Ma première réaction, bien naturelle, fut de tenter de m’enfuir au plus vite de ces catacombes.
M’aidant de la faible lueur, je tâtonnai jusqu’à l’escalier mais ma fuite fut empêchée par une lourde porte, bouclée de l’extérieur.
La secouant de toutes mes forces, je criai, je hurlai, tant de colère que de terreur.
Personne ne répondit à mes appels angoissés.
Personne ne vola à mon secours.
Vite éreinté, abattu par cet imprévisible revers de fortune, je m’assis à même la pierre glacée pour pleurer de désespoir.
Mon triomphe se terminait en désastre.
Comment une situation si favorable avait-elle pu se transmuer en catastrophe?
Dire que tout cela n’avait dépendu que d’un seul homme, rencontré fortuitement, au hasard d’une route.
Malheur à ce Philémon Champard dont ce n’était peut-être même pas le véritable nom.
La rude leçon à en tirer était bien de ne jamais placer son sort entre les mains d’inconnus.
Enfin, tout n’était pas si noir et je devais m’efforcer d’égayer le tableau.
En dépit de cette péripétie périlleuse, je possédais la perspective d’être présenté prochainement au patron du Théâtre-Français pour y voir consacrer ma plume.
De plus, dès samedi prochain, je reverrais Croquignol, mon unique relation à Paris.
Il m’aiderait aisément à retrouver ma position.
Trois jours à attendre!
Pour un jeune homme plein de vivacité, même s’il avait perdu jusqu’à sa chemise, l’épreuve devait être surmontable, à condition, bien entendu, qu’il trouvât le moyen de quitter cette affreuse cave propice à la maladie et à la mort.
De nouveau gonflé, je me remis à appeler au secours avec le même insuccès.
Je m’y prenais mal, en conclus-je.
Un véritable héros parvenait à se libérer par lui-même.
Je devais me procurer un bâton ou une tige de métal afin de fracasser mon rempart.
Malgré une terreur irrationnelle des rongeurs, je me vis dans l’obligation d’explorer leur royaume.
Petit pas à petit pas, jouant d’entrechats, je retournai dans le cénacle de mon opéra bouffe.
J’explorai systématiquement chaque recoin mais la cave ne recélait que de vieilles planches pourries qui, une fois soulevées, libéraient un grouillement d’insectes blancs.
Les parois râpeuses, qui s’émiettaient sous mes doigts, ne cachaient aucun passage secret. En conclusion, je sus bien vite que, quoi qu’il advienne, le secours viendrait inévitablement de l’extérieur.
Ah, si mon père ou mon frère pouvaient seulement entendre mes appels au secours.
Évoquant en esprit leurs traits, une honte fulgurante me serra la gorge.
Jamais je ne pourrais raconter à l’un des miens cet épisode pathétique.
Mon caractère réclamait que je m’élevasse et non point que je me rabaissasse.
La seule personne, à la limite, à qui je pourrais me confier serait Charlotte.
Un jour, claustrés derrière les murs de notre belle demeure, cloîtrés dans la complicité d’un couple harmonieux, je lui révélerais, en badinant, l’heure la plus sombre de mon existence.
Comment réagirait-elle à imaginer son héros écroué?
En riant, je l’espérais, car elle verrait tout le comique d’une situation ridiculement embarrassante.
Évidemment, la fin imaginée de cette péripétie réclamait que je m’échappasse.
Encore emmuré, tout pouvait basculer dans la tragédie.
Car telles en étaient les définitions...
Le désir comblé, on applaudit le comique...
Le désir refusé, on pleure le tragique.
Et c’était bien Dieu qui, du fond de son royaume, possédait le beau livre de mon destin.
Je n’avais qu’à me braquer vers lui pour le supplier de tourner la page.
Il se devait d’aider l’un des plus brillants de ses enfants afin que sa plume ne fût point galvaudée et que l’humanité reçût clairement son message novateur.
À genoux dans ma cave, je croisai les doigts contre ma poitrine dans une prière ardente.
Fermant les yeux, je levai le nez vers le ciel et me mis à réciter toutes les prières apprises.
En réponse à cette incomparable dévotion, le message divin ne se fit point attendre.
Tout débuta par un choc sourd juste au-dessus de ma tête, suivi d’un second et encore d’un troisième.
Les coups allaient en s’accélérant et en s’amplifiant, produisant un écho assourdissant comme si Dieu, d’une gaieté retrouvée, dansait une gigue en tapant rudement des talons contre le plafond.
Ouvrant les yeux, je fus béni d’un épais nuage de poussière.
Aveuglé, je me frottai vigoureusement les paupières.
Les chocs redoublèrent au point que je crus à présent que notre Seigneur, de son poing vengeur, martelait le plafond pour me libérer.
Me plaquant contre une paroi, les yeux irrités et remplis de larmes, j’eus bien la force de crier mais aucune voix ne pouvait dépasser ce vacarme.
C’est alors que les chocs s’adoucirent, se lièrent et se fondirent dans le brouhaha d’une mécanique céleste.
Et, au-dessus du mystérieux tapage, un son faible, distant, à peine audible, s’éleva lentement.
Je reconnus un sifflement dont la mélodie me vrilla les oreilles.
Sol, sol, sol, la, si, la…
Était-ce Philémon qui revenait?
Était-ce un autre?
Ne devais-je pas lire dans cette tonalité la suite de la missive divine?
N’hésitant pas, je me mis à accompagner le sifflement en chantant de tout mon souffle les paroles dont j’étais l’auteur...
— Au clair de la lune, mon ami Pierrot. Prête-moi ta plume pour écrire un mot... Ma chandelle est morte. Je n’ai plus de feu... Ouvre-moi, ta porte pour l’amour de Dieu.
Et pour l’amour de Dieu, l’être bruyant, habitant à l’étage supérieur, entendit mon chant.
Le vacarme cessa d’un coup et je pus entendre à travers les lattes du plancher une voix rauque d’homme demander...
— Y’a quelqu’un?
— Oui! répondis-je, fou de joie. Je suis enfermé dans la cave.
— Que fais-tu enfermé dans ma cave?
— Libérez-moi, monsieur et je vous raconterai mon malheur.
— Doucement, l’ami, rien ne me dit que ton malheur m’intéresse. Et puis, qui sait si tu n’es point un rat géant qui, ayant avalé des champignons badigeonnés de la potion grossissante d’un thaumaturge fou, attend sa libération pour dévorer Paris.
— Je ne suis point rat!
— Comment puis-je le savoir?
— Je parle!
— C’est un bon argument... À moins que tu ne sois prisonnier d’un rat rusé qui, te menaçant d’une épée, te forcerait à m’interpeller.
— Il n’y a pas de rats, ici!
— Dans ma cave? Point de rats? Tu te moques, l’ami!
— Point de rats géants, je vous le jure!
— Bon, ne bouge pas de là... Je vais venir voir.
— Merci, Monsieur.
Quelques minutes plus tard, la lourde porte s’ouvrit.
Ébloui par la lumière du jour, je dus me couvrir les yeux.
— Je suis seul et sans arme, annonçai-je à mon libérateur invisible.
— Dépêche-toi de sortir de là!
Trop heureux d’obéir, je grimpai les marches en toute hâte.
Ma vision s’ajustant, je fus pris d’une grande terreur en découvrant l’être qui m’avait libéré.
C’était un homme très grand et affreusement maigre, aux longs cheveux noirs, filandreux et gras.
Sa barbe éparse et ses grands yeux cernés de violet attestaient d’une vie dissolue et agitée.
Il tenait dans la main droite une serpette et dans la gauche un lourd marteau.
Mais, le plus effrayant était ses mains et son long tablier qui dégoulinaient de sang frais.
Blêmissant devant pareille apparition horrifique, je ne pus que maudire la malchance qui me faisait passer des mains d’un voleur à celles d’un assassin.
Ne sachant comment réagir, je levai les bras au ciel.
— Ne me tuez pas! suppliai-je.
— Pourquoi le ferais-je? me questionna mon libérateur. Tu n’es point le rat géant que je craignais... À moins que, par le sortilège d’un mage farceur, tu ne sois un rat qui, de jour, prendrait l’apparence d’un homme et, de nuit, celle d’une… d’une…
— D’une musaraigne?
— Ah! Ah! Je t’ai flairé, bête impie!
Élevant son marteau, l’inconnu s’avança vers moi.
Fermant les yeux, je ne pus que me couvrir la tête de mes mains tout en criant...
— Ne me tuez pas! Ne me tuez pas!
— Allons l’ami, je me moquais de toi. Décidément, tu n’as pas l’esprit porté à la fantaisie.
— D’habitude si, mais vu les circonstances…
— Que t’est-il arrivé?
— J’ai été assailli par un vaurien qui m’a volé mes habits et m’a enfermé dans ce lieu maudit.
— Allons, bougre, n’accable point ton voleur! Comprends son geste!
— Le comprendre?
— À l’époque misérable où nous vivons, on ne peut condamner les gredins! Le peuple privé de pain et privé de justice par une oligarchie spoliatrice n’a plus que le vol pour s’alimenter. Ton assaillant, t’estimant cossu, t’aura vu en victime raisonnable. Mais, sache que ce soir, grâce à toi, une famille nombreuse de pauvres misérables mangera enfin à sa faim.
— Il a pris tout ce que je possédais. Je n’ai plus rien!
— C’était pour mieux te démontrer de quelle manière se comportent l’odieuse noblesse et l’infâme clergé. Ces bandits, cachés sous leurs perruques et leurs calottes, n’ont point honte de nous arracher nos derniers lambeaux de chemise, nos derniers lambeaux de dignité.
En temps normal, j’aurais durement condamné ce discours sacrilège et antisocial quitte à dénoncer aux autorités cet agitateur.
Mais, le personnage venait de me libérer et de plus, il brandissait encore sa serpe et son marteau.
— Vous avez certainement raison, dis-je, repentant. Mais, voici que mon voleur m’a ramené à l’état de pauvre. Dois-je, dans votre logique, vous détrousser à mon tour?
— Pas la peine d’user de violence! me rassura l’étranger en abaissant ses outils.
— Vous m’en voyez ravi!
— Viens, garçon... Je t’offre volontiers un bout de pain et de quoi te vêtir. Suis-moi…
J’hésitai à pénétrer dans le logis du personnage.
N’avais-je pas déjà appris à me méfier?
Mais, dans ma situation d’impécunieux, avais-je seulement le choix?
N’étais-je point fait comme un rat?
— Allons, dépêche-toi, m’ordonna l’exterminateur.
La queue entre les jambes, je le suivis d’un museau méfiant.
Après avoir franchi une porte basse et longé un interminable couloir humide, nous grimpâmes un escalier en colimaçon pour arriver sur une étroite galerie qui surplombait une grande salle.
Me penchant par-dessus la balustrade, je découvris à l’étage en dessous un spectacle des plus extraordinaires.
Au beau milieu du plancher, un insecte gigantesque tout vert et taché de sang reposait inerte sur un amas de vieux papiers.
Terrifié par la monstruosité, je demeurai sans bouger.
Était-ce ce scarabée géant qui, au milieu de son piège, frappait de ses pattes le plafond de ma cave?
— Allons, l’ami, ne crains rien!
— Qu’est-ce donc que cette… chose, en bas?
— C’est ma femme! me répondit jovialement le personnage.
— Votre femme?
— Une bien curieuse histoire, je te l’assure... Figure-toi qu’un matin, ma tendre épouse a refusé de quitter son lit. Pas moyen de la bouger de là! À chaque fois que je lui rendais visite, je la trouvais de plus en plus grosse, de moins en moins humaine. Elle ressemblait à une grosse larve et, ensuite, elle s’est… métamorphosée. Regarde à présent son état! Courage, l’ami! Viens la saluer!
Tremblant de terreur à l’idée d’approcher pareille abomination, je voulus m’enfuir mais mon hôte, d’un regard dément, me signifia que toute fuite serait fatale.
Je fus bien obligé de descendre l’escalier qui nous ramenait à l’étage inférieur.
Gardant les yeux fixés sur le monstre endormi, je pus, en m’approchant, percevoir sa morphologie.
Ce n’était nullement la carapace d’un scarabée mais une énorme construction de bois, une mécanique fort complexe qui, vue d’en haut, avait la forme d’un insecte.
Observant ma réaction ébahie, mon guide ne cessait de s’esclaffer.
— Tu m’as cru! Tu m’as cru! Tu as vraiment cru que c’était ma femme! me nargua-t-il.
— Euh… Je… J’avais quelques doutes, répondis-je.
— Je parie que tu ne sais même pas ce que c’est...
— En effet, répondis-je humblement. Je ne sais pas.
— Tu vas voir! Allez, tourne la grosse manivelle, là!
— Celle-ci?
— Non, l’autre.
J’obéis et tournai la poignée comme si je remontais de l’eau d’un puits.
L’appareil résista à mes premiers efforts mais doucement je sentis l’étrange mécanique s’ébranler.
Des rouages tournaient.
Des palans s’élevaient.
À chaque tour de manivelle un levier cognait violemment contre le plancher ce qui produisait le fracas caractéristique qui m’avait tant impressionné.
Mieux encore, à chaque tour de manivelle, une feuille de papier imprimée retombait dans un séchoir.
— Une presse! m’exclamai-je
— Non, mon ami! Une presse, c’est tout juste bon pour le raisin! Cette petite merveille, unique en France, s’appelle une iodleuse du Wurtemberg mais je l’ai baptisé impie mante du fait qu’elle ressemble à l’insecte carnassier.
— Je lui trouve plutôt un air de scarabée.
— Je parle de son caractère, précisa-t-il, en caressant l’engin affectueusement.
— C’est mauvais signe, arguai-je, en soufflant de plus en plus à tourner la manivelle.
— C’est une mécanique perfectionnée qui permet des tirages rapides et en grande quantité.
— Vous l’avez inventée?
— Hélas, je n’ai pas ce génie... Je l’ai commandée à un artisan de Heidelberg. L’embêtant est qu’elle m’a été livrée en pièces détachées et que la notice explicative était en allemand. J’ai dû la monter et la démonter dix fois avant qu’elle fonctionne et encore, je n’ai même pas utilisé tous les leviers.
Alors qu’il poursuivait son exposé, je sentis la manivelle résister.
Je forçai.
— Arrête, malheureux! Arrête!
Je lâchai tout.
Le curieux personnage se précipita pour examiner la cause du blocage.
— Comme tu vois, elle est délicate... C’est surtout le problème du papier. Il est de mauvaise qualité et d’un grammage inégal.
L’homme extirpa d’un coffre une grande feuille toute mâchée et toute tachée d’encre rouge.
De l’encre rouge!
Voilà qui expliquait l’état vestimentaire de mon sauveur.
Il jeta la boule froissée dans un coin parmi une pile d’autres déchets.
Après pareille suée, le courant d’air glacé qui traversait le lieu me cingla le dos.
Je me frottai les bras pour apaiser ma chair de poule.
— Prends donc un haillon sur la pile, là-bas, me signifia l’imprimeur. Des vieilles loques que j’utilise pour essuyer l’encre.
— Ici?
— Oui, prends la moins déchirée. Je vais nous servir du vin.
Fouillant parmi les étoffes toutes rouges, empesées d’encre, j’extirpai une immense chemise.
J’hésitai à l’enfiler tant la crasse et les souillures la rendaient repoussante, mais avais-je un autre choix?
— Morbleu, tu ressembles à un véritable apprenti encreur, m’encouragea le personnage.
— Pourquoi de l’encre rouge?
— Ce n’est point de l’encre! C’est du sang!
— Du sang! m’exclamai-je horrifié.
— Tu y as cru! Tu y as cru! dit-il en éclatant de rire.
— C’est que…
— Pourtant, ce n’est pas complètement faux. Faire couler l’encre, c’est faire couler le sang... En vérité, j’achète mon encre en Westphalie mais j’ai dû faire une erreur lors de ma dernière commande.
— Pourquoi vous approvisionnez-vous en Allemagne?
— Gutenberg, mon ami! Gutenberg! L’Imprimerie est à l’Allemagne ce que la Banque est aux Pays-Bas... Ces peuples voisins offrent compétence et sérieux.
— Et la France?
— Un peuple de farfadets vaniteux et paresseux. Je fais autant confiance à un Français qu’à un joueur d’hombre nain et borgne.
— Je suis français!
— Tu es un rat! Les rats n’ont pas de nations. Où qu’ils vivent, ils sont tous frères! C’est l’internationale du surmulot, commensal du genre humain! Comment t’appelles-tu, le rat?
— Matador.
— Le rat Mado! Un fort bon nom... Es-tu de l’opéra?
— Presque… Je suis comédien.
— Je l’ai deviné à ton élégante élocution. Eh bien, moi je me nomme Frank, mais je n’en fais pas grand cas. Par Junon, buvons plutôt au théâtre des rats!
Amicalement, l’individu me tendit sa bouteille.
J’avalai une petite gorgée d’un vin amer qui tortura mon ventre vide de contractions oppressantes.
Je ne vis pas une miette du pain annoncé et je craignis que ce citadin n’ait remplacé, tout comme bon nombre de parisiens, le pain par le vin.
— J’ai commencé en imprimant du théâtre, reprit-il. Regarde sur les étagères, là-bas.
— Où?
— À ta droite.
— Ici?
— Oui, devant ton museau.
En effet, je découvris, sous un amas de poussière, quelques vieux programmes et recueils.
— Comme tu le sais mieux que moi, poursuivit-il, il n’y a pas d’argent dans le métier. Trop de filous et de mauvais patrons!
— Ah, bon?
— Ensuite, je me suis mis au roman anonyme...
— Anonyme?
— L’étagère en dessous.
Je découvris de petits livrets, aux titres évocateurs, reliquats de la production éternelle de la littérature licencieuse.
— Trop de concurrence! soupira Frank. On en trouve sous tous les manteaux à tous les coins de rue. Entre nous, ils sont tous pareils et il te suffit d’interchanger les titres. Mais, par les temps qui courent, ce n’est plus le boudoir qui intéresse les Français mais bien la philosophie. Regarde devant tes pattes!
Je ramassai un feuillet sur lequel était imprimé un texte prônant la subversion.
En trois lignes, le pamphlet appelait à se défaire du roi, du clergé et de quasiment toute notre bienveillante organisation sociale.
— Ça se vend? demandai-je.
— Nenni! Les Français n’ont pas d’argent pour acheter des idées. Ça se donne! Un jeune médecin me paye pour imprimer sa prose. Il se fait appeler l’ami du peuple... Qu’est-ce que tu en penses?
— Je ne puis imaginer qu’un homme sensé réclame pareilles horreurs. Comment imaginer le royaume de France sans notre bon roi?
— Ça s’appelle l’anarchie, mon ami, et ce sont nos dirigeants qui nous y poussent.
— L’anarchie n’est point mode de gouvernement.
— Le meilleur! Imagine un monde sans nations, sans lois, sans police. Ce ne pourrait être que le paradis.
— Les hommes sont si vils. Sans gendarmes et sans armées pour nous défendre, nous ne cesserions d’être des victimes.
— Victime, tu l’as été ce matin, malgré toutes les lois en vigueur.
— Je compte porter plainte.
— Pour te plaire et à la seule condition que tu lui graisses la patte, ton policier matou arrêtera le premier rat innocent qu’il croisera. En portant plainte, tu feras de nouvelles victimes. Le père en prison, l’épouse succombera. Les enfants finiront exploités. Beau geste, que le tien!
— Et s’ils arrêtent le véritable coupable?
— Comment le feraient-ils? Connais-tu son nom? Sa résidence? Ses parents?
En effet, que savais-je véritablement de ce fourbe de Philémon?
— Euh…
— Cesse de croire en toutes ces sornettes, rat Mado... Tu devrais t’estimer heureux d’être en vie et de partager ma compagnie. Tu vois bien que la justice est aveugle et incapable. Elle n’est là que pour défendre la noblesse. Tu serais noble! Je dirais, là, c’est une autre histoire… Mais, nous autres rats, nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes. Debout, les damnés de la terre! Debout, les forçats de la faim! Nous n’avons pas besoin d’une société qui ne cesse de nous exploiter. L’anarchie! L’anarchie!
— Heureusement, ce n’est pas pour demain!
— Battons le fer quand il est chaud! Le système est en train de s’écrouler! Le roi a été spolié! Je le sais, c’est un coup monté! Un complot! Orchestré par des gens plus dangereux encore! Le roi n’a plus un louis dans ses coffres et ce ne sont pas les céphalopodes qui pourront le sauver. Le peuple, pauvre comme jamais, est un baril de poudre prêt à exploser. Il ne manque plus que l’étincelle.
— C’est affreux! Je ne m’étais pas rendu compte que nous étions dans une situation si critique.
— C’est normal puisque tu es comédien. Vous autres artistes vivez dans l’insouciance. Ah, si j’avais compris que la félicité de l’âme résidait dans la plume et non point dans l’encre. À propos de bouteille à l’encre, tu connais certainement le Batave!
— Non, je ne parle que le Français.
— Je te parle du père Batave. Il a un théâtre du côté de la Bastille. J’ai une livraison pour lui. Tu pourrais peut-être me rendre ce service du fait que je t’ai sauvé la vie?
— C’est que…
— Allons, tu me dois bien ça. C’est l’affaire d’une heure... Tu lui portes ce paquet, là.
— Celui-ci?
— Oui.
— C’est un programme pour son théâtre?
— Non, c’est un pamphlet qui brocarde Marie-Antoinette, laquelle est sous l’emprise de Cagliostro.
— Ah, bon?
— Le théâtre est un lieu de prédilection pour déverser l’anarchie... Le public, hypnotisé par la mélopée lassante de la versification, y ouvre son esprit aux idées.
— Ah, bon?
— Surtout au moment du bâillement! C’est un phénomène naturel qui fait l’objet d’études avancées, notamment de celles du jeune médecin dont je te parlais.
— C’est intéressant…
Mais, cesse donc de bayer aux corneilles, le bougre, et file vite à la Bastille!
Tu demandes le père Batave!
Allez, hâte-toi et ne te fais surtout pas prendre.
Si un gendarme t’arrête avec ça sous le bras, tu seras pendu.
Et si tu lui dis où j’habite, j’aurai ta tête!
D’un geste résolu, Frank me tira par le bras et me fit franchir une petite porte basse.
Puis, sans le moindre mot d’adieu, il me claqua la porte au nez.
Au milieu du coupe-gorge, j’entendis les nombreux loquets se refermer dans mon dos.
Encore secoué par cette rencontre, je m’estimai loin d’être sauvé.
Les passants qui défilaient m’observaient avec suspicion.
J’eus bien l’envie de jeter mon lourd paquet sur le premier dépotoir venu mais ç’aurait été manquer à ma parole.
En outre, la perspective de rencontrer un directeur de théâtre me réjouissait et ce papier représentait une bonne carte d’entrée.
Je pourrais certainement parler de ma pièce à ce nouvel inconnu.
Je ne jouerais assurément mon œuvre qu’au Théâtre-Français mais un peu de concurrence entre deux maisons, surtout au moment de signer mon engagement, ne pouvait être que favorable.
Enfin, ce père Batave pourrait m’offrir un repas chaud et peut-être un bon lit pour la nuit.