Apprentissage Libertin - Chapitre 7
Apprentissage Libertin - Chapitre 7
Je n’arrivai pas au bout de cette nuit...
Lorsque je m’éveillai pour la troisième fois, j’avais atteint le paradis.
Et, je ne veux pas dire par là que j’avais trépassé...
Encore plongé dans la torpeur, je sentis un délicieux rayon de soleil qui me réchauffait le corps.
La divine sensation fut accompagnée d’un léger souffle chaud sur ma joue.
J’ouvris lentement les yeux.
Isabelle était à mes côtés.
Elle venait de poser un baiser sur mes lèvres...
Un baiser dérobé qui, du beau au bois dormant, avait brisé le sortilège.
Un rayon céleste illumina sa chevelure.
Elle m’apparut Sainte Isabelle qui du dragon terrassa jusqu’à la vertu.
Je voulus l’enlacer, la délacer, la lasser de mon amour.
Sa beauté radieuse me corsetait le cœur.
À me revoir, brisé mais vivant, elle ne put retenir des larmes qui perlèrent le long de ses joues enflammées.
Une belle femme qui pleure produit une telle impression sur l’atmosphère qu’on ne peut s’empêcher de pleurer à son tour.
— Ce ne fut donc qu’un affreux cauchemar, lui dis-je.
Je suis dans ma maison, dans mon lit et mon tendre amour m’a veillé toute la nuit.
Que s’est-il passé?
Suis-je tombé de ma monture?
Suis-je remis de ma foulure?
Soudain, à mon grand désenchantement, les deux vieux libertins encadrèrent ma chérie.
Ils affichèrent un visage amical, accentué d’une compassion sincère.
Ma jambe avait pourtant retrouvé son état d’origine.
J’étais guéri...
Je me voyais arrachant Isabelle des griffes de tous nos maîtres pour m’enfuir avec elle sur les ailes d’un aigle.
Ma vie serait alors un vol éternel au dessus des laideurs de ce monde.
Le détail troublant fut que le marquis de Rollin-Ledru avait posé une main sur la hanche d’Isabelle.
Le pire étant que cela ne la gênait point.
Le marquis du Picquet-de-la-Motte, plus entreprenant, se mit à la trousser devant mes yeux.
Isabelle sembla complètement indifférente à ces agissements.
Mes remontrances demeurèrent au fond de ma gorge.
J’étais muet, un sourire béat figé sur le visage.
Soudain, Isabelle tourna son minois d’ange vers l’affreux vieillard.
Elle écarta ses lèvres précieuses...
L’immonde libertin approcha les siennes toutes violacées.
Un coup d’éclair suivi du tonnerre me tira de cet affreux songe.
J’étouffais.
Je suais tel une Ottomane, reine de beauté empâtée, qu’on amaigrit au bain marigot.
Dans l’âtre, le feu ressemblait aux forges de Vulcain.
On m’avait attaché les poignets au lit par d’épaisses sangles de cuir.
L’affreuse Suie était à l’ouvrage au son de la scie populaire qu’on siffle au fond des bois...
Le va-et-vient de l’égoïne qui mord à belles dents la tendresse du résineux m’était insupportable.
Le pire des sons étant celui de la lame qui se fige dans la planche et qui couine comme le lièvre qu’on étrangle de colère.
Mais que faisait donc la vieille sorcière?
Refaisait-elle la charpente du beffroi?
Enfin, la scie cessa sa sonate...
D’un bout de bois, elle en avait fait deux.
L’effroyable bonne femme leva alors les yeux de son ouvrage.
Le fait que je fusse éveillé la fit rire, un rire perçant et inhumain.
Elle me présenta alors son œuvre...
Rien d’autre qu’une épaisse bûche.
J’ajustai mes yeux dans l’obscurité.
Elle m’aida en me glissant le morceau sous le nez.
Je vis un moignon.
Je vis une cheville.
Je vis un pied.
Je reconnus mon gros orteil et son ongle abîmé que je désirais tailler depuis des semaines.
Je voulus bouger cette jambe de contorsionniste mais elle ne répondit pas, à présent entre les mains de ma tortionnaire.
Ma réaction ne fut pas des plus imaginatives.
Je ne fis aucune remarque piquante sur la beauté de la jambe qu’elle venait de me faire.
Je me contentai de hurler tel un diable et de m’évanouir loin de cette vérité infernale.
Des jours entiers, je fus prisonnier de la sorcière Carabosse qui effarouche les enfants de la forêt.
Elle allait me dévorer, morceau par morceau, en me faisant cuire dans sa grande marmite.
Elle me gavait de potions, toutes nauséabondes, et je ne pouvais rien faire que de les avaler.
Je passais de l’éveil à la nuit...
Une nuit sans temps.
J’eus le souvenir qu’elle me coiffa et m’habilla.
J’avais à présent l’habitude de son visage que je trouvais presque beau.
Invalide, je ne m’occupais l'esprit qu’en m’apitoyant sur mon affreux sort.
Perdre un morceau de son physique est la plus grande tragédie humaine.
Je n’avais plus que ce drame en tête.
Passant éternellement devant le tribunal des hommes, j’étais jugé, observé, catalogué et inévitablement condamné.
Et ma sentence, ce moignon hideux, me regardait en me faisant naviguer entre honte et résignation, rage et apathie.
Que penserait Isabelle en me voyant?
Je n’avais plus aucun espoir de la conquérir.
Mais pourrais-je à présent cesser de l’aimer?
Un soir, la sorcière prit sa grosse trousse et disparut dans un tourbillon de rire et de fumée chevauchant, en guise de balai, mon équilibre.
Le lendemain matin, je fus réveillé par la lueur du jour.
Je me sentis guéri, miraculeusement guéri...
Je respirais à pleins poumons sans aucune envie de tousser ou de cracher.
Mon moignon ne me faisait plus mal.
Je pris le miroir déposé à mon chevet.
Je me reconnus à peine.
On m’avait maquillé et coiffé à la manière d’un vieux libertin avec des pommettes particulièrement rouges.
Mes nouveaux vêtements étaient passablement propres.
Je tirais la couverture lorsque je vis l’étrange objet.
Tout d’abord, je crus à une mauvaise plaisanterie du genre de celles que se font les étudiants des facultés parisiennes.
On avait déposé dans mon lit un énorme sexe masculin taillé en bois, en outre assez finement travaillé.
Je voulus l’éloigner du bout du pied mais je réalisai alors qu’il était mon pied.
En guise de jambe de bois, on m’avait sanglé cette grossière sculpture.
Je criai de toutes mes forces et le son de ma propre voix m’étonna.
Quelques instants plus tard, le marquis du Picquet-de-la-Motte entra affolé et à peine essoufflé:
— Par Saint Raphaël, que vous arrive-t-il?
— Qu’est-ce donc que ceci?
— Ô miracle... Vous parlez! Vous êtes guéri.
— Oui, ça va beaucoup mieux. Merci.
— C’est que vous nous avez donné bien du souci. Par bonheur le médecin n’a pas ménagé ses efforts. Quelle joie de vous revoir en notre société...
— Que s’est-il passé?
— Vous êtes resté couché des semaines... Les bonnes potions de la Suie vous ont heureusement guéri.
— Mais ceci... Ceci!
Je lui collai l’extrémité de ma jambe de bois sous le nez.
Le gland, qui tenait lieu de chaussure, était particulièrement gros et réaliste.
— Admirable, n’est ce pas? Nous avons fait venir un artisan breton de Perros-Guirec qui sculpte les tabernacles. Pour ce travail, nous avons supervisé les moindres détails. Allons, debout... Il faut entraîner, dès à présent, votre nouvel artifice. Je vais vous aider...
Le marquis me tira par le bras et je fus surpris par sa force.
Je sentis qu’il aurait presque pu me soulever d’une main.
Il est vrai que j’avais perdu beaucoup de poids.
Je posai un pied, et la chose, à terre...
Ma canne deviendrait enfin utile.
Le marquis me soutenant, je trouvai mon aplomb.
L’appareil était parfaitement à ma taille.
Debout, je n’en voyais plus la forme obscène.
Il m’apparaissait comme un gros sabot de bois hollandais.
Sans crier gare, le marquis du Picquet-de-la-Motte lâcha prise.
Je crus perdre dix fois l’équilibre mais, avec un peu d’entraînement, fus rapidement à mon aise, fermement planté sur le sol.
— Ah, mon ami, vous êtes plus beau que vous ne l’avez jamais été..., s’enchanta le marquis du Picquet-de-la-Motte.
Je tentai un pas en avant, puis un second.
Oui, je marchais.
Je me mouvais comme un de ces vieux loups de mers qui, une bestiole empaillée sur l’épaule, hantent les ports pirates.
— Tel que je vous vois, vous êtes d’une noblesse libertine à couper le souffle. Je me décoiffe devant votre stature. Vous allez faire fureur dans notre milieu. Imaginez seulement les possibilités offertes par votre nouvel atout. Ces dames vont être enchantées... Ah, mon ami, si j’avais votre âge et votre vigueur, je me ferais faire, de ce pas, l’identique... Allons vite rejoindre Ledru sur la terrasse, qui vous attend de pied ferme.
Descendre de ma tour ne fut pas une difficulté.
On eût cru que j’étais né pour ce genre d’attribut.
J’avoue qu’il me conférait une certaine aisance, un je-ne-sais-quoi qui me rendait exceptionnel.
Il est essentiel pour chacun de se démarquer de ses semblables.
La société remarquera toujours un homme très beau ou un homme très laid mais elle s’indifférera complètement de l’homme ordinaire.
Je dois admettre qu’avant le début de mon apprentissage libertin, j’étais d’allure très banale.
Mes beaux habits me rappelaient à peine à la mémoire de mes semblables.
Je compris aussitôt, sous les encouragements de mon professeur, qu’un tel appendice, aussi choquant qu’il fût, ferait de moi un personnage haut en couleur.
La bonne société m’admirerait dès mon entrée dans un salon.
On ne pourrait plus jamais oublier ni mon allure ni mon nom.
En traversant le salon, je pris plus d’assurance.
Passant les grandes fenêtres du château, j’accélérai ma course pour déboucher sur la terrasse.
Il pleuviotait mais l’air était divin.
Le printemps breton me réchauffait le cœur.
Lorsque le marquis de Rollin-Ledru me vit approcher, il applaudit, ne pouvant ôter les yeux de ma merveille.
Leur joie fut contagieuse.
D’avoir survécu à la maladie me regonflait d’un second souffle.
Après tout, l’important était de vivre et, toutes choses bien considérées, une jambe de moins, pour un futur grand libertin, n’était pas une si grande perte.
À quoi m’avait-elle servi jusqu’à présent?
À pas grand-chose...
À revoir le marquis de Rollin-Ledru dans son accoutrement beurre rance, son maquillage d’acteur de cabaret, je compris mieux comment ces libertins fonctionnaient en société.
Tout n’était que parade.
Ils étaient comédiens sur la grande scène du monde.
Accoutré à l’identique, je pourrais également jouer le rôle que je souhaitais.
Après cette longue torpeur, je m’éveillais plus frais, plus conscient que je ne l’avais jamais été.
J’étais prêt à tout et je fus heureux d’entendre mon hôte le proposer.
— Ah mon ami, tournez-vous. Vous êtes une merveille... Votre petit accident, je le crois, vous aura été bénéfique. Vous resplendissez. Vous êtes au zénith. Nous avions complètement sous-estimé votre engouement pour le libertinage. L’incident avec la pauvre Marguerite nous a mis la puce à l’oreille et je commence à regretter que vous ne soyez pas allé au fond de la bête. Vous avez indubitablement le goût du vice et de la luxure. Mais je crois que, jusqu’à présent, nous avons beaucoup parlé et très peu agi. Avec mon confrère, Lamotte, nous sommes d’accord que vous méritez mieux que les simples ragots de vieillards. C’est pour cette raison que j’ai organisé, pour aujourd’hui même, une excursion galante chez une de nos amies les plus chères. Vous avez peut-être déjà entendu parler de la marquise de Rochereau-Denfert? Non? Eh bien, croyez-moi, cette femme, dans les sciences licencieuses, est notre égale. Nous lui avons beaucoup parlé de vous ces derniers jours et elle a très hâte de faire votre connaissance.
— N’estimez-vous pas qu’il soit trop tôt?
— Allons, mon garçon... Il faut aussitôt remonter en selle. Croyez-moi, lorsque vous aurez planté votre dard au fond de son trouble, vous regagnerez vos forces perdues... Vous décuplerez votre inspiration... Vous exploserez à la vie.
— Je ne serais pas mécontent de prendre un peu l’air.
— Allons-y, mes frères... À trois nous ne serons pas de trop pour rendre hommage aux suzerains que sont ses orifices.
Et c’est ainsi que nous partîmes en direction du château voisin.
J’étais fin prêt pour ces nouvelles aventures.
Après être resté si longtemps couché, souvent sans la force d’effectuer ma purge quotidienne, je me sentais rechargé, regonflé, rempli d’assez de sève pour en arroser le parterre d’une générosité altruiste.
— La marquise est une femme admirable, jubila le marquis de Rollin-Ledru. Une vraie sirène... Je crois qu’elle était maquerelle dans une autre vie.
— Mais non, Ledru... Elle était morue!
— Peu m’importe, Lamotte... L’important pour moi est de savoir que cette perle possède une huître éclatante.
— Je parlerais plutôt d’une moule mousseline.
— Ah, venir en Bretagne déguster ses fruits de mers...
— Fouler ses tumulus...
— Finasser son Finistère...
— Armorier son Armorique...
— Mordiller son Morbihan...
Mon esprit était trop échaudé pour participer à leurs jeux de mots.
Je ne voyais plus de la campagne qu’un amas de formes, de courbes qui se liaient et se déliaient, qui s’étiraient et se comprimaient.
La nature, à l’exemple de la femme, n’offre aucun angle droit ou aigu mais une souplesse visuelle totale.
Le carrosse franchit finalement une imposante grille pour s’enfoncer dans un magnifique parc.
Le château de la marquise de Rochereau-Denfert apparaissait nettement plus digne de ma condition que celui du marquis de Rollin-Ledru.
J’espérais qu’un repas copieux et bien arrosé serait au programme.
Nous nous arrêtâmes devant une somptueuse demeure extrêmement bien entretenue.
Imaginez donc, je ne vis pas la moindre crotte à l’horizon...
Un laquais, à l’allure particulièrement bornée, nous fit signe de le suivre.
Je crus d’abord qu’il nous ferait longer la terrasse jusqu’aux jardins mais il poursuivit son chemin.
Le beau parc fit bientôt place à d’épais taillis.
Puis, nous nous retrouvâmes à traverser une dense futaie.
J’avais lu que les nobles libertins se faisaient construire, au fin fond de leurs domaines, des jardins secrets, véritables temples d’Éros, où ils pouvaient, à l’abri des regards, laisser libre cours à leurs déviances.
Ce ne fut pas le cas chez la marquise de Rochereau-Denfert.
Après un long périple pendant lequel les ronces attaquèrent sauvagement mon nouvel habit, nous arrivâmes à une vieille bergerie complètement délabrée.
Le laquais avait déjà filé.
— Je crois que nous allons jouer à saute-mouton, dit le marquis du Picquet-de-la-Motte avec enthousiasme.
— Après mon accident, vous jugez que c’est une bonne idée? m’inquiétai-je.
— Vous êtes canaille, vous..., répondit le marquis de Rollin-Ledru en me donnant un coup de coude.
— N’ayez crainte mon ami, c’est la bergère qui nous intéresse.
— À l’instar de notre souveraine, la marquise de Rochereau-Denfert se complaît à jouer le rôle d’une femme du peuple abusée par les notables. En personnifiant la déchéance d’une classe dépourvue, elle ajoute à son plaisir.
— Nous incarnerons la noblesse qui, faisant fi de ses récriminations, étrille son intimité moutonnante.
— Où est-elle? leur demandai-je.
— Là, est le jeu... Elle se cache, nous devons la débusquer.
— Le premier qui la trouve est chat.
— J’ai hâte de m’y percher.
— De lui donner la langue...
Les deux vieux marquis se mirent aussitôt à battre le jonc.
— Allons, douce enfant... Où vous cachez-vous?
Le terrain proche de l’étang était assez instable.
— Bergère... Coquine bergère... Où êtes-vous?
— Ah, l’espiègle me fait bouillir... Elle va sentir mon courroux, annonça le marquis du Picquet-de-la-Motte en cinglant tout ce qui lui tombait sous la canne.
Le jeu me sembla plaisant et la perspective de faire subir à la marquise tous mes caprices me ravissait.
Je me mis à imiter mes compagnons et à battre la campagne.
Après un quart d’heure, je fus éreinté.
Le terrain était assez marécageux et ma jambe de bois ne cessait de s’enfoncer dans la terre meuble.
Très vite, accumulant de la boue, la pointe devint très lourde.
Je cherchai un passage plus sec.
Je finis par trouver un petit sentier qui s’enfonçait vers les bois.
Je découvris alors une charmante clairière.
Sous un grand saule, se trouvait un vieux banc de pierre.
Je m’y assis pour y curer ma menuiserie.