Le lendemain matin, je me réveillai animé d’une lucidité inégalée.
Malgré une nuit agitée où mes songes avaient oscillé entre espoir et désespoir, je n’éprouvais aucun sentiment d’épuisement.
Bien au contraire, j’étais habité d’un élan inopiné.
À l’instar de la princesse Sophie que j’imaginais dans son petit berceau, je m’éveillai langé dans la candeur d’un destin encore vierge.
Une naissance!
La venue au monde d’un être tout neuf, armé d’un dessein essentiel, qui oblitérerait les afflictions de toutes les années passées.
M’habillant à la hâte, je dégringolai les escaliers pour faire part à tous de cette impérieuse nouvelle.
Poussant la porte de la salle à manger, je retrouvai mes proches attablés devant un copieux déjeuner.
D’une humeur exceptionnelle, j’eus même la sagacité de siffloter sourdement l’air d’Au Clair de la Lune.
Me servant un énorme bol de chocolat chaud, j’ignorai les regards inquisiteurs posés sur mon renouveau.
Alors qu’ils s’attendaient à me voir d’humeur maussade, ils furent fort étonnés de me trouver si guilleret.
Sachant combien le silence général réclamait d’être brisé, je fus le premier à tirer...
— J’ai décidé de m’installer à Paris, annonçai-je d’une voix forte, ferme et déterminée.
— Pardon? interrogea mon père.
— Je monte à Paris! répétai-je, en m’emparant d’un petit pain brioché.
— À Paris? s’inquiéta mon père désarçonné. Que veux-tu faire à Paris?
C’est alors que j’assénai le coup mortel...
— Carrière! affirmai-je, en prenant soin de relever vaillamment la tête pour scruter chacun des visages troublés.
Tiens donc, le nain était présent.
Je ne l’avais point encore remarqué.
Terminant mon tour de table sur le visage de mon père qui trônait à l’autre extrémité, je l’observai avec détermination tandis qu’il manquait de s’étouffer avec son pain beurré.
— Quelle carrière? marmonna-t-il entre deux bouchées.
— Celle pour laquelle je suis prédestiné.
L’atmosphère se glaça.
Les expressions scandalisées étaient figées sur les visages, dans un fin marbre de Carrare, à l’exception de celui du lutin, encore remuant, qui arborait un sourire béat.
— Écoute-moi bien, mon garçon, commanda mon père en s’essuyant la bouche. Jamais, tu m’entends… Jamais de ma vie, je n’aurais de fils… co… co… comédien. Je tolère volontiers que l’on se divertisse, entre nous, de pitreries et de farces mais je ne puis concevoir que l’un des miens, un être cher, et qui porte mon nom de surcroît, se travestisse sur une scène publique dans le plus grossier des étalages. Jamais! Jamais, tu m’entends!
Jouant le désappointement, je baissai le front.
Après avoir brisé en deux mon petit pain, j’en trempai le plus gros morceau dans mon bol.
— Je ne pensais pas au théâtre, répondis-je la bouche pleine.
— Florent! s’offensa ma mère à la vue de mes manières.
— Et à quoi pensais-tu? demanda mon père, au nom de tous les curieux.
Je laissai flotter la question épineuse...
Je m’essuyai la bouche, abandonnant au fond du bol le pain trop gorgé puis, cherchant du regard un objet qui puisse m’aider à illustrer ma réponse, je m’emparai d’un petit chou à la crème de la veille.
Le tenant au creux de la main, je répondis:
— La médecine.
— La médecine?!
— Et la chirurgie, en particulier, précisai-je en décalottant le chou tout en pressant le contenu qui s’épancha, semblable à une plaie purulente.
— La chirurgie? Pourquoi la chirurgie? s’étonna mon père tout décontenancé.
M’essuyant les mains, je me redressai en bombant le torse.
Une fois debout, dominant toutes les têtes ébahies, je cherchai à paraître le plus sage possible.
— Le réalisme! déclamai-je avec sérénité. Le réalisme me pousse à accepter ma triste situation. Dieu m’ayant fabriqué tel que je suis, je dois à présent cesser d’aspirer à une carrière militaire. Mon très cher frère, en ce domaine, me bat à plates coutures. Entrer dans les ordres? Cela vous aurait plu, ma mère, mais, là encore, je ne crois pas posséder la santé requise. Voilà qui m’est apparu comme une évidence. Puisque je possède déjà une bonne expérience de la maladie et que j’ai côtoyé, plus de médecins qu’aucun autre ici, je suis logiquement voué à cette profession. Après tout, qui, plus ardemment que lui, possède le désir d’annihiler les maux de nos contemporains?
— Et pourquoi la chirurgie? s’enquit mon père.
— La chirurgie m’intéresse pour le doigté qu’elle requiert. Je dispose, par la grâce du Seigneur, d’une grande dextérité que j’estime fort apte aux travaux minutieux. Finalement, une fois que je serai diplômé d’une grande faculté parisienne, je serai capable de rejoindre mon véritable rang.
— Ton rang? s’amusa mon frère Albert.
— En achetant une charge de médecin chirurgien militaire! Ce serait la meilleure façon de combler toutes mes ambitions. Notre grande armée ne requiert-elle pas des gens qualifiés pour réparer les multiples plaies de ses soldats?
Ayant terminé mon discours, je me rassis en attendant les réactions.
Je devinai, au travers des rictus faciaux de mon père, les nombreux calculs qui agitaient son cerveau.
À défaut de peser le pour et le contre, il comptait et recomptait les frais de scolarité, le coût d’une charge et les retours potentiels.
De son côté, ma mère effectuait d’autres évaluations.
Un médecin, au contact des tourments des hommes, se rapprochait de l’ecclésiastique.
Mais un médecin militaire?
L’idée d’avoir ses deux fils le même jour sur le même champ de bataille ne pouvait que la bouleverser.
Pourtant l’idée que l’un pût sauver l’autre avait de quoi la rassurer...
Il était plus difficile de lire dans les pensées de Charlotte, avec ses grands yeux brillants.
Après toutes ces années passées à ses côtés, j’ignorais encore tout de ses sentiments.
Albert, en fin stratège, attendait la suite.
Quant au gnome, avec ses yeux pétillants de malice et son faciès de bienheureux, il semblait avant tout se divertir de mon théâtre matinal.
— Cher Florent, reprit mon père, tu me surprends et je ne sais trop quoi penser. D’un côté, je suis enchanté que tu nous fasses part de tes nouvelles ambitions mais, de l’autre, tu me vois pris au dépourvu. Où aller? À qui demander conseil? Je ne connais que peu de gens dans ce milieu. De plus, ils ne sont pas à Paris. Je pourrais…
— Si je puis me permettre…, intervint le nain sans qu’on lui ait rien demandé.
Choqués qu’il eût osé ouvrir la bouche, nous dévisageâmes en chœur l’impoli lutin.
— Si je puis me permettre…, répéta-t-il, têtu.
— Je vous en prie, monsieur Legrand, s’inclina poliment mon père.
— Si je puis me permettre, je crois que je pourrais vous être utile... Je suis en relation personnelle avec quelques-uns des plus grands médecins de Paris, des gentilshommes qui œuvrent tant en ville que dans l’établissement de Bicêtre.
— N’est-ce point l’une de ces affreuses maisons pour les pauvres? s’inquiéta subitement ma mère.
— Vous avez raison, chère marquise, c’est un hospice, mais c’est également un lieu adapté à l’apprentissage et à l’expérimentation des techniques les plus avancées de la chirurgie. De jeunes médecins, issus des meilleures familles, y suivent les cours d’illustres maîtres. Ce serait avec le plus grand plaisir que j’écrirais quelques lettres d’introduction pour votre fils. Mieux encore, s’il est décidé à débuter sa carrière au plus vite, pourquoi ne m’accompagnerait-il pas à Paris puisque j’y retourne sous peu? Je le présenterais personnellement... Après un si chaleureux accueil de votre part, je me sens votre obligé. Ce serait un honneur pour moi que de vous aider.
— C’est que tout ceci me semble affreusement précipité, déclara mon père. Je m’étais tout juste habitué à l’idée que mon cadet ferait carrière.
— Pourquoi attendre? dis-je en bondissant de ma chaise, enchanté par cette proposition inespérée. J’ai cru comprendre que pareilles études étaient affreusement longues du fait de la complexité du savoir à amasser. Plus tôt j’entamerai mes études, plus tôt je serai diplômé. Ah, je vous remercie de tout cœur, cher Monsieur Legrand, de m’offrir un soutien si spontané et si généreux.
— C’est dans la nature de ce monsieur, railla Albert sans que je comprenne sa pique.
— Évidemment, c’est à vos très chers parents d’en décider, conclut le nain bienfaiteur en avalant la dernière gorgée de sa tasse de thé.
Mon père restait muet, mais on entendait presque les calculs qui tourbillonnaient dans sa tête.
— Mais Charles, voyons, dites quelque chose! s’inquiéta ma mère.
Elle désirait par-dessus tout que mon père ralentisse cette folle accélération.
Plus qu’une autre, ma mère vivait à la vitesse de la campagne bretonne où les décisions importantes se prenaient une année à l’avance, et encore, chez les plus exaltés.
Puis, ce fut le coup de théâtre...
Personnellement, je n’avais point imaginé pareille résolution.
Je m’étais préparé à des mois et à des mois d’efforts pour enfoncer cette simple idée dans leurs têtes d’ânes butés.
— Eh bien, je suis tout à fait d’accord, déclara mon père, rayonnant. Florent pourrait fort bien vous accompagner à Paris. Voyez en cela, cher Legrand, le signe de la confiance que je place en vous.
Le nain opina.
Mon père lui sourit.
J’étais sous le choc.
Qu’est-ce qui avait bien pu motiver pareille décision?
Avait-il repensé au théâtre de la veille?
Avait-il anticipé mon départ prochain?
Ne sachant que faire, j’eus l’envie impérieuse d’embrasser cet homme si cher.
— Merci, papa! Merci! Merci! ne cessai-je de répéter, témoignant une familiarité des plus sincères.
Peu enclin aux démonstrations d’affection, mon père se laissa tout de même étreindre.
Être médecin, pour le fils cadet d’un petit noble de Bretagne, représentait une charge extrêmement digne.
Et, si le fils était doué, il pourrait, par la suite, acheter une charge plus importante.
Et pourquoi pas celle de médecin à la cour?
Mieux encore, de médecin personnel du roi de France?
Embrassant à présent ma mère, je la sentis conquise.
Sans parler véritablement de joie, une satisfaction nouvelle la pénétrait, qui chassait les nuages noirs du théâtre, si périlleux pour sa morale.
Dans la foulée, j’eus bien le désir d’embrasser Charlotte mais, de toutes les personnes présentes, elle était la plus indifférente à mon sort.
Mon départ ne semblait en rien l’affecter.
Les yeux fixés sur la fenêtre, elle picorait quelques miettes.
À quoi rêvait-elle?
Quel événement parviendrait à la réveiller?
Que devais-je entreprendre pour qu’elle s’intéressât enfin à moi?
Rien en ce monde ne semblait l’émouvoir...
Radieux, je retournai me servir un second bol de chocolat chaud.
Tout me souriait, désormais.
D’un incroyable tour de passe-passe, j’avais, en quelques phrases, réussi l’impossible.
Je vivrais à Paris.
Tout le bonheur du monde tenait dans cette simple phrase.
Dès que, petit enfant, on m’eût conté les pouvoirs secrets de la cité, je n’avais cessé de rêver à notre capitale, ce joyau éblouissant qui attirait les meilleurs hommes de l’univers.
Paris était le passage obligatoire pour tous les accomplissements, pour toutes les réussites.
Mais, plus que tout, Paris était synonyme de liberté.
Les journées qui suivirent se déroulèrent dans l’agitation la plus accaparante.
Mon départ occupait toute notre maisonnée.
Ma mère surveillait la préparation de mes grandes malles.
Mon père s’affairait à rédiger une correspondance impressionnante avec tous les parisiens que, de près ou de loin, il connaissait.
Il fallait trouver à me loger.
Un compte devait être ouvert chez un banquier.
C’est qu’on ne partait pas à Paris au hasard.
Plus la date de mon départ approchait, plus mon cœur et mon ventre s’entortillaient de nœuds gordiens.
Ma vie d’adulte allait enfin débuter.
Heureusement, mes frayeurs étaient tempérées par la perspective d’un grand destin.
Comme vous l’avez bien certainement supputé, cette carrière de médecin n’était qu’une habile ruse destinée à me mener à mon but.
Le mot de comédien, comparable à celui de brigand ou de malfaiteur, était imprononçable chez moi.
Et pourtant, ce mot représentait bien la clef de mon paradis.
J’allais à Paris pour présenter ma pièce de théâtre aux seigneurs des arts de la capitale et c’est bien Au Clair de la Lune qui m’assurerait la plus fulgurante des réussites.
La veille de mon départ, Albert annonça au souper que lui aussi partait.
Plus tard, nous entendîmes les voix sourdes d’une longue et fougueuse discussion dans le bureau de mon père.
— Pourquoi ne voyages-tu pas avec nous? lui demandai-je tandis qu’il préparait ses effets.
— Je suis pressé.
— Pourquoi?
— J’ai des destins à sauver.
— Serions-nous bientôt en guerre?
— Elle vient d’être déclarée!
J’étais suffisamment informé de notre politique étrangère pour savoir qu’il se moquait de moi.
En réalité, Albert ne désirait pas se confier.
Je ne comprenais rien à sa vie et c’était peut-être mieux ainsi.
De ma fenêtre, je le vis partir à l’aube.
Enroulé dans sa longue cape, il s’enfonça, tel un fantôme, à travers la brume matinale.
Après d’innombrables embrassades, poignées de main et tapes dans le dos, je me retrouvai — enfin! — à bord du carrosse du nain.
Agitant frénétiquement la main en direction de l’essaim qui gesticulait sur le perron de notre maison, je me délectais de la joie d’un grand départ pour un long voyage.
Et quel voyage!
Du fin fond de la Bretagne, Paris représentait l’autre bout du monde.
Ou, plus précisément, nous habitions au bout du monde et je me dirigeais vers le centre de l’univers.
À la vitesse d’un carrosse privé, il nous faudrait des semaines de route pour atteindre notre but.
Le plus ennuyeux était que je devais partager mon temps et l’étroitesse du véhicule avec le désagréable nain.
Heureusement, après quelques premiers bavardages anodins, le gnome finit par s’assoupir.
Derrière les fenêtres, le paysage défilait trop lentement.
Ne pouvait-on pas inventer de moyens de locomotion plus véloces?
La première journée s’écoula dans la monotonie.
Pour passer le temps, je rejouai dans mon esprit Au Clair de la Lune et retravaillai ma mise en scène.
Ce n’est qu’après deux jours de route qu’une première péripétie bouleversa notre ennui.
Fourbus et transis, nous fîmes halte pour la nuit.
La route avait été fort désagréable.
Les intempéries n’avaient cessé de nous ralentir et nous nous enfoncions jusqu’aux essieux dans les ornières de ces routes bourbeuses. L’inconfort humide du carrosse était accentué par les fuites dans le toit.
Grâce à sa petite taille, le sieur Legrand avait la satisfaction de pouvoir s’allonger en travers de sa banquette ce qui lui permettait de recréer le confort d’une véritable couche.
Lorsqu’il ne lisait pas, il ronflait odieusement.
Trop grand pour l’imiter, je demeurais plié, subissant dans mon dos des cahots et des soubresauts constants.
Pire encore, le carrosse du nain empestait d’une odeur fétide et persistante.
Ce n’est qu’à la fin de cette deuxième journée que j’eus enfin le courage effronté de demander à mon hôte de m’expliquer l’origine de cette pestilence.
— Ah, oui, l’odeur… Ne vous tracassez pas, cher marquis, vous vous y accoutumerez... Je tiens ce carrosse d’un noble assez excentrique. Il circulait accompagné d’un couple de chimpanzés, une paire de primates ramenés d’Afrique à grands frais. Ces bêtes, d’un caractère fort agité, ont empesté le carrosse du vieux noble de leurs déjections particulièrement fétides. Malgré un récurage intense de l’habitacle, l’âcreté des excrétions en a imprégné le bois. Mais, comme je vous le disais, on s’y fait...
Que nenni!
Rien n’y faisait.
À chaque fois que je respirais, la puanteur ammoniaquée et fécale me vrillait les narines.
Par malchance, les fenêtres étaient coincées et il n’y avait pas moyen d’aérer notre espace.
Fort heureusement, nous effectuions des haltes régulières que j’appréciais suprêmement.
C’était également l’occasion de découvrir une France rurale que je ne connaissais pas assez.
Homme d’esprit et de lettres, j’avais passé trop de temps derrière les murs de notre propriété et si, lors d’une promenade contemplative, il m’arrivait de croiser un inférieur, je serrais des mâchoires tant on m’avait interdit de parler à des étrangers.
Transformé en aventurier, libéré de l’étiquette de ma condition, je devins plus loquace, allant jusqu’à saluer le petit peuple rencontré.
Ce pays de Bretagne était aussi le mien, même si je ne pouvais m’associer à la rudesse, à la laideur et à la crasse qui semblaient le définir.
Fort heureusement, la société séparait le noble du gueux en plaçant, entre nos deux extrêmes, des roturiers accoutumés à chacun de ces mondes.
J’eusse préféré un intermédiaire moins pittoresque que le sieur Legrand mais, une fois la curiosité qu’il suscitait passée, la plèbe me rendait une préséance légitime.
J’étais le plus grand par la taille donc je recevais tous les égards.
Par exemple, à l’auberge, j’étais le mieux logé.
D’une volaille, on me réservait les morceaux de choix.
Du gâteau, je recevais toujours la plus grosse part.
Comme je vous l’annonçais, ce fut donc à la fin de notre seconde journée, qu’un événement capital bouleversa le cours de notre aventure.
Passant la porte de l’auberge, j’anticipais un plantureux souper et un bon lit.
Comme à l’accoutumée, l’entrée du nain provoqua les rires tandis que la mienne ramenait la déférence.
Une étrange femme à barbe nous désigna notre table, se dépêchant de repousser à terre, d’un torchon infect, les déchets gras des clients précédents.
Nous soupâmes copieusement.
Curieusement, ce soir-là, mon compagnon n’ouvrit la bouche que pour manger.
Il ne cessait d’observer la table voisine où trois hommes jouaient aux cartes.
Son plat terminé, s’étant rincé la gorge d’une gorgée de vin, le sieur Legrand se pencha vers moi pour, à demi-mot, m’éclairer...
— L’hombre! murmura-t-il.
— Quelle ombre? fis-je, étonné.
— Connaissez-vous ce jeu?
— Pas du tout.
— C’est un jeu de cartes fort divertissant.
— Certainement.
Sans prévenir, le nain bondit de sa chaise.
Il s’approcha de la table des joueurs.
Bien que assis, les individus baissèrent leurs regards sur lui.
— Bonsoir, messieurs, les salua-t-il.
Les trois hommes, aux allures de voyageurs, grognèrent un salut approximatif.
— Si une place se libère, enchaîna mon compagnon, je ferais volontiers une partie. J’ai de l’or en poche!
Sans qu’un mot eût été prononcé, l’un des trois acolytes se leva.
Sans saluer ses comparses, il disparut dans la nuit.
Le lutin en profita pour occuper le tabouret encore chaud.
Se frottant les mains, il déclara bien haut:
— Je me nomme Croquignol... À qui ai-je l’honneur?
— Jean, répondit le premier joueur.
— Philémon, répondit son comparse.
— Eh bien, Messieurs, puisque je suis nouveau à votre table, je prends la première donne, si cela vous convient.
Les joueurs acquiescèrent et tous trois s’adonnèrent au rituel d’une partie de cartes.
Buvant mon vin, je les observais sans rien comprendre à leurs échanges.
Un peu froissé d’avoir été si facilement abandonné, je pris rapidement la direction de ma chambre sans même saluer ces messieurs bien trop occupés.
Allongé sur mon lit, épuisé par la route, je n’avais en tête que la présentation faite par le farfadet.
Qui diable était Croquignol?
De bon matin, nous remontâmes dans notre carrosse.
Grimpant sur le marchepied, je fus tout étonné de découvrir un des joueurs de la veille assis à ma place.
Le sieur Legrand ne semblait nullement troublé.
Comme d’habitude, il s’installa en travers de sa banquette préférée.
Obligé de me serrer pour faire de la place au rustre, j’en fus parfaitement outré.
— Que je vous présente, prononça le nain tandis que notre attelage s’ébranlait. Cher marquis de K., voici Philémon Champard.
— Je suis enchanté, Messire, de faire votre connaissance et de l’honneur que vous me faites, me salua poliment l’inconnu.
Je n’eus pas un mot de bonjour tant j’étais encore choqué par cette arrivée intempestive.
Le gardant dans le coin de mon œil, je feignis une indifférence aristocratique.
Philémon Champard, d’un gabarit comparable au mien, était environ de l’âge de mon frère.
Il présentait des traits doux et aimables.
Son regard était d’un vert pétillant.
Propre, humble et poli, il me fit une excellente première impression.
— Philémon cherchait un moyen de locomotion qui le ramènerait à Paris, m’informa mon hôte. Comme ces voyages en province sont affreusement longs, je pensais que nous pourrions, à trois, mieux nous distraire.
Joignant le geste à la parole, le nain tira aussitôt de sa poche un jeu de cartes.
— Que diriez-vous, cher marquis, d’une première partie d’hombre?
— Je ne connais pas ce jeu, répondis-je. Je ne suis pas du tout joueur.
Ma mère avait interdit ces formes de récréation.
Notre Seigneur n’approuvait pas les loisirs.
— Alors, cher marquis, nous allons vous apprendre. C’est un jeu très facile... J’ajoute que, pour un futur étudiant en médecine, c’est une première connaissance indispensable. L’hombre est un outil social qui vous permettra, fort aisément, de fraterniser avec vos camarades. Ce jeu fait partie intégrante de la vie parisienne. N’est-ce pas, Philémon?
— Oui, messire... C’est qu’il faut bien occuper ses soirées. Tout le monde n’est pas assez fortuné pour aller au théâtre.
— Assurément, ponctua le nain. Écoutez bien, monsieur le marquis, je vais vous expliquer les règles. Il vous faut d’abord apprendre à identifier trois cartes importantes. L’as de pique s’appelle spadille... Quelque soit l’atout, il est toujours le plus fort. L’as de trèfle s’appelle basta... Immuable comme l’as de pique, il n’est que le troisième en terme de force mais il ne faut pas l’oublier car c’est souvent lui qui sauve la mise. Entre ces deux puissants, loge une carte changeante qui s’appelle manille... Selon la couleur de l’atout, le plus petit de tous, sournois et changeant, devient fort influent. Il s’agit du deux si l’on joue en rouge et du sept si l’on joue en noir. Manille, spadille et basta représentent les trois matadors. Vous avez bien compris?
— Euh… Je le crois.
Et c’est ainsi que, bravant un nouvel interdit, j’appris à jouer au jeu de l’hombre en compagnie de ces deux étrangers.
Le sieur Legrand qui, depuis la veille, préférait se faire appeler Croquignol, avait été jusque là un voyageur plutôt morne.
Le jeu le métamorphosa, révélant un personnage amusant et spirituel mais surtout un joueur inlassable.
Après quelques parties, je trouvai l’hombre simple dans ses règles mais fort difficile à maîtriser.
Toute sa subtilité provenait des enchères et de l’assurance qu’on possédait à battre les deux adversaires momentanément ligués contre soi.
Spadille, si redoutable, était bien la carte maîtresse.
Philémon était un joueur silencieux mais réfléchi.
Il perdait souvent car il avait une fâcheuse tendance à se sous-estimer.
Prenant rarement la main, il contrait trop vite en usant d’atouts nécessaires par la suite.
Croquignol était un très bon joueur mais surtout un excellent professeur.
Après chaque partie, il n’hésitait pas à formuler une analyse détaillée de nos jeux désignant à chacun, coup après coup, les erreurs commises.
Nous misions, du fait de la bourse vide de Philémon, des sommes imaginaires qui n’auraient pas à être acquittées.
L’argent n’entrant pas en ligne de compte, nous jouions l’esprit libéré, osant parfois des stratégies plus audacieuses.
Dès que nous quittions notre auberge au petit matin, les joutes débutaient, et ainsi jusqu’au déjeuner.
Après notre sieste, nous roulions et poursuivions notre jeu dans l’après-midi.
Notre souper avalé, nous passions une grande partie de la soirée à boire et à jouer.
Ces parties, souvent les plus acharnées, nous emmenaient tard dans la nuit.
Épuisé par le voyage, le vin et le jeu, je m’écroulais invariablement sur ma couche.
Le lendemain, nous recommencions.
Alors que j’aurais volontiers appris d’autres jeux de cartes, Croquignol était intransigeant.
Il n’existait que l’hombre et seul l’hombre lui donnait la vie.
Entre deux mains, le nain racontait son passé de joueur, allant jusqu’à reconstituer des parties fameuses qu’il avait eues avec tel ou tel personnage de la haute société parisienne.
À l’entendre, il n’existait pas un domicile huppé de notre capitale où l’on ne jouait pas fiévreusement.
Tout comme il n’existait pas une maison de pauvres dont les occupants, jusqu’aux plus jeunes, ne maniaient pas les cartes du matin jusqu’au soir.
Selon la rumeur, les courtisans de Versailles ne se passionnaient plus que pour l’hombre.
Philémon, qui, plaisant de nature, allait toujours dans le sens de la conversation, était heureux de confirmer cet état des choses.
Le royaume de France aurait ainsi pu être renommé...
Royaume de l’hombre.
Après deux semaines de cette instruction forcée, j’avais bien du mal à penser à mon théâtre.
Afin de m’aider dans mon jeu, j’avais attribué à chacune des cartes un nombre singulier que je pondérais selon l’atout.
Au fur et à mesure qu’elles étaient jouées, je les additionnais et comparais le montant avec une table que j’avais mentalement élaborée et qui estimait la valeur latente de mes adversaires.
Le talon, que je considérais comme un allié passif, était pris en compte par un quotient résultant des cartes échangées.
Sans vous assommer de détails, disons que cette technique affinait mon jeu tout en m’aidant à demeurer concentré.
La nature m’avait doté d’une bonne mémoire que j’avais entraînée en apprenant par cœur maintes tirades du théâtre français.
De plus, j’avais un don pour le calcul.
Mes précepteurs s’étaient toujours émerveillés de mes capacités.
Sans effort particulier et sans user de papier, j’étais capable d’additionner ou de soustraire de longues séries de nombres entiers.
Usant de ce talent, je comptais inconsciemment les cartes qui défilaient sous mes yeux.
Sans m’en rendre compte, jouant quasiment mécaniquement, mon esprit calculait les risques que je prenais.
Puis, finalement, je découvris que ma mémoire retenait, sans efforts particuliers, l’ordre des cartes précédemment jouées.
À la manière dont celles-ci étaient redistribuées, j’étais en mesure de deviner le jeu de chacun.
Je me trompai souvent au début mais après tant d’heures d’entraînement, ma technique devint infaillible.
Inévitablement, je me mis à tout gagner.
Croquignol était interdit devant ce qu’il qualifiait de chance insensée.
Oui, on peut s’imaginer que la victoire au jeu dépend seulement de la chance mais je sais qu’elle ne dépend que de l’esprit.
Certains auraient pu argumenter que c’était le hasard qui m’avait comblé de ces dons mais cela aurait été oublier l’immense pouvoir de Dieu.
Il n’existe pas de chance dans notre monde et rien ne survient au hasard!
Du grand jeu des hommes se dessine un motif que seul un être éclairé est capable d’identifier.
Nos vies sont mues par ce mécanisme secret.
Nos existences sont commandées par l’interaction d’innombrables activités.
Pour user de l’analogie des cartes, si une destinée précise est incluse dans le jeu entre vos mains, elle est quasiment sûre de se matérialiser.
Convaincu à présent de cette évidente simplicité, il vous suffit de vivre votre passion pour la voir se réaliser car elle fait autant partie de vous que votre tête ou vos jambes.
Cette vérité vous permet de surmonter toutes les difficultés.
Inévitablement, vous serez récompensé!
Mes victoires à répétition au jeu de l’hombre jetèrent de l’huile sur le feu et redoublèrent les passions.
Croquignol mettait tout son cœur à reprendre l’avantage mais inéluctablement mon compte grandissait tandis que le sien s’amoindrissait.
À eux deux, ils me devaient une telle fortune que je ne suis pas sûr qu’autant d’or existât dans tout le royaume de France.
Un soir, à quelques jours seulement de route de Paris, tandis que Philémon dormait dans les écuries, Croquignol vint me réveiller au beau milieu de la nuit.
Il n’en pouvait plus de perdre et il voulait à tout prix savoir comment je m’y prenais.
Fort humblement, je lui expliquai ma complexe gymnastique de l’esprit.
— Mais, vous trichez! s’offensa le petit homme.
— Non, je ne crois pas, répondis-je froissé. Je ne fais qu’estimer mes chances de gain. Si je devine vos cartes ce n’est que par déduction d’actions passées.
— Tout ceci vous donne un avantage énorme et tout avantage sur son adversaire est une forme de tricherie.
— Vous croyez? demandai-je, troublé de commettre pareil péché.
— Assurément!
— Alors, j’en suis sincèrement navré! Je devrais cesser tout à fait de jouer.
— Bien le contraire, cher marquis! Bien le contraire! jubila Croquignol. Je suis ébloui par votre don et je me réjouis que le hasard ait fait se rencontrer nos chemins. Morbleu, avec votre intelligence, votre science, sans compter votre radieuse jeunesse accompagnée d’une élégante figure… Par tous les saints, vous avez été béni mieux que tout autre. Je vous prédis, à mon tour, un destin glorieux tant dans votre profession que dans la société des hommes.
— Vous le pensez réellement? exultai-je à ouïr ces enivrantes flatteries.
— Permettez-moi, cher marquis, de me mettre à votre service et de vous offrir ma protection. Je vous ai déjà appris les règles du jeu de l’hombre, laissez-moi à présent vous apprendre les règles du jeu de société.
— Merci, cher Croquignol, mais je crois déjà les connaître.
— À votre âge, un provincial de surcroît, vous ne pouvez en avoir qu’une idée sommaire... Certainement, vous savez vous comporter et vous connaissez votre rang mais vous devez apprendre à maîtriser les subtilités de ce nouveau jeu. Vous devez user de vos véritables talents pour dépasser vos contemporains et rayonner. Quelles sont vos véritables ambitions, cher marquis?
— Vous le savez, je veux devenir médecin.
— Je parle de grandes ambitions. N’avez-vous point celle de devenir illustre? De devenir immensément fortuné? D’accumuler tous les pouvoirs?
— Euh… Je ne sais pas encore, répondis-je, en feignant la candeur.
— Sachez que n’importe qui peut devenir médecin... Ma foi, traînez dans les cabarets quelques années en feignant de lire quelques ouvrages poussiéreux puis, un beau jour, déclarez-vous médecin. Morbleu, personne ne viendra vous demander votre diplôme. Des patients, vous en aurez tout autant qu’un autre car, en vérité, nombre de ces médicastres sont bien piètres à nous défendre contre la faucheuse. Cher marquis, votre ambition ne peut se borner à ne devenir qu’un simple médecin. Vous devez être le plus grand, le plus illustre, le plus inventif de tous les médecins de l’histoire. Votre nom, symbole même de cette science, devra être connu universellement, et ce pour les siècles à venir.
— Bien volontiers, mais comment faire?
— Un illustre médecin devra posséder de l’humain un savoir scientifique mais il devra le doubler d’un savoir social. Il devra briller dans la théorie médicale tout comme dans la pratique verbale. Ses champs d’opération seront d’autant les salons... De ses instruments affûtés, il se taillera une renommée. Admiré et vénéré par tous, il présentera enfin à l’humanité entière, toujours avide de succès, la pièce maîtresse, l’œuvre, l’invention qui fera de lui l’être le plus illustre de la terre.
— Une pièce maîtresse?
— L’invention, cher marquis! L’invention! Au siècle des lumières, tout repose sur cette notion. Il vous faut arracher notre époque à son embourbement en découvrant une chose merveilleuse.
— Quelle chose?
— Mon jeune ami, comment puis-je le savoir? Vous avez de nombreuses années devant vous pour y réfléchir. Ne cherchez pas à brûler les étapes. Tout comme vous l’avez fait à notre table de jeu, faites-le à la table de vos maîtres. Apprenez patiemment les règles. Sachez vous faire apprécier. Gravissez un à un les échelons de la société médicale. Et enfin, seulement enfin, lorsque vous serez au sommet de votre art, libérez votre inventivité en découvrant un prodige bénéfique à l’humanité. C’est ainsi que vous deviendrez grand!
Ce discours demeura dans mon esprit tout le reste de la nuit.
Encouragé par le curieux personnage, gonflé de tant d’aspirations, je me sentais capable du meilleur.
Le nain n’avait fait qu’énoncer des évidences.
Dès mes premiers pas dans ce monde, j’avais su que j’étais un être exceptionnel.
Mais, point de science pour mon personnage!
Le merveilleux destin qui m’attendait, l’invention qui me rendrait illustre, je l’avais déjà dans mes bagages.
Au Clair de la Lune serait l’instrument de mon éternelle gloire!
Supérieur à la médecine, art mineur trop spécialisé, le théâtre me transporterait vers l’immortalité.
Chez les Grecs, de qui se souvenait-on?
Certes, il y avait bien Hippocrate, connu de quelques instruits, mais aucun ne pouvait oublier Thespis, créateur de la tragédie. Et Sophocle! Et Euripide! Comment oublier Euripide? Que de grands noms!
Un grand nom!
Trouver un nom!
Se faire un nom!
S’inventer un nom!
Pour réussir, je devais absolument me défaire du patronyme de mes parents.
Jean-Baptiste Poquelin l’avait magistralement compris avant moi en se faisant appeler Molière.
Pourquoi Molière?
Que cachait ce nom singulier?
Pensait-il à une meulière?
L’idée qu’il se faisait de la société des hommes?
Peu importe, car c’était avant tout un merveilleux nom de théâtre.
Entendu une seule fois, ce pseudonyme admirable ne s’oubliait plus.
Un nom unique qui représentait à lui seul l’homme en entier sans qu’on ait besoin d’y ajouter une quelconque biographie.
Cette nuit-là, couché parmi les palpitations d’un être en éveil, je reçus mon véritable baptême...
Curieusement, ce fut le même jour que celui de la princesse Sophie...
En hommage à mon idole, mon nouveau nom commencerait par un M majuscule et il aurait sept lettres.
Un nom qui me porterait chance et qui serait un véritable atout.
Un nom qui défierait tous les échecs et qui inspirerait la richesse.
Matador...
Je serais dorénavant Matador, illustre comédien, illustre auteur, gloire de la France éternelle.