Apprentissage Libertin - Chapitre 19
Apprentissage Libertin - Chapitre 19
À peine eus-je levé mon crochet quelques instants qu’un carrosse s’arrêta à ma hauteur.
Il était peint de noir, sans parures ni armoiries.
Il me rappela un corbillard.
Je le détaillai avec suspicion lorsque la portière s’ouvrit...
D’un pas leste, en descendit l’ingambe marquis du Picquet-de-la-Motte.
Il n’avait pas changé d’un cheveu gras, toujours le même costume taché, toujours la même désinvolture.
— Mais oui, c’est bien vous, s’exclama-t-il, en levant les bras au ciel. La chance me sourit enfin... Ah, mon pauvre ami, laissez-moi vous embrasser.
Le marquis me serra contre lui et je dus me pencher en avant afin qu’il colle ses lèvres violacées aux miennes.
— Vous me recherchiez? demandai-je, interdit.
— Depuis des mois... Je vous assure qu’avec Ledru, nous désespérions à l’idée de ne point vous retrouver. Plus d’une piste vous indiquait comme mort... Leménil, ce fieffé menteur, nous a juré que vous vous étiez noyé... Mais, vous êtes un lion! Que dis-je un lion, une musaraigne!
— Une musaraigne? Regardez-moi bien, je ne suis plus que la limace qu’elle avale... Que puis-je bien offrir à votre compagnie?
— Le rire, mon ami... Le rire! Sachez que le rire est l’acte le plus libertin qui soit. De toutes les jouissances charnelles, le rire procure la plus grande. Non content d’exciter le corps dans un spasme vigoureux et de forcer un râle saccadé et puissant, il se propage à l’entourage en laissant, l’instant d’après, un bienfait incomparable sur l’esprit... Après avoir bien ri, on n’a qu’une seule envie, c’est bien celle de recommencer.
— Et alors?
— Mais, cher marquis de X, de tous les hommes que nous connaissons, vous êtes celui qui nous fait le plus rire. Vous amenez dans les circonstances les plus ordinaires une vision éclatante et hilarante. Nous ne pouvons plus nous passer de vous. Nous avons raconté vos aventures à l’élite parisienne et ils ont tous très hâte de vous rencontrer afin que vous leur inventiez de nouvelles fantaisies.
— Surtout pour me moquer...
— L’amour-propre est invention de curés... Bien entendu que nous vous moquons, tout autant que nous nous moquons... Nous tournons toutes vicissitudes en ridicule. Rien n’est sacré! Racontez-moi une tragédie et j’en ferai une histoire drôle... Mais, je parle, je parle et je vous laisse en plan, sur le bas-côté. Grimpez donc dans mon carrosse... J’ai du vin et des tartines de fromage et, dans un rien de temps, nous serons à Paris... Vous me divertirez en me racontant toutes vos mésaventures.
Suffisamment épuisé pour accepter, je retrouvai dans ce carrosse tout le bien-être de ma vie passée.
Les sièges étaient moelleux.
On pouvait dîner, lire et dormir.
Le cocher, que je reconnus comme le violoniste du marquis de Rollin-Ledru, roulait staccato ma non troppo.
Le confort de l’homme gomme les inconforts de l’esprit.
Bien à son aise, il accepte, il se résigne, il s’accommode.
Je compris pourquoi le général d’armée signe l’ordre brutal d’exécuter mille hommes, assis dans un fauteuil douillet.
Tout y est plus facile...
À boucler ma boucle au contact du marquis du Picquet-de-la-Motte, j’avais, à présent, perdu toute ambition de devenir un libertin.
Je trouvais la présence de l’outrageant vieillard, pour ainsi dire, gênante...
J’aspirais à recommencer ma vie tout entière.
Arrachant mes masques, je me montrerais en fils prodigue...
Et, en retour de cet accueil, j’aimerais mes parents, ma famille, mes gens...
Sans plus jamais rien leur demander en retour.
Bien des jours plus tard, nous arrivâmes à Paris au petit matin et, à la vue des ruelles étroites, je sentis des larmes embrumer ma vision.
Ah, comme la puanteur exécrable de la capitale me réchauffait le cœur!
Mon calvaire touchait à sa fin.
En moins d’une heure, je serais chez moi devant un grand bol de chocolat chaud.
Cet avant-goût de cacao m’arracha de violents sanglots d’apitoiement.
Honteux de cette démonstration chagrine, je dissimulai mon visage en le couvrant de ma manche.
Pour une fois, le marquis du Picquet-de-la-Motte resta coi.
Le vieux polichinelle cachait, en secret, un cœur...
À pleurer comme un enfant, une vision d’Isabelle vint à moi.
Elle essuya mes larmes.
Je lui baisai les mains, jurant d’être à jamais un ami, bon et sincère, un compagnon admiratif et respectueux.
Et si, en retour de mon affection, elle acceptait un peu de ma compagnie, alors je serais comblé.
Ayant repris courage, je rectifiai ma tenue et baissai le carreau pour mieux voir.
Les rues de Paris me semblèrent plus agitées et plus colorées que dans mon souvenir.
Tous ces gens s’étaient parés de rouge et de bleu et ils étaient coiffés de petits bonnets ridicules.
Je l’admets, nos compatriotes sont pitoyables dans le domaine de la coiffe.
Mettez un chapeau sur un Français et il a, aussitôt, une tête de Turc...
Je voulais exprimer ce commentaire éclairé au marquis du Picquet-de-la-Motte lorsque je vis qu’il avait remplacé son tricorne par l’un de ces sacs sanguins à rosette tricolore.
— Dès que nous pourrons, nous vous en achèterons un..., dit mon compagnon, en lisant dans mes pensées.
— Qu’est-ce donc?
— Un bonnet phrygien.
— C’est affreux.
— C’est à la mode... Toute révolution en possède une. On se déguise. On se travestit. On enfile le costume sans réaliser que les rayures rappellent étrangement celles des bagnards, en plus gai seulement... Le peuple se contente toujours d’un ridicule accoutrement tandis que les nouveaux maîtres se revêtent de leurs habits de bourreau.
— Qualifiez-moi de rétrograde mais je refuse de porter semblable couvre-chef.
— Ne faites pas comme tant de fiérots qui, faisant fi du Phrygien, finirent au falot... Ce petit artifice, à deux sous, est la meilleure des assurances sur la vie.
— C’est le symbole de nos ennemis!
— Regardez autour de vous, mon ami... Vos ennemis sont partout. Ils vous encerclent.
— Ces rustauds sont pareils qu’avant... Cette soupe populaire va vite tourner.
— Craignez qu’elle ne soit au lait...
— À la boue, oui...
— De la boue rouge!
— Je reconnais à présent les travers de l’Ancien Régime... Des titres et des privilèges, je n’en veux plus... Mais, sachez que les droits que réclame cette racaille sont tout aussi néfastes. Les droits des uns, ne sont que des privilèges pour les autres.
— Les droits de l’homme et du citoyen? me questionna le marquis du Picquet-de-la-Motte.
— Les droits dans les fesses, oui... Les hommes ne naissent pas et ne demeurent pas libres et égaux en droit!
— Pourquoi?
— Dire le contraire, c’est dire d’odieux mensonges...
— Lesquels?
— L’homme naît libre? L’homme demeure libre? L’homme a des droits? En voilà déjà trois… Et, je ne parle même pas d’égalité, qui est le mensonge le plus évident.
— Cher ami, je suis stupéfait par vos progrès..., s’enthousiasma le vieux libertin. Ah, je crois que je vais faire de vous mon fils adoptif.
— Je n’accepte dorénavant que la vérité... Et, je vous le dis en confidence, j’ai le secret espoir qu’un grand homme va se lever, un homme de fer qui prendra la nation à bras-le-corps et l’étreindra jusqu’à l’étouffer.
— Confidence pour confidence, souvenez-vous de ce proverbe corse... Bonace au départ, tempête à l’arrivée.
— Je ne comprends pas...
— Disons que l’époque promet d’être intéressante pour celui qui n’a pas peur de se décoiffer.
D’un geste, le marquis du Picquet-de-la-Motte ôta le tricorne de ma tête.
Une demi-heure plus tard, le carrosse s’arrêta.
Mon cœur se mit à battre.
Nous étions enfin arrivés devant l’hôtel particulier familial.
Je me hâtai de descendre.
J’en aurais embrassé le sol s’il n’avait été aussi crotté.
Rien n’avait changé depuis mon départ sauf qu’un vandale des faubourgs avait badigeonné la porte cochère de rouge.
Je tirai la cloche.
Personne ne vint ouvrir.
J’insistai.
— La maison est peut-être vide..., remarqua mon compagnon.
— Mes parents ne la laisseraient jamais sans un gardien.
Je me mis à crier et à cogner sans résultats.
Ma maison demeurait close.
Le marquis du Picquet-de-la-Motte interpella une passante.
— Bonjour, citoyenne... Je suis le citoyen Lamotte... Peux-tu me dire où sont passés les gens de cette maison?
En guise de réponse, la mégère cracha sur la porte et tourna les talons.
— Ne vous attendez pas au meilleur des accueils..., me prévint mon compagnon.
— Cette femme devait évoquer Tavernier, notre valet au cœur d’artichaut... Il n’a jamais été très apprécié dans le quartier.
— Allons chez des amis, nous repasserons plus tard...
— Si près du but, je ne vais tout de même pas repartir. Je les crois inquiets... Je comprends qu’ils n’ouvrent pas au premier venu. Approchons le carrosse le plus près possible du mur, le cocher pourra y grimper et sauter par-dessus.
— Impossible! Cet homme est aveugle, sourd et muet.
— Il nous a bien menés jusqu’ici.
— Il possède le don inné de commander aux chevaux, par la pensée.
— Alors, peut-être que vous pourriez…
— Vous n’y pensez pas, mon ami..., objecta le libertin offusqué. Je ne fais jamais d’activité physique hors de mes débauches quotidiennes. J’aurais bien trop peur de me remettre en forme.
— Cela va m’être difficile, dans mon état...
— Vous êtes jeune et je vois là deux solides crochets. Sûrement que vous y grimperez, en un tour de rein.
J’avais peu d’arguments contre et, il est vrai que j’étais celui qui voulait pénétrer les lieux.
Dans le fond, nous trouverions de l’autre côté le repos réparateur.
Le marquis du Picquet-de-la-Motte n’eut pas un mot à dire que le cocher avait déjà positionné le carrosse le long du mur.
Je le remerciai d’un geste.
Bon bougre, il me tendit une main.
Déterminé à gravir le sommet, je plantai un crochet dans le flanc du carrosse puis, aidé de l’autre, me hissai sur le toit.
Je reconnais que les longues marches autour du couvent m’avaient remis en forme.
Les sangles qui retenaient mes prothèses avaient l’avantage de ne pas se fatiguer et je pouvais me maintenir suspendu par mes crochets aussi longtemps que je le désirais.
À escalader le mur, je devins araignée et, plus facilement que je ne l’eusse cru, j’atteignis le faîte.
La cour et les écuries étaient en très mauvais état.
On y avait brûlé des feux et déchargé des immondices.
Les volets de la maison étaient tous fermés.
Descendre me sembla plus périlleux que de monter.
Le plus pratique était encore de sauter.
Je conçus le risque de voir mes propres jambes me casser.
J’aurais volontiers opté pour une chute, morceau par morceau, mais il était à craindre que, simple tronc, je ne piquasse du nez et ne me fendisse le crâne.
Priant que ce ne fût qu’un mauvais moment à passer...
Je m’élançai.
Ce fut un très mauvais moment car, malgré une hauteur raisonnable, je me fracassai à terre comme un pot de fer.
Des douleurs terribles me parcoururent le corps et j’eus du mal à respirer.
Tel une marionnette désarticulée, je m’attardai à me relever.
Au son du vieux libertin qui tambourinait en réclamant un bulletin de santé, je finis par regrouper mes membres.
Je rampai jusqu’à mes béquilles et retrouvai une position plus digne.
Pas de doutes, le jardinier fabriquait solide...
J’ôtai la barre qui bloquait la porte.
— Un véritable artiste de foire, s’exclama le marquis du Picquet-de-la-Motte, tout en applaudissant.
— Vivement que je retrouve mon lit...
Le vieillard observa la désolation régnante et ajouta...
— Je crains que, ce soir, vous ne dormiez dans des cendres.
C’était affreux!
L’intérieur de notre somptueuse maison avait été complètement pillé et dévasté.
Une horde de bêtes indomptées aurait fait moins de dégâts.
À la vue du saccage, je m’inquiétai sérieusement pour les miens.
Avaient-ils trouvé refuge?
Où?
Comment allais-je m’y prendre pour les retrouver?
Apprendre que mon périple n’était pas à son terme, fut une énorme déception...
En outre, je m’estimais responsable.
Absent du giron familial, j’apparaissais comme un lâche et un traître.
J’aurais dû être présent, à défendre mon patrimoine.
Je regrettai à nouveau mon impétueux voyage et, à voir le marquis du Picquet-de-la-Motte achever l’outrage en urinant contre un mur, je trouvai l’idée même du libertinage détestable.
Comment avais-je pu imaginer apprendre à vivre au contact de ces hommes grotesques?
Mon compagnon se rajusta et je ne lui fis aucune remarque.
J’allais, à présent, me contenter de l’ignorer...
Trouvant un mur propre contre lequel m’adosser, je fus pris d’une seconde vague d’abattement.
Je ne pus m’empêcher de pleurer.
— Allons, mon ami..., me consola le marquis du Picquet-de-la-Motte. Reprenez-vous... Je vous assure que tout ceci n’est pas grande catastrophe. La chose matérielle... L’objet, n’a pas de valeur pour le libertin... C’est l’esprit qui nous intéresse. Par exemple, vos émotions du moment sont mille fois plus valeureuses que tous les meubles qui, autrefois, accumulaient de la poussière dans cette demeure. Les biens procurent des sensations faibles et souvent le désir de posséder trompe son homme. Une fois acheté, l’objet révèle sa vraie nature... Inerte et vide de sens... Vous me répondez que vous possédez une belle horloge dorée pour connaître l’heure? Un clou planté dans un mur fait aussi bien l’affaire... Mieux, un homme qui renonce au temps n’est que plus libre encore... Les biens des hommes n’existent que pour étaler aux yeux du monde la puissance de leur propriétaire. Sachez-le... Plus un homme est puissant par la propriété plus il est faible par l’esprit... Il ne ressent plus rien que son orgueil... Il possède tout et pourtant convoite encore... Ses biens le vident petit à petit de toute émotion au point qu’il en devient lui même objet. À la fin de son existence, il se retrouve confronté à son propre néant... Conscient que ses trésors vont s’envoler au premier souffle de vent.
— Je ne pleure pas la maison...
— Ah, vous pleurez ses habitants? Cessez alors, car nous n’avons vu aucun cadavre... Vos parents sont sûrement partis. En Angleterre, peut-être? J’ai ouï dire que la traversée était tout à fait plaisante en cette saison... Allons debout, mon garçon. Nous allons enquêter et nous renseigner. Nous aurons vite fait d’élucider ce mystère.
— C’est que je suis fatigué... Je comptais au moins trouver mon bon lit et mes beaux habits.
— Si ce n’est que ça... N’oubliez pas que nous sommes à Paris... La ville regorge de milliers de bons lits, bien fréquentés. Notre capitale n’est rien d’autre que le plus grand lupanar de la terre... À deux pas d’ici, je connais une maison admirable habitée par de ravissantes jeunes demoiselles qui offrent sans modestie leurs charmes au voyageur fourbu... Nous y boirons. Nous y souperons. Nous aimerons des filles douces et tendres qui font de la vérité un devoir... Elles n’ont rien à cacher et, à vos interrogations, répondront avec une franchise déconcertante.
À me parler ainsi, la compagnie du marquis du Picquet-de-la-Motte prit un autre jour.
Une maison?
À deux pas d’ici?
Pourquoi aller au diable pour ne rien trouver alors que j’avais la vérité à deux pas de chez moi?
Je connaissais ces lieux...
Et, à l’époque, je trouvais effrayantes cette facilité et cette proximité.
J’aurai eu trop peur d’être reconnu...
Ce n’était pas par hasard que j’avais choisi la Bretagne.
À écouter mon compagnon continuer de décrire la luxure éperdue du lieu de perdition, mon humeur passa de la grisaille au beau fixe. Une nouvelle fois, je m’étais leurré.
Je vis ma propre maison comme un affreux cadavre éviscéré.
Entre ses murs, je n’avais vécu que très peu de bons moments et mes possessions, accumulées au hasard d’envies irréfléchies, sans valeur sentimentale, me semblaient, en effet, vides de sens.
J’étais né dans une prison dorée de laquelle je ne m’étais échappé que trop tard.
À l’instar d’un moineau qui ne peut quitter sa cage, je revenais bêtement sur les lieux de mon malheur.
Quitter l’odieuse Bretagne, oui, mais certainement pas pour retourner chez moi.
— Allons, mon ami, s’exclama le marquis du Picquet-de-la-Motte. Nous avons l’estomac vide et les bourses pleines... Hâtons-nous avant que les plus jolies ne soient toutes prises...
Dans la cour, la porte cochère était bloquée par une foule bigarrée de gens du peuple tous plus hideux les uns que les autres.
Ces agités brandissaient des bâtons, des faux ou des fourches.
Leurs visages se déformaient d’une rage méchante et imbécile.
À notre vue, ils cessèrent leur chant grotesque et nous toisèrent avec mépris.
Une sorcière, déguisée en bonne femme, quitta leurs rangs et vint vers nous...
— Qui êtes-vous? Que faites-vous ici? nous cracha-t-elle au visage.
En guise de réponse, mon compagnon tira de sa poche son bonnet phrygien qu’il enfila.
Une rumeur déçue parcourut l’auditoire.
— Je suis le citoyen Lamotte et mon compagnon s’appelle Émile..., s’écria le marquis du Picquet-de-la-Motte, à l’assemblée.
Me voyant sans coiffe, l’affreuse m’agressa à nouveau.
— Tu t’appelles Émile, comment?
— Je me nomme Émile Milon, marquis de X, et je suis ici chez moi, répondis-je, sans hésiter.
L’excitation repartit de plus belle.
— C’est lui! C’est lui! Je le reconnais bien avec ses béquilles! C’est le négrier! C’est le négrier! s’enflamma un quidam, que je n’avais vu de ma vie.
— À la lanterne! À la lanterne! crièrent tous ces énergumènes, d’une seule voix.
Je vous assure qu’il n’existe rien de plus laid, rien de plus vil que la masse humaine exaltée et meurtrière.
Le marquis du Picquet-de-la-Motte voulut s’interposer mais je ne le laissai pas me dérober ma scène.
D’un large mouvement de béquille, j’écartai les trop curieux.
Décidé à faire le héron, je levai lentement un pied.
En équilibre précaire, j’écartai les bras.
Comme de juste, les béquilles cessant de me porter, je basculai en arrière et m’effondrai, piteusement, à terre.
Ébahie, la foule silencieuse me fixa tout de même un instant...
— À la lanterne! cria un impatient.
— À la lanterne! reprirent-ils, en chœur.
Je vis alors un rempart de visages hideux fondre sur moi.
Je sentis des grappes de doigts me happer.
Être trituré par des dizaines de mains sales et étrangères est une sensation odieuse...
— À la lanterne!
— Pendons-le! Pendons-le!
— Qui a de la corde?
— J’ai de la ficelle!
— J’ai un lacet!
— J’ai de la corde... Mais, faudra me la payer!
— Tu te paieras avec ses habits.
— L’est plutôt chiche pour un aristo...
— Bon dieu, il est lourd, le diable!
— Qu’est ce qu’il a avalé?
— Il a dû gober son or.
— Laissez-moi l’éventrer!
— Tais-toi, Jacques!
— Ho!… Hisse!
Les plus costauds parvinrent finalement à m’élever et à me porter à bout de bras.
C’était une curieuse sensation, un flottement irréel au-dessus d’une marée humaine.
Au son de leurs chants assourdissants, ils me menèrent au coin de la rue où ils comptaient me lyncher.
La vue de l’éclairage de la voirie me donna un nouvel élan et je me mis à me débattre.
Mes bras et mes jambes de fer frappèrent en aveugle, des nez, des yeux et des oreilles.
Plus je causais de dégâts, plus mes agresseurs redoublaient de sauvagerie.
On me passa une corde autour du cou et dans le même élan je fus tiré vers le haut.
Au bord de la suffocation, je m’agitais comme un pantin au bras d’un enfant nargueur...
Je crus mourir lorsque, tout à coup, le poteau se brisa net et je m’écroulai de tout mon poids sur ce matelas de vermine.
— Morbleu, il a cassé la lanterne!
— Pas étonnant avec tout ce qu’on y pendouille!
— Qu’est-ce qu’on en fait?
— À mort!
— Trouvons une autre lanterne!
— Je vous avais bien dit qu’i’ fallait le dépecer!
— Tais-toi, Jacques!
Je sentis qu’on allait en venir au couteau lorsqu’un coup de feu ramena mes assassins au silence.
La foule se tourna vers une troupe de hussards qui venaient de déboucher du coin de la rue.
La foule s’écarta devant la menace de leurs épées tirées.
— Qui est cet homme à terre? demanda l’officier.
— C’est un négrier!
— Un esca-la-vagiste!
— Un exploiteur!
— Un travailleur au noir!
— Parle, qui es-tu? me questionna le militaire.
— Je suis le marquis de X... Je suis un homme libre et je ne suis pas un négrier. Ces gens ne me connaissent pas. Ils me jugent en ignares. Ils me condamnent en lâches. Que des négriers existent? Je vous réponds... Oui... C’est la vérité! Et beaucoup de ces négriers sont aussi des Français... Mais, je vous le demande... En quoi l’exploitation des peuples noirs en Amérique dérange-t-elle, à présent, les habitants de ce quartier qui, il y a peu, n’en avaient que faire? La fortune de ma famille récompense une entreprise industrielle qui offre des emplois dans de simples forges... Un établissement où les conditions de travail sont exemplaires puisque seulement le tiers des ouvriers sont des enfants et qu’on n’y travaille pas plus de douze heures d’affilée... Mais, voilà que des inconscients aux idées saugrenues... Des hommes jaloux et qui vous mentent... Vous lâchent dans les rues dans l’unique but de nous spolier et d’accaparer nos biens. Croyez-vous que, au nom de je ne sais quel principe révolutionnaire, la France va cesser le commerce triangulaire et se priver de sucre? Je vous réponds par la vérité... Écoutez-la... Non! Non, la France ne cessera pas d’enchaîner des nègres car cette richesse nouvelle, ce fabuleux commerce avec les Amériques, fera sa fortune pour les siècles à venir... Elle est là votre vérité!
Après m’avoir écouté, tous ces pauvres gens se regardèrent à la fois surpris et confus.
J’eus un élan d’espoir.
Je crus qu’ils allaient se réveiller lorsque, du fond, un retardataire cria:
— À la lanterne! À la lanterne!
— C’est quoi du sucre?
— Elle est où cette forge?
— À mort! À mort!
— À mort le beau parleur!
Et la masse bruyante et folle de reprendre son vacarme révolutionnaire...
Mes concitoyens n’étaient intéressés que par le meurtre.
Avant qu’on ne me lynche une seconde fois, les cavaliers s’interposèrent.
L’un d’eux eut même la bonne idée de reprendre mes béquilles.
Pour troubles sur la voie publique, dégradation de la propriété de la voirie et incitation à la contre-révolution, on m’emmena à l’île de la Cité où des milliers de mes semblables priaient, jour et nuit, cette fausse idole qu’on nomme Justice.
Autant les prisons de l’Ancien Régime étaient désertes, autant celles du nouveau étaient pleines à craquer...
Ceux-là même qui s’étaient jurés de libérer le peuple emprisonné, en prenant la Bastille, voulaient, à présent, l’y entasser comme jamais.
Je trouvai à grand-peine un coin exigu de geôle...
Après mon arrestation intempestive, je tempêtais, tel un Templier agonissant le pape Clément V.
Furieux, écumant, rageur, je hurlais des ribambelles d’injures et d’obscénités à m’en rendre sourd.
Je bouillais d’annihiler cette ignoble race de France.
Durant mes rares accalmies, je réalisais combien mon désir de liberté était immense.
Ce n’était pas seulement le désir de sortir de prison, mais la nécessité absolue de m’affranchir des hommes et de leur affreuse société. J’étais devenu un libertin-misanthrope ou un misanthrope-libertin, désireux, tour à tour, de fouetter le peuple à mort ou de me flageller jusqu’au sang.
J’admirais comment un marquis pouvait encourager l’imprimerie de pamphlets révolutionnaires.
Je savais pourquoi un noble incitait au vol et au crime.
Je comprenais en quoi mystifier pour étriller les pauvres gens devenait un art de vivre distingué.
Le libertin œuvre!
Il agit.
Il crée par la destruction.
Il s’acharne à pulvériser la pensée commune...
Toutes ces idées fausses, inventées par des petits bourgeois, qui veulent imposer leur néfaste conception du bonheur.
Ces gens, les plus dangereux qui habitent sur notre terre, sont terrifiés devant un esprit libre.
Ils vont s’acharner à détruire les penseurs...
Les libertins...
Les méritants...
Ou simplement les créatifs.
Débarrassés de toute opposition, ils vont enfermer les plus malléables dans une pensée sociale étriquée.
Ces idéologues du collectif vont façonner une nation triste et sans imagination, peuplée d’esclaves qui, montrant la nuque, avancent par rangées de quatre vers une gigantesque manufacture étatique, productrice de néant.
À la simple évocation de cette vision vide de toute couleur, je repartis d’une nouvelle bordée d’injures colorées.
Ma rage n’avait plus de limite et je finis par tant perturber le sommeil de mes codétenus que l’on m’enferma dans un cachot obscur au plus profond de la terre.
Enterré tel un mort, dans le noir absolu, je fus plus vivant que jamais...
J’avais surtout le temps d’élaborer un plan d’avenir.
Si les gens ne voulaient pas entendre la vérité, alors j’allais leur servir le mensonge...
J’allais devenir un maître menteur.
La duplicité me mènerait au sommet de la nouvelle société française.
Je me voyais riche et influent, gaspillant l’or que j’avais dérobé au peuple.
Je me voyais à me goinfrer dans des soupers fins, entouré de courtisanes du théâtre que je payais avec l’impôt des pauvres.
Je me voyais, dictant, à des fonctionnaires abrutis, toutes mes lubies, toutes mes fantaisies, rayant des lois utiles par-ci, rédigeant des édits injustes par-là.
Je confisquerais les biens de l’Église et je les distribuerais à mes complices dans une tombola truquée.
Je casserais les corporations, les coteries et les assemblées.
Je ferais la guerre à toutes les nations, en prétextant des raisons futiles.
Et pendant que le peuple entier souffrirait d’une terreur sans pareille, je serais dans les bras de femmes lascives à lire à haute voix des textes humoristiques.
Afin d’atteindre ce but, j’allais mettre en place la première étape de mon plan qui consistait à me faire porter par le peuple en sauveur de la révolution.
Pour ce faire, j’allais créer un parti populaire et social.
Pas question d’avoir un programme basé sur la vérité et la liberté, d’ailleurs...
Il n’était pas question d’avoir un programme, tout court.
Non, je me dresserais sur une charrette les jours de marché et je calomnierais les gouvernants actuels en inventant des scandales plus choquants les uns que les autres.
Et, à ceux qui me soutiendraient, je promettrais l’exaucement de tous leurs désirs jusqu’au bonheur éternel s’ils étaient prêts à me croire. Car la vérité est toute simple...
Pour se faire aimer du peuple, il ne faut cesser de lui mentir...
Ce futur, que je pouvais presque embrasser, eut l’effet de me calmer.
Je cessai de m’égosiller d’injures, préférant entraîner mes talents d’orateur.
Dressé dans mon cachot obscur, je m’adressai à la foule des crédules et les mensonges me vinrent tout naturellement.
Mes paroles étaient pareilles à un liquide corrosif, s’infiltrant à même la pierre et suintant jusqu’aux oreilles des autres prisonniers, pour ensuite s’écouler dans la rivière polluée des hommes de la rue.
Un jour, alors que je prononçais un discours devant les États Généraux, expliquant que, pour réduire les dépenses de l’état, il fallait augmenter l’impôt, on me tira de mon cachot pour m’annoncer que c’était le jour de mon procès.
Sans même me donner un coup de peigne ou gratter la crotte qui me souillait, on me traîna vers les salles d’audience.
On imagine naïvement que son procès sera une affaire exemplaire où les plus justes de la nation délibèrent et statuent.
On imagine une salle remplie de dignitaires, de greffiers professionnels et d’avocats sereins.
Lorsque j’entrai dans la salle du tribunal, je crus qu’on s’était trompé et qu’on m’avait mené aux grandes halles...
D’ailleurs, j’aperçus dans un coin une poissonnière qui, elle aussi, s’était fourvoyée.
Une foule incommensurable s’était réunie dans l’étroite salle.
Chacun criait à tue-tête, cherchant à couvrir les paroles de ses voisins.
Ces gens étaient agités, nerveux, méchants...
Ils se débattaient comme des bêtes dans une cage trop exiguë.
Les deux gendarmes, qui m’encadraient et qui devaient me mener devant mon juge, nous frayèrent un passage en usant de violents coups d’épaules et en boutant manu militari les excités de notre chemin.
On arriva enfin, non pas devant un homme de loi, mais devant un enfant...
Un greffier stagiaire, qui, assis sur d’épais dictionnaires, couvert d’encre de la tête aux pieds, recopiait d’une plume malhabile, dans d’énormes registres, la justice d’une république au berceau.
Le gendarme cria mon nom...
— X... Émile.
— X?… X? Attendez, répondit le gamin en cherchant dans son grand livre. X? X? Ça doit commencer par la lettre X...
— C’est en général vers la fin..., dis-je, pour l’aider.
— Ah oui, j’ai trouvé… Juste avant l’Y... Ah, l’Y... Quelle admirable lettre..., me dit-il, à demi-mot.
Soudain, il tira un papier avec emphase.
Il était jauni, raturé et souillé de rajouts odorants.
Mon cas avait visiblement voyagé d’un cabinet à l’autre.
— Eurêka! s’exclama le jeune greffier. X... Ma parole, c’est déjà de l’histoire ancienne... Je lis qu’on a oublié de noter la destruction volontaire de la lanterne. Je l’ajoute... Tout est en ordre, à présent... Alors, à demain!
Le gendarme consulta le procès-verbal puis, donnant l’impression qu’il savait lire, hocha la tête.
Son collègue me tira par le col et je fis le chemin à contresens.
— C’était bien la peine de m’amener jusqu’ici pour m’annoncer que mon procès aura lieu demain..., dis-je, tout de même soulagé qu’il ne se déroule pas dans ce charivari.
À ces paroles, les deux gendarmes éclatèrent d’un rire plantureux puis, le premier scella mon destin de ces paroles...
— C’est pas demain ton procès, bougre... C’est demain qu’on te coupe la tête!
Ah, la tyrannie de la justice!
N’avais-je point raison de dénigrer les droits de l’homme et du citoyen?
Ces couleuvres énormes que l’on voulait nous faire avaler...
Curieusement, sur le coup, je ne fus même pas déçu.
J’acceptais la vérité de l’injustice des hommes comme j’acceptais le lever du jour.
Je n’allais pas m’époumoner à réclamer mon droit.
Leur justice m’était bien égale et je trouvais ces méthodes expéditives tout à fait fondées.
J’avais perdu bien trop de temps à imaginer mon avenir.
Je me devais d’agir en jardinier...
Et de trouver le moyen de m’évader...
Peut-être, que mes amis libertins travaillaient, en ce moment même, à mon évasion?
Des libertins travailler?
Non, je ne pouvais compter que sur moi-même...
On me jeta dans une nouvelle geôle.
C’était une grande cave voûtée où l’on avait entassé tous les condamnés pour le lendemain.
Ma première pensée fut que, à la veille de ma mort, je n’avais toujours pas connu l’amour auprès d’une femme.
La tragédie libertine était à son comble...
Si j’avais été un être conséquent, je me serais aussitôt dressé au milieu de ces pauvres condamnés pour déclamer l’un de ces fameux discours que j’avais si bien préparé.
Mais, à la vue de ces hommes, de ces femmes et de ces enfants...
Je fus pris d’une peur terrible, à l’idée de leur adresser la parole.
Honteux de mon impotence morale, je me cherchai un petit coin sombre où m’apitoyer sur ma couardise.
La geôle était divisée en groupes sociaux.
Le premier tiers était composé de nobles, dépenaillés et sales, qui avaient au moins l’élégance de rester debout.
Le second tiers se composait de leurs gens, femmes de chambre ou laquais, qui, ayant montré trop de zèle à défendre leurs maîtres, se retrouvaient aujourd’hui à les haïr.
Le dernier tiers était formé de véritables criminels, des gens du peuple, affreux et misérables, qui semblaient complètement indifférents à leur sort.
Alors que tous ceux présents étaient coupables aux yeux de la société, les plus miséreux étaient les seuls à l’admettre.
Ils ne vivaient pas dans le mensonge.
Ils connaissaient la vérité du monde des hommes car ils avaient tué ou volé dans l’urgence de leur propre survie.
J’aurais dû me joindre à eux mais, par insuffisance, m’approchai du groupe des aristocrates...
Un grand barbon me bloqua aussitôt le passage.
— Avec les gueux, l’estropié! me lança-t-il, en bon chrétien.
Comme toujours, la noblesse comptait les siens.
— Je suis des vôtres... Je suis Émile Milon, marquis de X.
— À d’autres, vaurien... Le marquis de X et toute sa famille ont été pendus à la lanterne devant leur maison... Même qu’ils ont empesté le quartier pendant toute la quinzaine commerciale.
— Que dites-vous là, monsieur?
— Tu m’as compris, filou... Passe ton chemin!
J’étais sous le choc.
Apprendre la mort de ses parents, la veille de sa propre exécution, est une circonstance épouvantable.
— Êtes-vous bien certain qu’ils sont tous morts?
— C’était une grosse grappe immonde... Ils étaient nus, les pieds dévorés par les chiens. Ah, il a dû le regretter son monopole royal, le père X...
Je vacillai, en associant à cette vision épouvantable, ma douce Isabelle, ma bien aimée, qui ne jouerait plus jamais de son envoûtante musique.
La peine et le chagrin m’envahirent.
D’épaisses larmes coulèrent de mes yeux.
— Allons, monsieur, reprenez-vous... Ce n’est pas un endroit pour pleurer!
— Je vous prie de m’en excuser, monsieur.
— Votre ton de voix et votre maintien m’indiquent que vous êtes peut-être des nôtres... Qui prétendez-vous être, encore?
— Je suis Émile, le fils, le jeune marquis de X... J’étais en voyage à travers des contrées sauvages.
— Par Saint Jean, vous étiez en Afrique? Mon fils, lui aussi, y est allé... À défaut de trophées empaillés, il nous a ramené une paire de négresses... L’affreux libertin, je l’ai aussitôt déshérité et chassé de notre maison! Et ce fut la meilleure décision de ma vie car, à présent, il vit, sain et sauf, en Louisiane... Il paraît même qu’il a ouvert une maison intolérable. Ah, comme j’envie la jeunesse... Vous avez dû chasser les grands fauves pour vous retrouver dans cet état.
— Je ne suis pas très bon fusil...
— Mais, plein de courage... Allons, venez vous joindre à nous... Nous devons nous entraider dans le malheur.
On m’ouvrit un passage et déjà j’entendais les rumeurs qui couraient sur mon compte.
On inventait.
On divaguait.
On brodait.
Sûrement qu’avant peu, j’aurais occis cent musaraignes de mes seules mains.
Même dans cette geôle, des hiérarchies se créaient, alors que, à l’extérieur, on se goinfrait d’égalité à toutes les sauces.
Réveillez-vous, Français!
Vous n’êtes ni libres, ni égaux, ni frères!
M’étant assis par terre, je ne pouvais m’empêcher de repenser au destin tragique de mes parents.
Je me souvenais de tous ces petits instants qui font la vie d’une famille riche...
Comme par exemple, les dîners, autour de la grande soupière en or, dans laquelle nous crachions.
Une présence brisa mon souvenir...
Craignant un curieux de l’Afrique, je n’osais lever les yeux.
La personne avança d’un pas...
Je vis alors une élégante cheville dans un vieux chausson troué.
La beauté des femmes est un aimant qui vous force à les admirer.
Je levai les yeux.
Je m’arrêtai, une première fois, pour m’extasier devant les formes de ses hanches rebondies...
Puis, je fis un second arrêt pour m’enthousiasmer d’une poitrine généreuse...
Enfin, je terminai mon périple en découvrant un ravissant minois.
Malgré la crasse et les stigmates de ses propres mésaventures, je reconnus aussitôt le visage aguicheur...
D’Isabelle.