Apprentissage Libertin - Chapitre 8
Apprentissage Libertin - Chapitre 8
J’étais concentré à lustrer mon nouveau membre lorsque je sentis une présence sur ma gauche.
J’eus à peine le temps de tourner la tête que, sans crier gare, une montagne de taffetas dégringola sur mon banc.
Pour tout visage, l’étrangère n’exhibait qu’un immense éventail sur lequel on avait peint une scène de débauche antique où plusieurs satyres s’emmêlaient les sabots.
Je cherchai à comprendre qui faisait quoi auquel, lorsque l’éventail se replia d’un coup sec.
La marquise de Rochereau-Denfert — j’en déduisis que c’était elle — me regarda droit dans les yeux.
Je distinguai à peine deux iris foncés car, de son chapeau, retombait une épaisse voilette façonnée de plusieurs couches de tulle qui me dissimulait ses traits.
La marquise arborait également un beau volume.
Ce n’était pas tant l’embonpoint mais plutôt une carrure digne d’un grand bûcheron danois.
La masse de tissu qui l’enveloppait ne faisait qu’ajouter à l’effet.
Encore abasourdi par l’apparition, je cherchais mes mots lorsque je sentis son gant se poser sur mon genou puis s’avancer lentement vers ma jambe de merisier.
— Quel beau membre..., me dit-elle.
La voix de la marquise était analogue à celles, pincées et forcées, des artistes travestis des spectacles de rues.
Si la situation avait été autre, je crois que j’en aurais ri mais, devenu acteur pétrifié de trac, seul mon cœur se démenait.
Un rapide coup d’œil au décor, avec sa belle herbe épaisse, m’encouragea.
L’heure de ma première aventure avait sonné.
Subitement plein d’audace, je lui pris la main.
Elle avait une main épaisse et puissante.
Je la caressai.
Elle me la serra à son tour en me broyant les os.
— Ah, j’ai honte... J’ai honte..., dit-elle de sa voix aiguë.
Au fait du jeu, je sus qu’elle interprétait la vertu, m’encourageant à prendre toutes les licences.
C’était un code libertin que j’avais retrouvé dans de nombreuses lectures.
En feignant l’innocence, on intensifiait sa volupté.
Tout ceci n’était qu’une partie de dames...
Une partie de plaisir.
Fou d’envie, je me mis à lui pétrir la poitrine.
Elle était extrêmement ferme.
Réalisant que c’était ma première expérience, la sensation en fut toutefois merveilleuse.
La passion la plus folle vibrait en moi et je comptais sans tarder la basculer dans l’herbe.
Je l’aurais fait si elle n’avait été aussi énorme.
La boutant de toutes mes forces, je n’arrivai pas à la faire bouger d’un centimètre.
Je me retrouvai au contraire dans un enlacement brutal.
— Ah, monsieur, que faites-vous de moi...? s’affola la marquise.
Elle m’étreignait de plus en plus fort, au point de m’étouffer.
J’étais au bord de la syncope lorsqu’elle lâcha prise et se leva d’un bond.
N’ayant pas été prévenu de la manœuvre, je perdis l’équilibre et roulai au sol.
Allongé dans l’herbe, je vis la bergère géante aux formes de colosse s’élever au-dessus de moi.
Sans crier gare, elle bascula en avant et, de toute sa masse, vint s’écraser sur ma chétive personne.
Ce fut pareil à un mur qui s’écroulait.
J’en eus le souffle coupé jurant que toutes mes côtes s’étaient brisées.
J’étais cloué au sol, incapable de me débattre, prêt à mourir étouffé, lorsque je vis sa formidable main gantée s’élever.
Je crus qu’elle allait me battre à mort mais elle se contenta de relever sa voilette.
J’allais enfin découvrir son doux visage...
Je fus, en premier lieu, frappé par sa barbe...
Une barbe épaisse d’artilleur qui lui noircissait tout le bas du visage.
Je voulus hurler mais ma terreur resta coincée au fond de ma gorge.
La marquise de Rochereau-Denfert avait la tête d’un Viking...
Un visage d’homme brutal et sanguinaire.
La marquise écarta alors ses lèvres humides et tremblantes, désireuse de les coller aux miennes.
Je vous assure que si j’avais pu fuir je me serais envolé aussi vite qu’un canard boiteux...
Mais, coincé sous cent kilos de muscles, je fermai les yeux souhaitant de toute mon âme disparaître de l’instant.
Je sentis ses lèvres épaisses et râpeuses se frotter aux miennes.
Une langue massive et vigoureuse voulait forcer le rempart de mes dents.
Je comptais ne pas céder.
J’agitai la tête pour me défaire de cette limace odieuse mais les deux puissantes mains de la marquise me vissèrent la tête comme dans un étau.
J’étais perdu.
Je crus que j’allais abandonner toutes résistances lorsque j’entendis le marquis du Picquet-de-la-Motte qui battait les herbes avoisinantes.
— Bergère... Bergère... Où êtes-vous douce bergère?
Je voulus crier au secours mais n’en eus point besoin.
La marquise se leva d’un bond et détala à travers les hautes herbes.
Le vieux libertin déboucha dans la clairière.
Il me trouva allongé, paralysé physiquement et moralement...
— Que vous arrive-t-il, mon bon ami?
— La mar… La mar…
— Vous êtes tombé dans la mare? Décidément, vous devriez faire attention à moins vous tremper... Les bains en Bretagne ne sont en rien recommandés.
— La marquise...
— Moi non plus, je ne l’ai pas encore trouvée.
— S’il vous plaît, pouvez-vous m’aider à me relever? J’ai glissé et je crois que je suis mal tombé.
Le marquis me tendit le bout de sa canne auquel je pus m’accrocher.
En me redressant, je sentis un vif pincement dans le bas du dos.
Je me massai en grimaçant de douleur.
Le vieux libertin m’observait sans comprendre.
Tout à coup, le marquis de Rollin-Ledru déboucha à son tour.
— Ah, mes amis, vous voici enfin... Nous l’avons échappé belle... Figurez-vous que le marquis de Rochereau-Denfert vient d’arriver à l’improviste. Il est accompagné de toute sa clique de dévots. J’en tremble car c’est un homme d’une violence effroyable. La marquise est bouclée dans sa chambre. Retournons vite au carrosse...
— Mais la marquise, je viens de la…
— Pauvre femme, prisonnière d’un homme si cruel... Le rapace l’a épousée pour sa fortune et, depuis, ne cesse de la martyriser. Des libertins, il en dévore deux pour son souper, se pourléchant les doigts en croque-mitaine... Ne restons pas dans les parages.
— En effet..., acquiesçai-je, inquiété par ce développement inattendu.
Nous longeâmes le parc.
Je clopinais derrière mes deux compagnons aussi vite que je le pouvais.
Mon dos me faisait souffrir le martyre.
Arrivés dans le jardin, nous trottions en catimini le long d’une allée, lorsque nous croisâmes un groupe de gens, tout de noir vêtus et aux mines particulièrement austères.
Trop occupés à débattre de la taille du manteau de la cheminée de Saint-Martin, ils ne nous remarquèrent pas.
Nous étions à quelques mètres du carrosse lorsque notre progression fut stoppée.
Se dressait devant nous un homme imposant, coiffé et vêtu de noir, qui nous menaçait de son épée.
Cette apparition déclencha en moi un tremblement incontrôlable et je fus pris d’une crise de flatulence.
Le long et pesant silence ne m’aida en rien à dissimuler mes sonorités craintives.
Mon déshonneur passé, j’osai lever un œil timide vers ce démon.
Je reconnus aussitôt la barbe...
Poils que je ne pourrais plus oublier de ma vie.
— La marquise! m’écriai-je.
Mes deux compagnons me jetèrent un regard interloqué.
— Vous voyez bien que nous sommes en présence de monsieur le marquis, corrigea mon précepteur libertin.
— Le marquis?
Sidéré, je n’eus pas le temps de m’interroger sur le comment de la situation.
Le Viking noir amena la pointe de son épée sous ma gorge.
Cher lecteur, il n’existe rien de plus dévastateur que la violence.
Je crus mon heure arrivée.
Je sentis un liquide chaud le long de ma jambe alors que, involontairement, je m’épanchais.
Une nouvelle honte s’ajouta à ma frayeur.
Le visage de mon agresseur se durcit encore.
Il exhiba une rangée de dents blanches immenses semblables à celles d’un loup.
— Monsieur, vous m’avez insulté chez moi, devant les miens... J’exige réparation.
— Mmm… Mmm… Mais, je n’ai rien brisé, balbutiai-je.
— Je réclame un duel, monsieur... Demain, à l’aube, ici, au sabre, hurla-t-il comme un démon.
— Que lui avez-vous donc fait? me questionna le marquis du Picquet-de-la-Motte.
— Euh… Moi?… Rien, je vous assure.
— Je vous parle, monsieur! aboya le marquis de Rochereau-Denfert en appuyant son épée contre ma glotte.
J’étais trop terrorisé pour répondre.
Mes deux compagnons vinrent à mon secours.
— Il se battra avec plaisir, canaille! s’écria le marquis du Picquet-de-la-Motte.
— Il est grand temps qu’il vous donne une leçon, ajouta le marquis de Rollin-Ledru.
À ces paroles, le visage de mon agresseur s’illumina.
Il éclata d’un rire assourdissant avant de tourner les talons.
Nous grimpâmes en toute hâte dans le carrosse.
Une fois les grilles du château derrière nous, je repris mon souffle.
— Bravo, mon jeune ami..., me félicita mon maître. Vous ne manquez pas de courage.
— Pardon?
— Sachez que le marquis de Rochereau-Denfert est redoutable au sabre. Il pourfend! Il tranche! Il découpe!
— Il n’a jamais perdu un seul duel, ponctua le marquis de Rollin-Ledru.
— Mais, nous avons entière confiance en vos talents d’escrimeur.
— Mais… Je… Je…
— J’ai hâte d’assister à votre triomphe, se délecta le marquis du Picquet-de-la-Motte. Le meilleur étant que, une fois débarrassé de ce Barbe Bleue, la marquise sera vôtre.
— Mienne?
— Mon jeune ami, si seulement vous saviez de quoi elle est capable...
Les deux vieillards se frottaient les mains, se léchaient les babines alors que je me voyais découpé en jambons séchant aux crochets d’une cave.
— Comment vais-je me battre avec pareille jambe?
— Allons, vous êtes jeune et vaillant... Vous bondirez de droite et de gauche pareil à une gazelle montée sur ressorts. Vous ne ferez qu’une bouchée de cette mauviette.
— Allons nous préparer, ordonna enjoué le marquis de Rollin-Ledru. Je crois posséder un vieux sabre dans une cave... Et puis, festoyons... Que le fromage et le vin coulent à flot!
Tous les prétextes étaient bons pour ne pas festoyer.
Arguant que je devais rédiger mon testament libertin, je me dérobai et allai me réfugier dans ma tour d’ivoire.
Décidé à être frais et reposé le lendemain, je me couchai de bonne heure.
Le crincrin du violoneux me garda éveillé toute la nuit.
Il n’est pas dit que j’aurais trouvé le sommeil pour autant.
Un homme condamné à mort ne peut dormir sur ses deux oreilles car il revit en pensée les fâcheuses conjonctures qui l’ont mené à la dernière de sa représentation terrestre.
À quelques heures du lever de rideau, il se juge...
Avais-je été juste envers Isabelle?
Je ne le crois pas.
J’avoue que ma motivation à la séduire avait été pour beaucoup déterminée par ses allures.
Toutes ces nuits perdues à inventer ses formes...
Je n’avais vu en Isabelle qu’une réponse à mes pulsions inassouvies.
Elle avait lu en moi comme dans un roman à un sou.
Je ne lui offrais pas mon amour mais mon désir.
Comment aurait-elle pu accepter?
Fille honnête et pure, Isabelle ne se serait jamais sacrifiée...
Elle attendait de moi la preuve de mon respect.
Elle espérait des sentiments et non des sensations.
Ah, si seulement j’avais su lui offrir la révérence...
Aurait-elle été alors consentante à me dévoiler un peu de ses charmes?
À l’heure de ma dernière nuit, mon passé n’avait plus d’importance.
Un monstre sanguinaire allait faire de moi du petit bois.
Je voyais ma nouvelle jambe jetée dans l’âtre par mon assassin qui, aux pieds de sa marquise, se disposait à la prendre.
Et si par miracle, je le vainquais?
Qu’en serait-il alors?
Deviendrais-je le maître de cette inconnue?
Je voyais la tête de bois de mon rival jetée dans l’âtre par votre serviteur qui, aux pieds de la marquise, se disposait à la prendre.
Hélas, une victoire était impensable...
J’allais mourir de façon extrêmement brutale et douloureuse.
J’allais être tronçonné, haché menu, moulé en pâté et servi entre deux tranches de pain aux convives du marquis de Rochereau-Denfert.
Et pourtant, avec un peu de chance…
Toute la nuit, j’oscillai entre victoire et défaite.
J’inventai mille combats puis, éreinté d’avoir tant de fois gagné et tant de fois perdu...
Je fermai un œil.
Au même instant, Solange me tira de force de ma couche.
Elle me poussa dans les escaliers.
Les deux vieux libertins, dispos et aussi frais qu’ils pouvaient l’être, m’attendaient en bas de pied ferme.
Le jour n’était pas encore levé...
J’avais des crampes d’estomac.
J’avais mal dans le dos.
J’étais épuisé.
Ils firent la sourde oreille à mes récriminations.
Souffreteux, je me retrouvai, sur la même lancée, à bord du carrosse.
Le marquis de Rollin-Ledru exhiba avec fierté le sabre qu’il avait déniché.
— Admirez cette merveille... Je la conservais dans le cellier en souvenir d’un parent, un affreux traîneur de sabre, qui se vantait d’en avoir tranché la tête d'un Nabuchodonosor...
Je n’étais pas armurier mais l’engin ne faisait pas grande impression.
Pour commencer, il était tout rouillé.
Excessivement lourd, il avait dû, en effet, participer au siège de Jérusalem…
Sous les Babyloniens.
— Du même coup, poursuivit-il, j’ai retrouvé le chandelier qui nous faisait si cruellement défaut... Comment est-il arrivé là? Mystère... Il faudra, un jour, que je tire ça au clair...
Je feignis d’ignorer la remarque embarrassante de mon hôte, content de le voir rengainer l’arme.
— Il vous faut échafauder une stratégie, me conseilla alors le marquis du Picquet-de-la-Motte. Je conjecture que vous devriez, par-dessus tout, éviter les coups qu’il vous porte... Laissez-le battre l’air et s’épuiser. Dès qu’il sera las, vous le frapperez, à la première occasion, d’un coup libertin, vicieux, en plein dans le bas-ventre.
— Mais non, ce n’est pas du tout ce qu’il faut faire! enjoignit le marquis de Rollin-Ledru. Vous devez prendre aussitôt que possible l’avantage... Dès la première charge, vous le trucidez d’un incroyable coup porté à la tête. L’affaire est tout de suite réglée et nous pouvons passer à autre chose.
— Mais non, Ledru... Il doit le fatiguer!
— À l’assaut, je vous dis! À l’assaut!
Les deux marquis continuèrent à se chamailler tout le long du trajet qui s’avéra extrêmement court.
Arrivés sur place, mes deux compagnons m’extirpèrent hors du carrosse.
Débarqué devant la grande terrasse du château, alors que l’aube naissait, je fus surpris de voir pareille foule assemblée.
Tous les nobles de la région, accompagnés de leurs dépendants, étaient réunis.
Ces gens avaient l’air affreusement sérieux.
Leurs tenues annonçaient une noblesse provinciale dévote et intransigeante.
Aucun n’eut un salut ou un sourire à mon égard.
Mes jambes flageolèrent.
Malgré mon estomac vide, j’eus des nausées.
De l’autre côté de la cour, le marquis de Rochereau-Denfert, recouvert d’une armure moyenâgeuse, attendait entouré de ses fidèles.
— La marquise... La marquise! hurla le marquis de Rollin-Ledru.
— La marquise est là! s’enthousiasma tout autant le marquis du Picquet-de-la-Motte.
Un joli visage me redonnerait du courage.
Je cherchai du regard la personne en question.
— Où est-elle? leur demandai-je.
— Devant vous... Là, un peu en retrait de son époux..., m’informa le marquis de Rollin-Ledru.
Je vis la femme et je crus m’évanouir.
J’allais me battre pour cette vieille pelure?
Elle devait approcher de son bicentenaire.
Elle ressemblait à une momie récemment déballée.
Elle était tellement menue et rabougrie qu’il devait falloir la protéger du moindre zéphyr de peur qu’il ne l’emporte.
L’idée que cette femme pût avoir des activités libertines me donna des frissons dans le dos.
Sa nudité sèche et craquelante devait irriter jusqu’au plus sirupeux de ses soupirants.
Mes deux compagnons s’agitaient pourtant pareils à des collégiens à la vue d’une jeune coquine.
L’idée qu’elle fût mon prix aurait pu me décourager de la victoire...
Mais, il s’agissait avant tout de sauver ma jeune peau.
Victorieux, je tomberais assurément de Charybde en Scylla.
D’un pas arrogant, le marquis de Rochereau-Denfert s’avança vers nous.
Il affichait le regard glacé du spadassin.
J’envisageai de faire le héron pour l’impressionner mais je me ravisai à la dernière seconde.
— Êtes-vous prêt, monsieur? m’apostropha l’homicide.
Il tira de son fourreau un long sabre luisant et visiblement très tranchant.
Le marquis de Rollin-Ledru exhiba ma propre arme qui arracha un sourire à mon adversaire.
— Va pour les armes. Votre monture?
— Pardon?
— Votre cheval?
— Je ne comprends pas.
— Nous chargeons au sabre, d’un cheval au galop... Je considérais qu’avec votre handicap physique cela rendrait le combat plus équitable.
— Le cheval est prêt..., répondit pour mon compte le marquis de Rollin-Ledru avec complète assurance.
— Alors, préparez-vous.
Sur ce, le chevalier noir se frappa le torse faisant résonner lugubrement le métal de son armure avant de retourner vers les siens.
— Mais, je n’ai pas de cheval! m’exclamai-je aux deux vieillards. Ne suis-je pas disqualifié?
— Prenons l’un des chevaux du carrosse, proposa le marquis de Rollin-Ledru.
— Ce sont des percherons..., me froissai-je.
— De rudes gaillards... Je vais faire dételer le moins malade.
— C’est que… Vraiment… Je…
Plus rien ne pouvait les faire changer d’avis.
Mes tremblements reprirent à la vue de la bête à enfourcher.
Je n’aurais pas l’opportunité de me battre puisque j’allais chuter de cette montagne animale et me faire piétiner.
Le cocher du marquis de Rollin-Ledru détela mon champion.
Il ne faudrait compter ni sur une bride ni sur une selle.
La hauteur de la bête était vertigineuse.
Chacun en conclut que la meilleure façon d’y grimper serait pour moi d’escalader le carrosse pour ensuite sauter sur la monture.
Déjà piètre cavalier, je ne voyais toujours pas comment j’allais diriger ce colosse...
Une demi-heure plus tard, au grand énervement de mon adversaire, je parvins à enfourcher le percheron.
J’avais les jambes écartelées dans un équilibre impossible.
Mon assise était extrêmement inconfortable.
Je me penchai en avant, agrippant la crinière des deux mains...
— N’oubliez pas le sabre, s’écria le marquis du Picquet-de-la-Motte, du bas de sa vallée.
On me tendit l’arme.
Sa masse excessive m’obligeait à me pencher de l’autre côté pour faire contrepoids.
Le cocher du marquis de Rollin-Ledru tira ma monture vers une allée bordée de peupliers.
Le percheron était docile.
Lourd mais stable, il ne devait être capable que d’un trot soutenu.
Une fois en place, je me tournai vers la foule qui s’était agglutinée.
Je fus d’abord salué par un silence des plus glacials.
D’un seul coup, il fut percé par une première hilarité, suivie d’une seconde puis d’une troisième...
Bientôt tous les spectateurs éclatèrent d’un rire incoercible.
Il ne s’agissait point de ces petits rires élégants et sourds que l’on entend en bonne société...
Mais de bons gros rires paysans, épais et gras, qui remontent du ventre et se vomissent dans des soubresauts irrépressibles.
Ces rires étaient tellement féroces qu’ils en devinrent contagieux.
Je me mis à rire à mon tour réalisant combien j’étais ridicule, tordu sur mon percheron, affublé de mon costume extravagant de libertin, accentué d’une jambe de bois obscène.
J’aurais souhaité qu’un peintre fût présent pour figer l’instant sur une toile.
Puis, réalisant que j’étais condamné, je repris mon deuil affichant un air de circonstance.
Je vis alors le marquis de Rochereau-Denfert trotter vers moi sur son magnifique étalon au manteau noir luisant.
Je cherchai à lui présenter le visage le plus digne malgré les rires incessants.
L’homme me jaugea un instant puis, levant une main impérieuse, fit taire l’assemblée.
— Monsieur..., cria-t-il, autant pour moi que pour la foule. L’avanie que vous venez de subir est suffisante à mes yeux pour effacer notre différent... Si vous quittez les lieux en me promettant de ne plus jamais avoir de contact, quel qu’il soit, avec mon épouse, alors, nous pouvons en rester là et nous dire adieu...
J’allais ouvrir la bouche lorsque j’entendis à mes pieds...
— Jamais! Jamais!
— Jamais de la vie!
Je n’avais même pas vu que les deux vieillards étaient à mes sabots.
— Vous n’êtes qu’un vaurien! s’exclama le marquis de Rollin-Ledru.
— Non, vous valez moins qu’un vaurien! contredit, sur le même ton, le marquis du Picquet-de-la-Motte.
— Denfert, vous avez la valeur de deux vauriens! corrigea le marquis de Rollin-Ledru.
— Moins que deux vauriens!
Je ne pouvais rien faire pour les faire taire.
Je vis juste le visage du marquis de Rochereau-Denfert qui s’empourprait comme une marmite trop longtemps sur le feu.
— Bravache, hein... Alors, préparez-vous à mourir! hurla mon adversaire avant de s’éloigner au galop.
— Bravo, mon ami, applaudit le marquis du Picquet-de-la-Motte. Votre courage est exemplaire... Sachez que c’est l’honneur du libertinage que vous défendez.
— Je croyais que les libertins n’avaient pas d’honneur, lui fis-je remarquer.
— Alors, vous défendrez notre déshonneur.
À ces mots, ils me laissèrent en plan et allèrent au pas de course rejoindre le public.
Je me retrouvai seul, anticipant une fin qui me semblait, à présent, inévitable.