Apprentissage Libertin - Chapitre 9
Apprentissage Libertin - Chapitre 9
Juché sur son étalon noir, le marquis de Rochereau-Denfert trotta jusqu’au bout de l’allée.
Je le distinguais à peine.
Au signal du juge, usant de son pistolet, nous devions charger l’un vers l’autre, sabre au clair.
Dans un instant pareil, on se convainc que son destin n’est pas celui-ci.
Un sage allait intervenir.
Un événement allait bouleverser l’ordre des choses.
Naturellement, il n’en fut rien.
Le juge brûla son amorce.
La joute débuta.
Je tapai mollement du genou contre les flancs de mon percheron qui se mit docilement à se dandiner.
Je crus entendre de nouveaux rires.
Cela m’était complètement égal.
Je préférais économiser mes derniers souffles de vie pour faire le point.
Clairement, mon existence avait été un échec sur toute la ligne.
Pas une action entreprise ne pouvait la racheter.
Je me jurai solennellement que, si je sortais vivant de ce duel, je quitterais immédiatement le libertinage pour devenir moine.
Les risques en moins, la vie monacale m’offrirait des satisfactions égales.
Et puis, j’avais lu dans un volume que tous ces cénobites n’étaient rien d’autre que des coquins qui…
À cet instant, un ouragan noir fondit sur moi.
Je n’avais parcouru que quelques mètres que mon adversaire avait déjà atteint son but.
Je n’avais même pas élevé mon arme.
Je vis les derniers galops de mon assassin qui, bavant de rage, me brûlant de ses yeux flamboyants, pointait son sabre étincelant vers mon cœur.
Le fou allait m’embrocher vif.
Pétrifié, je ne voyais plus que la pointe de la lame qui…
Ce qui se déroula ensuite, on ne me le raconta que bien plus tard.
Le marquis de Rochereau-Denfert, pris d’un dernier scrupule à l’idée de trucider un si piètre adversaire, préféra me frapper du plat de sa lame.
Il leva son sabre en l’air et cabra son cheval en tirant sauvagement sur les rênes.
Dans son élan, il estima mal la taille de ma monture.
J’étais nettement plus haut que lui et il dut s’approcher trop près.
Ayant les jambes très écartées, mon appendice en bois dépassait à l’horizontale comme un butoir.
Dans l’action, ce dernier heurta le bord de la selle du marquis de Rochereau-Denfert ce qui me fit aussitôt basculer dans la direction opposée.
Mon assaillant, ayant frappé trop énergiquement dans le vide, se vit ensuite déséquilibré.
Alors que je me retrouvais à terre entre les pattes de mon percheron impavide, le pauvre marquis bascula en avant perdant toute assise.
Sa fougueuse monture s’élança dans un galop effréné.
Son pauvre maître, un pied encore accroché dans l’étrier, se retrouva traîné comme une vulgaire charge.
Des témoins me décrivirent en détail les violentes ruades de la monture.
Il paraît qu’un sabot éclata la tête du Viking comme une pastèque sous la masse d’un fort des Halles limogé.
Le cadavre sanguinolent du marquis de Rochereau-Denfert disparut au bout de l’allée.
Mes deux vieux libertins accoururent à mon secours.
N’ayant été témoins que de ma chute, ils me crurent mort.
Un peu sonné, je relevai la tête à la surprise générale.
De cette méticuleuse et brillante description, je ne sus rien et mes premières paroles furent:
— Qu’est-ce qui s’est passé?
Mes deux compagnons m’aidèrent à me mettre sur pied.
Le public, interloqué après ce spectacle violent, m’observa en silence puis, d’un coup d’un seul, les acclamations fusèrent.
Cher lecteur, je connus alors, pour la première fois de ma vie, les joies qu’éprouvent les comédiens sur une scène du théâtre.
Mon cœur s’enfla aussitôt de joie.
Je saluai.
Je me courbai.
J’agitai mon chapeau.
Je clopinai d’un côté à l’autre comme un pantin à ressort.
Je voulus les embrasser, faire de chacun un ami à vie.
La gloire m’emplit le cœur.
Je m’imaginai célèbre, lisant dans une biographie les commentaires émerveillés de ma joute extraordinaire.
Je fus héros triomphant.
Je fus maître duelliste.
Plus tard, tout le monde fut à mes petits soins.
On m’amena dans un salon où je pus boire et me restaurer.
Des inconnus défilaient, s’extasiant de ma chance, me serrant la main, m’agrippant le bras, frottant ma jambe de bois comme si, à mon contact, un peu de ma bonne fortune allait les éclabousser.
Finalement, des laquais éloignèrent les curieux.
On me laissa seul.
J’avais la bouche pleine d’un vingtième petit four lorsqu’une porte s’ouvrit.
Encore tremblant de toutes ces émotions, je me dressai d’un bond.
La marquise de Rochereau-Denfert entra cérémonieusement, aidée d’une soubrette qui, éblouie par ma présence, ne cessait, en pouffant de rire, de me faire des clins d’œil délurés.
Soutenue par deux cannes, la vieille femme parvint difficilement à s’écrouler dans une bergère.
J’usai de mes meilleures manières pour la saluer comme il se doit.
Reprenant son haleine, elle chassa d’un geste ses gens et me pria de m’asseoir.
À la voir ainsi de près, son âge extrêmement avancé ne m’effraya plus autant.
Malgré son teint cireux et le flétrissement généralisé de ses chairs, je vis dans son regard, derrière les cataractes, une insigne tendresse.
S’il ne se dégageait pas de sa personne la moindre trace de beauté juvénile, il en émanait toutefois l’expérience.
Une femme savante, dans un salon libidineux, subjugue toujours son homme sans compter qu’elle allait peut-être rappeler à l’aide sa jeune domestique.
Avide d’une éducation, cette femme serait à même de m’instruire avec affection et déférence.
Tout ceci m’échauffa fortement les sens.
Je me mis à transpirer m’essuyant le front d’une serviette.
— Monsieur, me dit-elle d’une voix faible et chevrotante, je ne sais comment vous remercier.
— Ah…, fis-je simplement, craignant que le gâtisme n’ait déjà pris le dessus.
— J’étais…, reprit-elle, sous le joug d’un mari violent et trompeur. J’ai souffert sous sa férule tous les sévices possibles et imaginables. Vous ne me croiriez pas si je vous disais que nous avions le même âge.
— Euh… si… si…, toussai-je hypocritement mais poliment.
— Victime permanente, je ne savais comment je m’évaderais de ma prison. Je crus que ce serait grâce au libertinage. Je me suis jetée à corps perdu dans ce nouveau mode de vie. J’y recherchais la liberté mais n’y trouvais que le surmenage.
— Ne m’en parlez pas, madame...
— Vous m’avez sauvée et je sais qu’entre nous existe un contrat libertin. Je dois honorer ma parole... Vous offrir mon corps afin que vous fassiez de moi votre esclave des sens.
Je déglutis fortement.
J’avais de plus en plus chaud.
— Euh… merci, lui répondis-je nerveusement.
— Mais… En me libérant si vaillamment de mon mari vous m’avez au même instant libérée du libertinage.
— Ah, bon?
— Je m’étais jurée au début de la joute que, si vous vainquiez mon époux, j’irais rejoindre un ordre religieux des plus féroces.
— Quelle coïncidence... C’est exactement ce que j’avais l’intention…
— Silence! Ne dites rien! Sachez seulement que votre victoire a libéré une âme de sa geôle.
— Ne jugez-vous pas, chère marquise, qu’un couvent serait une autre forme de prison.
— Pas pour l’âme... Mon corps, trop libre durant toutes ces années, mérite la cellule d’un prieuré. Mon âme, emprisonnée depuis ma naissance, y sera enfin libre.
— Je comprends..., lui répondis-je, tout de même un peu déçu. Mais, peut-être qu’une dernière fois avant de…
— Vous n’oseriez pas abuser d’une carmélite! se défendit-elle en me giflant.
Le soufflet mit une éternité à atteindre ma joue et fut aussi douloureux qu’une caresse.
— Je vous prie de m’excuser, chère marquise. Ma victoire m’est montée à la tête. Je ne sais plus ce que je dis.
— Vous êtes un peu trop poli pour un libertin...
— En vérité, je débute dans cet art.
— Mais, déjà au fait de tous les plaisirs.
— Je ne dirais pas cela... Jusqu’à présent, j’ai souffert maintes tribulations sans en tirer la moindre satisfaction. J’y ai même perdu une jambe.
— Pauvre garçon, ne me dites pas que vous êtes encore innocent.
— Hélas, madame... Je l’admets avec la plus grande tristesse.
— Ah, comme je vous envie... Comme je vous envie...
— J’imaginais naïvement qu’un libertin aurait toutes les facilités à…
— Ne dites plus rien! Je me dois de vous aider.
— M’aider?
— En tant que fille de foi, je me dois d’assister les nécessiteux.
— Vous feriez cela pour moi?
— Vous êtes visiblement dans le besoin... Et puis, vous n’êtes pas vilain garçon.
— Mon Dieu, un miracle... Madame, je ne sais que dire.
— Ne parlez pas... Je vais vous donner une unique leçon dans les arts de l’amour. Vous êtes jeune, ce ne sera pas long... Mais, croyez bien que, après cet intermède, vous ne serez plus sot.
— Merci, madame. Merci... Que dois-je faire?
— Déshabillez-vous entièrement... Je veux vous voir tel que Dieu vous a fait. Point d’artifices! Point de faux-semblants!
— Ce n’est pas de refus, il fait affreusement chaud chez vous.
— Silence dans le discrétoire! N’oubliez pas que je suis une bonne sœur coiffée du béguin...
Vous noterez, cher lecteur, une certaine contradiction entre mes paroles d’avant et d’après ma victoire.
Pour tout vous dire, je ne soupçonnais pas que je gagnerais mon duel.
Une pareille aubaine me semblait alors inimaginable.
Mais cette femme, même mère de Mathusalem, m’offrait généreusement son secret le plus cher.
Cette simple idée était suffisante pour me rendre aveugle.
Et puis, un véritable libertin faisait feu de tous bois.
Il ne s’effrayait d’aucune aventure, passant allègrement du pensionnat à la maison de repos.
Pendant que la marquise avalait un verre de vin, je jetai mon tricorne...
J’ôtai mon manteau.
Je délaçai mes hauts-de-chausses...
Lorsqu’un fracas terrible brisa l’excitation du moment.
Je me retournai d’un trait vers la porte-fenêtre qui explosa sous mes yeux dans une pluie de bois et de verre brisé.
Le choc fut total lorsque je reconnus la barbe souillée et pleine de bave du marquis de Rochereau-Denfert.
Le démon était remonté des enfers!
— Ciel, mon mari..., dit placidement la marquise.
Le diable lui répondit d’un cri d’animal blessé à mort.
Terrifié par cette apparition, je levai les mains en signe de soumission.
Ma culotte tomba à mon pied.
L’enragé crut, par ce geste, que je l’insultais derechef.
— Je vais te détruire! hurla-t-il de toute sa rage écumante.
Il leva sur moi un pistolet.
Je voulus détaler à toutes jambes mais mon habit enroulé autour de mes chevilles m’empêcha de battre des records.
J’entendis le son assourdissant d’une déflagration.
Je m’écroulai à terre, foudroyé en pleine course.
Je n’entendis plus que le faible cri de la marquise avant de m’enfoncer dans les ténèbres.
J’avais été si prêt du but et pourtant si loin...
Mon aventure avortée au contact de la marquise de Rochereau-Denfert me transporta sur le char qui, sans artifices, mène au paradis le beau comme le laid.
Je goûtai des cieux leur infini.
J’ouïs des anges leurs litanies.
Je vis du Père l’épiphanie.
Mais, à mi-course, le Diable agrippa ma jambe valide et me tira à lui.
Une douleur intolérable au genou me ramena sur ses terres.
J’ouvris un œil et reconnus aussitôt le ciel avarié de cette géhenne qu’on appelle Bretagne.
Relevant la tête pour juger de mon état, je remarquai aussitôt qu’un collectionneur d’art avait escamoté ma sculpture de Perros-Guirec.
Je vis ensuite deux affreux qui me secouaient sur un brancard de fortune.
Mon réveil induisit chez mes porteurs un commentaire incompréhensible que j’espérai néanmoins chrétien.
Je leur mandai de me mener, au pas de course et sur-le-champ, chez le curé le plus proche mais il ne vomit de la bouche de ces rustres qu’une bouillie de rires graveleux.
Mes douleurs devinrent insupportables.
J’en vins à réciter mon catéchisme dans l’espoir de chasser le mal de mon esprit.
Mais mon crâne ne fut pas de taille à se défendre.
Mes souffrances brisèrent la porte de ma cervelle, chahutèrent mes pensées et saccagèrent mon âme comme le feraient des marins ivres des Flandres qui, de leurs frêles embarcations, braillent dans les ports du beau Rhin.
Mon tourment ravagea si violemment mon être qu’il finit derechef par m’aspirer dans le tourbillon ténébreux de la syncope.
Curieusement, à chaque fois que je sombrais dans l’inconscient, le délire me ramenait chez moi.
Il s’agit là d’un bienfait de l’esprit qui, au paroxysme de la douleur, vous invite à partager la compagnie de votre bien-aimée.
Je me retrouvai ainsi dans le parc familial.
L’adorable Isabelle, toute guillerette, voire coquine, m’avait entraîné dans une partie de colin-maillard.
À plusieurs occasions, j’eus presque l’occasion de tâter de ses formes mais, vive comme nulle autre, elle me glissait toujours entre les doigts.
Tout à coup, ses rires espiègles cessèrent de me guider.
Les yeux toujours bandés, je l’appelai...
Je fendis l’air de mes bras mais je ne sentis plus sa présence.
Inquiet, j’ôtai mon bandeau.
Je me retrouvais à présent dans un grand champ de blé qui ondoyait au souffle du vent.
J’entendis un affreux bruit de machine.
Je me retournai.
Je me retrouvai devant une rangée infinie de paysans qui fauchaient les blés.
Je voyais les faux qui s’abattaient et qui se rapprochaient.
Incapable de bouger, je criai pour qu’ils arrêtent mais le paysan qui avançait vers moi affichait un regard mauvais et cruel.
Alors qu’il me faisait face, il éleva sa faux et je la sentis me trancher en deux.
Je roulai à terre.
Je découvris avec horreur mes deux moignons rouges de sang et, à quelques pas de là, mes deux jambes sectionnées.
La rangée de moissonneurs s’éloignait comme si de rien n’était.
Faisant toujours la navette entre conscient et inconscient, je me réveillai, cette fois-ci, dans un trou crasseux trop grand pour être ma tombe.
À la vue de l’insalubrité générale du lieu, j’en déduisis qu’on m’avait porté dans une ferme voisine.
Ayant toute ma vie habité dans de nobles demeures, je n’avais que peu d’expérience de la misère des pauvres gens.
Ces rustres avaient indubitablement un goût prononcé pour la saleté et pour l’ordure.
Je me fis la réflexion qu’un logis pouilleux était peut-être le signe d’un esprit salubre et qu’à l’inverse la propreté seigneuriale inférait la pollution de l’âme.
Ou bien, ces affreux, irrémédiablement avilis par leur propre existence, étaient ignares devant toute beauté, qu’elle soit matérielle ou incorporelle.
Ces thèses, j’aurais bientôt tout loisir de les étudier pleinement en homme de terrain vague.
On m’avait couché dans un grand lit clos qui occupait tout un coin de l’unique salle.
Devant mon regard encore embrumé, s’étalait une haie de monstres, véritable kermesse loqueteuse où le docte eût pu, en une consultation unique, répertorier la gamme complète des infections cutanées et des malformations congénitales.
De la grand-mère au nouveau-né, qui ne semblait pas être au monde depuis plus d’un quart d’heure, les membres de l’effroyable famille qui m’avait recueilli me regardaient avec de grands yeux curieux et affamés.
Je ne parle ici que de ceux qui en avaient encore.
Je crus qu’ils allaient me dévorer...
À moins que, occupant leur unique couche, ils voulussent tous s’y entasser.
Enfin, j’entendis une voix féminine très autoritaire qui s’éleva au-dessus de la mêlée et qui leur ordonna apparemment de s’activer.
Je n’avais rien compris aux paroles prononcées et je crus tout d’abord qu’on m’avait débarqué dans un pays étranger.
Puis, j’eus l’idée qu’il s’agissait bien d’un de ces patois bretons qui rabaisse un peu plus cette race impie.
La virago, une grosse fermière revêche et autoritaire, usant sans retenue de grandes volées de gifles, chassa sa progéniture innombrable.
La place dégagée, elle approcha de mon lit une énorme bassine remplie d’eau bouillante.
Elle jura en patois et, comme si j’étais une nouvelle corvée rajoutée à sa charge pénible, se mit à frotter ma plaie avec la même délicatesse qu’elle aurait employée au sol du logis.
À chaque coup du vieux torchon crasseux, je serrais les dents à m’en briser les mâchoires.
La balle, tirée par le marquis de Rochereau-Denfert, avait frappé en plein dans mon genou valide, partie du corps d’une sensibilité extrême.
Le sort s’acharnait sur mes articulations.
Après dix minutes de cette lessive musclée, mon corps abandonna toute défense.
Je ne sentais plus ma jambe.
Je gardais les yeux fixés sur la laideur et la misère de cette pauvre femme.
Je lui trouvais presque le trait doux.
Malgré son ignorance et sa pauvreté insupportable, elle tentait, en bonne chrétienne, d’apaiser ma souffrance.
Je regrettai un court instant d’avoir, ces dernières années, si mal traité les pauvres.
Ils avaient peut-être mieux à nous offrir que la maladie.
Au son des sabots des chevaux dans la cour, la paysanne cessa ses soins et se remit à battre ses enfants.
Je n’eus bientôt plus, pour toute compagnie, que les mouches vertes qui pondaient et se désaltéraient à la source de ma jambe infectée.
La vue des tricornes et des plumes annonça une visite plus digne...
J’ajustai ma vue et, malgré la faible lumière, je reconnus sans peine le marquis du Picquet-de-la-Motte et son ami le marquis de Rollin-Ledru.
— Cher ami, nous sommes enchantés de vous revoir, entama le premier venu.
— Vous avez été victime d’une odieuse agression qui démontre, une bonne fois pour toutes, combien le marquis de Rochereau-Denfert est mauvais joueur.
— Vous n’avez pas idée du drame que vous venez de provoquer...
— Toute la région est sens dessus dessous. Le retour incroyable du marquis de Rochereau-Denfert a semé la terreur dans tout son domicile. Il semble que, tombé de son cheval après votre duel, il ait tout simplement perdu la tête...
— Depuis le malheureux coup de feu qui vous cloue temporairement au lit, le marquis de Rochereau-Denfert s’est réfugié dans les bois. Il s’est métamorphosé en une espèce de brigand... Il s’attaque à chaque carrosse qui passe à sa portée. Il semble que, malgré sa lâche attaque envers votre personne, il n’ait pas achevé sa vengeance. Il hurle inlassablement votre nom aux malheureux qui tombent à portée d’oreille.
— C’est pour cette raison que nous vous avons mené dans ce refuge où vous serez à l’abri d’un assassinat importun.
— Dormez en paix... Vous n’avez plus rien à craindre, conclut le marquis de Rollin-Ledru.
Le récit de ces événements me laissa pantois.
— Et la marquise? leur demandai-je, fébrilement.
N’osant répondre immédiatement, les deux libertins s’échangèrent un regard plein de sous-entendus.
— Dites-moi la vérité..., les suppliai-je. S’est-elle réfugiée dans un couvent où elle trouvera enfin la paix et la sécurité?
— Bien le contraire! répondit le marquis de Rollin-Ledru.
— Je ne sais pas ce que vous lui avez raconté mais vous lui avez bouleversé les esprits.
— Elle s’est enflammée pareille à une diablesse.
— Depuis votre départ, elle ne cesse de multiplier les actes de libertinage les plus choquants.
— Nous n’avions encore jamais rien vu de pareil...
— Mais n’ayez crainte, jeune ami. Nous ne cessons de passer d’excellents moments en sa compagnie.
Indigné, je redressai la tête.
— Vous étiez chez elle alors que j’étais ici? leur demandai-je, offusqué à juste titre.
— Nous en venons, me confirma le marquis de Rollin-Ledru.
— Si cela peut vous rassurer, nous vous certifions que votre absence s’est fait cruellement sentir...
— Chacun des participants à nos orgies s’est éploré, un court instant, à l’évocation de votre nom.
— Ah, cher ami... Vous avez malheureusement raté une occasion fabuleuse de participer à un festin d’une immense turpitude morale.
— Enfin, ce n’est que partie remise. Dès que vous serez sur pied…
— Mes jambes! Mes jambes! m’écriai-je.
— Qu’ont-elles donc? m’interrogea le marquis du Picquet-de-la-Motte.
— Voyez l’état..., ajoutai-je, à l’emporte-pièce.
— Allons, mon ami, les jambes ne sont pas bien importantes dans nos existences. Le libertinage passe par la tête. Et, tant qu’elle demeure sur vos épaules…
— Votre handicap ne fera que démultiplier votre goût du vice, ajouta le marquis de Rollin-Ledru.
— De par leur absence, vos jambes vous porteront au sommet du stupre.
— Prenez courage... Nous sommes avec vous de tout cœur.
— Et pour vous le prouver, nous retournons de ce pas chez la marquise.
— Nous la polluerons copieusement en votre nom, avant notre départ...
— Adieu, cher ami... Prenez soin de vous.
— Adieu, vaillant camarade. Je vous relâche de ma tutelle. Quoiqu’il advienne, vous êtes, à présent, un libertin à part entière...
Chacun à son tour, les deux vieillards m’embrassèrent.
— Nous n’allons pas nous revoir? demandai-je, tout étonné de cet abandon.
— Après ce dernier arrêt chez la marquise, nous repartons aussitôt vers Paris.
— Paris? répétai-je, plein d’espoir.
— Il s’y déroule des événements importants... On parle d’un vent violent de liberté qui soufflerait.
— Nous devons absolument en prendre la mesure.
— Mais… Mais…
— Au revoir, cher ami.
— Au revoir, mon garçon...
Les deux vieux libertins quittèrent la ferme d’un pas pressé.
Je compris qu’ils ne désiraient pas attendre que je fusse en état de me joindre à eux.
Leur carrosse venait tout juste de quitter la cour qu’au même instant, il se mit à pleuvoir.
Le ciel s’obscurcit et mon destin en fit de même.
On m’abandonnait au pire de ma situation.
J’eus à peine le temps de m’apitoyer sur mon sort que, le temps d’un éclair, la Suie apparut à mon chevet.
Elle était encore plus laide et plus terrifiante que la dernière fois...
Ma situation la porta à rire...
Un rire démoniaque et cruel.
Elle jeta son épaisse trousse à outils sur mon genou sanguinolent.
Mes hurlements furent couverts par les grondements tonitruants du tonnerre.
Je voulus m’évanouir mais, cette fois-ci, je n’eus pas cette chance...