Sans réfléchir, je m’engageai à travers la foule du marché sur la piste de mon beau duelliste.
Afin de me déplacer plus aisément et plus silencieusement, j’ôtai mes lourds sabots de bois.
À maintes reprises, j’eus la certitude d’avoir perdu ma proie mais son grand chapeau orné de plumes rouges me signalait sa réapparition.
Hâtant un peu plus le pas, indifférent aux légumes avariés qui jonchaient le sol, je fus derechef sur ses talons.
Abandonnée par sa camarade, Louise s’engagea dans une impasse étroite.
Au bout du cul-de-sac, elle s’élança d’un bond pour attraper un mât incliné.
Se hissant à la seule force de ses bras, elle grimpa ensuite jusqu’à un parapet.
Plaqué dans l’embrasure d’une porte basse, j’observai discrètement son manège.
D’une niche à même le vieux mur, Louise extirpa un baluchon d’étoffe.
Elle tourna la tête pour s’assurer que personne ne l’observait.
Je retins mon souffle tandis qu’elle ôtait prestement son costume.
J’eus, durant un trop court instant, la vue de son corsage dégrafé et je crus m’évanouir devant tant de charmes dévoilés.
Métamorphosée en demoiselle, Louise frotta, en usant de son mouchoir humecté d’un peu de salive, la moustache fine qu’elle s’était peinte sous le nez.
Puis, d’un bond agile et gracieux, elle regagna le sol de l’impasse.
Je plongeai derrière la carcasse d’un vieux fût.
De son pas leste de ballerine, Louise allait passer sous mon nez avant de regagner la rue tumultueuse.
Je retins volontairement mon souffle.
Je me fis le plus petit possible, honteux d’avoir dérobé ce petit moment d’intimité.
Je sentis sa jupe frôler ma joue.
Un soufflet!
Puis, plutôt que de s’engager dans la rue, elle s’arrêta net.
Je pressentis son demi-tour.
Timide et curieux, je levai la tête.
Les poings sur les hanches, Louise me toisait avec férocité.
— Je ne savais pas que j’avais un chien!
— Pardon? fis-je, décontenancé.
— Es-tu chien des rues ou chien fidèle, lancé sur ma piste par son maître? Quel que soit le cas, je te prie de rentrer la langue...
— Pardon, rougis-je.
— Si tu viens me voler, Médor, apprends que je sais me défendre. De même que je ne me laisserai jamais renifler!
— Je… Je… J’ai vu ton spectacle.
Quelle lamentable réplique...
— Eh bien, le spectacle est terminé! Allez, ouste! Du balai! Rentre à la niche!
Tournant des talons, Louise s’engagea dans la rue.
— Ne pars pas! criai-je, en me souvenant des recommandations de Pierre Batave.
— Je n’ai pas le temps! me lança-t-elle sans se retourner.
— J’ai quelque chose pour toi!
— Quoi?
— Un rôle.
— Un tour de rôle?
— Un premier rôle!
— Lequel? demanda-t-elle, crânement.
— Celui de mademoiselle de Saint-Laurent.
— Je ne connais pas ce personnage... Je ne joue que les ingénues.
— C’est le rôle d’une noble dame qui soutient dans ses efforts un savant marquis.
— Ah, non merci! Le théâtre libertin, je ne veux rien en entendre!
— Non… Ce n’est pas ça…
— Je sais bien qu’il n’y a plus que ces monstruosités qui intéressent les gens mais je t’assure que je ne suis pas prête à m’immoler.
— Non, non! Tu te leurres! Je te parle d’un rôle très sérieux dans la pièce que je suis en train de monter.
Désireux de l’imiter, je bondis en avant pour lui barrer le passage tout en dégainant mon manuscrit de ma besace.
Moins adroit, je glissai sur des ordures.
Mes sabots volèrent dans les airs et je me protégeai la tête, craignant qu’ils ne me retombent sur le nez.
Ma culbute l’amusa beaucoup.
Mais plutôt que de m’aider à me relever, elle ramassa l’épaisse liasse de papier.
Apaisée, elle effleura la première page avec douceur et respect.
Elle n’osa pas feuilleter.
— Nous avons loué un théâtre, mentis-je. Pierre Batave m’aide à trouver les comédiens. Il a tout de suite pensé à toi.
— Si tu montes un véritable spectacle alors pourquoi ne pas te faire aider par des gens compétents? Je te préviens, avant que tu ne l’apprennes à tes dépens, que le père Batave est un voleur et un vaurien. Quoiqu’il advienne, il ne te fera que du tort...
— Je refuse de le croire.
— Alors, tu es un sot! Adieu, Médor!
Elle déposa le manuscrit entre mes mains avant de repartir plus vite qu’auparavant.
— Ne pars pas, je t’en prie…
Louise ne fit qu’accélérer.
En bon chien domestiqué, je décidai de ne plus quitter ma nouvelle maîtresse.
Indifférente à ma présence, la jeune femme s’arrêta finalement devant une lourde porte.
— Laisse-moi tranquille! me pria-t-elle en se retournant.
Je lui tendis une nouvelle fois le manuscrit.
— Lis au moins le rôle... Je ne te demande rien de plus.
Louise hésita. Doucement, plongeant ses grands yeux dans les miens, elle ajouta avec candeur...
— Qui te dit que je sais lire?
— Alors, laisse-moi être ton lecteur. Je t’en conjure... Ce n’est l’affaire que d’une heure ou deux.
— Je n’ai pas le temps. J’ai de la cuisine à faire.
— Pendant la cuisson… Je t’en supplie!
— Je ne sais pas si…, hésita-t-elle, en se mordant la lèvre.
— Si tu n’apprécies pas le rôle que je te propose alors je partirai. Tu ne me reverras plus jamais.
Sans me donner de réponse, elle me tourna le dos et poussa la lourde porte avant de se faufiler dans un long couloir sombre.
N’ayant entendu aucune réponse, je ne sus que faire.
— Alors, tu viens? me lança-t-elle du fond des ténèbres.
À mon tour, j’hésitai.
L’aspect lugubre des lieux tempérait l’impétuosité qui me poussait à suivre la jeune demoiselle inconnue dans son logis.
Mais après tout, qu’avais-je à perdre?
Je suivis timidement Louise à travers les méandres d’une multitude de pièces insalubres.
Les gens qui habitaient cet immeuble devaient vivre dans la plus grande des misères.
Il est vrai que, dormant à la belle étoile, j’avais peu d’expérience des intérieurs parisiens.
Vivait-on si mal derrière les façades de notre capitale?
Durant l’ascension de l’escalier branlant, nous croisâmes une multitude d’enfants loqueteux et crasseux qui nous dévisagèrent de leur stupeur congénitale.
Au bout d’un corridor sentant le chou pourri, Louise poussa la porte d’une chambre d’une désolation inégalée.
Autour d’une table bancale, deux vieux soufflaient à répétition sur leur bouillon.
Indifférents à notre passage, ils n’interrompirent pas leur manège.
Pensant avoir à faire à des parents, je me décoiffai mais l’ascension n’était pas terminée.
Louise poussa une porte basse révélant un étroit escalier qui grimpait sous les toits.
Arrivée devant une nouvelle porte, tout essoufflée, elle fit tourner une grosse clef dans la serrure.
Fort gêné d’être parvenu si loin, je la suivis dans sa chambre de bonne.
Je fus agréablement surpris en découvrant un minuscule logis, certes lugubre, mais propre et clair.
La jeune femme glissa son baluchon sous le petit lit en coin puis lissa son tablier.
Au milieu de sa chambre, Louise avait perdu sa superbe...
Elle ressemblait à une enfant abandonnée.
Je m’assis à la petite table et elle me servit un verre de vin.
Tandis qu’elle écossait ses petits pois, je l’invitai, sans détours, dans mon immense théâtre.
À l’observer tandis qu’elle m’écoutait, j’eus tout le loisir de m’imprégner de sa fraîcheur et de son incontestable beauté.
La fixant aussi longtemps que la décence me l’autorisait, j’en arrivai à gommer le sinistre décor pour la peindre en riche madone, pure et parfaite.
Au fur et à mesure de ma lecture, je la sentis se détendre.
Elle pouffait de rire gentiment aux bons moments.
Petit à petit, je sentis mon cœur et mon âme se gonfler de désir.
Mais, devais-je me laisser guider par mes sens?
Je ne l’avais même pas encore vue sur scène.
Je la savais gracieuse et agile mais était-elle capable de soutenir la grande tirade du quatrième acte?
Et pourtant, j’avais la conviction profonde qu’Au Clair de la Lune ne pourrait exister sans elle.
Et puis, il y avait cette admirable scène finale durant laquelle nos deux personnages échangeaient un long baiser d’amants.
N’étais-je point un merveilleux auteur?
Tandis que je poursuivais mon récit, jouant les rôles par automatisme tout en rêvant simultanément à l’avenir, je perçus dans mon dos, le long de l’escalier qui montait au grenier, de lourds pas de bottes.
Comment?
Qui?
Un parent?
Un ami?
Un…
La porte de la chambre s’ouvrit soudain tout grand.
M’interrompant, je tournai un regard ahuri vers le nouvel arrivant.
À la vue de son visage, mes mains se mirent à trembler, mes jambes à s’agiter et mon ventre à couiner.
J’étais en proie au pire des cauchemars.
— Vous?! s’étonna l’homme emplissant le chambranle.
Me dressant difficilement sur mes jambes, je reculai aussi loin que me le permettait la mansarde.
Terrifié, je ne voyais plus que les deux yeux verts de l’exécrable Philémon Champard, ces yeux de chat qui m’hypnotisaient.
Que faisait-il ici?
M’avait-il suivi?
J’eus bien le désir de le lui demander mais la peur me paralysait.
— Je ne sais pas comment vous avez fait pour me retrouver mais je me découvre devant votre science, consentit posément Philémon. Vous êtes un véritable limier et je comprends maintenant votre inspiration à inventer le personnage dont vous contiez justement l’histoire.
— Tu connais sa pièce de théâtre? demanda Louise, intriguée.
— On a voyagé ensemble et j’ai fouiné dans ses malles... J’ai bien compris, aux titres des livres qu’il transportait, que ce n’était pas la médecine qui l’inspirait. Ah, les comédiennes! Rien ne vaut les comédiennes!
Sur ce, l’affreux personnage s’approcha de la délicate Louise et la prit par la taille.
Elle le repoussa sèchement.
— Vous… Vous êtes mariés? demandai-je enfin timidement.
Louise gloussa.
— Qu’est-ce que ça peut vous faire? me lança Philémon. Et puis, ne restez pas sottement dans votre coin... Je ne vais pas vous mordre.
Du pied, il poussa vers moi une chaise avant d’aller lui même s’asseoir.
Il sortit de sa poche une fine pipe qu’il bourra de tabac.
— Sers à boire aux hommes, la Louisette! ordonna le vaurien.
La jeune femme lui obéit sans rechigner.
— Ensuite, va chez la nourrice du premier... Elle a de l’ouvrage pour toi. Et dépêche-toi, ventrebleu!
Humblement, Louise quitta la chambre.
Je déglutis fortement en avalant un peu de vin.
Se penchant en avant, le brigand précisa...
— C’est ma sœur! Je la protège... Mais, dites-moi, comment avez-vous… Bah, nous sommes de vieux complices, nous pouvons bien nous tutoyer. Comment m’as-tu retrouvé, bougre? Probablement grâce à cet imbécile qui m’a appelé Spadille lorsqu’on l’a croisé? Le hasard fait parfois bien mal les choses! Mais je te préviens d’emblée, cher marquis proquo... Je n’ai plus rien de tes affaires.
— Où sont-elles?
— Promène-toi à travers Paris et tu les reverras. Sur l’un, un manteau... Sur l’autre, un chapeau... J’ai tout bradé... Papiers, livres et gravures. Ce que j’ai pu en tirer, je l’ai bu et joué. Et pour dire vrai, tu as bien fait de venir me rendre visite habillé de guenilles sinon je recommençais.
— Tu ne crains pas que j’informe la prévôté?
— La prévôté a cessé de faire la loi à Paris. Les gendarmes ne sont plus payés. Les malfaiteurs achètent leur protection. Si le prévôt en personne débarquait dans cette chambre, sur un ordre de moi, il t’arrêterait.
— Je n’ai rien fait!
— Je t’ai flairé, petit débauché! Tu voulais un moment doux avec la Louisette! Heureusement, que je suis arrivé à point sinon je ne sais pas ce que tu lui faisais. Une pauvre enfant, si innocente… Elle n’a aucune idée de la dépravation qui vous habite, toi et les tiens.
— C’est faux! me défendis-je, écarlate. Je suis venu lui montrer ma pièce.
— La pièce dans ton pantalon!
— Non! Non! Et puis, sache que je ne suis nullement à tes trousses. Je suis ici par le plus grand des hasards. Je n’ai pas porté plainte. Personne ne sait que tu m’as volé.
— Et ton ami, le nain borgne?
— Je ne l’ai pas revu.
— Je ne te crois pas.
— Je ne sais même pas où il habite... De mon côté, je loge chez le père Batave à la Bastille. Tu peux te renseigner.
— Es-tu devenu fou? Tu es noble! Tu es riche! Tu as tout dans ce monde!
— Oui, je suis un peu fou! Je crois l’avoir toujours été. Je ne m’intéresse pas à mes origines. Dans le fond, je te dois une fière chandelle car j’aspirais secrètement à une liberté totale. Je ne voulais plus de tutelle, ni parentale, ni légale, ni civile.
— Je me corrige... Tu es complètement fou!
— Est-ce de la démence que de vouloir s’émanciper? D’être libre, de rêver et de penser sans que l’on m’ordonne dans des tâches et des obligations? Je me suis coupé du passé et j’ai perdu mon nom. À présent, je me présente à toi sans masque et sans costume. Je suis Matador, auteur et comédien! Je n’ai d’autre ambition que celle de monter ma pièce de théâtre. Et mon ouvrage va faire sensation! D’ailleurs, toi qui l’as lu, quand penses-tu? Et, à propos, pourquoi sais-tu lire?
Philémon sourit longuement avant de nous resservir à boire.
— Tu as raison de rechercher la liberté car rien n’est plus désirable sur cette terre. Moi aussi, figure-toi, j’ai connu un destin aisé. Moi aussi, je m’en suis émancipé. Depuis que je vis libre, au jour le jour, en aventurier, mon existence trépidante me fait éprouver une exaltation permanente. Je l’admets, je suis souvent du mauvais côté de la loi mais c’est parce que je recherche les sensations fortes qu’offrent les plus insensées des opportunités. Notre destin sur terre est bien trop court. À nous d’empoigner notre sort. Vivons intensément! Vivons proches de la mort!
— À la vie! exultai-je, en levant mon verre.
— À la mort! répondit, macabrement, Philémon.
Complices, nous bûmes une longue rasade.
— Morbleu, je m’étais trompé sur ton compte, poursuivit mon hôte. Je crois que c’est toi qui cachais bien ton jeu. Je ne sais pas pourquoi, mais tu m’inspires confiance. Je devine comme un lien invisible qui nous unirait. Le hasard, qui a voulu que tu viennes chez moi, m’encourage dans cette amitié naissante. Oui, je l’ai lue ta pièce, Matador! Et pour dire vrai, je l’ai trouvée excellente! Si tu arrives à la monter, et je t’en crois capable, alors Louisette fera une excellente demoiselle de Saint-Laurent.
— Elle n’y a pas encore consenti.
— Elle fait tout ce que je lui dis! Je parle pour elle en te disant qu’elle accepte le rôle.
De nouveau, nos verres tintèrent.
Excellent médicament contre la toux, le vin calmait toutes mes appréhensions.
Ma tête tournait, ivre de joie et de confusion à écouter Philémon louer ma plume.
Comment le même être pouvait-il, le matin, m’inspirer une telle aversion et, à midi, se transformer en frère?
— À ta santé, Monsieur le marquis!
— Je te serais gré de ne parler à personne de mes origines... Je suis Matador.
— Tout comme je me nomme Spadille! À présent, nous sommes liés par un pacte secret! Pas vrai, l’ami?
Spadille vida le dernier verre.
Insatisfait par la petitesse de la gorgée, il ajouta...
— Allons fêter ça!
Je le suivis et nous fîmes halte chez la nourrice qui, au fond d’un cagibi sombre et puant, entretenait une dizaine de nourrissons morveux.
Spadille arracha Louise à ses langes et nous sortîmes à l’air libre.
Plus tard, nous pénétrâmes dans un cabaret de la rue des Tournelles où toute la racaille de Paris semblait habiter.
L’établissement, étroit et enfumé, était un méchant nid d’oiseaux de nuits.
Filles de mauvaises vies, gitans et joueurs se côtoyaient en toute simplicité.
Attablés devant une nouvelle bouteille, nous trinquâmes au théâtre et au succès.
Louise, les joues en feu, retrouva son entrain.
Quand son parent tutélaire l’eut autorisée à parler, elle voulut tout savoir de la pièce, du théâtre et des costumes.
L’idée de monter sur une véritable scène la grisait davantage que le vin.
Dans l’euphorie environnante, je ne cessai de peindre une scène idéale.
J’y mêlai tant de dorures qu’on se serait cru à Versailles à jouer devant le roi.
Spadille, un peu lassé par la description des tentures, trouva vite une place à la table d’hombre.
Laissé seul en compagnie de ma comédienne préférée, je me perdis dans son regard.
J’avais totalement oublié Charlotte, éloignée moralement de ce tourbillon.
Hypnotisé par des charmes inconnus, plongé dans une atmosphère de liberté, je ne voyais plus que les lèvres écarlates d’une bouche qui aspirait mon honnêteté.
Plus tard, Spadille s’empara d’une mandoline.
La délicieuse Louise, de sa voix limpide, partagea son répertoire populaire.
Chantant des rengaines amoureuses, elle se tournait invariablement vers moi.
Rien n’est plus merveilleux que d’être en présence d’un être désiré.
Protégé par la cage que lui constituait son efficace chaperon, mon rossignol n’avait heureusement rien à craindre de mes babines.
Tandis que tard dans la nuit, nous titubions en direction de la chaussée Saint-Antoine, Spadille voulut connaître l’état de nos finances.
— Une pièce de théâtre doit coûter fort cher... Ce n’est certes point ce filou de Batave qui peut avoir de quoi! À moins que tu aies eu un trésor caché dans tes viscères?
— Nous sommes à la recherche de capitaux... Ah, si seulement nous avions mille livres, tout serait tellement plus facile! Dès demain, nous pourrions commencer.
— Mille livres?
— Oui.
— Vous n’avez besoin que de mille livres?
— En effet.
— Pour un garçon de ton talent, la chose me semble plutôt aisée.
— Je ne vois pas comment.
— Use de ta tête, Matador!
— Je ne vois pas.
— Le jeu, mon frère! Le jeu!
— Le jeu?
— Le jeu de l’hombre! Tu es peut-être doué pour le théâtre mais tu es surtout un génie aux cartes.
— Jouer pour de l’argent?
— Et en gagner autant que tu le veux! Il est des tables à Paris où mille livres se remportent dans l’espace d’une soirée. Que dis-je, une soirée? Une heure! Voilà la réponse à tous tes soucis...
— Mais…
— Allons Matador, tu joueras contre des gros bourgeois qui en ont plein les poches. Tous les soirs, ces faisans jouent et perdent gracieusement tant ils s’ennuient chez eux. Crois-moi, le bourgeois n’est sur terre que pour être plumé.
— Je connais la métaphore.
— Ah, la merveilleuse idée que tu viens d’avoir, Matador! Dire que dans moins d’une semaine, tu pourras commencer les répétitions, construire le décor, faire confectionner les costumes… Ah, je pressens une réussite éclatante. Tu vas l’avoir ta troupe! Comment vas-tu l’appeler? L’Illusoire-Théâtre?
— Je préférerais le Théâtre-Illusionnel, en hommage à l’Illusion Comique de Pierre Corneille.
— Au clair de la lune, mon ami Pierrot! m’embrassa Spadille. Allez, on va se coucher... Louisette ne cesse de bâiller! Bonne nuit, Matador! Fais de beaux rêves!