La première des premières d’Au Clair de la Lune eut lieu le 9 juillet 1786, quasiment à la même heure où notre pimpante souveraine Marie-Antoinette, d’une dernière poussée créatrice, donnait naissance à la précieuse petite princesse Sophie.
Ce fut une date inoubliable dans l’histoire du royaume de France mais plus particulièrement pour l’humble rédacteur de la présente chronique et qui n’est autre que moi-même, Florent Benoît Francis, jeune marquis de K.
Durant les semaines qui précédèrent cet événement considérable, je n’avais cessé de faire une réclame de toutes les minutes auprès de mon futur public afin qu’il soit infailliblement persuadé de réserver la soirée fatidique aux arts dramatiques.
La question qui perturbait mon battage était de savoir à qui je pouvais en autoriser l’entrée.
Personnellement, je désirais ouvrir les portes de mon théâtre au plus grand nombre et je ne voyais aucun inconvénient à ce que les gens du petit peuple assistassent à mon spectacle.
Un palefrenier n’avait-il point, tout autant qu’un autre, l’exigence vitale de se divertir?
Une femme de chambre ne pouvait-elle apprécier les rebondissements d’une pièce à tiroirs?
Hélas, les autorités tutélaires de mon théâtre, mes mécènes, nobles de naissance et intransigeants quant à leurs privilèges, refusaient catégoriquement et obstinément de se mélanger au petit peuple à l’heure de leurs délassements.
La lutte semblait s’éterniser.
En bon directeur de théâtre, j’usai, du petit matin jusqu’au grand soir, de tous les arguments, des plus artificieux aux plus séditieux.
Rien ne semblait ébranler l’idéologie rigide de mes bienfaiteurs.
Finalement, après une colère particulièrement tapageuse, plus noire encore que ma belle encre, qui dura sans discontinuer deux journées entières et qui manqua de briser toutes relations avec mes protecteurs, un compromis fut enfin trouvé.
La demi-mesure voulut que les petites gens dont la profession s’effectuait essentiellement à l’intérieur d’un domicile meublé soient admis à la représentation.
Point de jardiniers, postillons et autres garçons d’écuries, rustres et malodorants, mais uniquement des domestiques en tabliers, majordomes, femmes de chambre et autres valets de pied.
Un dernier dissentiment se porta sur les lavandières et les cuisinières.
Toutes exclues dès le départ, je dus me battre en chien enragé pour qu’au moins les régisseuses de nos faims, à défaut des essangeuses de nos essuie-mains, pussent goûter à ma Cène.
Le matin du 9 juillet, je me réveillai bouillant par anticipation.
Incapable d’avaler la moindre bouchée de mon déjeuner, j’étais étreint par l’angoisse de monter le soir même sur scène pour exposer mon grand art à un public familier et critique.
Je passai la journée à tourner en rond jusqu’à l’épuisement.
J’inspectais sans cesse la salle, alignant et réalignant les fauteuils, vérifiant et revérifiant éclairage et machinerie.
Après la représentation, j’avais prévu pour mes invités de marque une petite collation dans un salon voisin.
Ah, j’entendais déjà les compliments enchantés...
«Quelle merveilleuse œuvre!»
«De ma vie, je ne me suis tant amusé!»
«Quel génie!»
«Tu iras loin, mon garçon!».
Oui, tout allait être absolument parfait!
Une demi-heure avant la levée du rideau, nourri jusqu’à l’écœurement de rognures d’ongles, je déambulais en rond devant les portes de mon théâtre, anxieux d’accueillir les premiers spectateurs.
Honorés par une invitation véritablement exceptionnelle, les domestiques de maison, en majorité des femmes, furent les plus ponctuels.
Qu’ils aient momentanément quitté leur service ou pris sur leur temps de repos, ils avaient tous eu la politesse de s’être parés pour l’occasion ne fût-ce qu’en enfilant un châle propre ou simplement en repoudrant une perruque fatiguée.
Les recevant avec la plus grande déférence, je leur désignai les chaises paillées tout à l’arrière de la salle.
Émues, les dames bavardaient à mi-voix, tandis que les valets, plongés dans les programmes imprimés, faisaient semblant de savoir lire.
Un quart d’heure plus tard arrivèrent ces mécènes avec lesquels je m’étais tant disputé.
Ces personnages étaient assurément importants tant pour mon théâtre que pour mon avenir personnel.
Me courbant jusqu’à effleurer de mon front mes souliers, je saluai ces deux êtres chers en déités.
Puis, prenant la main sèche de ma mère, je dirigeai mes parents vers les fauteuils d’honneur du premier rang.
Mon père, oyant dans son dos les jacassements sourds de ses oies ménagères, tourna un visage de vieux renard vers le poulailler.
D’un regard glacé, il cloua le bec à nos oiseaux de paradis.
Retournant à mon poste, je dus accueillir ensuite le plus singulier des individus...
Très probablement une relation d’affaires de mon père, ce curieux personnage, venu séjourner quelques jours chez nous, était fort inquiétant.
C’était un nain, borgne de surcroît, au physique tant abîmé qu’on eût imaginé que Dieu, éprouvant le besoin impératif de se calmer, avait avalé un nouveau-né pour le mâchonner longuement entre ses dents jusqu’à ce que, enfin apaisé, il l’eût collé sous son trône divin.
Tors de la tête au pied, ce petit homme déjeté et contrefait, claudiquait avec l’oscillation d’un métronome.
Accoutré de riches vêtements à la taille d’un enfant, on aurait dit un automate de salon, un curieux jouet syncopé, inventé autant pour émerveiller que pour épouvanter.
Roturier, mais possédant toutes les dispositions requises pour se mêler à la bonne société...
En un mot...
Fortuné...
Il affichait l’air matois et placide de celui qui a beaucoup voyagé.
Le sieur Legrand, car tel était paradoxalement son nom, en réponse à mon observation un tantinet persistante, me gratifia d’un clin d’œil complice avant d’aller poliment saluer mes parents.
Je lui désignai son fauteuil devant lequel j’avais, par délicatesse, placé un petit tabouret.
De sa courte canne au pommeau orné d’un aigle déchirant de ses griffes un coq, l’homoncule écarta mon marchepied.
Préférant l’escalade, il sut, de ses petits bras vigoureux, se hisser d’un bond sur le coussin élevé.
Sept heures moins cinq...
Les battements de mon cœur s’accéléraient.
Ne cessant, toutes les dix secondes, de tourner le nez vers la pendule, je pestais contre les derniers invités qui attendaient la dernière minute pour faire leur entrée.
Afin de faire patienter ceux déjà présents, je servis, uniquement aux privilégiés, un verre de vin blanc bien frais afin qu’ils surmontent agréablement le temps d’attente et la lourdeur de cette chaude nuit d’été.
— Je lève mon verre à la santé des patrons des arts! trinqua inopinément le nain en se tournant vers mes parents.
— Des arts… tichauts! répondit amusé mon père en s’épongeant le front.
— Des arts… tifices! ajouta l’odieux lutin en s’esclaffant dans ma direction.
— Des arts… morts, insista méchamment mon père, déterminé à ne pas laisser le dernier jeu de mot à un étranger.
Sachant trop bien combien la joute pouvait s’éterniser, je glissai un programme sous les yeux des deux hommes.
— Le rideau va bientôt se lever mais, en attendant, permettez-moi de vous offrir un peu de lecture, les interrompis-je fermement.
Le nain, de sa petite main toute tortillée, pinça comiquement la feuille de papier.
— Au clair de la lune, lut le gnome d’une voix qui se voulait chantante. Vous êtes, cher jeune marquis, assurément disciple du romantisme allemand... Je n’aurais jamais imaginé que l’admirable Johann Wolfgang Von Goethe eût atteint les côtes de notre lointaine Bretagne.
— Je ne connais pas ce monsieur, répondis-je honnêtement.
— Est-ce possible? Alors, permettez-moi de vous recommander Les Souffrances du Jeune Werther qui raviront votre sensibilité. Je ne sais pas… mais… quelque chose… dans votre allure… me rappelle ce personnage.
— Cher monsieur Legrand, ce livre est interdit dans le royaume de France, intervint ma mère en bonne protectrice.
— Chère marquise, je n’évoquais rien d’autre que le bel habit bleu de votre fils, précisa le nain.
J’étais vêtu de rouge!
Le farfadet borgne était en plus daltonien!
Mais, ce qui m’étonna le plus de ce court échange fut d’apprendre que ma mère portait un intérêt quelconque à la littérature étrangère.
Piqué par l’interdit, je notai au fond de mon esprit de me renseigner au plus vite sur ce jeune Werther.
— Rassurez-vous, cher ami, intervint mon père. Mon fils n’aime que la farce et je crois que de sa lune, plutôt que d’en pleurer, nous allons bien rire.
Ponctuant ces mots annonciateurs, la pendule sonna, fort théâtralement, sept fois.
Tous trois me fixèrent semblables à des musaraignes sur l’étagère d’un taxidermiste.
Pour ma part, je ne voyais que les deux fauteuils encore vides.
Avaient-ils bien compris?
N’avais-je point suffisamment répété l’importance de l’événement?
Je pestais contre l’impudence de ces gens lorsqu’un petit rire distant me parvint.
Je me précipitai aussitôt vers l’entrée pour accueillir mes derniers invités.
De tous ceux réunis ce soir, ils étaient les plus importants, car leur bonne opinion de moi m’était essentielle.
Dans sa superbe robe du soir, Charlotte fut la première à paraître.
Elle était plus belle, plus enjouée et plus radieuse que jamais.
En réponse à mon accueil silencieux, ému et tourmenté, elle déposa un furtif baiser contre ma joue.
Puis, dans la nonchalance d’un physique admirable, elle traversa le salon dans un tourbillon de soieries pour prendre délicatement place à la droite de ma mère.
Dire que je partageais mon toit avec un ange!
Une lourde main sur mon épaule m’arracha à mes contemplations.
Albert, mon frère aîné, souriait de toutes ses dents tout en lissant les extrémités de ses moustaches en pointes.
Pour m’honorer, il avait enfilé sa grande tenue.
Je vous affirme, chers lecteurs, qu’il n’existe au monde d’uniforme militaire plus seyant que celui d’officier d’un régiment de hussards.
Membre des célébrissimes Hussards de Chamborant, mon frère arborait un dolman brun rehaussé d’une pelisse bordée de fourrure blanche.
La culotte bleue à la hongroise et les bottes de cuir noir aux sommets découpés en cœur lui couvraient les jambes.
La sabretache et le sabre courbe pendaient à sa gauche.
Il me salua et se découvrit comme à la parade.
Je lui pris des mains son shako orné d’un long plumet blanc que je déposai sur le guéridon servant de vestiaire.
— Je te souhaite de te casser non pas une mais les deux jambes, m’encouragea Albert en initié bienveillant.
Puis, s’avançant vers la scène, il salua magistralement la basse-cour des jeunes femmes de chambre qui gloussèrent derrière leurs mains aussi rouges que leurs teints.
Arrivé devant nos parents, il se courba comme il l’aurait fait en présence du roi et de la reine de France.
La découverte de l’affreux petit lutin ne l’ébranla qu’à peine.
Il salua le nain d’une inclinaison imperceptible de la tête et prit place, dans un soupir, à la gauche de mon père.
La salle était enfin comble et c’était à mon tour de faire mon entrée.
De mon éteignoir, je plongeai lentement le salon dans la pénombre.
Me plaçant devant mon public, j’eus ces quelques paroles de bienvenue.
— Chers parents, cher frère, chère Charlotte, cher visiteur, chers… euh… domestiques, j’ai le grand honneur de vous présenter ce soir, pour la première fois en Europe, la comédie en cinq actes dont je suis l’auteur et qui s’intitule Au Clair de la Lune.
Charlotte, généreuse amie, frappa sourdement dans ses petites mains gantées de blanc.
Réalisant vite que personne ne l’accompagnait, elle cessa aussitôt, laissant s’épanouir une délicieuse érubescence.
— Cette première représentation, poursuivis-je, je la dédie à mon frère Albert qui nous fait l’immense honneur d’une visite inattendue.
Le bel hussard, badin et un peu cabotin, se dressa d’un bond pour saluer derechef le parterre.
Les jeunes servantes furent, cette fois-ci, promptes à applaudir mais les cuisinières, de coups de cuillère en bois sur les sommets des crânes, surent tempérer ces sentiments publics.
Albert répondit néanmoins à cette démonstration admirative par de généreux baisers soufflés en leur direction, baisers qui les feraient se pâmer durant les mois à venir.
J’avais très peu fréquenté ce frère de dix ans mon aîné...
Pour tout vous dire, il m’était complètement étranger.
Malgré une séparation constante, je lui vouais néanmoins un culte passionné.
Il est vrai qu’il n’existe pas de sentiment plus fort que la fraternité, ce lien invisible et infrangible qui rattache à la vie et à la mort deux hommes de même sang.
Ce grand frère, si beau, si vaillant, si puissant, un sous-lieutenant de hussard, écuyer émérite, soldat panaché, ne pouvait qu’inspirer chez moi une vénération totale.
Quelle gloire que d’être soldat!
Quelle gloire!
— Merci, Florent, s’exclama Albert de sa puissante voix. Mais, sache que c’est toi qui m’honores en me dédiant le fruit de ton art.
Sans hésiter, il me serra contre lui à m’en étouffer puis, m’attrapant par les mains, il manqua de me les broyer.
Se tournant ensuite vers le premier rang, il ajouta:
— Merci à vous tous pour un accueil si chaleureux... Je ne possède point le lyrisme de Florent pour signifier ma gratitude, alors je vous dirai simplement... Merci... Et merci, plus particulièrement, à vous, mes parents, qui, durant mes longues absences de soldat, ne manquez jamais de me soutenir d’une authentique confiance.
La réaction de mon père au monologue d’un fils reconnaissant fut un surprenant pincement irrité des lèvres.
Je fus forcé d’imiter mon parent lorsque je vis le regard d’Albert reposer trop langoureusement sur Charlotte, pas assez dissimulée, à mon goût, derrière son éventail.
Une aiguille me transperça le cœur tandis qu’au fond des prunelles grises de mon amour s’allumait une minuscule flamme.
Encore timide, elle échauffait déjà le cœur de mon rival, mon propre frère.
Charlotte!
Charlotte!
Regarde-moi!
Regarde-moi!
Je suis devant toi!
Je suis tout aussi glorieux qu’Albert et je vais te le prouver.
Je vais te le prouver dès ce soir!
— Allons, dépêchez-vous les enfants, grogna mon père, sinon on ne va jamais en finir.
Comme il avait raison...
Chacun reprit sa place.
Tout était prêt pour le spectacle.
Solennellement, j’élevai bien haut ma canne pour frapper le sol de trois coups.
— Florent, tu vas abîmer le parquet! me remontra aussitôt ma mère, anticipant mon geste.
Acquiesçant, je frappai trois fois dans mes mains.
Je soufflai les dernières bougies.
La salle, hormis l’avant-scène de mon théâtre, fut plongée dans l’obscurité.
Je posai les doigts de la main droite sur le clavier du pianoforte.
Sol, sol, sol, la, si, la…
Rideau!
Comme vous le devinez certainement, je ne possédais pas de véritable théâtre et encore moins d’une troupe de comédiens pour interpréter mon chef-d’œuvre.
Je ne disposais, à cette époque, que d’un théâtre miniature, une représentation en taille réduite d’une salle renommée.
Le décor était dessiné sur du carton épais.
Les personnages, peints à la main sur une fine découpe en bois, étaient déplacés le long de la scène par des baguettes.
Le rideau n’était qu’un carré de velours enroulé sur une tige.
Mais l’ensemble, présentant une multitude de détails exquis, créait l’illusion d’un véritable spectacle.
Seul maître après Dieu, je portais, tour à tour, tous les chapeaux des métiers de la scène.
Je changeais les décors.
J’actionnais la machinerie.
J’interprétais les rôles.
Je jouais les intermèdes musicaux.
Vous imaginez combien la tâche était ardue, mais ce petit théâtre offrait la satisfaction, à son jeune directeur, de pouvoir maîtriser scrupuleusement chaque élément et de pouvoir se sentir personnellement responsable de la moindre imperfection.
Issu de la petite noblesse de Bretagne, terre aride et pauvre, véritable désert culturel, je n’avais, du grand théâtre parisien, pu que rêver.
Pourtant, dans notre salon, usant de ces figurines commandées par ma dextérité, j’avais déjà recréé, pour mon public restreint, tout le théâtre de Molière, de Racine et de Corneille.
Je connaissais, pour les avoir appris par cœur, tous les grands rôles tragiques et comiques du répertoire français.
Cet art illustre trônait au centre de mon existence et, pris d’une véritable passion, je ne désirais rien d’autre au monde que de pouvoir, un jour, devant une assemblée illustre, monter sur une véritable scène.
Ce soir-là, ce 9 juillet 1786, ce n’était point une représentation comme les autres.
Au Clair de la Lune n’appartenait pas à mon registre coutumier.
Après maints essais avortés, c’était la première pièce dont j’étais l’auteur, dont j’avais imaginé les situations et dont j’avais composé les vers. À présent, vous comprenez mieux qu’en préambule pourquoi l’événement était si important...
Mais voici que je me heurte à un obstacle dans la rédaction de mes mémoires.
Comment vous décrire ma pièce sans trahir le serment inviolable que je me suis fait?
Disons, pour ne pas trop en parler, que mon ouvrage était, comme l’avait si bien deviné mon père, une farce.
La trame de l’histoire avait jailli de mes pensées un soir de l’hiver précédent.
Charlotte et moi étions dans le grand salon.
Tandis que je griffonnais du papier à la recherche d’idées, la ravissante demoiselle que vous connaissez, orpheline, pupille de mon père depuis sa naissance, travaillait son pianoforte.
Alors qu’à son ordinaire, elle répétait un répertoire des plus classiques, Charlotte se mit, sans raison, à jouer un petit air populaire, une contredanse familière, fréquemment sifflotée par les domestiques de notre château.
Que n’avait-elle fait!
Sans crier gare, au son de cette mélodie vulgaire, ma mère se rua dans notre salon pareille à une furie.
Elle réprimanda aussitôt Charlotte, lui interdisant, sous peine d’une correction cinglante, de rejouer cette antienne révoltante.
La jeune demoiselle, douce et obéissante comme nulle autre, confondue par l’emportement de sa bienfaitrice, essuya ses larmes et promit de ne plus jamais recommencer.
Témoin silencieux de la scène, j’avais été choqué par l’échange.
Pourquoi tant de sang à la tête pour quelques notes de musique?
Puis, sans prévenir, une idée avait jailli dans mon esprit.
Et si ma pièce de théâtre s’organisait autour du mystère de cette petite mélodie…
Au clair de la lune, mon ami Pierrot.
Prête-moi ta plume pour écrire un mot.
Je n’ai touché qu’à la genèse.
Comment vous raconter l’histoire d’Au Clair de la Lune sans rien vous en dire?
Morbleu, je ne le puis point.
Sachez néanmoins, que cette première œuvre avait pour vocation de provoquer un public trop habitué à la monotonie théâtrale.
Oui, je voulais choquer!
Froisser!
Outrer!
Scandaliser!
À l’instar de mon maître de toujours, Jean-Baptiste Poquelin, l’illustre Molière, bouillait au fond de mon cœur une marmite sulfureuse et acide qui ne cessait de déborder.
Sous l’enveloppe placide d’un jeune homme bien né, couvait un esprit rebelle en constante effervescence contre la petitesse des hommes et la rigidité de la société de son époque.
Point sot, je n’allais pas me mettre à hurler ma colère en enragé.
Ces révoltes d’illettrés étaient bien vite calmées et, au gibet ou au fin fond d’une geôle, le révolté ne risquait pas d’être entendu.
Afin qu’un message véritablement révolutionnaire traverse les murs des palais des seigneurs de ce monde, il devait se revêtir de culture et d’esprit.
Les opinions ne changeraient point à la lecture de pamphlets trop hâtivement écrits et trop grossiers.
Les points de vue évolueraient lentement, insidieusement, en allant au spectacle pour s’y amuser.
Seuls la satire, la farce et la comédie pouvaient masquer, sans faire condamner leurs auteurs, le vitriol de propos novateurs.
Ma chandelle est morte. Je n’ai plus de feu.
Ouvre-moi ta porte pour l’amour de Dieu.
Évidemment, le spectateur de mon théâtre de poche devait user d’une grande imagination.
La scène était fort étroite et les comédiens pas plus hauts que des salières.
Manipulant avec concentration mes baguettes tout en récitant, en variant les intonations des voix, les répliques de mes personnages, je n’avais que peu le loisir de surveiller mon public.
Les rangs du fond semblaient pourtant mieux s’amuser.
Ces premiers rires me donnèrent des ailes.
Comme j’avais eu raison de me battre afin que des domestiques soient présents.
Oui, ces esprits simples représentaient mon véritable public.
Après tout, n’avais-je point trouvé mon bonheur dans une mélodie du peuple?
Bien entendu, on rêve de gloire, on pense au roi et à la cour...
Mais, honnêtement, la concrétisation d’un succès émanait de l’opinion des petites gens.
L’élite de notre nation était bien trop changeante.
À Versailles, les courtisans ne fondaient leur avis que sur les réactions de notre souverain.
Pensez donc, le bâillement d’un roi, épuisé par son gouvernement, signifiait inévitablement l’échec le plus cuisant.
Éloigné de ces courtisaneries, le peuple ne se trompait point.
Il venait au spectacle non pas pour se montrer mais bien pour assister à un défoulement, pour se laisser transporter et surtout pour rire, car le rire était bien la seule félicité de l’homme.
À l’opposé, régissait la chrétienté qui condamnait la comédie en l’assimilant à un péché.
Jusqu’à présent, je n’avais point perçu le moindre souffle de ma mère.
Je l’avais sentie, dès le lever du rideau, fortement offensée mais je la savais également prisonnière de notre assemblée.
Microcosme de notre nation, notre salon représentait, à l’échelle de mon théâtre, la société de 1786.
La morale dévote, intransigeante et inquisitrice, naturellement en minorité, rongeait son frein par manque de soutien général.
Et puis, c’était à mon père, la noblesse d’épée, de décider d’arrêter ou non le spectacle.
Mais, de ce côté-là, j’étais tranquille.
Esprit pratique, il n’entendait rien de mes vers et, durant ses délassements, comptait encore les rendements de ses fermages.
J’entamai à présent le second acte qui était, encore plus que le premier, fort divertissant.
La grivoiserie montrait un peu plus le vilain bout de son nez.
Je sentis au premier rang de faibles agitations.
On se tortillait d’inconfort.
On s’éventait furieusement.
Étais-je déjà allé trop loin?
Albert s’éveilla subitement.
Durant le premier acte, il n’avait que fort peu réagi.
Probablement décontenancé par l’audace de son frère, il s’était lentement dégelé.
Et, dès le début du second acte, il fut de la partie.
Remisant toute retenue, il se mit à rire de plus en plus fort.
Et quel rire!
Semblable au clairon d’une charge de cavalerie, il en ébranlait jusqu’aux lustres.
Curieusement, c’est ce rire qui me rendit le plus nerveux car je perçus que ces éclats, tels ceux émis par un mauvais comédien, étaient trop forcés, trop appuyés.
Ce rire tonitruant, qui encourageait les autres du fond à rire de plus belle, me bouleversa.
Et Charlotte?
Je ne l’entendais point.
Que pensait-elle, donc?
Serait-elle outrée par le troisième acte où la farce culminait?
Je n’atteignis point ce grand moment.
La communion de tant d’efforts à manier mon théâtre et de tant d’interrogations quant aux réactions de mon auditoire, provoqua en moi une fébrilité qui se manifesta par le jaillissement subit d’une fontaine au sommet de ma tête.
Ce ruisseau d’eau qui poursuivait son cours jusque dans le bas de mes reins, grossissait et grossissait.
Débordant de son lit, il submergea le barrage de mes sourcils pour venir s’écouler dans mes yeux.
Désireux de m’éponger le front, je n’avais point à portée de main de linge salvateur.
Devant le danger d’être subitement aveuglé, j’usai trop hâtivement de la manche de mon bel habit rouge.
Par mégarde, je heurtai du coude un chandelier par trop rapproché et qui servait également à illuminer la scène.
Malheur!
Il bascula, heurtant le parquet si brutalement qu’il m’obligea à m’interrompre au beau milieu d’une réplique.
Confus, je me penchai aussitôt pour ramasser les chandelles tombées à terre.
En me redressant, je découvris que j’avais déplacé le bougeoir qui illuminait par transparence l’arrière du décor.
Horreur!
Mon théâtre était en feu!
Ne sachant que faire pour l’éteindre, je fis l’erreur de vouloir souffler dessus mais l’apport de vent ne fit que nourrir la fournaise.
Mes rideaux brûlaient.
Une énorme flamme jaillit de la scène, embrasant du même coup mes deux personnages principaux.
Conscient du danger, mon public affolé se dressa d’un bond.
Du fond de la salle s’échappaient des petits cris féminins.
Tétanisé par le drame, je ne sus rien faire d’autre que de laisser le feu tout dévorer.
Fort heureusement, vaillant comme jamais, mon frère vint à mon secours.
D’un geste calme, il s’empara de la bouteille de vin à demi bue et en déversa le contenu sur ma scène.
Cela suffit pour éteindre le bûcher.
De mon théâtre il ne resta plus alors qu’une petite fumée âcre.
Un drame immense venait d’être évité...
Que se passa-t-il ensuite?
Tandis que j’étais tout pantelant devant ma scène ravagée, chacun se précipita, non point pour me choyer, mais pour acclamer Albert.
La gloire d’un soir inoubliable, mon frère me la dérobait.
Je pus même lire sur les visages, surtout celui de ma mère, la joie d’être dispensé d’assister à la suite de ma performance.
Frappant dans ses mains, elle ordonna prestement de rallumer les chandeliers, contente d’avoir sous le coude tout le personnel nécessaire au déblayage de mon saccage.
Une minute plus tard, dans le petit salon mitoyen, mes invités se remettaient de leurs émotions en avalant des petits feuilletés et en buvant du champagne.
Démoralisé, je refusai le moindre remontant.
J’eus bien l’envie de leur demander ce qu’ils pensaient du début mais je n’en eus pas la force.
Albert ne cessait d’amasser les louanges.
Il racontait à présent le siège et l’incendie d’une cité.
Il mettait tant d’ardeur à décrire les horreurs de la guerre que tous en étaient fascinés.
Penaud, je m’éclipsai pour aller me coucher.
Je ne pus dormir cette nuit-là.
Je ne pouvais oublier les circonstances de la perte tragique de mon théâtre.
Non, ce n’était pas qu’un peu de bois, de carton et de colle.
Dans la fournaise, ma foi avait roussi.
J’avais tant imaginé l’admiration intense que cette soirée déclencherait chez les miens.
C’est que, voyez-vous, j’avais toujours été un enfant difficile.
Malingre, maladif, j’avais, dès le jour de ma naissance, causé les plus grands tracas à mon entourage.
Il ne se passait pas de saison sans que je sois frappé d’un mal quelconque, obligé de demeurer couché des jours entiers à couver la maladie.
Ayant craint tant de fois le pire, ils finirent par ne plus rien attendre de moi, hormis que je survive.
Mon existence ne serait qu’une longue convalescence durant laquelle on exaucerait volontiers mes petits caprices de théâtre, de lecture et d’oisiveté.
Devenu un jeune homme, je refusais d’accepter un destin comparable.
Mes parents, indifférents à mes soupirs pour Charlotte, étaient occupés à me chercher une épouse solide et attentionnée, capable d’assurer des soins nombreux et répétitifs.
Je ne serais jamais un Albert, solide et fort.
Incapable de servir notre grande armée, je n’avais pas le droit à la gloire.
J’étais condamné à la médiocrité.
C’était bien cela que je refusais!
Je refusais de croire que j’étais semblable aux autres.
Je refusais de m’imaginer prisonnier d’une existence ordinaire.
Après tout, la gloire n’était pas seulement militaire.
Elle pouvait s’exprimer autrement.
Le peuple pouvait apprécier le héros d’une bataille autant qu’un maître de la culture et des arts.
Oui, le théâtre pouvait porter à la gloire.
Molière, j’en étais convaincu, ne serait plus jamais oublié.
Ce qui n’était pas nécessairement le cas des généraux de l’époque, qu’on encensait pourtant à longueur de journée.
Si je ne pouvais point gagner l’admiration par le sabre, je la gagnerais par la plume.
Puis, assis dans le noir, je ressassai ces ambitions.
Le feu dans mon théâtre n’était point un néfaste présage mais bien un signe des cieux...
Il fallait grandir.
Ma gloire ne résidait point chez moi mais loin de chez moi.
Fini le théâtre de papier!
Je devais monter sur une véritable scène, à Paris, pour devenir le plus grand comédien que la France eût jamais connu.
Et enfin, lorsque je serais, à mon tour, propriétaire de mon Illustre-théâtre, adulé et riche...
Charlotte ne porterait son attention sur aucun autre...
Charlotte ne bâillerait plus à m’écouter...
Charlotte n’aurait d’autre choix que celui de se pâmer devant ma célébrité.