Apprentissage Libertin - Chapitre 6
Apprentissage Libertin - Chapitre 6
Nous arrivâmes à la ferme et je fus à nouveau agressé par des odeurs incommensurables.
Cette fois, nous ne marchions point dans de la boue à l’apparence d’excréments, nous pataugions véritablement dans la crotte.
Et il y en avait partout...
C’est à croire que cette ferme était peuplée d’un nombre fantastique de bêtes toutes affublées de dérangements intestinaux suite à un régime inadéquat.
Les deux vieillards étaient toujours à leurs aises, barbotant avec l’indifférence d’un joueur de diabolo qui, de la ouate plein les oreilles, ignorerait la monotonie infernale de l’eau qui goutte.
De mon côté, la perspective d’une culbute dans le purin était loin de m’inviter à faire le voyage de Cythère.
— Nous approchons..., s’exclama le marquis de Rollin-Ledru. Je vous promets immédiatement une activité d’un libertinage odieux.
Ces paroles me redonnèrent courage.
Je savais que ces paysans arriérés étaient assez prompts à toute débauche condamnable.
Je sentais que nous avancions vers une exploitation totale du vice, peuplée de fermières ferventes de la férule et de métayers maîtrisant leurs ménades.
L’anticipation atténua mes tremblements.
J’avais hâte d’entrer dans la chaumière pour y pleurer, enfin, de joie.
À ma grande surprise, le marquis de Rollin-Ledru nous mena plutôt à l’intérieur de l’étable, vétuste bâtiment de torchis.
Et si l’extérieur empestait...
Alors y pénétrer requérait un appareil respiratoire encore à inventer.
Je suffoquais.
J’étouffais.
Heureusement, la soif terrible que j’éprouvais refoulait les convulsions de mon estomac désireux de se dévider.
J’eus soudain comme une montée de lait.
Le fromage toxique emplit ma bouche d’une salive acide et grumeleuse que je ravalai avec le plus grand mal.
— Je crois que nous devrions faire honneur à notre jeune ami et le laisser commencer, annonça le marquis de Rollin-Ledru.
— C’est la moindre des politesses, confirma le marquis du Picquet-de-la-Motte, avec bonhomie.
Je pris appui contre le chambranle, décidé à paraître frais et gaillard surtout si, comme je l’imaginais, j’allais bientôt faire connaissance avec les mamelles de la laitière.
— Approchez-vous, cher ami, dit notre hôte en agrippant un petit tabouret. Venez goûter aux plaisirs qu’offre la nature...
Essuyant les larmes qui m’emplissaient les yeux, je cherchai du regard la jeune paysanne.
Où donc se cachait-elle? L’étable n’était pourtant pas bien grande.
Nous n’étions tous les trois qu’en compagnie d’une vieille vache crottée et odorante...
Soudain je compris à quelle débauche l’on m’invitait.
Les vieux libertins comptaient s’enfoncer dans les voluptés vénielles du bovidé.
J’avoue que l’idée m’avait autrefois effleuré en observant notre chienne, mordant molosse, qui gardait l’entrée de notre maison.
Mais l’ayant vue déchirer de ses crocs un pauvre mendiant, qui s’était approché trop près de nos murs, je n’avais plus osé.
— Vous pensez que la chose est recommandée? demandai-je, plein de retenue.
— C’est une sensation délicieuse qui n’a pas d’égale sur cette terre, m’encouragea le marquis de Rollin-Ledru.
— Mais comment vais-je m’y prendre?
— Avec ce tabouret vous n’aurez pas de difficultés... Il s’agit de la saisir sans hésiter. Une fois en place, la nature prendra le dessus et vous saurez y faire.
— Ne craignez-vous pas que l’animal…?
— Marguerite est docile comme tout... Je viens ici pratiquement tous les jours, me régaler.
Je pris le tabouret à peine convaincu.
La vache semblait paisible.
J’étais encore envahi de doutes.
Je songeai aux bergers et à leurs moutons qui s’étaient ainsi aimés depuis la nuit des temps.
Je concevais encore bien un ovin mais cet animal me semblait énorme...
— Allons du nerf, mon garçon!
— Allez-y des deux mains et ne lâchez pas prise...
Décidément le libertinage demandait à l’homme des actes surhumains.
J’avais la tête qui tournait.
Mon corps était encore sous le choc de la baignade.
Et j’avais soif, tellement soif...
Isabelle me vint à l’esprit et, pour les mauvaises langues, ce n’était pas parce que j’avais devant moi une vieille vache.
L’instant était difficile...
La compagnie de ma douce aimée me manquait cruellement.
Pourquoi l’avoir quittée?
Sa présence aurait dû me suffire...
Son regard si doux...
Sa voix si mélodieuse...
Son charme si envoûtant...
Le moindre de ses soupirs était un cadeau.
Dire que des années durant je l’avais eue à mes côtés, l’observant à table ou dans le jardin.
Si seulement, Isabelle avait été présente pour me donner espoir et pour me sauver de mon destin affreux...
Mes tremblements se calmèrent.
Mon sang se réchauffa.
Mon esprit s’éclaircit.
Oui, elle était présente...
Comme sous la baguette d’une fée, l’étable s’était transformée en ferme modèle, repeinte, propre et parfumée.
Je vis un gros tas de paille bien frais et, couchée au beau milieu, ma dulcinée.
Isabelle était habillée en paysanne, un peu décoiffée, les joues bien rouges.
Son corsage était défait.
J’étais fermier de retour des champs, un épi de blé entre les lèvres.
Je la regardais.
Elle m’invitait...
Le rêve épousa la réalité et je posai le tabouret à l’endroit qui me semblait le plus propice.
Debout derrière la vache, je me mis à défaire mon habit.
— Que faites-vous, malheureux? s’écria le marquis de Rollin-Ledru.
— Écartez-vous! Écartez-vous!
— Mais, comment..., fis-je, tout étonné par leurs propos inquiets.
— Pour traire la vache, voyons... Il faut vous ranger de côté.
— Attention, au coup de sabot…
Le marquis du Picquet-de-la-Motte n’avait pas fini de dire sabot...
Que je compris, en un éclair, la situation périlleuse dans laquelle je m’étais égaré.
Cette pensée venait à peine de se former dans mon esprit lorsque je vis la patte arrière de la bête qui s’armait.
L’instant d’après, mû par une force phénoménale, son pied corné vint fracasser mon genou droit.
Je fus propulsé à plusieurs mètres où j’atterris dans des bouses fraîches.
Une douleur terrible remonta de la jambe à ma tête.
Je fus pris de spasmes.
J’ouvris des yeux affolés et vis que mon membre n’était plus qu’une masse sanguinolente.
Je m’évanouis...
Lorsque je m’éveillai, j’étais à l’article de la mort et je lus mon propre avis de décès.
Mon bref séjour dans l’eau glacée m’avait attaqué les bronches.
J’avais la gorge brûlante et sèche comme un pot de soufre...
Les sinus englués et bouchés comme un pot de colle...
Les poumons rongés et picotés comme un pot aux roses.
Chaque toux était un véritable supplice du Cantal qui souffletait ma jambe volcanique faisant érupter, de mon genou droit, des coulées de pus en fusion.
À la seule vue de mon membre estropié, je voulus m’évanouir derechef.
Il avait les couleurs du teint d’un évêque...
Un jaune vert douteux marbré de striures violacées.
Je m’administrai les derniers sacrements.
Je fis paix avec mon âme...
Mais, la Mort ne voulut pas m’ouvrir sa vallée éternelle.
Je restai alité dans ma tour infernale à me mordre les doigts et à hurler avec les musaraignes.
La cheminée tirant mal et le bois étant trop vert, une fumée épaisse dégorgeait dans ma chambre où l’on avait laissé la fenêtre grande ouverte.
Un courant d’air glacé dansait la farandole sur mon corps gelé.
J’étais un damné en enfer et je maudis la lascivité de mon caractère qui, le jour où je m’étais égaré dans la bibliothèque de mon père, m’avait contraint à mettre la main sur un tome mis à l’Index.
Ce premier ouvrage libertin m’avait brûlé l’âme...
Tout n’avait été qu’un stratagème démoniaque élaboré dans le seul but de m’asservir à Satan.
Je me jurai que, si Dieu prenait pitié et m’extirpait des griffes du Malin, je dévouerais mon existence à ses commandements.
Je me ferais chanoine, perché dans un monastère pyrénéen, où mon austérité, mon abnégation et ma chasteté seraient les preuves de ma rédemption.
J’apostrophais la chrétienté à cor et à cri lorsque je reçus la visite des deux vieillards.
— Ah, vous voici réveillé à présent... Nous venions voir si vous n’étiez pas déjà dans l’au-delà.
— Comment sont vos douleurs? s’enquit le marquis du Picquet-de-la-Motte.
Je répondis d’une grimace vaillante dans la capitulation.
— Ah, réjouissez-vous... Réjouissez-vous..., poursuivit-il. La douleur est fille du plaisir... Et d’une fille, un libertin sait toujours jouir.
— Quelle joie que ces souffrances... Ah, comme j’aimerais être à votre place...
— Profitez-en bien, mon ami... Sûrement que dans quelques jours vous ne serez que trop vite remis.
— Mais ne forcez pas au point de trépasser... Nous voulons encore partager votre compagnie amusante.
— Un médecin est en chemin... Il saura vous remettre sur pied.
— Une femme médecin qui plus est...
— Vous sauterez de joie, rien qu’en la voyant!
L’idée d’un médecin, qui plus est féminin, n’était pas pour me déplaire.
Que n’aurais-je donné pour des mains douces et paisibles qui, prenant soin de moi jour et nuit, par des caresses éclairées, sauraient apaiser ma douleur?
Ces pensées me redonnèrent de la vigueur.
Dans le fond, il fallait avant tout garder un esprit ouvert et ferme.
Je combattrais la maladie, vaille que vaille.
— En attendant, on vous a amené un petit en-cas... Prenez des forces... Et jouissez bien de votre mal...
Le marquis de Rollin-Ledru posa, heureusement, devant mon nez, une assiette couverte de deux énormes tartines de son fromage duveteux.
L’odeur me fit hoqueter ce qui déclencha de nouvelles convulsions.
Je voulus les supplier d’aller chercher mes gens...
Mon père, Isabelle, n’importe qui...
Mais, la honte ne m’autorisa qu’un faible...
— Merci.
— Mais, c’est tout naturel... Vous feriez la même chose à notre place.
— Allons, mangez... Reposez-vous... Le médecin ne va pas tarder.
Ils me laissèrent seul avec mes tourments.
Plus tard, je crus entendre leur orchestre soliste, à l’heure de leur petit souper.
Les bonnes sœurs étaient-elles déjà arrivées?
Ils allaient se livrer à une orgie et je ne serais même pas de la fête.
Je n’avais que du petit-breton et la Mort pour toute compagnie.
Je voulus repousser l’assiette, afin qu’elle tombe à terre, mais j’eus soudain la bouche trempée.
Affamé, j’eus une irrésistible envie d’avaler ces tartines.
Le fromage était passé du vert-de-gris au marron.
Dans l’obscurité de la chambre, on eût cru le contenu d’un pot de chambre.
Plus rien ne pouvait me dégoûter.
J’usai de mes dernières forces pour en avaler une.
Je dois admettre que je m’étais créé une certaine accoutumance à ce lait caillé.
Après une minute, je me sentis déjà mieux.
Mes douleurs s’étaient évanouies.
J’avais lu dans le même traité naturaliste que certains zygomycètes pouvaient être bénéfiques à la santé...
Alors, pourquoi pas ces moisissures, cousines du champignon?
Si j’avais eu un esprit pour la botanique, j’aurais exploré cette avenue...
Mais, homme de lettres, je ne savais que romancer.
Le lit se mit gentiment à se balancer.
Je volais.
Je voguais.
Mes sens s’émoussaient.
Les couleurs se ravivèrent.
J’étais dans un jardin de fruits exotiques qui semblaient se gonfler et se dégonfler au rythme de ma respiration.
Je me vis à Éden.
J’étais Adam, point encombré d’une feuille de vigne, qui se pavanait en direction de la clairière où l’attendait son Ève, qui possédait, bien entendu, les traits d’Isabelle.
Également nue, elle brossait ses longs cheveux en se mirant dans l’eau d’une mare.
Elle leva le regard.
Je la fixai.
Curieuse comme nulle autre, elle baissa les yeux vers mon fruit défendu.
Elle gloussa.
Je l’examinai à mon tour.
Horreur...
J’avais à la place du sexe un minuscule ver de terre qui ondulait.
Choqué, je l’étudiai de plus près.
Il s’agissait, en réalité, d’un serpent qui, tout d’abord orvet, se mit à grossir et grossir.
Bien vite, Ève ne se moqua plus.
Mon cobra pendait jusqu’au sol.
Il continuait pourtant de s’allonger et d’enfler...
Isabelle s’était redressée, affolée à la vue du python qui ne cessait de pousser.
Je ne pouvais rien faire pour empêcher sa croissance.
Elle voulut fuir...
Mais, le serpent s’enroula autour de sa cheville.
Elle tomba à terre, en hurlant.
Le monstre s’entortilla autour d’elle.
Il l’enserra au point qu’elle en fut entièrement recouverte.
Je tirai sur le reptile pour qu’il la libère mais je ne contrôlais plus mon appendice.
Le serpent prit ensuite le visage du marquis du Picquet-de-la-Motte...
Il ouvrit une bouche énorme et avala la tête de ma bien-aimée.
Il l’ingurgita jusqu’à ce qu’elle soit entière dans son ventre.
Je pouvais l’entendre crier de l’intérieur.
Je n’avais plus qu’une solution pour la sauver.
Je devais trancher mon membre serpentin.
Je cherchai une lame, une scie, une hache...
N’importe quel outil acéré...
Mais, dans mon infernal cauchemar, rien ne me tomba sous la main...
Je me réveillai en sursaut.
Une nuit tempétueuse, impétueuse, tueuse, m’enveloppait de son suaire funeste.
Le feu dans la cheminée avait rendu l’âme, avant moi.
À mon chevet, ne brûlait plus qu’une chandelle vacillante et peu fière.
Je me consumerais avant elle...
Une quinte de toux puissante réveilla mon corps à la douleur.
Mes peines éternelles annonçaient, sous peine de mort, la fin de mon monde.
L’heure sonnait de mon dernier souper avant mon dernier soupir.
L’assiette sous mon nez offrait, mystérieusement, deux nouvelles tartines...
J’avais toujours une soif terrible.
J’attrapai la cruche.
Elle était remplie du vin sirupeux du marquis de Rollin-Ledru.
Mes dents grincèrent en avalant le sirop patelin.
Ma soif redoubla...
Vous pouvez me croire, une cure en Bretagne ne touchera qu’à votre terme.
Résigné, j’appelai la Mort pour qu’elle veuille bien m’enlever.
Malgré les mauvaises communications en terre d’Armor, je fus choqué de la voir me répondre si vite.
La porte grinça dans son gond.
Une silhouette effrayante, ceinte d’un linceul noir comme le blé, s’avança vers le lit.
Je comptai les derniers grains de mon sablier...
J’eus tellement peur que mon sang se figea comme les principes moraux d’un moraliste cavalier.
Tout à coup, les mains squelettiques de la Mort s’élevèrent dans un long geste funéraire.
Dévoilant ses traits de bête dantesque, elle ôta sa capuche.
Je voulus crier mais n’en eus point la force.
Ce n’était pas la Mort qui me poussait à hurler mais bien une sorcière...
Et quelle sorcière!
De ma vie, je n’avais vu pareille collection de boutons, pustules et vésicules de tailles et de couleurs aussi variées.
Ses boursouflures cachaient presque ses deux petits yeux laiteux.
Ses cheveux cendrés, dégarnis et hirsutes, accentuaient l’abomination d’un visage ravagé par l’âge et l’excès.
Je la remerciai intérieurement de ne pas sourire.
— Suis ben l’médessin, dit la sorcière, d’une voix cassée.
Elle se racla la gorge et expectora un épais crachat verdâtre qui se transforma en crapaud.
Je tirai à moi les draps.
— L’gens de par ici qui m’nomment la ‘Suie’... Alors, quéquette qu’a l’petiot?
— Je souffre, lui dis-je.
— Qué qu’ça veut dire qu’i guérissout... Qué qui souffririons point, qué qui serions mort, pour sûr... Qué qui serions un ange... Un ange? Quéquette nenni!
La sorcière partit dans un rire féroce, se tapant le genou et se frottant les yeux.
Ne voulant paraître impoli, je souris benoîtement en oyant ces phonations incompréhensibles.
— Boudiou, dit-elle en se reprenant. Y’a qui veut que je t’y regarde ça de plus près!
D’un geste énergique, elle souleva l’épaisse trousse de cuir qu’elle tenait à bout de bras et la laissa retomber sur le lit, juste à l’endroit de mon genou blessé.
Je hurlai comme un sauvage...
Un Indien d’Amérique, mal dans sa peau, un écorché vif, qu’on aurait sacrifié aux fourmis rouges de colère.
Je sentis chaque nerf, chaque muscle, se contracter.
Je fus douché d’une suée subtropicale subite.
— Cré non, qué qui l’douillet! J’avions point vu la papatte!
Rien d’étonnant, puisqu’elle était à moitié aveugle!
On entend dire parfois que si la maladie ne vous tue pas, le médecin le fera assurément.
Ce dicton sonnait pareil à un adagio de Bach...
Majeur!
Pensionnaire invalide, je ne pouvais me défendre contre pareille engeance.
J’étais entre des mains dangereuses.
La Suie extirpa de son nécessaire, qu’elle avait heureusement éloigné, un lorgnon épais qu’elle se ficha sur le museau.
Elle approcha la chandelle et observa ma blessure au genou.
— C’est point bieau! Boudiou, quéquette qu'a fait ça?
Encore honteux de la péripétie lacti-folle, je demeurais coi.
Je louchais surtout la cire de sa chandelle qui, aidée de sa main tremblotante, n’allait pas tarder à s’épancher sur ma plaie ouverte.
— Y’a pu qu’à r’bouter! s’exclama ma docker de doctoresse.
Elle éloigna le bougeoir, ô joie, et plongea une main dans son sac.
Elle en tira une scie à moitié rouillée, souillée des traces de son dernier client.
Calmant mon angoisse, elle la posa de côté.
Elle extirpa alors de son bagage un pot de grès dont elle ôta le bouchon de liège.
Par comparaison avec ce médicament, l’odeur du petit-breton du marquis de Rollin-Ledru avait la fragrance d’une essence de parfum.
Je m’asphyxiai.
Je me bouchai les narines mais cela ne fit que déclencher une nouvelle quinte de toux ravageuse.
La sorcière prit une grosse poignée de l’onguent dont elle se frotta les mains.
Puis, sans crier gare, elle les abattit sur mon genou.
Je mordis le traversin jusqu’à la plume...
Le liniment brûlait comme de la chaux vive.
J’étais au bord de l’apoplexie.
De plus, elle n’avait pas la main tendre...
Elle oignait comme une lingère de Oignies...
Allant du bout des pieds en remontant vers le haut de cuisse, elle massait vigoureusement mes chairs meurtries.
Je réalisai soudain que cette région de mon corps n’avait jamais été palpée par d’autres mains que les miennes.
Bien que sorcière, elle était néanmoins femme.
Malgré mon calvaire, je sentis une lanterne s’allumer près de ma vessie.
Tel un spectre envoûtant, le drap s’anima de lui-même...
— Boudiou, qué qui’l’vaillant, l’saloupipiau!
Ma honte était à son comble.
Je cherchai dans la mathématique le dégonflement.
Par bonheur, la Suie cessa mon traitement.
Elle s’essuya les mains sur son tablier crasseux.
Je vis à ce geste qu’elle n’était pas vêtue de sombre mais bel et bien recouverte de suie.
Ramonait-elle pour améliorer son quotidien?
Dieu, que le peuple de France est plein de mystères...
La sorcière s’empara d’un linge, aussi noir qu’une caisse royale, pour emballer mon genou.
Ah, la Suie avait sa façon de panser...
Elle serra avec une force que je ne suspectais point.
J’en pleurai à chaudes larmes de sang...
— Boudiou! Que qu’i fé froé!
Elle me débarrassa de l’assiette de tartines qu’elle renifla avec suspicion.
Elle grimaça et alla les jeter dans l’âtre qui s’enflamma aussitôt dans un effet surprenant.
Elle jeta ensuite un coup d’œil au conduit.
Elle glissa une main à l’intérieur et ouvrit la chape.
La cheminée se mit à tirer convenablement.
Puis, elle alla fermer la fenêtre.
Je la remerciai de tout mon cœur pour ces gestes de salut.
Elle jeta deux grosses bûches sur le feu.
Rapidement, je sentis la température de la pièce remonter.
— Qué qu’i va dodo, l’petiot...
Comme par enchantement, elle me tendit une grosse pomme rouge.
Je la pris avec suspicion par la queue.
Elle avait dû la badigeonner d’une substance médicinale car elle sentait fort.
Affamé, je la croquai.
Elle était délicieuse.
Je l’avalai jusqu’au trognon.
Mes douleurs cessèrent immédiatement et, cette fois-ci, je m’endormis d’un profond sommeil réparateur.