de la porte, belle-maman se couvrit la bouche de son mouchoir puis s’en masqua les yeux tandis que beau-papa l’entraînait vers l’air moins nocif du jardin.
Hélène ne cilla pas.
L’opprobre vint me frapper pareille à une cathédrale tombée des cieux.
Je fus mortifié par son regard.
Je fus transpercé de mille coups de dards.
Mes joues s’empourprèrent.
Je sentis une nausée.
Brusquement, il se produisit un phénomène inexpliqué.
Je ressentis dans mon fondement une deuxième secousse, une deuxième montée...
Je fermai les yeux et, dans une puissante convulsion, touchai derechef au paradis des hommes.
Lorsque je rouvris les yeux, Hélène avait disparu...
Elle était pourtant toujours dans la pièce mais je vis dans son regard le retour flamboyant de la marquise des Prés-Saint-Germain.
Elle fondit sur moi.
Je crus qu’elle allait m’embrasser ou me fesser mais elle se contenta de m’arracher la feuille de papier polluée.
À sa lecture rapide, elle éclata de son rire enivrant et, d’un geste, s’empara de ma plume.
Y mêlant ma semence, elle usa de la lettre O pour compléter en deux traits mon œuvre...
O O
Y
Elle les pointa comme de bien entendu, puis, tournant les talons, eut ces paroles mystérieuses...
— Signez votre travail, monsieur... La lettre manquante n’est pas celle de l’imaginaire.
Encore tout pantelant, je me rhabillai, pliai le papier et le rangeai dans ma poche.
Sous le choc d’un événement aussi extraordinaire, je décidai sur-le-champ d’abandonner mon œuvre littéraire trop succincte et bien trop éreintante.
Je savais finalement à quoi j’allais consacrer mon existence.
Ce geste que je maîtrisais le mieux au monde, ce grand art dont, à la bonne école du marquis de Montant-le-Ménil, j’étais devenu maître, serait dorénavant mon fatum.
Alors que le soleil traversait les carreaux et réchauffait mon visage, je compris ce message divin.
Hélène avait raison et rien n’était un hasard.
En s’acharnant sur mes membres, le destin me guidait.
Il me montrait le chemin d’un art ancestral autour duquel se bâtissait toute mon existence.
À cette pensée, je me vis monter sur scène en représentation devant toutes les têtes couronnées d’Europe.
Les gens se levaient sur mon passage.
On m’applaudissait.
On me louait.
On me tenait au pinacle car j’étais un virtuose.
Croyez-moi, dès que l’on sait ce pour quoi l’on est vraiment doué, on a envie de commencer immédiatement.
Il me fallait une scène, une salle que j’appellerais l’Illustrissime-Théâtre d’Onan...
Les provinciaux n’avaient aucun sens de la culture.
Paris était la seule ville à ma taille.
Mon apprentissage était terminé.
J’étais, à présent, mon propre maître...