Notre arrangement changea du jour au lendemain.
Il n’était plus question que Philémon partageât notre jeu.
Il passerait dorénavant son temps à causer avec le cocher.
De notre habitacle, les rideaux furent tirés car les nouvelles leçons de Croquignol étaient de la plus haute confidentialité.
Afin d’étayer de crédibilité son enseignement, mon professeur débuta son cursus en me détaillant son curriculum vitae.
Né difforme de parents trop misérables pour connaître la pitié, le nourrisson avait été vendu à un clan de Siciliens qui exploitaient les vices de conformation afin de mendier avec efficience.
Au fil de montreurs interchangeables, Croquignol avait passé toute son enfance entre les trottoirs de Paris et l’hospice de Bicêtre.
Après seize années de mauvais traitements, ses propriétaires, subissant une forte épidémie de phtisie, lui relâchèrent momentanément la bride.
N’ayant point de reconnaissance pour ses parasites, Croquignol fila ventre à terre.
Poursuivi par les ayants droit de ses propriétaires défunts, il n’alla pas bien loin et fut obligé de se réfugier sous une peau de bête.
Devenu chien, il lui fut impossible de retrouver la société des hommes.
Vivant d’expédients et trop souvent de rapines, il crut cent fois mourir sous les crocs de ses confrères jusqu’au jour où le ciel, l’ayant suffisamment puni, finit par le bénir.
Croquignol fouillait un soir les poubelles d’un château lorsque le gentilhomme lâcha ses molosses sur le pauvre bâtard.
Mais, à entendre la misérable bête crier pitié, le seigneur comprit in extremis qu’on le dupait.
Plutôt que de se fâcher, le bon prince accueillit l’homoncule dans sa maison.
Ce noble, excentrique et libertin, aimait s’entourer d’animaux exotiques et de phénomènes humains.
Ses valets étaient nains, ses femmes de chambre des sœurs siamoises, son cocher était un géant, ses postillons deux hommes troncs.
Cette monstrueuse parade amusait ses convives et choquait ses contempteurs.
Mais, ce nouveau montreur n’était point ingrat.
Il payait fort bien ses domestiques et les traitait mieux que ses semblables.
Un précepteur cul-de-jatte était même chargé de les instruire.
Redevenu humain, protégé par la puissance seigneuriale, Croquignol libéra ses facultés.
Lui aussi possédait une bonne tête et, après des années de bons et loyaux services, accéda au grade de secrétaire.
Aux côtés de son maître, il apprit le métier d’escompteur.
— Qu’est-ce qu’un escompteur? demandai-je, en bâillant.
— Disons qu’un courtisan X doit une somme d’argent au courtisan Y. Comme c’est souvent le cas, le courtisan Y refuse d’attendre l’échéance. Il cède sa reconnaissance de dette, à moindre prix, à Z, le courtisan escompteur. C’est ce dernier qui se chargera de la recouvrer auprès de X. C’est un triangle financier qui n’est pas sans rappeler le jeu de l’hombre où deux joueurs sont liés contre le troisième.
— Je crois comprendre.
— À la disparition de mon maître…
— Il a disparu?
— Il est mort mais personne n’a jamais retrouvé son corps.
— C’est affreux!
— L’escompte, pourtant indispensable au fonctionnement de notre société, n’est pas une activité louangée. Trop de gens la comparent à l’usure du juif. C’est une calomnie! L’agio de quarante pour cent est fort raisonnable... Évidemment, mon maître ne s’était pas fait que des amis. Versailles ne vit que d’escompte et le papier est si abondant et circule si vite qu’il finit par tourner les têtes.
— Insinuez-vous qu’un courtisan serait responsable de la mort de votre bienfaiteur?
— C’est un peu plus compliqué mais, quels que furent les coupables, un nombre important de créances réapparurent mystérieusement entre les mains d’étrangers.
— Des étrangers?
— Point de digression! L’événement essentiel est que nous avions perdu notre protecteur. J’eusse pu me remettre en chien ou en loup mais à voir les héritiers s’entre-déchirer au moment du partage, je préférai fuir la meute.
— Qu’avez-vous fait?
— Me plaçant à la tête de notre troupe bigarrée, je fondai, sur quelques vieux papiers abandonnés, un humble comptoir d’escompte que nous baptisâmes... Banque de Freak & Fraak. Le nom possédait une consonance néerlandaise. Il inspirait la confiance.
— Une banque?
— Vous avez choisi la médecine, cher marquis, eh bien, moi, c’est la banque! Ces deux métiers d’avenir sont fort comparables.
— Je suis noble, Croquignol! répondis-je, outré qu’il m’associât moralement à cette juiverie.
— Allons, cher marquis, l’argent n’est-il point le véritable sang de la nation? Refusant de nous soigner, ne cessant de nous saigner à blanc, nous ne faisons que faire empirer notre État. Notre roi ne court-il pas d’un médecin à l’autre afin de panser ses plaies fiscales? Le charlatan Necker n’a-t-il point remplacé l’éminent docteur Turgot? Mais hélas, le régime libéral qui nous aurait redonné la santé n’a point été prisé. Nous subissons la cure de grands saigneurs qui lardent nos finances. Le malade s’affaiblit. Craignez qu’il ne trépasse...
— La France est un pays riche. Le roi est…
— Le plus grand passif du royaume est certainement son Autrichienne, croqueuse de diamants. Qu’attend-il, ce brave homme, pour lui couper son train de vie?
Subitement tout échauffé, Croquignol dégrafa son jabot.
Préférant m’éloigner du terrain instable des opinions politiques, je lui demandai plutôt ...
— Que faisiez-vous chez mes parents?
— Je vous arrête, cher marquis. Lorsqu’il s’agit des affaires de mes clients, je suis une tombe. Encore une fois, ma profession s’apparente à la vôtre. Je garde secrets les maux intimes de mes malades.
— Mon père?
— Cessons, cher marquis! Je ne pourrais vous gratifier que d’un doute plus irritant qu’une piqûre de mouche.
— Entendu, acquiesçai-je.
Mais j’étais déjà piqué.
Que faisait un escompteur chez nous?
Je n’eus pas de mal à deviner la situation.
L’année précédente, les récoltes en Bretagne avaient été particulièrement mauvaises.
Mon père, pour la première fois de sa vie, avait été obligé, au lieu d’encaisser de l’argent de ses métayers, de leur en prêter pour qu’ils ne mourussent point de faim.
Cette somme, il l’avait certainement empruntée en secret.
Sa dette avait probablement circulé jusque sur le comptoir de la Freak & Fraak qui était venue encaisser.
Fort heureusement, les récoltes de cette année étaient un peu meilleures.
Mon père ne devait pas avoir eu trop de mal à rembourser.
Dieu soit loué, nous n’étions point ruinés!
Mais, ces incertitudes, ces tracas financiers, n’étaient-ils pas la raison pour laquelle mon père était si heureux de me voir choisir une profession?
Il est vrai que la médecine, solide abri, m’assurerait de revenus réguliers.
Je déraisonnais!
Je n’avais que faire de tous ces enrhumés.
Avec la fortune que le théâtre ne manquerait pas de me procurer, nous serions tous couverts et je présageais bien du jour divin où mon père n’aurait plus à s’inquiéter ni de la pluie ni du beau temps.
— Je suis heureux de vous savoir sauvegardé de la misère, me réjouis-je d’un ton paternaliste. Je prédis à votre banque un grand avenir.
— Comme vous le savez, cher marquis, la banque n’est nullement ma passion. Je ne vis que pour le jeu.
— Ne craignez-vous pas de vous ruiner?
— Nullement, car je joue en initié. Je ne suis pas de ces dindons qui s’assoient à la première table, trop heureux de se faire plumer. Le joueur doit parfaitement connaître les règles tout comme il doit parfaitement connaître les dangers. Il doit identifier, du premier coup d’œil, le tricheur, le voleur et le mauvais joueur. Comme vous le savez, un homme avisé en vaut trois. Il est indispensable pour un jeune esprit, tel que le vôtre, d’apprendre à se méfier, mais surtout d’appréhender les techniques de ceux qui veulent vous voler.
— Comment?
— En apprenant à tricher.
— À tricher? Croquignol, vous me choquez!
— Si vous connaissez les ruses qu’emploient les hommes pour vous délester, alors vous serez imbattable tant au jeu que dans la vie.
— Quelles ruses?
— Cher marquis, c’est à présent de cela que je souhaiterais vous instruire.
De la même manière que j’avais appris les règles du jeu de l’hombre, j’appris alors les mille méthodes pour y tricher.
Ces procédés allaient de la simple entente entre deux joueurs à des manipulations extrêmement sophistiquées.
C’était toutes ces inventions qui intéressaient Croquignol.
Il possédait même un petit carnet dans lequel il répertoriait les techniques identifiées.
Tout à la fin, j’eus droit à ma place et il inscrivit ma méthode pour compter les cartes.
Il eut beau essayer de m’imiter, il n’y parvenait pas.
De sa science, j’avais vite fait le tour et j’eus le sentiment que l’élève dépassait déjà le professeur.
— Ce n’est point difficile, l’encourageai-je. Ce n’est rien d’autre qu’un exercice mental...
— Cher marquis, je donnerais cher pour que vous veniez faire vos études chez nous. Votre esprit est si prompt à compter que vous seriez d’une grande utilité dans notre banque.
— Jamais je ne pourrais.
— Je sais, vos parents s’y refuseraient. Dans notre profession, vitale cependant pour la nation, nous sommes rabaissés au niveau de vulgaires comédiens.
Je souris.
Je savais d’avance que toutes ses leçons ne me serviraient jamais.
Le nain s’imaginait qu’à travers les cartes à jouer il allait m’apprendre à vivre.
Mon jeu n’était décidément pas le sien et de la finesse du monde des arts, il ne savait rien.
Je n’avais pas besoin d’un professeur puisque j’étais déjà maître.
Je n’avais pas besoin d’apprendre les règles de notre société puisque j’étais déjà noble.
Mais, par politesse envers un hôte qui me voiturait, j’écoutais néanmoins d’une oreille distraite.
Farci de conseils comme je l’étais, je ne fus pas mécontent lorsque nous arrivâmes finalement aux abords de Paris.
Les routes, moins mauvaises, étaient densément fréquentées.
La population, plus replète, moins chichement habillée.
— À midi nous serons arrivés, me précisa Croquignol subitement agité. Je suis terriblement en retard dans mes affaires. Notre voyage, fort agréable au demeurant, a été plus long que je ne le pensais et je ne puis vous accorder, aujourd’hui, toute l’attention nécessaire. Je sais qu’intérieurement vous vous en réjouissez. Vous devez en avoir assez de contempler ma vilaine plastique.
— Non, je…
— Profitez de ces premiers jours à Paris pour vous gorger de la beauté de notre incomparable cité. Vous avez tant de choses à découvrir.
— Mais…
— Occupez-vous de vous loger et d’organiser votre maison. Je propose que nous nous donnions rendez-vous samedi prochain.
— Mais…
— Retrouvons-nous sur le Pont-Neuf à midi... Nous irons dîner et vous me raconterez vos premiers pas. D’ici là, reposez-vous, flânez, rêvez, respirez cet air de Paris unique au monde qui saura inspirer votre jeune âme romantique.
— Tout seul?
— Cher marquis de K., je crois que le destin vous a particulièrement favorisé en plaçant à vos côtés un solide gaillard breton qui fera certainement un admirable valet.
— Qui donc?
— Philémon! L’avez-vous déjà oublié?
Notre ancien compagnon de jeu nous avait raconté ses tribulations, ayant trouvé, puis perdu, la bonne place qu’il avait jadis dans la capitale.
La mort d’un dernier parent était la raison de son retour au pays.
Se cherchant de nouveau un avenir, il était avide de toute proposition d’embauche.
Croquignol se chargea de négocier ses gages.
Le brave homme fut enchanté d’entrer à mon service et de m’assister dans mes premières démarches.
— Irez-vous loger chez des amis de vos parents? s’enquit Croquignol.
— Je pensais louer.
— Comme vous avez raison, cher marquis. À votre place, je n’agirais point autrement. Lancé dans la grande aventure humaine, vous aspirez à la liberté absolue et c’est un sentiment des plus fervents. À présent maître de votre destin, vous serez heureux de vous inventer un personnage, de le façonner jusqu’à ce qu’il soit capable de grimper sur les tréteaux de la vie.
Décidément, ce petit homme, que je respectais beaucoup à présent, me comprenait mieux que tous ceux que j’avais rencontrés jusque-là.
Par ailleurs, il émanait de lui une force morale et une intelligence pratique qui ne pouvaient que m’impressionner.
Quoique physiquement rebutant, le nain confirmait que quiconque, muni d’une bonne tête et usant de bonnes paroles, pouvait trouver sa place.
La grande leçon de tout cela était bien qu’il ne fallait pas juger les hommes d’après leurs apparences mais, au contraire, les accepter charitablement tels qu’ils étaient, dans l’espoir qu’en retour, ils vous respectent de la même manière.
Après avoir traversé les faubourgs qui me fascinèrent tant l’agitation qui y régnait était déraisonnable, le carrosse remonta une longue rue qui bordait le palais du Louvre jusqu’au cœur de la Cité.
Afin que j’identifie le futur lieu de nos retrouvailles, Croquignol nous déposa au milieu du Pont-Neuf.
Philémon se chargea de regrouper mes affaires tout en assurant mon compagnon qu’il allait bien s’occuper de son protégé.
Pour ma part, j’étais un peu déboussolé par cette séparation, pourtant prévue.
J’allais me retrouver seul pour la première fois de mon existence.
— Courage, me souhaita Croquignol. Nous nous reverrons très vite... Usez de votre tête, je la sais bonne!
Le petit homme me serra la main fraternellement.
Dans un élan d’amitié, je me penchai très bas pour lui baiser la joue.
Ce geste spontané et sincère sembla émouvoir le cœur de mon compagnon.
Puis, à voix basse, me retenant par la manche, il ajouta à mon oreille:
— Tout de même, méfiez-vous...
M’ayant relâché, il grimpa dans son carrosse, nous salua une dernière fois et disparut à travers la foule agitée.
Les adieux terminés, je repris pied.
Cette fois-ci, j’étais lancé.
Les amarres étaient bien coupées.
Libre!
J’étais libre et mon destin m’appelait.
— Je vais louer une charrette à bras, m’informa Philémon.
— Une charrette?
— Pour transporter vos malles. Je connais, pas loin d’ici, une belle maison, honnête et propre, avec de beaux appartements à louer.
— Où donc?
— Du côté gauche de la Seine, précisa Philémon, à deux pas du Théâtre-Français.
— Le Théâtre-Français? m’enthousiasmai-je. En effet, ce quartier me semble idéal...
Philémon tendit la main.
Je lui donnai une pièce et il partit à la recherche d’une charrette à bras.
J’en profitai pour m’avancer vers le parapet du pont.
La brise qui soufflait le long du fleuve aidait à dégager les odeurs désagréables des immondices qui souillaient chaque recoin du pavé.
M’étant retourné un instant, je reconnus la sinistre conciergerie et, au loin, les tours de Notre-Dame.
Quel tourbillon de vie!
Quel décor!
Dire que dans peu de temps, je serais un homme de théâtre célèbre, accoutumé à cette vie trépidante.
Lissant mon manteau, je sentis sous mes doigts le papier qui gonflait ma poche, toutes ces lettres de mon père à des inconnus bienveillants qui devaient m’assurer protection tout en m’aiguillant vers une carrière médicale.
Ces lettres étaient, non point une planche de salut, mais un boulet qui m’alourdissait.
Je ne désirais point la sécurité d’un destin ordinaire.
Je réclamais la liberté d’un sort exceptionnel.
Les deux n’allaient pas du tout dans la même direction.
Par ailleurs, un protecteur compréhensif, j’en possédais déjà un.
Je devinais que Croquignol saurait, avec le temps, comprendre mes envies de théâtre.
Je devinais qu’il ne me retiendrait pas comme tous ces prudents, ces frileux qui étaient trop fortement liés à mes parents.
D’un geste, je m’emparai du paquet de lettres attachées ensemble par un ruban et le jetai dans les eaux sombres de la Seine.
Tandis que je le regardais s’enfoncer et disparaître, j’entendis Philémon charger mes lourdes malles sur la charrette.
Une fois prêt, il prit les devants en sifflotant la mélodie gaie et enlevée d’Au Clair de la Lune...
Un signe!
Cette première marche à travers notre capitale fut comparable au triomphe d’un empereur romain.
Coupant à travers la foule, j’eus le sentiment que chaque citadin qui nous détaillait nous acclamait intérieurement.
Encore un brave et noble garçon qui débarque à Paris, s’enchantaient-ils.
Encore un superbe gentilhomme œuvrant pour la magnificence d’une France reconnaissante.
Remontant plus tard la rue du faubourg Saint-Germain, mon Colisée m’apparut enfin.
Là, sous le soleil de midi, se dressait magistralement le célébrissime Théâtre-Français, incarnation moderne de la troupe de Molière.
Évidemment, cette salle toute neuve n’incitait pas au classicisme comme avait dû le faire la salle historique du Palais Royal mais elle le faisait néanmoins symboliquement.
Ce magnifique Théâtre-Français représentait le berceau de notre comédie nationale, cette comédie subtilement satirique et joliment rythmée qui plaçait notre royaume au firmament des cultures du monde.
À pied de chef-d’œuvre, j’eus le désir ardent d’aller prier dans mon temple et de me prosterner devant mes idoles.
— Philémon, j’ai une affaire urgente à régler. Attends-moi un instant, ordonnai-je.
— Bien entendu, monsieur le marquis. Je me poste de l’autre côté de la place à l’ombre du grand auvent vert.
— Merci, mon brave. À tout à l’heure...
Replaçant mon jabot, ajustant perruque et tricorne, je traversai la place d’un pas gaillard pour, la tête haute, pénétrer le saint des saints.
La belle entrée du théâtre tout en marbre rose, sobre et élégante, me fit le plus grand effet.
De cette admirable maison aux fondations immortelles émanait un grand sérieux, dévolu à un art millénaire.
Je n’eus que quelques pas à faire avant que sa majesté ne m’apparût.
Sculpté en buste, ce Molière de pierre posait son regard sur moi comme s’il voulait me dire…
— Qu’est-ce que tu fiches par ici, ventrebleu?
Me retournant au son de la voix, je découvris un grand quidam à la démarche maniérée, accentuée par une lourde canne de maître de cérémonie.
Le visage excessivement poudré, il portait une de ces immenses et lourdes perruques qui faisaient fureur à l’époque du Roi Soleil.
Le personnage me détailla avec une moue puis, ajustant son regard, reconnut les signes vestimentaires d’une noblesse bien réelle.
— Je vous souhaite bien le bonjour, messire, me salua le personnage en se courbant joliment. De loin, je vous avais pris pour un comédien.
— Bonjour, répondis-je timidement.
— Songiez-vous, messire, à réserver des places pour la représentation de ce soir? Nous jouons Athalie de Racine, une tragédie où… où… où l’on extermine beaucoup de juifs. Si vous voulez bien me donner votre nom, je vous en réserve une paire ou plus.
— Mon nom? Je… Je ne sais…
— Ne sait-on pas au moins quel pays est le vôtre? déclama fortement le personnage sur un ton affreusement faux.
— Ce temple est mon pays. Je n’en connais point d’autre, répliquai-je de mon érudition racinienne.
— Où dit-on que le sort vous a fait rencontrer? poursuivit le cabot pour m’impressionner.
— Parmi des loups cruels prêts à me dévorer!
— Bon, nous n’allons pas interpréter le spectacle à nous deux! s’énerva la perruque. Mieux vaut patienter jusqu’à ce soir. Alors, combien?
— Combien?
— Combien de places désirez-vous, messire? Ou êtes-vous intéressé par une loge? Celle de son excellence le marquis de Tagliatelli, ambassadeur à la cour du comte de Savoie, vient subitement de se libérer.
— Tagliatelli?
— Ne l’avez-vous point entendu? murmura-t-il, en confident. Le marquis s’est noyé dans le grand bassin de Versailles. Je sais également, d’une source sûre, proche des grandes eaux, qu’on l’a retrouvé les pieds bottés de plâtre.
— Dans le plâtre?
— Dans le plâtre de nouilles! s’esclaffa l’étrange personnage en se tordant de rire.
Puis, regagnant subitement en dignité, le cocasse poursuivit:
— Alors, messire, je vous réserve la loge? Elle est fort bien placée et ténébreuse à souhait.
— Euh, non merci... Bien entendu, je serais enchanté d’assister à la représentation de ce soir mais la raison pour laquelle je suis ici est… est…
— Est?
— C’est que… que… moi-même, je… je suis auteur et… et…
— Et?
— Je désirerais rencontrer monsieur le directeur du théâtre pour… pour…
— Pour?
— Pour lui présenter mon œuvre.
— Ah, un jeune auteur! s’exclama l’individu en roulant des yeux vers le plafond et en soupirant lourdement. Comme c’est original... Alors, laissez-la moi.
— Vous la laisser?
— Votre œuvre, comme vous l’appelez si bien! Vous l’avez sûrement retranscrite sur un petit bout de papier mais peut-être comptez-vous me la réciter à présent?
Par bonheur, j’avais toujours sur moi un manuscrit d’Au Clair de la Lune dans l’éventualité d’une telle situation.
Je le lui tendis aussitôt.
Il feuilleta les premières pages d’une grimace lassée.
— Et votre nom? s’informa-t-il.
— Matador!
— Matamore?
— Dor! Ma-ta-dor! Comme… dorade!
— Dau-rade?
— Si vous préférez!
— Je ne l’avais pas encore entendu celui-là! Eh bien, soit, cher Ma-ta-daur-ade, je m’en chargerai.
— Merci, monsieur.
— Revenez demain à la même heure... D’ici là, monsieur le directeur aura eu le temps de s’en régaler.
— Merci, monsieur. Je vous suis très obligé.
Le grand gaillard sourit aimablement pour finalement élever sa main gantée.
Je l’observai tout en notant au passage que ses gants blancs étaient troués et fort sales.
En réponse à mon examen trop détaillé, il se gratta la gorge en tapant le sol de sa canne.
— Pardon? fis-je.
— Ma pièce.
— Votre pièce? demandai-je, tout étonné.
— Oui, ma pièce!
— Vous écrivez, vous aussi?
— Je veux dire par là, mon jeune ami, qu’il n’y a pas de pièce lue sans pièce bue. Mon temps est précieux, si vous voyez ce que je veux dire!
— Ah, oui! fis-je, enfin au fait. Pardonnez-moi...
Fouillant dans ma bourse, j’y puisai une pièce digne de m’assurer la plus grande attention.
Un sol, estimai-je mentalement, devrait me procurer le meilleur accueil.
J’en déposai un au creux du gant crasseux.
Le grand gaillard le regarda sans trop y croire puis je sentis un fulgurant appétit se réveiller.
Ébloui par ma largesse, il serra mon jeton d’entrée dans son poing qu’il pressa ensuite contre son cœur.
— Messire, sachez que je vais de ce pas présenter votre œuvre à monsieur de Sceaux, notre directeur.
— Je vous en remercie.
— Mais, c’est moi!
— Non, c’est moi.
— Si, si, j’insiste! C’est moi!
— À demain à la même heure, dis-je, en conclusion.
— Mais, très certainement, messire! À demain! À demain! À demain!
L’homme se courba en avant pour me saluer avec majesté tandis que je quittais ma future maison.
Il n’existe point de situation plus enviable que celle d’un gentilhomme de France.
Quel admirable système que celui de notre organisation sociale.
Dire que, dès le lendemain, je serais accueilli à bras ouverts dans cette illustre maison de la culture pour y être dignement présenté aux comédiens et aux comédiennes avec lesquelles je souperais peu après…
En quittant le Théâtre-Français, je me sentis comblé d’une joie ineffable.
Je n’avais plus qu’à attendre une petite journée et le tour serait joué.
Fort heureusement, je n’allais pas mourir d’impatience car je devais m’occuper de mon installation.
Arrivé au bas des marches, j’eus tout de même le regret de m’être si timidement présenté à mon agent littéraire.
Je devais m’entraîner afin que Matador jaillisse de ma bouche le plus naturellement possible.
Je traversai la place pour retrouver Philémon mais, sous l’auvent vert qu’il m’avait signalé, je ne trouvai point mon valet.
Où était-il passé?
Avait-il été obligé de se déplacer?
Je me mis à scruter la foule éparse en détaillant la moindre charrette.
Personne...
J’entrepris alors de tourner autour de la place.
L’effervescence que je mis à rechercher Philémon échauffa mes humeurs.
Je suais autant d’agitation que d’inquiétude.
Je montai et descendis chaque ruelle, furetant dans chaque recoin, fouinant dans chaque cour.
Ma fébrilité était à son apogée lorsque, finalement, j’entendis dans mon dos...
— Monsieur le marquis!
Me retournant, je vis Philémon qui arrivait en courant.
Dieu soit loué, le brave homme ne m’avait point abandonné.
— Où étais-tu passé? Voilà bien un quart d’heure que je te cherche, hurlai-je à son nez.
— Je vous prie de bien vouloir m’excuser, messire, mais j’ai cru bien faire en portant vos affaires dans la maison. J’ai parlé à la logeuse. Vous allez voir, c’est un bel appartement, joliment meublé et fort paisible. Il est au premier étage et il donne sur un charmant petit jardin. La rue est propre et tranquille. Par chance, cette bonne dame, momentanément dans le besoin, a accepté de baisser considérablement son loyer. Et regardez, vous serez à deux pas des théâtres et des libraires. Je crois que pour un étudiant de votre qualité, on ne peut mieux rêver...
Enchanté par ces très bonnes nouvelles, je le félicitai longuement de sa débrouillardise et je lui signifiai combien ses efforts seraient, sous peu, récompensés.
Débordant d’orgueil, je lui racontai en chemin mon excellente entrevue avec le directeur du théâtre et mes velléités à écrire pour sa maison.
Philémon n’avait pas besoin de connaître tous les détails...
— Le théâtre! se récria Philémon. Je connais énormément de gens de théâtre.
— Ah, bon? fis-je, sincèrement étonné.
— Mon précédent maître tenait salon et j’ai pu côtoyer comédiens et tragédiens de toutes statures. Sûrement que je pourrais vous en présenter.
— C’est une perspective qui m’enchante, mon bon Philémon. Mais, dis-moi, sommes-nous arrivés?
Nous longions un goulet étroit particulièrement crasseux et étouffant.
Un vieux bonhomme nous croisa et nous salua d’un succinct...
— Spadille.
— Spadille? remarquai-je. Qu’entendait-il par là?
— C’est un joueur, m’expliqua Philémon. Je l’ai connu dans une taverne du quartier. Spadille est un surnom qu’on me donne parfois aux cartes. Ne faites pas attention à lui.
— Spadille? Voilà un excellent sobriquet qui atteste de vos qualités au jeu de l’hombre.
— Je joue pour passer le temps, monsieur le marquis. Rien à voir avec votre science...
— Eh bien, j’espère que nous ferons bientôt de nouvelles parties. À propos de taverne, j’ai affreusement soif. Si nous nous arrêtions dans une auberge pour nous désaltérer?
— Nous sommes presque arrivés. Dès que vous serez chez vous, j’irai chercher du vin et du pain blanc.
— Entendu... Après tout, j’ai hâte de découvrir mon nouveau domicile.
— Traversons cette cour, nous irons plus vite.
— Je te suis, mon bon Philémon. Je te suis...
Nous passâmes sous une arche et nous coupâmes à travers une cour sombre et désolée qui débouchait dans une seconde cour plus ténébreuse encore.
— Es-tu bien sûr que ce soit le bon chemin?
— Paris est un véritable labyrinthe, précisa Philémon. Le tout est d’avoir un bon guide.
Poussant une porte de bois, Philémon descendit quelques degrés d’un escalier sinistre.
— Attention, monsieur le marquis, les marches sont glissantes.
— Mais… On dirait une cave.
— Pas du tout! C’est un raccourci souterrain... Vous verrez, nous allons déboucher de l’autre côté à la bonne adresse.
Philémon s’enfonçant le premier sans hésiter, je fus bien obligé de le suivre.
Mon œil s’accoutuma vite à l’obscurité tandis que je faisais particulièrement attention à ne pas glisser sur les pierres grasses.
Posant enfin un soulier sur le sol meuble, je vis Philémon allumer une lanterne.
— Eh bien, nous y sommes! déclara mon valet.
Jetant un regard autour de moi, je ne découvris qu’une cave abominable aux parois suintantes.
— Où sommes-nous? demandai-je.
— À la fin!
— La fin?
— La fin de la partie! Votre ami le nain n’avait pas tort de vouloir vous éduquer. Comprenez, messire, que chacun, à sa naissance, reçoit des cartes en main. À lui de les jouer au mieux sans jamais les montrer. Il faut cacher son jeu si l’on désire gagner!
Le regard de Philémon se durcit.
D’instinct, je sus que j’étais tombé dans un piège.
De son dos, le gredin tira un long couteau effilé.
— Que veux-tu? demandai-je d’une voix tremblante.
— Gagner la main et la partie. Puis, j’emporte l’enchère. Allez, déshabillez-vous!
— Mais… Tu es fou! Je refuse!
En un pas, le misérable fut sur moi.
Puissant dans les échanges physiques, il me saisit à la gorge puis, me plaquant contre la paroi, pointa sa lame sous mon nez.
Me croyant à l’instant de mon assassinat, la faiblesse me fit m’épancher pitoyablement.
Agitant sa narine, Philémon ajouta...
— Tant pis pour les chausses. Allez, hâtez-vous de me refiler le reste!
Une fois relâché, je me mis à me déshabiller le plus vite possible.
L’affreux voleur réclama jusqu’à ma chemise, mes souliers et mes bas.
Tête nue, je sentis le froid humide m’attaquer.
Soupesant ma bourse, ce vaurien de Philémon estima mon trésor puis, façonnant un baluchon de mon bien, il ajouta...
— Voilà ce que j’appelle une bonne partie. Maintenant, avant que je ne parte, je veux que vous me disiez merci.
— Pourquoi devrais-je le faire?
— Mais, pour la leçon!
Sentant que, dans pareil instant, il était préférable de ne pas contrarier son voleur, je répondis froidement:
— Merci.
— Le plaisir de vous instruire était pour moi, monsieur le marquis. Bienvenue à Paris!
Éclatant de rire, le scélérat souffla la lanterne.
Plongé dans l’obscurité la plus totale, je le sentis se mouvoir.
J’entendis ses pas dans l’escalier et la lourde porte qu’il refermait.
Bien vite, je fus seul, ceint d’un traumatisant silence.