Apprentissage Libertin - Chapitre 17
Apprentissage Libertin - Chapitre 17
Le soir même, un orage terrible éclata et j’eus beaucoup de mal à trouver le sommeil.
Je ressassais sans arrêt les événements de la veille.
À chaque grondement du tonnerre, je sombrais un peu plus dans l’angoisse la plus noire.
La nuit venue, toute entreprise prend des dimensions considérables.
On s’assaille d’interrogations incessantes.
Le doute, ce grand ennemi de la création, vous vrille l’esprit.
Étais-je capable de mon art?
Et si personne ne venait à ma représentation?
Si un autre me doublait?
Soudain, j’entendis des pas feutrés dans le couloir.
Je fus pris d’une peur ridicule.
Je me cachai la tête sous les draps.
La porte de ma chambre s’ouvrit en grinçant lugubrement dans ses gonds.
— Émile? Où êtes-vous donc?
La voix enchanteresse de ma douce Hélène me ramena à la raison.
Je pointai le bout du nez.
Un éclair éblouit d’un coup la chambre révélant en instantané une vision inoubliable.
La marquise des Prés-Saint-Germain, vêtue d’une grande cape et d’un tricorne sombres, se dressait devant mes yeux éblouis.
Une broche de diamants, piquée à travers son jabot, rayonnait au moindre éclat de la foudre.
Son teint laiteux contrastait avec ses lèvres sombres.
Elle ressemblait au spectre d’un chevalier de l’apocalypse.
— Je viens vous dire adieu, cher marquis de X, dit-elle sans émotion dans la voix.
— Vous partez?
— Le carrosse m’attend, en bas.
— Et moi?
— Mon brave ami, vous n’êtes pas encore remis et je ne peux plus patienter. Je suffoque dans cette province étroite et rigide qui s’apparente à une duègne nécrosée alors que, pendant ce temps, sa vertu arrachée par les griffes des prédateurs, Paris, hétaïre hétérodoxe, m’écarte ses cuisses.
— Mon Dieu, je veux partir avec vous sur-le-champ...
— Demeurez ici encore quelques semaines, je vous en conjure.
— Sans vous? Ce serait pire que la mort... Et puis, j’ai un plan qui nous comblera de gloire et de richesse.
— Figurez-vous que moi aussi j’ai un plan. Je compte brûler la cervelle de tous les nobles fortunés que je croiserai sur mon chemin.
— Qui vous dit que d’autres ne l’ont déjà fait? À la vitesse où vont les choses, les nobles vont se faire aussi rares que des Bretons sains de corps...
— Eh bien, je les vengerai en réservant ce sort à ceux qui les ont dépouillés. Je m’inventerai un nom de légende comme par exemple la rose pourpre ou encore la pimprenelle rouge.
— Mon plan est mille fois meilleur... Nettement moins violent, il laissera à la postérité un mythe éternel qui écrasera facilement les héroïnes de romans de malle-poste.
— Alors, dites-le moi, monsieur...
— Nous allons monter un spectacle.
— Je vous arrête! Il n’existe strictement aucun argent dans les arts et cette gloire se dégonfle comme un ballon de baudruche entre les mains d’enfants turbulents.
— Je vous parle d’un spectacle unique en son genre.
— Ne me parlez surtout pas de théâtre antique ou, pire encore, de ce théâtre moderne de cabotins cabochards à peine conspués par leur cabale.
— Je vous parle du premier spectacle libertin de l’histoire de l’humanité... Je vous parle d’un spectacle tellement osé, tellement immoral, tellement dangereux qu’il drainera des foules considérables. Après avoir vu ma troupe sur scène, l’humanité sera libérée du poids de ses inhibitions. Ce sera le début d’une nouvelle révolution... Une révolution des mœurs.
— Continuez…
— Nous allons louer une très grande salle sur l’un des célèbres boulevards de Paris... Nous l’appellerons le théâtre de X et notre premier spectacle s’intitulera... Apprentissage Libertin... J’en ai déjà les principaux tableaux en tête. Je me suis inspiré de mes propres aventures. Je raconte l’histoire d’un gentilhomme, jeune et idéaliste, qui, à la suite d’une douloureuse peine de cœur, se jette à corps perdu dans le libertinage. Il s’en suivra une série de scènes colorées où des comédiennes apparaîtront dans le plus naturel des appareils.
— Vous comptez présenter de la nudité à un public populaire?
— Exactement!
— Vous êtes bien plus courageux que je ne l’imaginais. Mais, poursuivez…
— Ce jeune homme, mon personnage principal, ne trouve pas ce qu’il recherche. Il se heurte à l’étroitesse d’esprit du monde contemporain... Il ne cesse de se faire blesser dans des duels. Il perd une jambe, puis l’autre, puis un bras…
— Que se passe-t-il, ensuite?
— Voici le moment du tableau final, notre héros n’a pas trouvé son absolu. Il cherche au fond de sa personne et découvre enfin l’unique plaisir… Celui qui ébranle son âme... Il s’élève au-dessus de la scène, mû par un mécanisme de poulies, et là, devant une foule encore tout abasourdie, pratique son art.
— Son art? Quel art?
— Euh, oui… Un peu à la manière de ce que je vous ai montré ce matin… Mais, avec plus d’effets d’éclairage...
La marquise des Prés-Saint-Germain éclata d’un rire féroce.
Je crus même qu’elle allait s’étouffer.
Elle n’en finissait pas de taper du pied, de renifler fortement.
J’étais tout de même dépité par sa réaction.
Elle finit par se calmer et vint s’asseoir à mes côtés.
— Ah mon tendre Émile, vous êtes de tous les hommes le plus comique et le plus fantasque... Je suis de tout cœur avec vous car j’ai le désir ardent d’assister au spectacle insensé que vous avez imaginé. Si vous allez aussi loin que vous le dites, alors, en effet, vous changerez la face du monde. Vous m’avez convaincue... Je déroberai tout l’or que je pourrai trouver et je l’investirai dans votre immense projet. À défaut de brûler des cervelles, nous allons brûler les planches. Nous allons détruire l’ordre social d’une façon encore jamais inventée… Ah, je vous aime, merveilleux libertin...
Elle posa ses délicieuses lèvres sur les miennes.
De ma vie, je n’avais ressenti un pareil plaisir.
Tout de mon existence me souriait enfin.
J’étais béni.
Ses baisers devinrent plus brûlants.
— J’ai envie de vous, cher marquis... À présent indifférente devant votre physique pathétique, je viens de voir en vous de la grandeur... Ce n’est pas un hasard si le destin m’a guidé sur votre chemin. Je veux votre amour...
Tout ceci était complètement inattendu.
Cette merveilleuse jeune femme, qui s’offrait si spontanément à un être tel que moi, me subjuguait.
Sa fougue m’envahissait.
Elle me comblait et je sentis, pour la première fois de ma vie, nonobstant celle du marquis de Rochereau-Denfert, une langue caressante m’envoûter.
J’avais à présent la certitude qu’en libérant mon esprit, en osant, en offrant au monde des idées audacieuses, je pouvais m’élever et devenir un grand personnage, un penseur, un innovateur qui attirerait sur lui la jalousie des hommes et la sensualité des femmes.
Et, de toutes les créatures de la terre, j’avais devant moi la plus belle...
Mon aventurière des âmes perdues qui traversait la vie en fouettant, en se bagarrant, en tirant de ses pistolets pour subtiliser les trésors d’autrui, était, pour une nuit, une amante émerveillée par mon intelligence libertine.
Je vous avoue que ces pensées, je ne les eus pas sur le moment...
Alors qu’elle était tout contre moi, je priais d’avantage Niké, déesse de la victoire, et surtout de l’endurance, car je craignais ne pas tenir longtemps...
Au moment où je sentis sa main effleurer mon ventre...
Une pierre, lancée de l’extérieur, vint briser le carreau de la fenêtre et heurter mon crâne.
Encore un mauvais coup du sort.
Je reprenais mes esprits alors que la marquise était déjà tapie derrière la fenêtre.
— Que se passe-t-il donc? lui demandai-je.
L’orage avait laissé place à une sourde clameur.
La lueur de flambeaux éclairait la nuit.
D’un geste, la marquise fit tournoyer sa cape tirant de sa ceinture ses deux pistolets.
— Mais que se passe-t-il donc? réitérai-je.
— Chacun profite du chaos du moment pour régler ses comptes. Ce sont des catholiques étourdis qui ont oublié l’Édit de Tolérance sur l’autel de Saint-Barthélemy.
— Que veulent-ils?
— Laver leurs crimes dans notre sang!
Les cris de la foule se firent plus nets.
On entendit cogner contre la porte.
Des volées de pierre heurtaient la façade et brisaient les vitres.
La marquise des Prés-Saint-Germain se pencha à la fenêtre.
— À la curée, les ouailles!
Nos assiégeants lui répondirent d’une volée de pierres dans notre direction.
Je sautai du lit et rampai à couvert du mur.
La marquise pointa son arme par la fenêtre et fit feu en l’air.
Puis, me jetant le pistolet à la tête, cria...
— Rechargez! Rechargez!
— Mais, comment? Avec quoi?
J’avais à peine prononcé ces mots qu’une salve de mousquets déchira le chambranle.
La marquise eut juste le temps de se jeter à terre.
— On les a armés! s’écria-t-elle. C’est un coup de l’évêché...
— Comment? Notre sainte Église arme les pauvres gens?
— Chacun agit selon ses intérêts... L’évêque a tout intérêt à nous exterminer.
— Pourquoi?
— Nos terres... Notre foi... Notre paix.
On entendit de nouveaux cris.
La marquise jeta un regard timide.
— Par Luther, nos hommes viennent à notre secours... Nous allons pouvoir nous battre!
— Et vos parents?
— Ne craignez rien... Ils se seront réfugiés dans le cellier. Ils en ont vu d’autres.
— Il est où ce cellier?
— Trop loin, à présent!
La marquise tira de son fourreau une longue épée.
Elle me tendit son pistolet encore chargé puis dégaina de sa botte une dague.
— Si quelqu’un entre pour vous tuer... Tuez-le le premier!
Sur ce, elle bondit jusqu’à la fenêtre puis d’un regard plein de fougue me lança un dernier baiser avant de plonger par l’ouverture.
Terrorisé, je n’osais qu’écouter la bataille.
Si ces enragés de Dieu brisaient la résistance des parpaillots, ce ne serait pas long avant ma fin.
Je n’avais plus que deux options...
Fuir ou mourir.
Je choisis rapidement.
Je me souvins alors d’une petite lucarne à l’étage.
En grimpant sur un coffre, je pourrais y passer et atteindre le toit.
Le pan à l’arrière était peu incliné et je pourrais sauter dans le jardin.
Avec un peu de chance, on ne se battrait pas de ce côté-là...
Je me mis aussitôt en mouvement et, sans rencontrer d’embûches, atteignis le toit.
Je n’avais plus qu’à me laisser doucement glisser.
De la gouttière, il n’y avait qu’une bonne hauteur d’homme.
Mais, s’il avait cessé de pleuvoir, les ardoises humides étaient terriblement glissantes.
Le pistolet dans ma seule main valide, je n’eus pas la possibilité de bien m’accrocher.
À peine sur le toit, je me mis à dévaler le versant comme si je glissais d’une pente verglacée.
Je lâchai l’arme à feu...
Ce qui se déroula ensuite, vous allez vite en convenir, représente la malchance la plus incroyable.
Le plus léger de nous deux, le pistolet fut le premier à heurter le sol.
Il tomba en plein sur une dalle de pierre et l’impact relâcha le chien.
À cet instant précis, j’étais en pleine chute libre.
Je sentis la balle me traverser le corps juste avant que j’aille m’écraser dans l’herbe détrempée.
À demi-conscient, je sus très vite où j’étais blessé...
La balle avait transpercé mon seul membre valide.
J’étais encore sonné lorsque j’entendis des affreux à l’étage.
L’un d’eux était penché par la lucarne.
— Y’en a un qu’a passé par là! hurla-t-il, à ses complices.
Comme j’étais couvert par la corniche, l’enragé ne me vit pas...
Usant de mes dernières forces, je me mis à rouler le long de la faible pente.
À chaque tour sur moi-même, j’écrasais mon bras blessé et je hurlais de douleur.
Ma course fut stoppée par un mourant s’écroulant sur mon passage.
Des pas s’approchèrent.
Je me crus perdu.
Je fermai les yeux.
— Les rats, ils vous ont blessé!
Je levai le regard et vis la marquise des Prés-Saint-Germain.
Pareille à une furie, jaillie des entrailles du diable, ses mains étaient soudées par le sang à son épée et à sa dague.
Sans hésiter, elle rengaina le fer...
Puis, le poignard entre les dents, me hissa facilement sur son dos.
En dix pas, nous fûmes au carrosse.
Elle m’y souleva et m’allongea en travers de la banquette.
Bondissant sur l’attelage, je crus qu’elle allait en prendre les rênes mais elle se contenta de planter un vigoureux coup de dague dans le postérieur de chaque coursier.
Le carrosse démarra en trombes.
Ma compagne le dirigea jusqu’à la route puis, toujours en mouvement, vint sauter sur le marchepied.
— Si je ne vous retrouve pas à Paris alors je vous épouserai dans la mort... Cher Émile, je tiens absolument à revoir votre spectacle!
Mon aventurière s’élança ensuite dans l’inconnu.
Bringuebalé sur mon siège, je ne vis plus que la nuit qui m’aspirait.
Comme j’étais arrivé, j’étais reparti...
Si vous vous êtes trouvé dans les environs, à l’automne 1789, vous avez certainement entendu cette histoire à glacer le sang dont on s’effrayait la nuit dans les chaumières.
On racontait qu’un carrosse fantôme, sans cocher, ni valets de pied, galopait impétueusement sur les routes.
Qui avait le malheur de le croiser apercevait, à l’intérieur, le spectre d’un noble décapité.
Eh bien, ce noble, c’était moi...
Bien entendu, je n’étais pas décapité, ni un esprit semant la malédiction...
Mais, il est vrai que je présentais un état piteux.
À voir ma lividité et ma chemise de nuit noircie de sang séché, les paysans brodèrent tout naturellement une histoire fantastique.
Pour ma part, je n’avais pas la conscience parfaite de ma situation.
Tout n’était qu’un mauvais rêve.
Un épisode particulièrement sombre de mon existence.
À demi-conscient, n’ayant que le ciel et la cime des arbres pour tout spectacle, j’en conclus, en premier lieu, que ma déveine annonçait la fin définitive de ma carrière de libertin.
Le sort en avait ainsi décidé...
J’avais lamentablement échoué dans un métier qui, je l’admets, n’était pas à la portée du premier venu.
La société humaine avait, à l’égard du libertin, une hostilité bien trop grande.
Était-ce à cause de nos habits colorés?
Parce que nous volions, trichions et ne respections aucunes lois?
Parce que nous disions tout et n’importe quoi?
Ou tout simplement parce que nous étions des chantres de la liberté?
La France n’était qu’une grande volière où des oiseaux de toutes les tailles et de toutes les couleurs se disputaient les quelques graines qu’une main invisible distribuait.
Parmi tous ces volatiles, seul un très petit nombre travaillait à détruire la cage qui les retenait tous.
Supposez-vous que leur entreprise eût été encouragée?
Bien au contraire...
Leurs congénères n’avaient qu’une seule envie...
Celle de les détruire.
La masse du peuple n’ambitionnait que de demeurer à jamais prisonnière.
La révolution française allait-elle briser les barreaux?
Point.
Elle ne ferait que les repeindre en bleu blanc rouge mais ils seraient aussi solides que ceux d’avant.
Au fond de mon carrosse, j’eus tout le temps de réfléchir au monde et de me trouver un nouvel avenir.
Il ne serait plus question de littérature ou de spectacle.
Déterminé à laisser mon empreinte sur cette terre, j’allais user de la plus puissante des armes...
La politique.
Je comptais mener un mouvement basé sur deux préceptes simples mais novateurs...
La vérité et la liberté.
Au royaume du mensonge, la vérité sonnait comme un discours extraordinaire.
Je serais le premier politicien à dire toute la vérité et rien que la vérité.
Si les gens du peuple me livraient leurs doléances, je répondrais avec franchise.
S’ils me disaient...
— Il n’y a plus de pain.
Je répondrais...
— Oui, il n’y a plus de pain.
S’ils me disaient...
— Il y a de la misère.
Je répondrais...
— Oui, il y a de la misère.
Je ne cesserais de balayer les idées préconçues qui pourrissent la tête du peuple.
Je crierais que la justice est un mensonge, que l’égalité est un mensonge, que la fraternité est un mensonge, que le futur est un mensonge, que notre passé, notre propre histoire, est un mensonge.
Mon credo, unique et simple, deviendrait...
La vérité est notre arme et la liberté notre absolu.
La vérité se doit d’être exprimée et tout ce qui n’est pas la vérité est forcément un mensonge.
Le seigneur qui ose dire...
— Il n’y a pas de pain aujourd’hui mais demain il y en aura.
Ce seigneur-là, on devrait lui couper un bras pour qu’il apprenne la vérité.
Osons regarder la réalité en face et dire...
— La violence, la souffrance, la pestilence, l’injustice, le viol, le crime, la haine sont tous des vérités. Vouloir les nier est un mensonge...
Que personne ne vienne se plaindre à moi car je répondrais...
— La fatalité t’a frappé ou bien tu as mal agi... Les circonstances me sont égales. Tes souffrances réelles sont une vérité, accepte-les... Et, si elles deviennent trop odieuses, tu possèdes un lieu sûr et tranquille où tu pourras toujours te réfugier. La mort est la plus grande des vérités.
Ami, tu réclames à ton seigneur...
Le bonheur, la joie, la sûreté, la santé, le bien-être...
Je te réponds que tous ces désirs ne sont que des mensonges.
Il n’existe pas de bonheur universel.
Un pain fera la joie d’un affamé, la guérison fera celle d’un malade.
Ces euphories sont des mensonges.
La faim et la maladie sont les seules vérités.
Dans le monde de la nature, l’animal n’est conscient que des vérités de son environnement.
Il chasse.
Il dort.
Il procrée.
Il est incapable de mensonge.
L’homme possède naturellement cet instinct.
Il sait, en se réveillant chaque matin, que le malheur peut le frapper à tout instant.
Mais dans sa folie furieuse, il réclame à la société, à son seigneur, un mensonge...
Et le seigneur de lui répondre de mensonges plus grands encore.
— Je désire ne pas être volé au coin des rues, demande notre homme.
Le politique répond en levant des légions d’hommes armés qui quadrilleront ses rues et son pays.
— Tu vis dans le mensonge de la sécurité, répond alors le seigneur. Maintenant, tu dois me payer... Tu vas me payer deux fois. En numéraire car les soldats coûtent cher et, ensuite, tu vas me payer d’un peu de ta liberté.
— Je désire ne pas manquer de pain, demande notre homme.
Le politique répond en contrôlant de son administration les champs, les moulins et les boulanges.
— Tu vis dans le mensonge de la satiété, répond le seigneur. Maintenant, tu dois me payer... Tu vas me payer deux fois. En numéraire car mon administration coûte cher et, ensuite, tu vas me payer d’un peu de ta liberté.
Les mensonges humains, les désirs, les craintes, les fantasmes étant infinis, on comprend mieux pourquoi le seigneur a tant à faire et pourquoi son gouvernement ne cesse de grossir.
Qu’en tire notre homme?
Contre des mensonges, il a perdu toute liberté.
Il en a même perdu son bien et le pouvoir d’en disposer à sa guise.
Il n’est plus qu’un esclave.
Des mensonges, dites-vous?
La sécurité de l’État, un mensonge?
Et comment, vous répondra le pays conquis, le peuple asservi, l’homme volé, assassiné, spolié ou mourant tout simplement sous les coups des soldats chargés de le défendre.
Le peuple a faim de mensonges et le politique les lui sert copieusement.
La vérité est notre arme et la liberté notre absolu.
Comment serait alors une société régie par la seule liberté de l’homme?
Je ne sais pas.
Je ne peux pas vous raconter de mensonges.
Je sais seulement ce qu’elle ne possède pas.
Elle n’a ni seigneurs, ni armées, ni polices, ni impôts, ni règles, ni lois, ni passeports, ni frontières, ni drapeaux, ni costumes, ni apparats, ni religions, ni projets, ni buts, ni avenir...
Elle n’est formée d’hommes libres, conscients des vérités.
Vous me raillez...
Vous me dites...
— Cette société est une utopie, remplie de chaos et d’anarchie... Et du chaos, l’homme finit toujours par s’organiser...
Au moment où il commence à le faire, il répond à des interrogations dont la première est inévitablement...
Qui va être le chef ?
Vous avez raison!
Car le plus grand paradoxe veut que la vérité fondamentale de l’homme soit le mensonge même qui l’habite.
Le mensonge, le rêve, le fantasme, le désir, le doute, la pensée font l’homme.
Un homme véritablement libre serait une bête du royaume animal...
Si l’homme ne pourra véritablement vivre la liberté, il pourra néanmoins y tendre.
Mon message politique me permettrait de démarrer un grand mouvement.
Qui me rejoindrait?
Les hommes tels que moi...
J’allais m’adresser aux gens frappés par le sort, aux miséreux, aux malheureux, aux infirmes, aux malades, aux grabataires, à tous ces Français, et ils étaient légion, qui avaient perdu, au cours de leur existence, un morceau important d’eux-mêmes.
En vivant leurs souffrances au quotidien, ils comprendraient la valeur de mon message...
Nos vérités cumulées nous permettraient de laver les mensonges de la société.
Fini les rois et les cours...
Fini les nobles et leurs privilèges...
Fini les rentes des bourgeois...
Fini les avantages de l’Église...
Nous allions amener le malheur à chacun de nos compatriotes.
Puis, la détresse se propageant, notre message ferait de nouvelles recrues.
Notre mouvement grossirait.
Chaque victime se joindrait à la vérité, décriant les mensonges de ceux encore indemnes.
Et si le malheur ne frappait pas assez vite, nous l’aiderions.
Nous inventerions une machine qui amputerait à la chaîne.
Une mécanique qui couperait les mains ou les pieds des vieillards comme ceux des enfants.
Nous allions vivre dans la terreur...
Car la souffrance est une vérité...
Et nos douleurs nous ouvrent les yeux à la liberté.
Je réalisai, plus tard, que toutes ces folles idées, je les criais à tue-tête comme un forcené, ce qui explique mieux encore mon préambule.
Finalement, exténué, brisé, fou, je sombrai dans la nuit...
Ah, la mort, joyeuse délivrance, comme tu es douce...