Apprentissage Libertin - Chapitre 5
Apprentissage Libertin - Chapitre 5
Combien de temps, vous demandez-vous, votre malheureux serviteur erra-t-il, pareil à un mort vivant enfoui au cœur de la terre?
Eh bien, jusqu’au lever du jour...
Autant dire, une éternité.
Épuisé, à bout, transi de froid et de peur, je vis enfin une faible lueur qui, très lentement, effaçait les ténèbres.
Je trouvai un escalier, grimpai de nouvelles marches.
Je débouchai dans une cave où s’infiltrait par les soupiraux la divine lumière du jour...
J’étais sauvé, mais dans quel état.
Crasseux, les vêtements souillés et déchirés, les mains entaillées et sanglantes, je faisais peur à voir.
Cette grande salle était un bric-à-brac de bric et de broc.
Au centre, trônait une étrange machine.
Je m’en approchai et reconnus, pour en avoir vu une semblable chez un éditeur, une presse d’imprimerie.
J’exultai d’avoir enfin touché au but...
Sapristi!
Le vieux bougre publiait des récits libertins...
Il chatouillait de la plume...
Morbleu, le marquis de Rollin-Ledru était peut-être bien Anonyme, en personne...
Je jubilai d’avoir brisé les portes d’un cercle littéraire vicieux et ramassai un bout de papier fraîchement imprimé.
Pourtant dans un état d’esprit apte à être choqué, ma lecture me révulsa.
Ce n’était en rien un texte lubrique mais la page d’un pamphlet qui exhortait le tiers état à se soulever contre la noblesse et l’Église.
J’avais déjà vu un de ces torchons que l’on vous fourre dans le manteau aux vestiaires des théâtres et qui ne méritent que d’être brûlés.
Quelle stupéfaction que d’être tombé dans le nid de ces odieux comploteurs qui voulaient détruire tout ce que la nation détenait de plus beau.
J’allais confronter sur le champ ce traître de marquis de Rollin-Ledru aussitôt que j’aurais trouvé la sortie...
La porte du fond donnait dans la cour.
Elle n’était même pas bouclée.
On ne pouvait pas dire qu’ils fussent méfiants.
D’un pas énergique, je retournai vers l’entrée du château, toujours endormi.
Dans le salon, les deux vieillards ronflaient encore et toujours...
Sans hésiter, je pris une assiette et la laissai tomber à terre.
Le fracas qu’elle fit en se brisant ne fut point suffisant.
Les vieux libertins se raclèrent le fond de la gorge puis repartirent de plus belle.
Je vis alors au mur une panoplie d’armes décoratives.
Usant d’une cuillère à soupe, je tapai sur le bouclier central dans un effet impressionnant de gong chinois...
Mal fixé au mur, le décor s’en détacha.
Hallebardes, lances et sabres s’écroulèrent dans un fracas de tous les diables.
— Au feu! cria le marquis de Rollin-Ledru.
— À l’abordage! ajouta le marquis du Picquet-de-la-Motte.
Ils bondirent de leurs chaises comme deux polichinelles montés sur ressorts.
Ils me virent dressé au milieu du dommage comme un benêt benoît.
— Monsieur, qu’avez-vous à détruire ma maison?
— Que diable vous est-il arrivé? s’inquiéta le marquis du Picquet-de-la-Motte. On dirait que vous avez été enlevé par des frères de la côte... Vendu en esclavage aux princes maures qui ont fait de vous leur sultane mâle... D’un beau raisin bien mûr, ils nous retournent un vilain fruit tout sec.
— On dirait plutôt qu’en tisserand fureteur, il n’a pas ôté assez vite les doigts de l’étoffe de son métier..., s’esclaffa le marquis de Rollin-Ledru.
— En parlant de métier..., annonçai-je du ton le plus emphatique possible. Vous êtes découverts!
Les deux hommes regardèrent à l’unisson leurs hauts-de-chausse.
— Je veux dire par là..., précisai-je. Que j’ai découvert votre ignoble affaire.
— Mais je vous assure, monsieur, qu’elle est toujours dans mon pantalon, se défendit le marquis de Rollin-Ledru.
— Dans la cave!
— Mais par Saint Tropez, je ne puis l’avoir égarée...
— Je parle de la presse!
— La presse?
— Et ceci...
Je leur mis sous le nez l’infâme feuillet.
— Ah, vous parlez de l’imprimerie, se rassura le marquis de Rollin-Ledru. Ne craignez rien, je loue ma cave à des agitateurs locaux.
— Mais ce sont là des appels révoltants qui fustigent la noblesse et le clergé.
— Et alors? demanda le marquis du Picquet-de-la-Motte.
— Nous sommes la noblesse! m’exclamai-je, implacable.
— Grossière erreur, mon ami, argumenta le marquis de Rollin-Ledru. Nous sommes des libertins et nous ne souhaitons rien d’autre que la liberté des hommes.
— Et surtout des femmes..., précisa le marquis du Picquet-de-la-Motte.
— Nous nous moquons éperdument de tous les états, des rois, reines, princes et princesses... Nous ne sommes intéressés que par nous-mêmes... Nous désirons voir la fin de l’ordre... La fin des nations. Que chacun fasse donc ce qui lui plaît comme bon lui semble.
— Ce serait l’anarchie, leur dis-je.
— Ce serait un monde où chacun dirait ce qu’il veut, agirait selon ses goûts.
— On y tuerait... On y volerait..., argumentai-je.
— Pas tellement plus que de nos jours, affirma le marquis du Picquet-de-la-Motte. L’assassin, au moment de commettre son acte, se moque bien des lois du moment. Il tue car, dans son esprit, les circonstances l’obligent au meurtre.
— Et la défense des faibles? Qui va protéger les faibles?
— De la bouche d’un noble, votre remarque ne manque pas de comique...
— Vous trouvez? dis-je, d’un ton défensif.
— Depuis la nuit des temps, la noblesse n’a fait que défendre, arme au poing, ses privilèges et le clergé n’a fait que l’absoudre. Nous préférons un monde débarrassé de cette racaille.
— Libres, égaux et frères!
— Je ne crois pas que nous le serions si tout le monde faisait ce qu’il voulait, leur dis-je. Ce ne serait rien d’autre que la loi du plus fort.
— Mais nous vivons déjà sous la loi du plus fort! s’empourpra le marquis de Rollin-Ledru.
— Et pourtant, nous sommes tous bien faibles, précisa son compagnon, car nous sommes tous mortels...
— Quel monde imaginez-vous là? demandai-je, horrifié.
— Un monde débarrassé de l’humanité serait utopique, dit le marquis de Rollin-Ledru. Nous imaginons un monde où l’homme, rabaissé au niveau de la bête, vit de son instinct... Détruisons toute civilisation!
— Pourquoi? insistai-je.
— Parce que l’homme, dans sa folie intellectuelle, ne cesse de se façonner un univers carcéral. Il ne cesse de saccager la véritable nature de son monde... Il ne cesse de dévaster et de gaspiller l’astre lui-même.
— Mais, je me refuse à détruire la civilisation qui m’a vu naître!
— Alors, demeurez un spectateur imbécile... Mais, écoutez bien ces paroles... La fin d’une époque est proche. Nos idées libertines ont fait leur chemin. Un monde nouveau arrive. Fini l’ennui d’une société où l’homme est esclave d’usurpateurs trop poudrés et trop bien habillés... Une révolution va déferler et elle apporte avec elle une nouvelle vague de désolation, une vague sans précédent... Vous allez être témoin de l’immense palette des souffrances humaines et les opportunités ne vont pas manquer de vivre de façon extrême. Demandez donc à un vieux soldat quelles sont ses meilleures années... Il ne vous parlera pas de son temps de labeur à pousser la charrue... Il vous parlera de ses années de campagne... Du voyage, de la garnison, du feu, du sang, du pillage, du sentiment qu’à chaque instant... Il allait mourir.
— Pour vivre intensément, vivons libre! s’écria le marquis du Picquet-de-la-Motte. Vivons, proches de la mort!
Ces élucubrations me donnèrent mal à la tête.
Je m’assis et me servis un peu de vin.
— Rassurez-vous, mon ami, dit mon précepteur en me tapotant le bras. En tant que libertin, vous avez choisi le bon camp...
— Mais sûrement, vous ne voulez pas qu’on nous retire nos titres, nos droits, nos privilèges...
— Une sécurité que se sont taillée un petit nombre d’ambitieux et de flagorneurs sur le dos des moins rusés. Nos titres de noblesse, nous les déchirons aussi vite que nous les avons usurpés.
— Vous n’êtes pas noble? demandai-je, avec effroi.
— Qui d’entre nous est noble? Nous avons collé à notre nom un titre ridicule... Et après? De nos jours, tout le monde en France se veut marquis... Vous-même, mon garçon, d’où tirez-vous votre soi-disant noblesse?
— Mais, de mon père... Et de nos ancêtres...
— Le premier de votre lignée, un roi quelconque la lui aura conférée... Un roi?! Un homme... Un homme coiffé d’une grotesque couronne. Croyez bien que toutes ces balivernes ne sont que chimères humaines. Vous n’êtes pas plus marquis que marsouin...
— Vos habits, vos allures, vous en prenez volontiers l’apparence...
— Des costumes de théâtre... Aristocrates un jour, révolutionnaires le lendemain... Bourgeois, commis ou femme de chambre, nous changeons nos habits au gré de nos aventures... Mais, nous restons des libertins, avant tout.
Cette conversation et la faim qui me tiraillait, car je n’avais pas mangé depuis deux jours, m’avaient terriblement ébranlé.
Tout se mélangeait dans mon esprit dans un tourbillon dévastateur.
— Je grignoterais bien quelque chose..., dis-je soudain, affable.
— Je crois qu’il reste un peu de fromage...
— Lequel?
— Un fromage très libertin..., me confirma le marquis de Rollin-Ledru.
— De tous les fromages, lequel est le plus libertin? questionna le marquis du Picquet-de-la-Motte.
— Le fromage le plus libertin, conclut notre hôte, est sans conteste le livarot. Il fermente les esprits et livre son rot.
— Non, le reblochon est le plus libertin... On lui coupe quatre pattes et il nous montre de quoi il est fait.
— Non, le munster qui parachève le mystère du sphinx.
— Ah, je m’y fourme avec le plus grand délice...
— Et je roquefort...
— Attendez, Ledru... Le fromage le plus libertin est le crottin de chat-ignoble.
— Le vache-purin...
— Le Com-thé à la menthe..., dis-je dans la lancée.
— Facile... Mais, cher ami, il n’existe qu’un seul fromage libertin... Le gex d’Accul.
— Redevenons sérieux..., dit le marquis de Rollin-Ledru. Le fromage le plus libertin est encore celui que je fais dans mes fermes. Écoutez, plutôt... Dans ma recette, je n’utilise que des tendrons que je tète d’une main ferme. Ma semence sert de présure... Je cuis à petits feux. J’égoutte. Je moule. Je presse. J’affine. J’attends. Enfin, je sers accompagné d’un vieux vin vicieux...
— Un véritable maître corbeau, applaudit le marquis du Picquet-de-la-Motte.
— Bon appétit, jeune renard...
Le marquis souleva d’un geste la cloche à fromage.
Il s’en échappa une odeur à peine supportable.
Mon nez frissonna d’horreur.
Mon estomac se mit à geindre, hostile à l’idée d’avaler la moindre bouchée de cette abomination.
Il était surtout très avancé...
Des moisissures le recouvraient d’un épais duvet vert-de-gris.
— C’est que…
— Allons, jeune ami..., m’encouragea le maître-fromager. Vous n’avez rien mangé depuis votre arrivée... Prenez des forces... Je vous garantis que ce petit-breton, comme je l’appelle, vous fera le plus grand bien.
Le marquis de Rollin-Ledru s’empara d’un quignon de pain rassis.
Il le tartina d’une épaisse couche.
Par politesse envers mon hôte, je ne pouvais pas refuser, sans oublier que la faim me dévorait.
Ce fut un court combat entre appétit et dégoût...
Je vis même une grosse mouche noire engluée dans la substance.
— Allons, un vrai libertin ne peut refuser pareille gourmandise...
Je fermai les yeux, désireux d’évoquer en soutien le doux camembert qu’on servait chez mes parents.
Je mordis à pleines dents.
À ma grande surprise, le fromage n’était pas si mauvais.
Malgré la forte odeur d’urée, on s’y habituait...
Il s’agissait probablement d’un pont-l’évêque sur ses derniers jours.
J’avalai ma tartine en bon disciple.
— Bravo! Encore un petit morceau?
— Ma foi..., dis-je.
— Plutôt, mon foie..., précisa le marquis du Picquet-de-la-Motte.
Mon hôte me prépara une seconde tranche de pain sec en doublant cette fois la dose.
Je l’avalai aussi vite que la première.
— Excellent! Après un bon petit-déjeuner, allons nous promener...
— Je songeais à aller me reposer, dis-je. J’ai passé une nuit mouvementée.
— Voyons, jeune homme, le jour se lève... La campagne s’offre à nous.
— Un brin de toilette, alors?
— Mon ami, vous divaguez! s’exclama le marquis du Picquet-de-la-Motte. Faire sa toilette le matin n’est point acte libertin... Vous devez rester sale et odorant car c’est la meilleure façon d’offenser ceux que nous croiserons. Nous aimons particulièrement nous promener en ville, à l’heure où les bourgeois font leurs emplettes... Nous entrons dans les établissements les plus raffinés pour nous frotter aux femmes les plus coquettes... Nous leur faisons, littéralement, tourner la tête.
— Allons nous promener, ordonna le marquis de Rollin-Ledru. Pour vous plaire, je vous promets une scène de vice inégalée... Et c’est à deux pas d’ici.
Le fromage m’avait un peu requinqué mais ma tête commençait à tourner.
En effet, j’avais besoin de prendre l’air...
Je n’ai jamais aimé la campagne et je détestai aussitôt celle qui entourait le château en ruine du marquis de Rollin-Ledru.
C’était une campagne humide, suintante, bourbeuse.
Je ne fis pas deux pas que le cuir de mes souliers fut trempé et mes chaussettes mouillées.
Et la boue qui recouvrait le moindre chemin...
Une boue tendre, argileuse, imbibée d’eau, rappelait la marche dans les excréments frais.
Dans le fond, la Bretagne n’était autre chose qu’une immense bouse de vache bien fraîche...
Mes deux compagnons se moquaient éperdument de la quantité de crotte qui se collait sur leurs chaussures.
Il semblait d’ailleurs que ces libertins se moquassent de tout.
Rien ne les inconfortait...
Rien ne les offusquait.
Ils pouvaient passer d’un salon parisien à la fange provinciale sans faire la moindre remarque.
Quel était donc leur mystère?
Quels pouvoirs leur permettaient d’atténuer les circonstances, d’ignorer leurs peines?
Tout en les suivant, m’efforçant de ne pas glisser, je conçus que la meilleure explication était simplement qu’ils n’étaient pas humains.
Je les imaginai en étrangers venus d’un monde lointain, tombés du ciel ou, mieux encore, descendus d’un immense carrosse de fer qui aurait traversé l’éther.
Des êtres affreux qui, recouverts d’une enveloppe humaine, ne posséderaient aucunes de nos vertus naturelles, s’encanaillant sur l’un ou sur l’autre monde dans une indifférence générale.
D’ailleurs, d’où tenaient-ils ce discours sur les libertés?
La liberté de l’homme n’est pas un état naturel...
L’homme ne sait même pas la définir.
Il vit heureux sous le joug du despote et il accepte bravement sa condition.
Le tyran venant à mourir, tous ses sujets baignent dans les larmes.
Le potentat déclare la guerre, tous prennent les armes pour le défendre.
La masse du peuple pourrait facilement abattre le maître...
Pourquoi ne le fait-elle pas?
Parce que la liberté lui fait horreur...
L’homme aime l’organisation sociale.
Il chérit les hiérarchies qui ordonnent les puissants et les faibles...
Et, je ne parle pas que des rois.
L’homme est maître, chez lui...
De sa femme, de ses enfants et du chien dans la niche.
Chacun possède un petit royaume où il fait régner sa propre loi et gare à celui qui viendrait le détrôner.
La liberté est définitivement une philosophie extra-terrestre...
À débattre ainsi, je me sentis tout à coup fiévreux.
J’éprouvai la sensation que mes pieds s’engluaient de plus en plus.
Cherchant une cause à cette subite attaque contre mon physique, je revis aussitôt le fromage.
J’avais lu dans un traité naturaliste que certaines moisissures avaient des propriétés hallucinogènes.
Par exemple, une mauvaise tripe de Caen provoquait des visions stupéfiantes...
Soudain, les couleurs me semblèrent plus vives.
Le ciel fut bariolé.
J’entendis comme une musique stridente dans ma tête.
Incapable de contrôler mon propre corps, j’écartai les bras en croix et je me mis à chantonner les airs curieux des sauvages des Amériques.
Mon comportement, pour le moins étrange, stoppa mes deux compagnons.
À ma vue, ils se mirent à rire de ma folie subite.
Par déveine, une charrette pleine de paysans remontait le chemin...
Le meneur arrêta sa course à la vue de mes déhanchements giratoires.
J’étais comme deux forces...
L’une qui me propulsait dans la gesticulation et l’autre qui, détachée de mon corps, observait le spectacle absurde.
Soudain, pour je ne sais quelle raison, j’eus l’envie démente de me déshabiller...
De communier avec la nature et la divinité Gaia...
Je me mis à défaire mes vêtements sans égard pour le mauvais temps.
Les paysans n’en croyaient pas leurs yeux.
Un noble extravagant, ils voyaient cela au quotidien...
Mais, décidément, celui-là, avait brisé toutes les tasses de son vaisselier.
Une chanson de mon enfance me vint à l’esprit et je me mis à la chanter à tue-tête...
J’ai descendu dans mon jardin, (bis)
pour y cueillir du romarin.
Gentil coquelicot mesdames,
Gentil coquelicot nouveau,
Gentil coquelicot mesdames,
Gentil coquelicot nouveau,
Un rossignol vint sur ma main (bis)
Il me dit trois mots en latin.
Refrain
Que les curés ne valent rien, (bis)
Et les nobles encore bien moins.
Refrain
Des paysans il ne me dit rien, (bis)
Des libertins beaucoup de bien...
Mes propres paroles me choquèrent...
Mais, je poursuivis comme si l’on m’avait jeté un sort.
Vous m’imaginez, nu, hurlant un chant dangereux, au beau milieu d’un pré, sous les acclamations de rustauds aiguillonnés par mes deux comparses.
Les charrettes s’étaient multipliées...
On eut cru que tout le comté était présent.
Puis, alors que j’entamais le dernier refrain, l’emprise se dissipa comme par enchantement.
Je m’arrêtai net.
Je restai planté au milieu du champ, transi de froid, sous les regards de tous ces étrangers ébahis.
Je fus pris d’une honte sans pareille.
J’étais mortifié...
D’un coup, les rires explosèrent...
Des rires forts, gras, immondes, des rires de mépris et de moquerie méchante.
Plus ils riaient, plus j’avais honte.
Je courus à la recherche de mes vêtements éparpillés.
Je courais comme un lièvre qui, encerclé par la battue, détale dans tous les sens, en quête d’un abri hypothétique.
Je n’avais plus qu’une seule issue...
Un cours d’eau longeait le bas du terrain.
Je m’y jetai la tête la première, persuadé que l’onde bénéfique cacherait ma pudeur.
Mon plongeon accrut les rires...
Mais, au moins, j’avais disparu.
Plus tard, j’observai entre deux roseaux.
Le spectacle terminé, les charrettes avaient repris leurs routes.
Je n’avais pas remarqué, en y sautant, mais l’eau était quasiment gelée.
Les deux marquis s’approchèrent.
Ils avaient eu la bonté de ramasser mes habits.
— Ah, mon ami! s’exclama le marquis de Rollin-Ledru. Je suis enchanté que Lamotte vous ait rencontré. De toute ma vie, je n’ai autant ri. Je chasse mes doutes car vous êtes véritablement l’un des nôtres... Ce manque complet de retenue... Cet exhibitionnisme total... Ce chant tant à propos… Je vous applaudis de tout mon cœur.
— Et la sortie était excellente..., affirma son comparse. Sauter dans ces eaux glacées... Quelle trouvaille scénique... Quel génie!
— Ah, je présage, en votre compagnie..., reprit le premier. Une journée inoubliable... Et, pour vous récompenser... Je vous promets des aventures libertines en pagaille. Sans compter que ce soir... Une charrette pleine de bonnes sœurs, du couvent voisin, va débouler sous nos lustres. La lascivité de ces filles de robe n’a pas d’égale... Vous verrez, c’est comparable à un voyage au pays des mille et une nuits blanches.
Le marquis du Picquet-de-la-Motte me tendit le pommeau de sa canne et je m’extirpai de mon bain.
J’étais passé d’un blanc élégant à un bleu foncé tirant sur le violet.
Je tremblais comme un grelot au collier d’un chien qui s’ébroue.
Mon précepteur jaugea mon physique et, posant un regard indiscret sur mon intimité, dit:
— Évidemment, je remarque que la nature ne vous a point gâté... Peut-être trouverons-nous une nonne naine qui conviendra mieux à votre nodule.
— Vous êtes téméraire, mon garçon, de considérer la carrière du libertin, armé d’un si petit outil.
Je voulus argumenter que la froideur extrême des eaux m’avait rabougri mais un petit vent glacé me brisait déjà le dos.
Je ne songeais plus qu’à me réchauffer au plus vite.
J’enfilai chemise et pantalon en toute hâte.
J’étais transi, tout juste capable de claquer des dents.
Je ne fus pas mécontent de mettre un chapeau sur la tête car je sentais ma chevelure se durcir.
— Après pareille épreuve, vous avez besoin de vous réchauffer... Marchons d’un pas gaillard pour faire circuler le sang. La ferme n’est pas loin. Nous y trouverons une collation.
— Excellente idée, Ledru...
Je hochai la tête d’un enthousiaste assentiment.
Je m’imaginais les pieds dans le feu, me régalant d’une épaisse miche paysanne couverte de bon beurre frais.
J’accélérai le pas en me frottant les bras.
J’avais également une soif terrible.
Le fromage m’avait déshydraté et ma gorge était aussi sèche que les chaussettes de l’archiduchesse.