Apprentissage Libertin - Chapitre 18
Apprentissage Libertin - Chapitre 18
Alors que je ne leur avais rien demandé, des mains inconnues me transportèrent et m’alitèrent.
Et quelles mains!
Je m’étais toujours imaginé les couvents comme des lieux organisés, efficaces, sobres et avant tout propres.
Je n’avais point conçu qu’ils pussent être d’une crasse aussi repoussante.
Ces bonnes sœurs étaient sales et laides comme des magouilles de bénitier.
Tout dans ce lieu rappelait la porcherie...
En particulier les cochons qui cohabitaient avec les malades.
À mon réveil, au faîte de mes douleurs, je crus que ces souillons de Dieu courraient chercher de l’aide.
Elles ne remuèrent pas le petit doigt du nez.
Pour soigner les maux des hommes, elles ne connaissaient que la prière.
En guise de traitement, elles se contentèrent de défiler à genou tout en priant pour que Sainte Ursule, et uniquement Sainte Ursule, me guérisse.
Leur comportement ne m’aurait pas dérangé si elles étaient au moins allées se faire prier ailleurs.
À toute heure, j’avais une piètre sœur qui marmonnait à mon chevet...
Comment vouliez-vous que je me remisse?
Ces ursulines urineuses n’avaient même pas pensé à me faire un pansement.
Virant au vert, mon bras était à présent gonflé, marbré de veines violettes alors que de ma main, quasiment noire, suintait une anisette à écœurer un méridional.
En guise de cerise sur le gâteau, l’hygiène régnante avait attiré toutes les mouches du comté qui ne cessaient de s’abreuver à ma fontaine putride.
Je suspectais d’ailleurs que, durant mes syncopes, les porcins d’Épicure ne vinssent se joindre au banquet.
Mon dernier bras, j’en suis convaincu, aurait pu être sauvé.
Possédant une grande expérience dans ce domaine, je sentis que la balle n’avait pas brisé l’os.
J’étais victime de l’hôpital...
Et c’est l’infection qui me porta au-delà du diagnostic médical.
J’entrai dans la phase critique.
Mon requiem touchait à son final.
Plus mon bras enflait plus les prières redoublaient.
D’une nonne, je passai à deux, ce qui n’eut pour effet que d’accroître d’autant la pestilence.
Je les suppliai pour qu’on fasse venir un médecin, même le plus obtus des médicastres...
Mais, dans ce couvent de la mort, toute prière demeurait sans réponse.
Je savais qu’à attendre un miracle, l’infection gagnerait tout le corps et que je mourrais.
Il ne me restait plus qu’à faire un choix.
Je pouvais m’amputer...
Mais, l’automutilation était difficile sans l’usage d’un autre bras valide et je ne possédais, pour tout objet tranchant, qu’une écuelle et une cuillère en bois.
Je méditai d’y aller de mes dents mais planter les crocs dans ma viande avariée me dégoûta.
Ou bien...
Je pouvais choisir l’autodestruction en me jetant par la fenêtre.
Le suicide m’appelait déjà depuis un bon moment et, calmant efficace, pour ne pas dire ultime calmant, il m’épargnerait l’expérience de la longue et douloureuse pourriture de mon corps mourant.
Je priai les sœurs de me défenestrer mais elles me répondirent en se signant et en pouffant de rire.
Je crois qu’elles étaient simplement, toutes, bêtes et bornées.
Le soir venu, à l’heure des vêpres, unique moment de solitude, je pris la décision d’en finir une bonne fois pour toutes.
Je vous épargnerai la description exhaustive de mes douleurs et de mes contorsions impossibles.
Descendre de ma couche, traverser les deux mètres qui me séparaient de la fenêtre et en grimper sur le rebord relevait du parcours du combattant battu.
Finalement, après une bonne heure de gymnastique de la question, dont j’allais répondre d’un saut périlleux anathème, je sentis l’air frais de la nuit me caresser le visage.
J’eus une dernière pensée pour la seule personne qui ait vraiment compté dans mon existence...
C’est-à-dire, moi-même...
Je sautai dans le vide, convaincu de ma fin.
Comme vous l’avez finement anticipé, je ne me rompis pas le cou.
À mon grand dam, ma chambre se situait au rez-de-chaussée.
Je tombai mollement dans une brouette pleine de foin.
Dieu, cet invisible écrivain qui trame notre comédie, me réservait encore quelques surprises.
Trop exténué pour les imaginer, je m’endormis.
L’aube venue, une présence m’éveilla.
J’ouvris un œil.
L’homme, au visage buriné par les éléments, me sembla étonnamment doux et bon.
Il possédait un regard pétillant d’intelligence.
— Vous, vous n’êtes pas du coin..., lui dis-je, en guise de bonjour.
— Et pourtant, je suis né ici..., répondit l’homme d’une voix posée.
— Eh bien, je ne l’aurais pas cru.
Sa tenue et le râteau sur lequel il s’était appuyé m’indiquèrent qu’il devait être le jardinier du parc.
— Mon ami, lui dis-je. Le fait que vous ayez placé juste à cet endroit votre brouette, représente un acte divin. Ce signe des cieux vous oblige à me porter secours.
— Je suis athée.
— N’êtes-vous point le jardinier du couvent?
— L’un n’a rien à voir avec l’autre... Je peux travailler pour Dieu sans y croire.
— Alors, vous lui rendez bien la monnaie de sa pièce.
— Je suis payé en nature.
— Monsieur, vous m’horrifiez!
— J’ai libre accès à la bibliothèque du couvent qui regorge de trésors.
— La kleptomanie est donc la clé... Alors, mettons mon sauvetage au compte du hasard.
— Oui, le hasard est notre unique dieu.
— Si ça vous fait plaisir...
— Que faites-vous dans ma brouette? me demanda, à propos, le jardinier.
— Je cherche à mettre fin à mes jours.
— Ce n’est peut-être pas la meilleure façon de procéder. Vous imaginiez que je n’allais pas vous voir? Que j’allais vous jeter aux cochons?
— De la porcherie, j’en reviens... Je présumais que vous pourriez plutôt me jeter ailleurs.
— Je connais un pont et un puits mais le puits est déjà rempli d’aristocrates.
— Alors, je choisis le pont.
— Allons-y vite, parce que j’ai du travail.
Exhibant une force physique spectaculaire, le jardinier me brouetta vers une belle allée bordée de chênes.
— Comment vous appelez-vous? lui demandai-je, pour meubler le trajet.
— Je ne possède pas de nom.
— C’est original... Moi, je m’appelle Émile. Je suis le marquis de X.
— Je vous conseille de vous faire appeler Émile, citoyen-marquis de X... Avant, j’étais... Le jardinier... À présent, je suis citoyen-jardinier. Ce sont les insurgés qui vous ont mis dans cet état?
Ennemi du mensonge, j’avoue que mentir est parfois plus facile...
— Oui, répondis-je.
— C’est étonnant parce qu’en général les révolutionnaires se contentent de couper la tête... Ils devaient bien vous aimer pour se donner tant de mal.
— Oui, mes gueux m’aimaient bien.
— Vous n’êtes pas rancunier?
— Disons que, d’une certaine manière... J’ai été libéré. Moi aussi, je suis athée, à présent... Je ne crois plus que dans la vérité.
— Je suis comme vous... Je ne crois que dans la science.
— La science?
— La connaissance que l’on a des choses, du monde, de la vie. Le savoir est la vérité.
— Ne sait-on pas déjà tout?
— Justement, non... On n’en sait que très peu. La science nous offre son mystère. À nous de le percer...
— Pourquoi faire?
— Comprendre notre terre, le soleil et les astres sera dans l’avenir très important.
— Pourquoi donc?
— Parce que l’homme n’est pas le fils de Dieu.
— Oui, j’en suis conscient à présent... La religion est un mensonge.
— L’homme n’est pas plus un animal libre qui habite le royaume de la nature.
— Je suis encore d’accord... L’homme est un prédateur pour l’homme.
— Si l’homme n’est pas un être naturel et s’il n’est pas un être surnaturel, alors, qui est-il?
— Qui est-il? demandai-je, en écho.
— La science nous le dira. Mais pour comprendre, il va falloir se creuser la tête. Heureusement, plus nous découvrirons de choses, plus notre savoir nous facilitera la tâche... Un jour, l’homme inventera des machines qui démultiplieront ses réflexions.
— Des machines? Quelles sortes de machines?
— Je ne sais pas encore très bien... Mais, j’en ai imaginé quelques-unes. Il s’agit de réfléchir... Et de se demander, en quoi un appareil peut alléger nos handicaps.
— Vous m’intéressez!
— Oui, il serait possible d’inventer et de construire une machine qui supplée à vos infirmités... Une mécanique qui vous donnerait de nouvelles jambes et un nouveau bras.
— Comment?
— Si vous êtes intéressé, arrêtons-nous chez moi... Je vous montrerai quelques livres.
— C’est que nous voulions aller au pont.
— C’est en chemin, nous ne serons qu’une minute. Quitte à mourir, autant ne pas mourir idiot.
— D’où détenez-vous tout ce savoir?
— Je vous l’ai dit... Des livres de la bibliothèque. J’ai passé ma vie à lire.
— Moi aussi! Mais, nous n’avons certainement pas lu les mêmes... En tout cas, un jardinier lettré... C’est original.
— La lecture est un pouvoir immense donné à l’homme. Le peuple devrait être moins obnubilé par le pain et réclamer une éducation.
— Ils ont faim.
— S’ils savaient tous lire, ils auraient moins faim... En découvrant les sciences agricoles, en comprenant la nature, ils feraient fructifier leurs récoltes en s’usant moins les reins. Du pain, il y en aurait pour tous... Et même en trop grande quantité.
— La famine est une vérité! C’est une excellente chose..., argumentai-je. Elle élimine le trop-plein des hommes de la même manière que vous arrachez dans votre jardin les mauvaises herbes.
— Oui, mais la science m’indique quelles sont les bonnes et les mauvaises. Et, on apprend que toutes ont leur utilité... À jardiner, il est vrai que j’agis en seigneur. Je veux façonner mon monde... Je comprends bien que le seigneur use de la famine pour assujettir. Mais chez l’homme, les mauvaises herbes se retrouvent à tous les niveaux de la société. La famine est comme de la chaux jetée sur un champ. Elle détruit tout.
Ce jardinier donnait du fil à retordre à mes idées.
Je reconnais que, à tort, je n’avais pas eu d’attirance pour le monde des sciences.
— Pour en revenir à l’éducation..., lui dis-je. Je suis également écrivain... Et, si tous les Français savaient lire, la propagation de mes idées en serait grandement aidée.
— Qu’écrivez-vous?
— Rien, en ce moment, à cause de mon bras.
— Vous pourriez essayer avec la bouche.
— Avec la bouche?
— J’ai vu un homme dans une foire qui, démuni de bras, tenait son plumier entre ses dents. Il écrivait sur un parchemin de très belles lettres... On donne aux membres une utilité exagérée. Je serais capable de vous construire des jambes et des béquilles qui feraient de vous un nouvel homme.
— Et pour mon bras?
— Je ne peux pas sauver votre bras. Il est trop infecté.
— Oui, il a mauvaise allure. Il sent aussi fort qu’un petit-breton.
— Sans parler de la tunique des sœurs...
— Elles sont affreuses.
— Ne les jugez pas car elles ont perdu l’esprit.
— Comment?
— Je ne me l’explique pas encore...
— Tant pis pour elles! Alors, pourriez-vous me soigner?
— Voyez-vous le champ, là-bas?
— Oui.
— Autrefois, il était couvert d’un verger malade.
— Et alors?
— Disons que je possède une bonne hache.
— Vous travaillez de la hache?! Mon ami, je vous ouvre les bras...
Le jardinier m’expliqua que la recherche scientifique devait nous détacher du monde de l’émotion pour tourner notre esprit entièrement vers l’action et le savoir.
En sa compagnie, j’oubliai complètement les passions du corps pour me consacrer uniquement aux questions que nous pose la nature.
Pour commencer, il refit de moi un homme entier.
À ma grande stupéfaction, je découvris qu’avec un peu de fer et beaucoup d’ingéniosité, un homme sans jambes pouvait marcher.
De même, un homme sans bras pouvait applaudir.
Vous en aurez déduit en cela que nous avions tranché la question de mon bras malade.
Mes mains ne purent malheureusement pas être recréées...
Et, même si je n’étais doué que pour d’intimes travaux manuels, elles me manquaient.
Elles furent remplacées par deux gros crochets.
Je dus longtemps m’entraîner à utiliser mes membres artificiels.
Je ressemblais à un chevalier du Moyen Âge qui se serait fondu en partie avec son armure.
Le tout était extrêmement lourd.
Le jardinier me recommanda de ne surtout pas me baigner de crainte de m’enfoncer comme un caillou au fond des ondes.
De même, je ne devais pas rester trop longtemps sous la pluie et il ne fallait pas oublier de graisser mes articulations tous les soirs.
À ma suggestion d’user du bois comme matériel, le jardinier s’empourpra.
L’avenir, disait-il, appartenait au fer et à la vapeur.
Il fallait en terminer des artisans du passé tout juste bons à bricoler des marionnettes de petits garçons.
La greffe de la machine à l’homme était l’ultime évolution.
Évidemment, je ne pouvais me mouvoir qu’avec des béquilles.
Je conservais une démarche lente et mécanique, peu gracieuse.
Même cachée sous mes habits, la machine avait pris le dessus.
Pourtant, je vous assure que lorsque j’étais assis et que je gardais mes crochets hors de vue, j’avais l’air entier.
Je me vis ainsi dans un miroir et me trouvai presque beau.
Mes expériences des derniers mois m’avaient creusé les traits.
Je n’étais plus un jeune imbécile à la peau laiteuse mais un homme endurci et savant.
En me voyant me mirer, le jardinier me dit...
— Le plus important n’est pas le physique mais l’esprit. Il doit être aussi solide que vos nouveaux attributs et vous devez, en toutes circonstances, l’appliquer en agissant sur le monde extérieur. Un miroir est tout juste bon pour les alouettes.
— Que dois-je faire, à présent?
— Vous pouvez tout faire... Au-devant d’une situation qui réclame une action, vous agirez.
— Mais dans quel but?
— Le but est secondaire. On découvre souvent en se trompant.
— Je n’ai nullement envie d’agir. Lorsque je vous ai rencontré, je voulais me jeter d’un pont.
— Allons, sûrement que vous avez des ambitions... Vous parliez de vouloir écrire.
— Avec une plume dans la bouche, je n’y arriverai jamais.
— Alors, trouvez une meilleure solution.
— Je préférerais payer quelqu’un pour noter ce que je dis.
— Vous pourriez aussi payer quelqu’un pour écrire tout le texte.
— En voilà une riche idée... Ah, si seulement ces esclaves d’Afrique savaient écrire!
— Laissez donc ces pauvres gens chez eux... Vous rechutez, monsieur. Vous cherchez de nouveau une solution dans le moindre effort.
— Pourquoi pas?
— L’oisiveté n’apporte que le désœuvrement... Qui, à son tour, ne mène qu’à l’ennui... Qui ne livre que le vice... Qui ne porte qu’à la destruction... Je crois avoir, en ces mots, convenablement résumé votre aventure libertine. Ces gens sont d’affreux paresseux que tout ennuie et ils finissent par devenir les êtres les plus assommants de la terre. Ils ne donnent à leur existence aucun sens. Ils parlent beaucoup mais ne créent rien. Pire encore, ils détruisent... Gravez-vous ceci une bonne fois pour toutes dans l’esprit... Le libertin démolit... L’homme libre édifie.
— Édifier quoi?
— Le quoi n’a pas d’importance... Bâtissez une maison, un pont, une ville, une invention, un objet d’art... Quel qu’il soit, votre projet viendra de vous.
— J’ai envie de me curer le nez...
— Pourquoi pas et, de ce début modeste, faites une science... Publiez un recueil sur l’art et la manière. Mieux encore, allez au bout du monde pour répertorier les techniques de tous les peuples de la terre.
— Avec vous, tout n’est que travail...
— On ne travaille que lorsque l’on participe à l’œuvre d’un autre. Lorsqu’on réalise son propre projet, ça s’appelle vivre...
— Cela ne m’aide pas beaucoup.
— Rien ne presse. Vous finirez par trouver. La recherche de son œuvre est la première étape de sa réalisation.
— Et l’amour? Est-ce une œuvre?
— Oui, s’il s’agit d’un véritable amour et non pas de passion.
— Quelle est la différence?
— Aimez-vous en libertin ou en libérateur?
— Je ne sais pas...
— Commencez par quelque chose de plus tangible, quelque chose de simple et de beau.
— Une cathédrale?
— Simple, j’ai dit...
— Bon, donnez-moi une idée et je vais la réaliser.
— Désolé, vous seul pouvez la trouver.
À écouter le jardinier, je n’éprouvais qu’une frustration grandissante.
J’étais à la recherche d’une action sans savoir laquelle.
Autant chercher une aiguille dans un chat de gorge.
Par contre, j’avais la quasi certitude que rien ne m’intéressait à l’exception du mystère des charmes féminins.
En vrai libertin, je n’avais d’autres envies que celles formulées par un mauvais caractère.
Et à énumérer tous mes travers, je ne trouvais pas de solution à ma création.
Pendant mes journées, je me mis à parcourir les chemins.
Chaque mouvement était un véritable effort et j’éprouvais des douleurs dans tous les moignons.
Le jardinier n’avait pas complètement tort.
L’inaction servait la luxure.
Seul dans sa chaumière, je ne cessais de déshabiller la vertu féminine.
Mes promenades, elles, chassaient mes troubles...
Incapable même de m’asseoir sur une souche pour vidanger mes huiles naturelles, je n’avais plus qu’à avancer, toujours avancer, pour chasser l’émotion et découvrir l’impossible.
Un jour où je m’étais aventuré particulièrement loin, je repris mon souffle près d’un champ où des paysans s’épuisaient au labeur.
Leur inventer des machines?
Lesquelles?
Et pourquoi?
Leur travail éreintant était dans l’ordre des choses.
Remplacés par une mécanique, que deviendraient-ils?
Inactifs, ils sombreraient, comme je l’avais fait, dans le vice.
Ou deviendraient-ils, eux aussi, des bâtisseurs?
Si un esprit aussi éclairé que le mien ne trouvait pas, je ne voyais pas comment ces sots s’en sortiraient...
Le jardinier se trompait.
Tout son discours se basait sur des mensonges.
Pareil à tous ses semblables, il ne voulait pas regarder la vérité du monde en face.
Ces gens étaient pauvres.
Ces gens étaient bêtes.
Ces gens étaient méchants.
Ils allaient mourir, usés par le labeur ou par la maladie.
Si je leur parlais de machines, ils me jetteraient sans doute aussitôt dans un puits.
Et d’ailleurs, pourquoi m’auraient-ils écouté?
Aux yeux de ces pauvres rustres, j’étais à peine un homme...
Ils ne verraient de moi que les béquilles.
Ils auraient pitié.
Ils ne m’envieraient en rien car même leur travail abrutissant, j’étais incapable de le faire.
Dans ma folie à vouloir m’élever, j’avais chuté plus bas que le plus commun des hommes.
Le jardinier était un fou s’il imaginait que je pusse commander mes semblables autour d’une œuvre bouleversante.
Je n’étais plus rien.
Je n’étais plus qu’une bouche à nourrir, un indigent, un fardeau.
Je ne portais en moi que la vérité indestructible de mon état, la vérité de ma souffrance.
Soudain, la folie de mon dernier voyage en carrosse me revint à l’esprit.
Qu’avais-je imaginé, alors?
Un mouvement, une action, un message…
Quel était ce message?
Je m’en souvins et me mis à le crier aux paysans...
— La vérité est notre arme et la liberté notre absolu.
À ma grande surprise, les ruraux se redressèrent.
Je leur répétai mon communiqué.
Ils me saluèrent du chapeau.
Au mot de liberté, les oreilles se dressent.
Quel est ce désir violent des hommes d’être libres alors que la liberté même les plonge dans l’incertitude?
Savent-ils, au moins, ce que la liberté représente?
Ont-ils conscience du pouvoir dévastateur qu’elle incarne?
J’avais, au fond de mon cœur, un désir féroce d’être libre, d’être un animal, d’être seul.
Je voulais cesser toute pensée pour ne vivre que d’instinct, celui de chasser, de procréer et de mourir sans interrogations, sans déceptions.
L’animal naît et meurt et, durant cet infime espace de temps, vit libre.
L’homme aussi, naît et meurt et, toute sa vie, s’enchaîne, se torture, infecté du furtif poison que représentent ses pensées.
Et cet odieux venin, qui diable a osé nous l’inoculer?
Quel est l’antidote à la conscience de l’homme?
J’eus alors la certitude que libérer l’humanité c’était l’annihiler...
Dans la mort, nous serions éternellement libres.
Était-ce donc cela mon œuvre?
En réponse à mes cris, les rustres se mirent à chanter un beau chant où le paysan brisait les chaînes qui l’attachent à la terre pour atteindre un paradis des hommes où tous vivent libres et égaux.
J’en aurais été ému si je n’avais pas eu la lucidité de voir en leur paradis humain le pire des mensonges et le pire des enfers.
À mes cris de vérité et de liberté, ils répondaient de la promesse d’un esclavage plus systématique encore.
Si seulement, je pouvais, à chacun d’entre eux, couper un bras ou une jambe, ils commenceraient peut-être à comprendre que les rêves des hommes sont pires que la peste.
Je levai un crochet au ciel et cette fois je hurlai, non pas à Dieu, cette grotesque chimère, mais aux maîtres des astres et de l’infini, qui se cachent dans le néant et que je suspectais d’être coupables de notre état conscient, ma minime maxime...
— La vérité est notre arme et la liberté notre absolu.
Et je vous assure que, dans un éclair, je vis le jour futur d’une guerre titanesque où, seul, un homme de la terre, aux commandes de mille milliers de machines volantes détruisait à jamais l’empoisonneur et ouvrait à sa conscience, enfin guérie, la porte d’une nuit éternelle...