Dans un élan frénétique, la troupe du théâtre de la Bougie, menée par l’incomparable sieur Batave et mue par la seule idée de rendre une petite visite au Théâtre-Français, se déchaîna.
On tira des roulottes de grands coffres que l’on fouilla méticuleusement pour en extraire chapeaux, masques et costumes.
Tous étaient unanimes.
Je ne pouvais me présenter devant monsieur le directeur que déguisé en Pierrot, le visage enfariné, vêtu du trop large costume blanc orné de gros boutons noirs.
Madame Batave se chargea de mon grimage pendant que le Maure remontait les roues aux essieux de l’une des roulottes.
Tenaillé par le souci de ne point arriver en retard, je les suppliai de faire au plus vite, mais mes prières demeurèrent lettre morte.
Dans le chant et la farandole, mes compagnons s’habillèrent à leur tour.
Pierre Batave s’affubla de son costume fétiche de Polichinelle, au gros nez crochu, bossu tant par-devant que par-derrière.
Son épouse se travestit en Pantalon, fesse-mathieu légendaire aux pantoufles noires, au chapeau rouge, aux moustaches effilées et à la barbe taillée en pointe.
Luis se grima en Arlequin et son épouse en Colombine.
Affreusement en retard sur l’horaire, nous nous élançâmes enfin à travers les rues grouillantes en direction du Théâtre-Français tout en chantant et en frappant dans nos mains, interloquant au passage le peuple bougon de Paris qui, affairé et tracassé, jalousait sans conteste notre légèreté.
En arrivant devant le théâtre, le cœur subitement serré, je me remémorai le court entretien de la veille.
Notre carnaval m’apparut subitement insensé mais, entraîné par le flot impétueux de notre cavalcade, je chassai toute idée de revers.
Mes compagnons étaient les garants de ma réussite.
Soutenu par l’opinion favorable qu’ils avaient de moi, je ne devais penser qu’au succès.
Philémon Champard était oublié, plus rien ne pouvait désormais m’empêcher d’atteindre à ma destinée.
Au son de la flûte et du tambour de basque, nous gravîmes les marches.
Pénétrant dans le vestibule le premier, le vigoureux Polichinelle, à la vue des dizaines de perruques qui encombraient le lieu, s’écria...
— Place! Place! Place à l’illustre Matador, sauveur du théâtre français!
Amusés ou offusqués, tous les inconnus présents se tournèrent vers notre farandole.
Une timidité subite me submergeant, je regrettai derechef notre spectaculaire irruption, me repentant, un peu tard, d’avoir révélé à cette troupe fracassante les spécificités de mes actes.
Notre tapage attira aussitôt l’attention de mon contact de la veille qui, n’ayant pas changé d’une plume, trotta jusqu’à nous.
— Fichez le camp! Fichez le camp, les saltimbanques! Vous êtes ici dans une maison vénérable et non point sur la place d’un marché. Dehors! Du balai! Du vent ou je fais mander les autorités...
Polichinelle le repoussa de sa bosse frontale.
— Silence, cloporte! Nous avons une entrevue urgente avec monsieur de Sceaux, le directeur de ce théâtre. Plus précisément, c’est notre jeune Pierrot de la lune qui doit le rencontrer… illico.
Me tirant par la manche, le père Batave me plaça entre eux deux.
À la façon dont il détaillait mon costume, l’individu devait croire à un Pierrot le fou.
— Mais cessez de crier si fort! rugit à son tour l’obstacle. Et puis, sachez que monsieur le directeur est fort occupé. Par ailleurs, ce personnage nous est complètement inconnu.
Grimé de la sorte, il ne m’avait évidemment point reconnu.
— Cher Monsieur, l’interpellai-je. Hier, vous avez accepté ma pièce ainsi qu’une autre pièce plus sonnante et plus trébuchante, m’informant que monsieur le directeur la lirait… Euh, la première… Je veux dire… Bien entendu… Ma pièce.
Tous les visages se tournèrent vers moi.
Le tambour de basque et la flûte se turent.
— C’est ce quidam qui t’a reçu? me demanda Polichinelle.
— En effet, il m’a dit qu’il allait…
— Mais cet imbécile n’est rien d’autre que le vestiaire! m’informa Pierre Batave.
Et pour mieux illustrer la qualité du quidam, Polichinelle frappa d’une vigoureuse calotte sa lourde perruque démodée.
— Hein, dis-le lui, bougre! Dis-le lui que tu es le vestiaire! Que t’y connais rien au théâtre!
Et sur ce, d’ajouter toute une série de claques.
— Mais… Mais, enfin! Cessez! Cessez ces manières!
— Ah, la racaille! Le malfaisant! Le vaurien! poursuivit le bossu géant en continuant ses coups. Tu arraches aux jeunes talents leur dernière pitance en leur faisant croire qu’ils seront lus. Ah, le pendard! Le mécréant!
La rage du bossu était à son comble.
Le vestiaire tenta de fuir à travers l’assemblée hilare, mais Pierre Batave ne cessait de le pourchasser, décidé à déloger la lourde perruque du sommet de son crâne.
Le public, qui n’avait rien manqué de notre avant-spectacle, se réjouissait crescendo de la savoureuse comédie lorsque tout à coup, du haut du grand escalier, une voix forte et autoritaire tonna.
— Qu’est-ce donc que ce vacarme?
Nous levâmes les yeux vers un petit homme en jaquette verte, fort replet, le nez surmonté d’un lorgnon, qui portait sous son bras d’épaisses liasses de documents.
— Monsieur de Sceaux, s’expliqua le vestiaire enfin décoiffé, ces affreuses gens ne veulent pas quitter le théâtre.
— Que désirent-ils, Lupin?
— Rien, messire! Ce ne sont que d’odieux agitateurs.
— Mais c’est faux! Ah, l’engeance! hurla Polichinelle qui se remit à frapper à tour de bras.
— À moi! Au secours! hurla Lupin en tombant à genoux.
Puis, me tirant à lui, le sieur Batave m’ordonna...
— Garde un œil sur cette vermine!
Ôtant son masque, le géant grimpa enfin quelques marches.
— Alors, le sot! Tu me reconnais à présent?
— Batave! s’écria le directeur. J’aurais dû m’en douter. Fichez-moi le camp, toi et tes bohémiens! Nous ne faisons pas dans le populaire, sacrebleu! Nous n’usons pas de grosses ficelles! Et encore moins de recettes faciles! Vous êtes dans la maison du roi et il ne veut point de vous. Notre sanctuaire sauvegarde la culture de notre superbe nation. Mais, que pourrais-tu y comprendre, infâme polichinelle? Tu vis dans le passé, le Batave! La commedia dell’arte est finie! Nous volons de nos propres ailes!
— Des ailes chargées de plomb!
— Comme je te le disais, l’ami… nos ailes… elles… sont propres!
— Allons, le sot, nous n’allons pas nous battre en vieux coqs! J’ai sous la mienne, un jeune poussin qui te rappellera le Pierrot, auteur de sulfureuses noces à l’italienne, qui, il y a peu de temps encore, remplissait la caisse.
— Ne me parle plus de ce mariage incivil! Nous y avons perdu nos plumes!
— Allons, monsieur le directeur, tout le monde sait que ça a fort bien marché!
— À quel prix!
— Celui du succès! Et, il est temps de le retrouver! Ce jeune garçon est un auteur français qui saura remplir ta salle avec le Tout-Paris. Et Dieu sait, ponctua-t-il en grimaçant devant la modicité des gens autour de nous, que tu en as besoin.
— Comment s’appelle-t-il ton favori?
— Matador!
— Encore un de tes mauvais garçons... Ne le laisse pas s’approcher de moi avant que je n’aie vidé mes poches.
— Sa pièce s’intitule Au Clair de la Lune! Un morceau inoubliable...
— Mon pauvre Batave, des nouvelles pièces à monter j’en reçois chaque jour des dizaines. Où que j’aille dîner, chaque convive, chaque invité, jusqu’à la maîtresse de maison, me couvre de papier. Mais, la vérité est qu’elles sont toutes mauvaises. Et encore, mauvaises, c’est encore trop aimable pour les qualifier. Pourquoi sont-elles si piteuses, demandes-tu? Parce qu’elles se ressemblent toutes!
— Eh bien, je t’assure que ce garçon a véritablement composé une œuvre nouvelle. C’est une comédie mais c’est pour beaucoup une satire. On y chante un peu, comme à l’opéra et, surtout, on s’y amuse comme jamais.
— Alors, monte-la toi-même, Batave! Je te jure, devant témoins, que je viendrai à la première... Et si toi et tes bateleurs parvenez à m’étonner, à me distraire, à me faire oublier les mille tracas qui empoisonnent mon monde alors, oui, j’engagerai ton jeune auteur. C’est promis! Qu’est-ce que tu en dis, Polichinelle?
— Mais, tu le sais bien, le sot! Je n’ai plus de théâtre et encore moins d’argent à y engouffrer!
— Débrouille-toi! Tu crois que j’en ai, moi, de l’argent? Regarde tous ces vilains autour de toi qui attendent pour me voir... Tu crois qu’ils sont là pour le spectacle? Non, mon ami, ce sont des créanciers! J’en reçois tous les jours. Et je vous le dis à vous tous, puisque vous êtes si commodément réunis... Le Théâtre-Français n’a plus d’argent! Le roi n’a plus d’argent! La reine n’a plus d’argent! La France n’a plus d’argent! C’est la banqueroute! La faillite de la nation! Oui, Messieurs, le moulin est à sec! La source est tarie! Alors, la meilleure chose pour vous tous, saltimbanques, escompteurs et autres commis de banques, c’est de prendre la porte! Oui, la porte! Allez, ouste!
Sur ce, l’empourpré Monsieur de Sceaux tourna les talons et disparut.
On entendit dans le lointain claquer une lourde porte.
Les créanciers grommelèrent et murmurèrent entre eux.
Pierre Batave redescendit vers moi.
Posant sa lourde main sur mon épaule, il ajouta...
— Voilà le métier que tu as choisi, mon garçon. Petit ou grand, on n’a jamais d’argent! Tout est à crédit! À découvert! Sur le fil du rasoir! Es-tu bien certain de vouloir poursuivre sur cette galère?
Évidemment tout cela était fort décourageant.
Si le premier théâtre de la nation était en faillite, la situation ne devait pas être très bonne pour ses concurrents.
Pourtant, au fond de moi, j’avais la conviction qu’un spectacle original, bien mené et drôle, saurait attirer les foules.
Il saurait soulever le peuple d’un enthousiasme nouveau.
Il suffisait de canaliser le mouvement en le dirigeant vers un théâtre populaire, inédit, peut-être en plein air.
Par exemple, nous pourrions monter nos tréteaux directement sur la place de la Bastille où le peuple entier viendrait participer à une nouvelle forme de comédie.
— Hélas, cher Polichinelle, répondis-je narquoisement, de toutes les maladies dont j’ai été infecté, la moins guérissable est celle du théâtre. Je suis mordu... Je ne sais pas qui est le responsable de mon état mais j’en suis devenu enragé. Je ne puis concevoir de m’arrêter. Je ne trouverai de guérison qu’en écrivant du théâtre dans le but avoué de monter sur scène. C’est mon unique rémission. Les faibles joies que j’ai éprouvées jusqu’à présent furent à inventer le théâtre de mes rêves. Vous ne le savez pas, mais j’ai abandonné beaucoup pour être ici. Je suis prêt à des sacrifices plus grands encore. Mon sauvetage pourrait avoir lieu dès samedi prochain à midi. D’une simple entrevue au Pont-Neuf, je pourrais reprendre le cours ordonné de ma vie. Eh bien, sachez que je ne me laisserai pas repêcher. Je désire aller au bout de ma liberté. Je crois fortement que Dieu et ma plume pourront me hisser sur le char qui mène à la réussite.
— Et si Dieu n’existait pas? me demanda à mi-voix le troublant comédien.
— Ne m’a-t-il pas déjà dirigé jusqu’à vous? À mes yeux, vous êtes la clef de la serrure d’une porte encore à trouver. Allez-vous m’aider?
— Ta foi, ta jeunesse, me rappellent les miennes... Tu m’insuffles le désir irrésistible de remonter sur une véritable scène. Entendu, mon garçon, j’accepte le défi du sot! Nous allons monter ta pièce!
— Ne disiez-vous pas que vous n’aviez ni argent ni théâtre?
— Nous ferons ce que nous faisons le mieux... Nous improviserons. Avec un peu de toile, quatre bouts de bois, on peut refaire Versailles. Les gens sont heureux de croire à tout ce que tu veux tant que tu sais, de ta plume facile, leur ouvrir la tête et laisser échapper leurs rêves.
Laisser échapper les rêves des têtes...
Une belle ambition tandis que dans la même cité, un jeune médecin, de son encre rouge, recherchait par tous les moyens à y faire entrer des idées.
Le soir même, de retour place de la Bastille, autour d’un feu de dissensions, un virulent débat s’engagea.
Le Maure ne voulait aucunement changer d’activité.
Il menaçait de quitter la troupe et d’emmener sa concubine.
Après de longues heures passées à argumenter, Pierre Batave finit par l’amadouer.
Ce géant au sourire de bonimenteur, plein d’élan et de conviction, possédait plus d’expérience qu’il n’en laissait paraître.
La magie du grand théâtre, il l’avait connue durant les années formatrices de sa jeunesse.
Il me rassura en disant qu’il n’existait point de sentiment plus fort au monde que celui de se tenir dressé chaque soir devant un parterre attentif.
Vivre le théâtre, c’était vivre la béatitude, c’était entrevoir les voies d’accès au royaume des cieux.
La nuit venue, enroulé dans mon tapis, je rêvai de toutes les représentations qui m’attendaient.
Charlotte serait présente le soir de notre première.
Assise au premier rang, à me dévorer des yeux, je la sentais séduite par ma célébrité.
Il n’est rien de plus merveilleux pour une femme que d’épouser un homme glorieux.
Partout où elle va, elle est accueillie, elle est saluée.
Elle se voit offrir en permanence un traitement de faveur à la seule condition de demeurer une épouse fidèle et sage.
La gloire, ce sable d’étoile, se colle à chaque pore de sa peau.
Les jours passèrent sans que je repensasse à mon passé ou à ma famille.
Samedi midi s’éloigna de lui-même sans que j’en fusse tracassé.
Nous étions tous fort occupés.
La troupe de la Bougie travaillait sans relâche tous les matins.
Comme elle ne vendait jamais un seul tapis, je finis par comprendre son manège.
Qui n’était pas très honnête, puisqu’en vérité Luis, mêlé à la foule, dérobait subrepticement les bourses des spectateurs pas assez méfiants.
— Pourquoi alors vendre des tapis? demandai-je à Pierre Batave.
— En interrompant le spectacle avec notre réclame, on déplace du même coup les curieux... Il est important qu’ils ne restent pas trop longtemps sur place car ils pourraient se méfier. Je ne souhaite nullement qu’ils cherchent dans leur escarcelle une pièce de monnaie pour nous la lancer. Ils croient que nous sommes des marchands et que nous gagnons notre pain à vendre des tapis. Point désireux d’être enjôlés à acheter notre piètre marchandise, ils s’éloignent au galop. Lorsqu’ils se rendent compte qu’ils ont été délestés, ils sont loin et ils ne peuvent imaginer que c’est chez nous que cela s’est passé.
— C’est du vol! m’offensai-je.
— Non, mon garçon, c’est le prix du spectacle! Après tout, à nous regarder, ils se sont divertis... Pourquoi ne devraient-ils pas payer?
— Le floué paye plus que raisonnable.
— Tu as raison car Luis parvient tout juste à s’emparer d’une seule bourse. Je dirais alors que c’est une forme de mécénat. L’imprudent paye le spectacle pour les autres, tout comme le fait le roi de France.
— Oui, mais le roi le fait volontairement.
— Le crois-tu?
— Oui.
— Le roi ne dépense point son argent! Il lui est soutiré de tous côtés. Il est bien incapable de faire des économies. S’il avait ce pouvoir-là, il pourrait fermer son théâtre ou cesser de soutenir les milliers d’entreprises qui vivent de ses subsides. Le roi de France est entouré de crapules qui, usant d’édits, de décrets et de lois, ne cessent de piocher dans sa bourse. Et crois-tu que le roi fabrique son argent? Nenni! Son argent, il l’arrache au peuple, aux plus misérables de ses sujets. Le financement du Théâtre-Français engendre la famine de nos contemporains!
— Vous aussi, vous volez des gens de la rue!
— Ah, non! Nous délestons uniquement les bourgeois! Jamais les pauvres! Jamais les nobles!
— Pourquoi pas les nobles?
— Nous ne sommes pas bêtes à ce point-là! Trop dangereux! Les gens d’épée sont comparables à des loups tandis que les bourgeois s’apparentent plutôt à des vaches. Entre voler un loup et une vache, il n’y a point à hésiter. Notre souverain, et surtout sa bergère, préfèrent, de leur côté, tondre les moutons qui sont les plus dociles et les plus nombreux.
— Pourquoi ne prend-il pas l’argent des bourgeois?
— C’est une bonne question... Je crois que, contrairement à nous, le roi manque de méthode. Il ne sait point faire et personne n’est là pour le conseiller. Suite au changement de notre société, devenue moins moutonne, les vaches se sont multipliées. Le bourgeois est devenu bailleur de fonds. Mais, que va-t-il faire des gains de son commerce en ville? On ne va pas laisser ces gens accumuler des fortunes sans qu’elles soient redistribuées. On créerait une nouvelle noblesse qui finirait par être dévorée par l’actuelle meute de loups éternellement affamée. Non, Matador, le bourgeois est une vache à lait que l’on doit traire régulièrement.
— Elle se laisse voler?
— Si l’étable demeurait bouclée, le lait, du coup, s’accumulerait. Morbleu, les pis exploseraient! Du coup, toute la société s’écroulerait! Si notre roi était plus sage, il se mettrait à la traite, confiant que chaque matin les mamelles seraient de nouveau pleines. Hélas, son odieuse épouse n’aime que le mouton. Alors, on tond! On tond! Miroton!
— Ne peut-on imaginer que la vache offre volontairement son lait?
— Impensable! Ridicule! Tout repose dans la traite forcée! Si tu cesses de tirer le lait à une vache, elle cesse de produire.
— Si j’ai bien compris, afin de tenir les loups éloignés de son cheptel de moutons, le roi n’a rien d’autre à faire que de traire des vaches.
— Exactement, mon garçon! Avec son beurre, il achètera de quoi nourrir grassement ses loups. Tous seront heureux!
— Et s’il chassait tout simplement les loups de son royaume?
— Avec quoi le ferait-il? Des vaches et des moutons?
Le restant de nos journées était occupé à manger, à boire et à chanter.
La direction du théâtre de la Bougie évoquait souvent mon spectacle mais agissait peu, comme si elle attendait que, grâce à une opération du Saint-esprit, le miracle se produise et fasse apparaître le spectacle tout cuit.
N’ayant pas cette patience, je travaillais mentalement à organiser les étapes à suivre.
J’avais en tête des listes de costumes, des listes d’accessoires et des listes et des listes de mille choses encore.
Puis, je m’étais attelé à recopier, au dos de pamphlets sauvés, le texte de ma pièce.
J’avais l’espoir de trouver des comédiens qui ne fussent point trop offensés par ce papier de récupération.
Je secouai un peu le père Batave...
Ainsi l’appelait-on dès qu’il avait le dos tourné...
Pour qu’il consentît à me montrer les salles du quartier.
Nous avions déniché, du côté du faubourg Saint-Antoine, une salle de théâtre inemployée, quasiment délabrée, peuplée de rats et de chats qui y rejouaient d’infinies parties de mistigri.
Le propriétaire, avare et misanthrope, exigeait son loyer d’avance.
Il avait été trop de fois floué par les gens de théâtre.
L’argent!
L’argent!
Toujours l’argent!
L’argent ouvrait les portes à l’art.
D’ailleurs, l’art n’était-il point dissimulé dans le mot lui-même?
L’art des gens...
Les semaines passèrent bien vite.
Malheureusement, ma santé, mon talon d’Achille, n’avait point l’endurance de mon esprit.
Quantité de vin, des habits inadaptés et un sommeil glacé ne m’aidèrent point à combattre son arrivée.
Le nez et la gorge prises, je toussais et crachais plus que de coutume.
Mais cela ne m’empêchait point de recopier, tard dans la nuit, à la lueur de la lune, les doubles nécessaires...
L’impie mante de Frank avait assurément de l’avenir s’il arrivait un jour à la faire fonctionner.
Une fois la salle trouvée, nous nous intéressâmes à débusquer des comédiens de mérite.
Pierre Batave possédait déjà un nom pour tous les rôles que nous ne nous étions point réservés.
J’étais curieux de rencontrer d’autres comédiens, en particulier la jeune personne qui interpréterait le premier rôle féminin...
La délicieuse mademoiselle de Saint-Laurent.
— Louise! s’écria Pierre Batave.
— Qui est Louise?
— Louise! Louise! Il ne connaît pas Louise! Quelle heure est-il donc?
— Je ne sais pas... Il n’est pas midi car ils n’ont pas encore déversé les eaux usagées de la prison.
— Louise doit encore être au marché. Viens vite, que je te la présente.
Me tirant comme toujours par la manche, le géant me mena à travers les rues bouillantes.
Nous arrivâmes bien vite au fameux marché qui grouillait malgré l’heure avancée.
— Comment faire pour la retrouver si elle fait son marché? m’enquis-je.
— Restons par ici, nous verrons bien.
Impatient de faire la connaissance d’un visage nouveau, j’imaginais des attitudes à adopter.
Et si elle ne me convenait pas?
Si elle était laide ou parlait aussi désagréablement que l’épouse de Batave?
Ce dernier serait-il déçu si je ne l’engageais pas?
Serait-ce le début d’une discorde entre deux visions divergentes du même art?
J’en étais à méditer tout cela lorsque deux jeunes mousquetaires, arrivant de deux directions opposées, se bousculèrent méchamment.
De sous leurs grands chapeaux à plumes, de sourdes injures fusèrent.
Brutalement, les épées furent tirées.
À la vue d’un étalage de violence, les ménagères accoururent au galop.
Puis, sans crier gare, les deux soldats se lancèrent dans un féroce duel.
En garde.
Corps à corps.
Parade.
Attaque à la face.
Esquive.
Retrait.
Feinte basse.
Prise de fer bras fendu.
Coup de côté.
Parade.
Assaut.
Revers et parade.
De ma vie, je n’avais vu un combat aussi acharné.
Ces superbes mousquetaires maniaient leurs épées avec une dextérité époustouflante sans jamais heurter la foule dense des curieux qui les encerclaient.
Coup fourré.
Parade.
Arrêt en ligne sur coup bas.
Attaque.
Nous avions une place idéale et je pus admirer la souplesse de ces gentilshommes.
Sans crier gare, suite à une fente longue, l’un d’eux toucha.
Affolé, je vis l’épée se planter dans le cœur de l’adversaire.
Une puissante rumeur parcourut la foule.
Le mousquetaire touché roula à terre.
Des cris fusèrent à la vue du sang qui ruisselait sur le pavé.
Le vainqueur, bravache, cingla l’air avant d’essuyer sa lame contre sa botte.
Puis, d’une voix forte, il s’écria...
— Mesdames et messieurs, le spectacle est terminé!
Et d’un bond, à la stupéfaction générale, le mousquetaire vaincu se remit sur ses pieds.
Malgré sa plaie dégoulinante, il se joignit à son partenaire pour nous saluer.
De nouveaux murmures traversèrent la multitude cette fois-ci, de surprise.
Enfin, avec une gestuelle fort étudiée, les deux hommes ôtèrent simultanément leurs grands chapeaux.
La stupéfaction du public fut à son comble lorsqu’il vit de longs cheveux fins, les uns roux, les autres blonds, couler le long des épaules des deux combattants.
La foule ahurie se mit à applaudir les deux jeunes demoiselles qui, pour le divertissement de tous, s’étaient si vaillamment battues.
Présentant le creux de leurs chapeaux à la foule, elles firent le tour de la place tout en remerciant gracieusement ceux qui les honoraient d’une pièce de monnaie.
— Laquelle est Louise? demandai-je, subitement inspiré.
— La rousse, répondit Pierre Batave encore envoûté.
La quête terminée, la foule se dispersa.
Les deux jeunes mousquetaires féminins, assis sur un banc de pierre, comptaient leur recette.
— Bel effet! leur lança Pierre Batave. Je connaissais la méthode du foulard rouge mais user d’une poche de sang est une inspiration de génie.
Les demoiselles levèrent leurs gentils minois.
À la vue du père Batave, Louise bondit.
D’un tournoiement de sa cape, elle dégaina son épée pour loger la pointe de sa lame contre le cou épais de mon compagnon.
— Bas les pattes, le Batave ou la poche de sang je la remplis à ta source, le menaça-t-elle d’une voix mi-ange mi-démon.
De ma vie, je n’avais vu un si joli visage.
Imaginez, derrière un sommaire grimage masculin, les traits d’un séraphin.
De grands yeux marron, une bouche gracieuse et un nez fin, le tout dans un visage à la carnation douce et immaculée, bordé d’une chevelure de feu.
— Allons Louise, depuis le temps! se défendit le géant en levant les mains. Sûrement que tu ne m’en veux plus!
Le second mousquetaire, presque aussi charmant, mais que je n’avais pas eu le temps de détailler tant le premier me fascinait, vint au secours de mon compagnon.
— Allez, viens Louise! On doit rentrer...
— J’ai un rôle pour toi! s’empressa d’ajouter Pierre Batave. Un vrai, cette fois!
Abaissant son épée, Louise éclata de rire révélant une rangée de quenottes éblouissantes.
Dans un tourbillon de cape, elle effectua une pirouette qui nous obligea à cligner des yeux.
L’instant d’après, elle fendait la foule.
— Ne la trouves-tu pas idéale? m’interrogea Pierre Batave, les yeux tout brillants.
— Elle possède beaucoup de caractère... Quelle histoire y a-t-il eu, entre vous? Cela ne semble pas clair...
— Elle a joué un temps avec nous. Mais, un jour où nous étions particulièrement dans le besoin, je lui ai pris ses économies. Elle semblait y tenir beaucoup. C’est de l’histoire ancienne, qui sera vite oubliée, dès que tu lui auras parlé du rôle de mademoiselle de Saint-Laurent.
— Moi?
— À toi de la convaincre! Allez! Vas-y! Cours-lui après! Notre succès en dépend...