Pour qui ne connaîtrait pas une métropole de la taille de Paris, sachez qu’il est difficile pour un nouvel arrivant d’y retrouver son chemin.
Par ailleurs, je n’avais guère le loisir de flâner car toute mon attention se portait sur mes pieds.
Rien n’est plus dangereux que le pavé parisien.
La multitude d’immondices, d’éclats de verre et de clous rouillés représentaient d’infinis périls pour le va-nu-pieds que j’étais.
Néanmoins, je n’étais point mécontent d’avancer tête baissée.
Mon accoutrement, simple chemise déchirée et tachée de rouge, attirait l’attention.
Sans culotte et sans pantalon, je craignais de me faire interpeller par la maréchaussée.
Que penserait-elle de ma littérature séditieuse qui invitait à trucider la truculente Autrichienne?
Pour m’aider à me diriger, j’eus recours au miracle qui veut qu’un bon bougre fleurisse à chaque recoin de notre cité.
Les mendiants, me prenant à tort pour l’un des leurs, me servirent de cicérones.
Du fait de leurs dictions épaisses et de leurs indications confuses, je n’arrivai à la Bastille qu’à la nuit tombée.
Fourbu, meurtri et désorienté par tout ce qui m’était arrivé, je maudissais sans fin l’immonde Philémon Champard, responsable de ces épreuves en deçà de ma condition.
Que j’avais été sot!
Que j’avais été nigaud!
À repenser à mon amour-propre ainsi entaché, ma poitrine se serrait de honte.
Levant les yeux vers la forteresse sombre et menaçante qui trônait à l’extrémité de la place, j’eus un frémissement en imaginant les innombrables détenus qui peuplaient cette maison du roi.
Pourquoi notre souverain avait-il tant d’ennemis?
Que lui voulaient tous ces gens?
Quelle était cette nouvelle mode qui consistait à conspuer en continu notre concorde?
Alourdi par mon fardeau du dernier cri, j’appréhendais qu’on m’y offre logis.
Me hâtant de fuir ce symbole de l’autorité, j’enfilai la chaussée Saint-Antoine à la recherche du père Batave et de son théâtre.
Apercevant un homme du métier, j’interpellai un colleur d’affiches...
— Pardon, mon brave, mais je recherche le théâtre Batave.
— Le théâtre Batave? s’interrogea, avec un fort accent, le bonhomme tout plein de colle. Connais pas! Eh, viens plutôt au théâtre des Barreaux, à deux pas de la prison. On y joue un spectacle très drôle.
— Lequel?
— Marius et Cinna de Corneille.
— Marius et Cinna?! Corneille n’a jamais écrit pareille tragédie.
— Eh, bonne mère, tu me prends pour un menteur? Lis donc l’affiche, Mossieur je-sais-tout!
En effet, je lus Marius et Cinna de Marcel Corneille. À noter que Cinna et Corneille étaient imprimés en lettres immenses.
— Qui est ce Marcel Corneille?
— Un compatriote phocéen, un galérien de la galéjade. L’histoire se passe sur le Vieux-Port autour d’une partie de cartes.
— Il doit s’agir de Marius Caïus et de Lucius Cornelius Cinna, remarquai-je avec érudition. À ne pas confondre avec le Cneïus Cornelius Cinna de l’autre Corneille. Mais, que font-ils à Nice?
— Pas Nice! Marseille! Eh, i’sont venus avec César!
— César?! C’est complètement anachronique cette histoire!
— Eh peuchère, c’est une comédie méridionale… Trois rois qui font la fête… Un peu comme à l’Épiphanie, tu vois?
— Qui gagne la partie?
— Eh, tu me crois assez marteau pour te le dire? Dépêche-toi vite de courir au théâtre des Barreaux, le spectacle va bientôt commencer.
— Hélas, j’ai promis de livrer ces papiers importants au théâtre Batave.
Le Marseillais se pencha pour lire le titre du premier feuillet.
— Eh, fada! Cache ça! T’as de la chance que je ne sois pas un mouchard... Ce n’est pas le théâtre Batave que tu recherches mais le théâtre de la Bougie.
— Le théâtre de la Bougie?
— Eh, c’est la troupe du père Batave!
— Pourquoi la Bougie?
— Eh, souffler n’est pas jouer!
— Où se situe ce théâtre?
— Eh, c’est une troupe ambulante qui monte ses tréteaux au coin des rues. Des amateurs qui ne respectent rien! Ils ne font que de l’italien.
— De l’italien?
— Eh, la commedia dell’arte! Capitan! Arlequin! Pierrot!
À ces énumérations, je sentis l’haleine chaude de Dieu souffler sur ma nuque.
Mon divin maître me guidait comme il n’avait jamais cessé de le faire.
Ce théâtre italien qui, autrefois, avait si bien inspiré Molière était également à la source du mien.
Au Clair de la Lune racontait la rivalité de nos deux nations à dominer la scène.
D’un côté le français, rigoureux, rigide et ronflant et de l’autre l’italien, léger, ludique et libre.
Le marseillais était, bien évidemment, quelque part entre les deux.
— Où puis-je trouver la troupe du théâtre de la Bougie?
— Vé, tu vois les deux roulottes, tout là-bas, au pied de la Bastille?
— Oui.
— Eh peuchère, il est là ton théâtre!
— Merci, l’ami. Tu m’as fort bien aidé. J’espère un jour te rendre la pareille. Quel est ton nom?
— Barbaroux!
— Barbaroux?
— Je suis comédien, conclut le méridional, tout fier, en reprenant son travail d’afficheur.
Décidément, le théâtre parisien semblait attirer les foules tant sur la scène que devant.
Il ne devait pas être aisé de se faire remarquer sans appuis.
Par bonheur, je n’avais pas à me tracasser de la concurrence.
J’étais déjà sauvé et, dès le lendemain, j’entrerais par la grande porte.
Les deux roulottes indiquées étaient dans un piteux état.
Montées sur de grosses pierres, elles n’avaient plus de roues.
Autour d’un maigre feu, quatre silhouettes se tenaient chaud en chantant du Villon.
M’approchant du cercle, mais demeurant sur mes gardes, j’attendis la fin de la Ballade des Pendus avant de me gratter la gorge et d’annoncer...
— Bonsoir la compagnie!
La musique cessa.
Les formes se figèrent.
— Bonsoir, répétai-je. Je recherche le père Batave.
D’un seul coup, une montagne se dressa.
L’énorme bonhomme qui me tournait le dos s’approcha de moi.
— On dit... Monsieur Batave! me corrigea-t-il d’une voix forte et résonnante.
— Êtes-vous monsieur le Batave?
— Non, mon gaillard! N’entends-tu point? Je suis Pierre Batave... Batave, c’est mon nom. Je suis de Nantes et point d’Anvers. Et toi, qui es-tu?
M’agrippant par le bras, le géant me tira vers la faible lumière.
Je découvris son profil.
Pierre Batave possédait un épais visage en forme de poire qui se caractérisait par deux grands yeux globuleux et une bouche monumentale. Le minuscule chapeau rond qui ornait le sommet de son crâne ajoutait néanmoins une touche comique à une figure par ailleurs effrayante.
— Tu viens acheter un tapis? aboya-t-il avant que je ne réponde.
— Un tapis?
— Pour ton maître! Viens par ici que je te montre la marchandise.
— Je ne désire point de tapis.
— Que me veux-tu alors, nom de Dieu?
Son juron blasphémateur m’ébranla et me terrorisa.
Usant de mes deux mains tremblantes, je lui tendis mon paquet.
— Je vous livre ceci de la part de… de… qui vous savez.
À la vue des philippiques, les traits du colosse s’éclairèrent.
Il me présenta alors un sourire démesuré qui fendait ses joues en de longues fossettes oblongues.
Ce sourire bienveillant, illuminant à lui seul toute la place de la Bastille, m’hypnotisa.
— Mon garçon, on peut dire que tu arrives à point nommé!
M’arrachant le ballot des doigts, il entoura d’une main épaisse l’arrière de mon cou avant d’ajouter...
— Allons, viens te joindre à nous, l’apprenti!
Me poussant en avant, il me dirigea vers le cercle.
À la lueur de maigres flammes, je pus à peine distinguer les trois autres visages, un homme et deux femmes, qui m’observaient avec défiance.
De sa main, toujours sur mon cou, Pierre Batave me força à m’asseoir sur un rouleau épais et dur.
Je crus d’abord que c’était un tronc d’arbre mais je réalisai que c’était un vieux tapis roulé.
Assis à ma droite, m’écrasant de son volume gargantuesque, mon hôte s’empressa de trancher le lien qui retenait le papier.
Froissant dans ses mains la première feuille, il la jeta dans le feu.
Le subit regain de flamme réchauffa nos cœurs.
Mieux encore, je pus à présent distinguer les personnages qui se taisaient.
Des deux femmes, encore jeunes, l’une était petite, blonde et fine.
Sa voisine était large, noire et généreuse.
Le troisième larron, au visage sombre et effilé, ressemblait à une fouine.
— Je n’ai pas bien saisi ton nom, me demanda mon voisin.
— Matador! répondis-je d’une petite voix timide.
— Toréador! s’exclama le géant. Tu ne manques pas de prétentions, mon garçon!
— Non… Matador!
— On t’a bien compris! Mais, c’est le taureau qui aura tes cornes... Pas vrai, Luis?
L’homme en face ponctua la remarque en tapant contre la caisse de son étrange luth tandis que sa voisine agitait un tambour de basque.
— Il est tard, la corrida attendra bien demain! Allons bois, vaillant Matador, m’ordonna Pierre Batave en me tendant une timbale de fer. Bois à la santé de notre reine qui, ce soir, nous réchauffe.
J’avalai d’un trait le vin qui, affreusement doucereux, redoubla l’effet de chaleur.
— Êtes-vous bien la troupe du théâtre de la Bougie? demandai-je faiblement.
— Non, répondit catégoriquement le géant. Tu es ici au Tapis Vert!
— Pardon?
— Nous sommes marchands... Nous vendons des tapis d’Orient fabriqués à Lyon.
— Et le théâtre?
— Mon garçon, il n’y a pas d’argent dans le théâtre. L’époque est impossible et il faudrait être fou pour vouloir se lancer dans ce milieu. Et pourtant, ventrebleu, il n’est pas un quidam du quartier qui ne prétende être le nouveau Racine. Jette une pierre dans la foule un jour de marché et tu seras assuré d’assommer un grand dramaturge. Tous des farfadets! Le théâtre a disparu... Peut-être qu’au siècle dernier, cela marchait encore mais, à présent, c’est cuit... Dépités par trop de mauvaises pièces, les Français se contentent de spectacles importés. Il n’y a que les Italiens qui sachent nous soutirer nos sous. Et puis, comme toujours, la France manque de bons auteurs!
— Je suis auteur.
— C’est donc celle-là ton arène? J’aurais dû m’en douter à voir la façon dont tu as renversé ton encrier. Ne me dis pas que tu es un de ces pauvres garçons à peine instruits qui, plutôt que d’apprendre un honnête métier, gâchent leur jeunesse au théâtre. Sans rien savoir du monde qui les entoure, ils gaspillent du bon papier à rédiger d’infâmes tragédies toutes plus insipides les unes que les autres où un roi antique dépoussiéré, de je ne sais quelle tournure d’esprit cuistre, nous endort.
— Non, j’écris des comédies...
— Ah oui, cette fameuse comédie à la française qui ne fait rire personne... Non, mon garçon! Sache-le une bonne fois pour toutes... Le Français ne sait pas divertir. Dans le meilleur des cas, il est tout juste capable d’abaisser son pantalon. Connais-tu seulement le théâtre anglais à la fine répartie? Et le théâtre italien, si brillant dans ses rebondissements? Je t’assure, mon garçon, même la comédie germanique est plus drôle que la nôtre.
— Et Molière?
— Molière! Encore et toujours ce Molière! C’est donc ces mots-lierres qui t’inspirent? Eh bien, laisse-moi te dire ce que je pense de ton ligneux! Molière est justement le problème du théâtre en France. De tirades ineptes, il a détruit le grand art de la farce en faisant croire aux scribouillards que la comédie se devait de porter un message, de délivrer une philosophie... Une philosophie? Si je veux une philosophie, bougre, je ne vais pas au théâtre mais à Bicêtre, chez les fous!
L’auditoire ponctua sa remarque de petits rires.
— Le théâtre, poursuivit-il, n’est point une église et encore moins une école où les vaniteux prêchent leur vision pédantesque du monde. Le théâtre est une machine! Une machine inventée pour transporter les hommes...
Pierre Batave tisonna le feu et remplit nos tasses.
Son vin et ses paroles s’alliaient pour m’étourdir.
— Une machine? demandai-je, confus. Vous parlez de la machinerie?
— Plutôt d’une machination! rétorqua-t-il, en riant.
— Je ne comprends pas.
— Je te parle d’une machine… Une machine! Comme, par exemple… une… une montgolfière.
— Une montgolfière?
— C’est cela, mon gaillard... Le bon théâtre est une montgolfière... Tu invites un pauvre hère accablé par le destin et tu le fais grimper à bord. Attention, au départ!
D’un bond, Pierre Batave se dressa sur ses puissantes jambes.
Levant ses immenses yeux vers la nuit étoilée, il poursuivit...
— Je suis Dieu! Je ne suis point le grotesque deus ex machina qui va tout résoudre à la fin mais le Dieu qui anime la machine. Je crée l’obscurité... De la terre des hommes, on ne voit plus rien. Et le pauvre bougre dans la montgolfière voit la lumière poindre à l’horizon. Il se tourne vers la scène éclairée. Il me voit, grimé et costumé, flottant à travers les cieux. Puis, d’une magie véritable, je le transforme en comédien. C’est lui qui devient le héros. C’est lui qui devient le maître de la terre!
Les bras levés au ciel, Pierre Batave demeura figé comme une statue puis, la réalité revint l’écraser et il reposa son postérieur sur son tapis enroulé.
— Qui osera, chez nous, écrire des histoires simples? Des histoires que l’homme de la rue pourrait comprendre? Pourquoi toujours ces pompeuses complications et ces tournures alambiquées? Je te l’assure, mon garçon, il n’existe pas une seule pièce de ton Molière qui me plaise. Crois-moi, le véritable théâtre reste à inventer.
Sur le moment, j’eus bien l’envie de le contrarier et de présenter à ces troubadours mon œuvre mais, en présence d’adultes étrangers, je fus bridé par une grande timidité.
Il m’apparut alors avec évidence que du monde, je ne connaissais rien.
Je m’étais fait du théâtre une idée personnelle et, à présent, dans les eaux froides d’un bain forcé, j’étais ébranlé par de violents doutes.
Étais-je original?
Possédais-je des qualités?
Mais par-dessus tout, épuisé par la plus dure journée de mon existence, je ne cessais de bâiller.
— As-tu au moins un logis, mon garçon?
— Non, répondis-je humblement.
— J’ai un vieux tapis dans lequel tu pourrais t’enrouler.
— Je vous remercie.
Le géant me serra fraternellement contre lui avant de me resservir du vin.
Cette première nuit à Paris, enroulé dans un tapis mité, en dessous d’une roulotte sans roues, au pied de la forteresse de la Bastille, ne ressemblait en rien à ce que j’avais pu imaginer.
Je dormis cependant comme un loir.
Ce brutal contraste entre la vie de coq et la vie de rongeur ne me troubla point.
Jeune de corps et d’esprit, j’avais encore la faculté de m’accoutumer à toutes les situations.
De même, j’avais, depuis toujours, rêvé d’aventures et je ne pouvais les dédaigner lorsqu’elles se présentaient à moi.
Mieux encore, j’étais entouré de gens du métier qui, même momentanément désabusés, possédaient l’expérience de grands aînés.
Enfin, j’estimais qu’un auteur devait posséder une bonne connaissance des us et coutumes du peuple, tant il est vrai que le théâtre français manquait trop souvent de réalisme.
L’aurore venue, des bruits de pas au-dessus de ma tête m’éveillèrent.
Le froid glacé du petit matin m’obligea à m’activer.
Malgré la belle saison, j’avais les pieds et les mains gelés.
Désireux d’aller voir si quelques braises couvaient encore sur le feu, je tombai nez à nez avec la compagne de Pierre Batave que je pus mieux jauger à la lumière du petit matin.
La petite femme gracieuse et svelte, qui me faisait penser à une biche, était malheureusement pourvue d’une voix de crécelle fort déplaisante.
Mes haillons lui arrachant de la pitié, la petite femme revint, chargée de vieux habits, beaucoup trop grands pour moi, qu’elle m’aida, malgré mes joues empourprées, à enfiler.
Je lui fus surtout reconnaissant pour la paire de sabots que je bourrai des derniers feuillets de l’imprimeur rouge.
Second à paraître, Luis la fouine nous salua à peine.
Quand il ouvrit la bouche pour la première fois, je crus deviner un accent maure.
Ce personnage aux traits de bretteur, tout de noir vêtu, disparut aussitôt à l’autre bout de la place.
Son épouse quitta la seconde roulotte.
Cette belle et grande femme, délicieusement plantureuse, possédait la peau la plus foncée que j’eusse jamais vue.
Elle chantait, plutôt qu’elle ne parlait et son air de pinson enjoué me fit renaître aux beautés de la terre.
Sans même les connaître, j’aimais déjà tendrement ces inconnus mais j’étais surtout envieux de la liberté morale qui émanait d’eux.
Pierre Batave descendit le dernier de sa roulotte.
Chaussé de ses bottes de sept lieues, le géant renifla l’air enchanteur puis, gonflant puissamment son torse, cria au monde...
— Audendum est aut omnia patienda.
Traduisant dans ma tête par...
Il faut oser ou se résigner à tout...
Je trouvai cette déclaration excellente et me promis d’en faire également ma devise.
Ce personnage m’inspirait beaucoup.
Après s’être rincé le visage à l’eau fraîche, Pierre Batave, usant de sa force phénoménale, se mit derrière une charrette à bras, lourdement chargée.
Poussant à l’arrière, je suivis la troupe de la Bougie, à travers la foule grandissante de la cité à peine éveillée.
Nous installâmes notre scène au coin d’une rue marchande.
Grimpés sur de simples tréteaux, sans décors ni costumes, Pierre Batave et les deux dames interprétaient des morceaux choisis du théâtre italien.
C’était des petites farces amusantes qui ne manquèrent pas de me faire sourire.
Après quelques minutes de représentation, alors que la foule s’était peu à peu amassée, Pierre Batave interrompit brutalement le spectacle pour, de sa voix profonde, faire la réclame des tapis qu’il avait en stock.
Aussitôt le spectacle suspendu, la foule s’éloigna au plus vite.
De nouveau seul avec ses tapis, le géant reprit le spectacle ce qui attira de nouveaux curieux et ainsi de suite...
Me régalant du répertoire animé de la troupe de la Bougie, je me demandais ce que pouvait bien fabriquer le Maure pendant ce temps.
Puis, observant la foule regroupée, je reconnus le sombre quidam qui, costumé en simple ouvrier, circulait à travers les curieux.
Pourquoi assistait-il à un spectacle qu’il devait connaître par cœur?
Deux heures plus tard, le théâtre fit relâche.
Pierre Batave, qui ne m’avait point oublié, me lança...
— Allons, viens mon garçon, nous avons assez travaillé pour aujourd’hui... Il est l’heure d’aller déjeuner.
— Déjà? remarquai-je. Je vous ai observé depuis ce matin et vous n’avez pas vendu un seul tapis.
— Et pourtant ma bourse est pleine!
Affichant un sourire désarmant, le géant exhiba une petite bourse qu’il agita sous mon nez et d’où émanait la mélodie incomparable des écus.
— Je ne comprends pas, fis-je tout étonné.
— Tu n’as pas à comprendre, mon gaillard. À ton âge, profite des joies de la vie. Observe, écoute et réfléchis... Un jour, lorsque tu seras enfin sage, tu nous écriras une belle histoire racontant tout ce que tu as appris. En attendant, régale-toi de mon pain.
Tous les cinq, car le Maure, après avoir quitté son costume d’ouvrier, nous avait rejoints, nous pénétrâmes dans l’auberge où la troupe avait ses habitudes.
Affamé comme jamais, je me jetai sur le pain et les pâtés au mépris des bonnes manières.
Rassasié, un grand verre de vin à la main, je déclarai...
— Cher Maître Batave, je vous remercie de tout mon cœur pour toutes vos bontés. Sachez que vous n’avez pas affaire à un ingrat. Vous ne le savez pas mais, dès aujourd’hui, je serai riche et adulé. Dès que ma pièce de théâtre sera glorifiée, je vous proposerai des rôles. Je crois que vous pourriez interpréter le mystérieux Florentin qui apparaît au premier acte.
— Un Florentin?! s’écria Pierre Batave. C’est ma spécialité! Vingt ans de commedia dell’arte!
— Justement, c’est de cette dernière que traite ma pièce. L’esprit français opposé à l’italien... L’histoire se déroule à l’époque du grand roi Louis XIV, de maître Lully, du librettiste Quinault, de Molière, des Béjart et de l’abbé Perrin.
— Quel en est le titre?
— Au clair de la lune... C’est une comédie en cinq actes. Désireriez-vous l’entendre?
— Mais, très volontiers, mon garçon. Nous avons assez joué pour aujourd’hui. C’est à ton tour de nous divertir...
Et c’est ainsi qu’à même la table grasse de déchets, usant de bouts de mie de pain façonnés, je recréai mon petit théâtre.
Interprétant tous les rôles, sans craindre cette fois-ci qu’un incendie m’interrompît, je jouai comme je ne l’avais jamais fait.
Mon public réduit, ces quatre spectateurs devant mon nez, me portait de ses rires et de ses réactions spontanées.
Mais c’était l’hilarité féroce de Pierre Batave qui me faisait le plus vibrer.
Presque deux heures plus tard, les bouts de pain redevenus informes, ayant avalé d’un trait un dixième verre de vin, je déclarai simplement...
— Rideau!
Le silence retomba.
Chacun s’observait.
Anxieux de leur tirer une réaction, j’ajoutai...
— Qu’en pensez-vous?
Je me tournai vers Pierre Batave car c’était au chef de parler le premier.
Plutôt que d’ouvrir la bouche, il éleva ses énormes mains, véritables battoirs, pour les frapper l’une dans l’autre.
Ce geste fut aussitôt imité par les trois autres qui me baignèrent d’une douce mélopée d’applaudissements.
Ravi, je bondis sur me pieds et les saluai d’une courbette.
— Merci, merci! répétai-je sans fin.
Puis, cessant de battre des mains, Pierre Batave reprit un visage grave.
Avec le plus grand sérieux, il me confia...
— Mon garçon, je ne sais rien de toi... Je ne sais rien de tes origines. Je ne sais rien des motifs de notre rencontre mais sache que ce matin, à partager ton esprit, tu m’as redonné la foi. Ta comédie est un véritable chef-d’œuvre et cela fait des lustres que je ne me suis tant amusé. Et je ne dis pas cela pour te faire plaisir. Demande aux autres, je suis, à l’accoutumée, le plus féroce des critiques surtout en matière de comédie.
— Merci, dis-je en rougissant.
— Laisse-moi ajouter… Et j’ai prononcé ces paroles trop rarement, que… c’est exactement le genre de spectacle que je souhaiterais monter.
Sa réflexion me surprit à peine.
Pour dire vrai, je m’y attendais mais je leur devais la vérité.
— Malheureusement, intervins-je, je réserve ma pièce pour le Théâtre-Français... J’ai justement aujourd’hui une entrevue avec son directeur.
— Avec le sot?
— Pardon?
— Au Français?
— En effet!
— Eh bien, cher Matador, on peut dire que tu es un garçon qui sait bien cacher son jeu. Bientôt, tu vas nous raconter que tu es noble.
— Euh…
— Je suis ravi pour toi... Il n’existe pas de théâtre en France qui soit plus prestigieux que le Français. Tu ne le sais pas mais il y a fort longtemps, j’en étais moi-même sociétaire.
— Pourquoi l’avez-vous quitté?
— On m’en a chassé.
— Comment est-ce possible?
— Peu importe mais je suis tout à coup pris d’une envie terrible, si tu me l’autorises, d’y retourner... Fais-moi le plaisir de t’y accompagner!
— C’est que…
— Mais, pour une entrée digne de ce nom, nous devrions songer à nous costumer...