Cette nuit-là, alors que j’étais parcouru de la fièvre née de la griserie et de la maladie, j’eus une vision étrange.
Je traversais, aux sons les plus discordants que j’eusse jamais entendus, un immense désert de sable fin.
Torse nu, les cheveux fouettés par le vent, je humais un air sec et vivifiant.
Dans le ciel au-dessus de ma tête, un oiseau de malheur tournait en rond.
À l’horizon, je ne distinguais pas la moindre habitation, pas la moindre âme et toujours cette musique lancinante ponctuée de langoureuses percussions.
Puis, avançant jusqu’à l’épuisement, je vis un arbre se dresser devant moi.
Il était étrange, tordu, humain de forme.
L’astre du jour m’éblouissait mais j’étais incapable de fermer les yeux.
J’étais noyé dans le blanc éclatant d’une vision aveuglante.
J’entendis alors une voix qui répétait...
Josué…
Josué…
Exténué, je me réveillai à l’aube.
Ma chemise était toute trempée.
Je crus que c’était de sueur mais il pleuvait à cordes et l’eau ruisselante avait imbibé mon tapis.
Secoué de toux violentes, les bronches engluées, je me hâtai de me défaire de mon linceul.
Cherchant un abri sec, je me réfugiai contre les murs glacés de la prison de la Bastille.
M’enfilant dans une niche de pierre, je retournai dans mon esprit les étranges visions de la nuit.
Je revis clairement l’arbre qui me parlait et qui, de ses branches emmêlées, épelait le tétragramme divin.
Ma santé empirant, chacun fut d’avis que je devais trouver à me loger.
Spadille proposa que je louasse à crédit un coin de chambre dans une maison dont il connaissait bien la propriétaire.
Cette mère Michel, une femme d’une méchanceté et d’une laideur indescriptibles, me terrifia dès notre première rencontre.
Trop épuisé pour faire la moindre remarque, je m’écroulai sur le matelas de paille, à peine gêné par les odeurs fétides qui émanaient de son chaudron de sorcière.
Je passai de nombreux jours alité à couver ma fièvre.
Prenant un peu pitié de mon état, l’infâme mégère me fit goûter de son bouillon du soir.
Si je n’avais été aussi abattu je n’aurais pu en avaler une seule cuillerée tant le fumet en était écœurant.
Mais curieusement, la potion aida à soulager le mal qui me dévorait.
Un soir, alors que je naviguais entre affalement profond et veille harassante, Spadille vint secouer ma couche de sa botte.
— C’est le grand soir! m’informa-t-il.
— Pardon?
— Allons, Matador, tu n’as tout de même pas oublié notre mission. Tu dois, pour le bienfait de tous, gagner de l’argent pour ton théâtre. Pense à la troupe! Tous comptent sur toi... Crois-tu que Molière n’a pas subi durant toute sa vie semblables pressions financières? Crois-tu que les Béjart ont seulement levé une fois le petit doigt? Nenni! C’est au chef de se débrouiller! Et, pense à Louise… Louise… Elle a placé tant d’espoirs en toi. Tu es sa survie! Tu es la seule chance qu’elle possède de quitter le trou où elle loge. Allons, courage! Tu ne dois pas flancher.
— Je ne me sens pas très bien.
— Point de fausses excuses! Un petit refroidissement n’a jamais écarté le brave du combat. Allons, debout soldat! La bataille n’attend pas!
D’une main puissante, Spadille me tira sur mes jambes ankylosées.
— J’ai de quoi redonner de la couleur à tes joues, ajouta-t-il.
De sous son manteau, Spadille tira deux énormes bouteilles de vin.
— Tu dois boire, me prescrivit-il. L’alcool est encore le meilleur des remèdes. Une fois gris, ton coryza sera oublié.
— Où allons-nous? demandai-je.
— Dans une belle maison qui sert de tripot. Les gens qui la fréquentent sont distingués. Il faudra te costumer.
— Un costume?
— La vie du comédien n’est faite que de costumes et de masques... Autant t’y habituer.
— Pas en Pierrot, j’espère.
— Tu dois reprendre le rôle que tu interprétais lorsque je t’ai rencontré. Un rôle que tu connais par cœur puisque c’est celui du jeune marquis de K.
— Ce n’est pas un rôle... Je suis le marquis de K.
— Nullement, camarade! Tu es Matador, ne l’oublie jamais. Quant à moi, je vais interpréter le rôle de ton valet. Préparons-nous, j’ai tout amené.
Indifférent à la logeuse qui nous écoutait en caressant son chat, Spadille vida son grand sac de toile sur mes draps.
Je reconnus immédiatement l’un de mes plus beaux habits de naguère.
— Il est à moi!
— Ce n’est qu’un costume pour un soir! Il appartient à notre troupe qui met son bien en commun pour le bonheur de tous.
— Je croyais que tu avais vendu mes habits?
— Tu ne sais pas tout le mal que j’ai eu à les reprendre. J’ai dû détrousser tous les quidams à qui j’avais écoulé ces nippes.
— Et toi?
— J’ai dégoté une livrée verte... Idéale pour le brave Philémon Champard. Allez, buvons et habillons-nous.
Nous trinquâmes à répétition.
Réchauffé par le vin, je n’éprouvai point de honte à me déshabiller devant témoins.
Heureux d’ôter mes vieux linges, souillés de mes fièvres, je retrouvai avec émotion l’élégance et le confort d’habits d’une qualité et d’un luxe stimulants.
Pendant un court moment, j’imaginai que mon passé immédiat n’avait été que les divagations d’un malade.
La vue de Spadille qui câlinait le chat borgne me ramena à la raison.
— Parfait, conclut-il en ajustant d’une main ma perruque. À nous, la fortune!
Soutenu par mon valet, je traversai l’arrière-cour sordide.
Un somptueux carrosse nous attendait devant l’entrée.
Je l’admirais bouche bée lorsque le cocher, un bonhomme empâté dans une livrée à damier bleu et blanc, cria...
— Dépêche-toi, Spadille! Tu sais bien que je dois être de retour à minuit.
— Tais-toi, l’auvergnat, ou je boxe ta face de rat jusqu’à ce qu’on puisse la confondre avec une citrouille.
Nous grimpâmes à bord de l’élégante voiture qui s’ébranla au son du fouet.
Ma tête se dégagea pour s’embrumer aussitôt à la manière d’une lande obscurcie par un brouillard tenace.
— Pas question d’arriver à pied, précisa Spadille savourant le confort du véhicule. Nous devons inspirer la confiance. Ils doivent te croire richissime sinon ils ne te feront pas crédit.
— Crédit?
— Crois-tu que je possède les livres de ta mise?
— Que dois-je faire?
— Tu vas demander qu’on t’ouvre un compte. Qu’il reste modeste car c’est la première fois. Tu demanderas… Cent livres. Que tu vas perdre!
— Perdre?
— Tu dois présenter à ce cercle de joueurs la face d’un perdant, un incapable qui ne comprend rien aux cartes. En aucun cas, tu ne dois gagner les premières parties. Rejette dans le talon tes matadors. Joue en imbécile.
— Pourquoi?
— Il en va de la crédibilité de ton personnage. Tu es un jeune noble tout juste débarqué de ta province. Tu es venu à Paris non point pour t’instruire mais pour te dévergonder. Ton visage de débauché et le vin que tu empestes finiront de camper le personnage.
— Nous voulons gagner de l’argent! Pour le théâtre!
— En perdant, nous achetons leur confiance... Je te dirai quand tu pourras gagner.
Nous arrivâmes peu après dans la cour d’une magnifique demeure tout illuminée.
Spadille se précipita pour m’ouvrir la portière et pour m’aider à descendre.
Il aida son maître chancelant à grimper les marches sous l’œil suspicieux de deux hommes d’épée qui montaient la garde.
Timide, tremblant, le cœur battant à se rompre, je poussai le rideau épais qui servait de porte.
Dans mon dos, le cocher fit claquer trois fois son fouet.
Le vestibule était richement orné.
Un laquais s’empara de ma cape, de ma canne et de mon chapeau.
Il m’indiqua un petit bureau placé au beau milieu du hall d’entrée.
Un homme en livrée y était assis et grattait du papier avec sa plume.
À mon approche, il se leva d’un bond et me salua d’une demi-courbette.
— Messire…
Le ton de sa voix sonnait à la fois comme un salut et comme une interrogation.
— Bonsoir, répondis-je en me raclant la gorge. Je… Je… Je m’ennuie affreusement depuis que je suis arrivé à Paris. On m’a dit que dans cette maison l’on pouvait jouer.
— Il s’agit, messire, d’un cercle privé. Vous avez besoin d’un parrain qui vous accompagne… Au moins la première fois...
— Ah, bon? fis-je, désarçonné. Un parrain?
— C’est la règle!
— C’est fort embêtant. Je… Je… Ne puis-je tout de même…?
— Si je puis me permettre, messire… Qui vous a donné notre adresse? Ce monsieur est peut-être déjà arrivé. Je pourrais l’informer de votre présence.
— Je…
Décontenancé, je me tournai sottement vers Spadille qui demeura impassible devant mon embarras.
— Oui, votre adresse… Je l’ai apprise de… de… de… Monsieur…
— De monsieur?
— Le prince de Tagliatelli!
— Le prince de Tagliatelli? Ah, vraiment? sourit le majordome.
— Je suis certain que c’était lui...
— Je suis désolé, messire, mais je ne connais pas ce personnage.
Sèchement, le maître d’hôtel fit un pas vers moi.
Je sentis qu’il n’allait pas tarder à me montrer la sortie.
— Allons, mon brave, insistai-je, je… je… Je ne sais plus qui me l’a dit… J’ai tant d’amis ici... Allons, laissez-moi au moins jeter un coup d’œil.
— Je suis désolé mais la règle est formelle, confirma l’empêcheur en reniflant mon haleine.
— Monsieur le marquis, intervint brutalement Spadille. Dois-je faire mander votre voiture?
— Euh… Oui, mon brave Philémon… Je le crains fort.
— Si je puis me permettre, messire, s’éclaira subitement le petit homme. Vous êtes le marquis de…?
— De K.
— Le marquis de K.? s’étonna le majordome tout en affichant la plus grande suspicion.
— Oui, confirmai-je.
— Albert, marquis de K.?
— Non… Albert, c’est mon frère! Je suis Florent, le cadet... Florent Benoît Francis, marquis de K.
— Ah! émit ravi le maître d’hôtel.
— Eh bien, maintenant que vous savez tout de moi, je vous souhaite le bonsoir, fis-je poliment
— Pourquoi partez-vous? reprit le personnage en me gratifiant d’un sourire des plus accueillants.
— Vous venez de dire…
— Monsieur votre frère sera bien entendu votre parrain.
— Mon frère?
— Mais, très certainement!
— Il est ici?
— Malheureusement, non... Mais, lorsque la comtesse nous honore d’une visite, il ne manque jamais de l’accompagner, précisa à mi-voix le majordome.
— La comtesse? Êtes-vous bien certain que nous parlons du même?
— Je n’oublie jamais un visage et encore moins un nom. Je suis même payé pour cela, dit-il avec un sourire de fierté.
Sur le moment, je fus bouleversé par cette nouvelle.
Mon frère?
Un homme si sobre, si authentique, fréquentant un salon de jeux?
Et qui était cette comtesse pleine de sous-entendus?
— Je vous ouvre un compte dans nos livres, monsieur le marquis?
— Euh, volontiers, répondis-je.
— Combien?
— Cent livres?
— Un jeune homme fort raisonnable!
L’homme s’assit derrière sa table et griffonna dans son grand registre.
Il déposa ensuite devant moi des jetons tout en signalant d’un geste à Philémon qu’il devait les ramasser.
Les nobles ne touchaient jamais à l’argent, instrument vil, honteux et sale.
Ils payaient des roturiers pour le manipuler ce qui n’était pas toujours très avisé.
— Si vous voulez bien me suivre, cher marquis.
Le maître d’hôtel nous dirigea vers un épais rideau de velours écru.
L’écartant de la main, il nous offrit l’accès à l’étable.
La grande salle était fort joliment décorée de toiles, de tapisseries et de dorures.
Une dizaine de tables étaient agencées à égale distance les unes des autres.
Autour de la salle, des valets de pied et des laquais servaient des vins fins ou du champagne frais.
Les riches joueurs, élégants et distingués étaient concentrés sur leurs mains.
On jouait essentiellement à la Bête, à l’Hombre et au Pharaon.
Ne voyant point de place libre, j’acceptai une flûte de champagne.
Le refroidissement provoqué par la boisson m’arracha un violent éternuement.
Obligé de me moucher furieusement, j’attirai à moi, avec mon cor de chasse bouché, tous les regards.
D’un petit geste de la main, je saluai tous les gros yeux qui me toisaient.
Reprenant mon aplomb, je titubai jusqu’aux petits pains alignés sur le buffet que je mis à ingurgiter systématiquement.
La bouche pleine, j’observai ces parisiens fortunés.
Ils jouaient gros et ils perdaient gros.
Cent livres étaient l’enjeu d’une seule partie.
En quelques minutes, le joueur pouvait perdre ou gagner une somme énorme, plus d’argent que n’en verraient de toute leur vie la plupart de nos contemporains.
Je tremblais à l’idée de jouer autant...
Quelle fièvre!
Quelle folie!
Là résidait bien l’ultime griserie qui poussait à miser la sueur des misérables.
Je devinais à leurs traits que ces gens n’étaient point des bourgeois.
Spadille s’était leurré en me menant ici.
Ces gens possédaient des crocs et des oreilles pointues.
Ces gens étaient féroces et puissants.
Ils ne perdaient pas leur argent facilement.
Vingt petits pains plus tard, une place à la table d’hombre se libéra.
Spadille, d’un discret coup d’épaule, me poussa en avant.
Usant de toute ma politesse provinciale, je saluai les deux étrangers attablés.
— Messires, je me présente... Je suis Florent Benoît Francis, jeune marquis de K.
— Ah, encore un K.! s’exclama le plus enflé. Je ne savais pas qu’Albert avait un frère... Comment se porte la comtesse?
Là-dessus, les deux hommes se mirent à glousser.
— Je ne sais pas... Il faudra le lui demander.
— Comment faire? Il ne quitte plus son B. Q.
Trop éméché, je crus avoir mal entendu.
Sans saisir l’astuce sur le moment, je devinais bien que la remarque était outrageuse.
Les deux hommes éclatèrent de rires vicieux.
— Personne n’est parfait, répondis-je d’une formule passe-partout.
Après avoir essuyé leurs yeux, que le rire avait empli de larmes, les deux hommes se présentèrent courtoisement.
Le comte de Romainville, collecteur du roi, était un vieux barbon de grande taille.
Le plus adipeux, le marquis de Vendôme, officiait à la Cour.
De ma vie, je n’avais rencontré de gens aussi influents.
— Et que faites-vous à Paris, mon garçon? me demanda le comte de Romainville en ramassant les cartes.
— Je viens faire des études de médecine, répondis-je.
— Et déjà au tripot! Excellent! Vous irez loin, jeune homme! Allez, coupez!
J’obéis.
La donne se fit dans le silence.
Je ramassai mes cartes.
J’avais un jeu moyen.
Je sentis dans mon dos le regard brûlant de Spadille, ce qui eut l’effet d’accroître ma transpiration.
Je m’épongeai le front.
— Vous jouez depuis longtemps? me demanda le marquis de Vendôme.
— Je commence tout juste... Pour dire vrai, c’est ma toute première partie dans cette maison.
— Eh bien, méfions-nous... Les novices ont souvent une chance insensée. Alors, jeu...
— Tourné à cœur, répondis-je à l’annonce.
— À moi.
— Je… Je passe, déclarai-je aussitôt.
— Solo à pique, déclara ensuite le comte de Romainville.
— Je passe, conclut le marquis de Vendôme.
Nous échangeâmes à tour de rôle des cartes avec le talon.
Je rejetai comme prévu mes atouts.
En quelques minutes, l’affaire fut réglée.
Le comte de Romainville avait gagné son contrat.
Je lui devais cent livres.
— Eh bien, tout débutant que vous êtes, les dieux des cartes ne vous ont point favorisé, s’amusa le vainqueur. Allons, vous allez vite vous refaire.
Tremblant, fiévreux, au bord de la syncope, tandis que les petits pains trop vite avalés dansaient une gigue dans mon estomac, je me levai écœuré.
— Vous nous quittez?
— Hélas, répondis-je indisposé, vous jouez trop gros... Je ne puis perdre plus que cette somme car c’est le montant de mon crédit pour aujourd’hui.
— Voyons, ne partez pas, mon garçon. Une partie remportée et vous vous refaites.
Le comte de Romainville se tourna vers l’employé de la maison de jeu qui surveillait les parties et qui notait scrupuleusement les enchères.
La maison prenait cinq pour cent sur toutes les sommes jouées.
Le surveillant répondit au comte de Romainville d’un hochement de la tête.
— Allons, mon garçon, vous êtes bon pour cinq cents de plus... Et, si ces affreux refusent votre crédit, je vous en ferai. N’oubliez pas que je puise directement dans les caisses du roi!
— Ne l’écoutez pas, jeune homme, persifla le marquis de Vendôme. Ces caisses-là sont plus vides encore que les paroles de Calonne... Notre ami de Romainville les a épuisées depuis belle lurette.
— Pourquoi croyez-vous que je sois assis à cette table? Je travaille en ce moment pour le royaume de France! Je suis en service commandé pour le roi.
— Le roi? Cet imbécile heureux! Laissez-le donc à ses mécaniques!
Le cynisme patent de ces deux gentilshommes était fort choquant mais je ne les écoutais qu’à demi tant j’étais préoccupé par tous les malaises qui me déchiraient.
Hésitant, je me rassis néanmoins à la table pour, cette fois-ci, battre les cartes.
Cette seconde partie fut plus courte que la première.
Je perdis de nouveau cent livres.
Mon dieu, tant d’argent!
Une fortune!
Une fortune colossale!
— Ah, mon garçon, se tracassa le marquis de Vendôme. Je crois que vous n’êtes pas assez concentré. Je sens en vous beaucoup de fébrilité. À croire que vous avez peur de gagner. Curieusement, ces sentiments je vous les envie. C’est que j’ai tout vu, tout fait, tout essayé. Rien dans ce monde n’active plus mes sens. Tandis que vous, jeune et naïf, vous avez encore le monde à découvrir. Cette première fièvre est indubitablement une sensation des plus exquises.
— Comme vous avez raison, ajouta le comte de Romainville. Il n’est rien de plus navrant que l’expérience. Enfin, elle procure néanmoins l’assurance dont nous avons besoin pour continuer à survivre. Allons, mon garçon, après ces deux parties, vous voilà à présent un habitué. Vous voyez bien que nous n’allons pas vous manger... Détendez-vous! Cette fois-ci sera la bonne!
Le marquis battit les cartes et les distribua.
Me prenant pour un ignorant et un sot, ils déclamaient les atouts avec insistance afin que je saisisse bien le sens du jeu.
Mes cartes étaient excellentes.
Ma main était assurément gagnante.
J’avais spadille, cet as de pique, maître de tous, mais j’avais également Spadille, en chair et en os, qui, dans mon dos, me jouait.
Je l’avais trop vite oublié.
Je n’étais pas un jeune étudiant en médecine.
J’étais Matador!
L’illustre Matador, comédien!
Le marquis de K. n’était qu’un petit rôle...
Regonflé de fierté, je rejetai dans le talon mes beaux atouts.
Une nouvelle avanie s’en suivit aisément.
Deux autres lui succédèrent, qui épuisèrent mon crédit.
Devant ma déconfiture, les deux nobles se regardèrent amusés...
— Eh bien, disons que ce n’est pas votre jour, me rassura le marquis de Vendôme.
— Vous me faites un peu pitié, mon garçon. J’éprouve presque du chagrin à vous voir partir. Mais, j’excuse votre nervosité. La prochaine fois, cela ira mieux.
Je me levai en chancelant.
— Cette fois, je dois aller me coucher, dis-je de ma voix pâteuse.
Ils me saluèrent d’un hochement de tête.
— Sachez que vous serez toujours le bienvenu à notre table, me lança le marquis de Vendôme.
Je fis quelques pas chancelants.
Dès que j’eus le dos tourné, j’entendis leurs gloussements réjouis.
Spadille vint me soutenir.
Il m’aida de son bras solide jusqu’au vestibule.
Au passage, le majordome se mit en travers de notre route.
— Cher marquis, j’espère que vous avez passé une excellente soirée.
— Votre maison est fort agréable, marmonnai-je.
— Puis-je vous demander où vous résidez à Paris?
— Où je réside?
— Oui.
— Pourquoi?
— Nous soldons les comptes chaque mercredi... Il nous faut une adresse afin que nous puissions venir chez vous… Pour encaisser.
— Je comprends.
— Alors…
— Oui… Je… J’habite…
Je repensais à la roulotte du père Batave et au logis crasseux de la mère Michel.
— Chez mon frère, répondis-je spontanément. Je demeure chez mon frère...
— Mais bien entendu, répondit le majordome satisfait. Je vous souhaite bien le bonsoir, monsieur le marquis.
Dix pas plus tard, j’étais en haut des marches à contempler la cour vertigineuse.
Le carrosse s’arrêta devant nous.
Fiévreux, je fus porté sur la banquette où j’expulsai la toux morveuse que j’avais retenue au fond de ma gorge toute la soirée.
— Nous avons jusqu’à mercredi prochain, dis-je à Spadille entre deux quintes de toux.
— Bravo, Matador! dit-il en applaudissant. Tu es un comédien hors pair... Tu as mené ces deux grisons à merveille. Je te tire ma révérence.
— Vraiment?
— Tu es un grand maître et je ne cesse de me régaler en imaginant l’heure où nous allons les plumer. D’ici mercredi, je crois que nous pouvons ramasser deux mille livres. Peut-être plus! Mais, pas d’impatience! Demain, tu vas gagner un peu... Joue six mains et gagnes-en deux.
— Ça veut dire encore quatre cents livres de perdues! Mille avec ce soir! Mille livres! Te rends-tu compte?
— Il faut savoir perdre pour gagner!
Rompu, je retrouvai ma couche pouilleuse pour sombrer dans un sommeil des plus agités.
Le lendemain, je fus incapable de me lever.
Louise, chargée autant de me soigner que de me surveiller, passa la journée à mes côtés.
Entre deux quintes de toux, je m’efforçai de la divertir.
Nous en profitâmes pour répéter quelques scènes bronchiteuses d’Au Clair de la Lune.
La présence de Louise représentait assurément le plus doux des remèdes.
J’avais le désir ardent que cette matinée n’ait point de fin mais à chaque quart d’heure qui sonnait à l’église voisine, je sentais avec appréhension la séance du soir se rapprocher.
Je devais reprendre mon rôle de joueur, un rôle qui me terrifiait et qui déclenchait une nouvelle montée de fièvre.
L’arrivée de mon valet, déjà costumé, brisa l’enchantement.
— Alors les tourtereaux, vous êtes-vous bien amusés? lança Spadille en insinuant d’une gestuelle des activités déplacées.
— Nous avons répété, dis-je pour nous défendre tous deux.
— Appelez cela comme vous voudrez... Allez, dégage le plancher, la soubrette! Nous avons d’autres chats à fouetter.
Louise, au claquement des doigts de son maître, quitta, tête baissée, mon coin de chambre.
Répétant les préparatifs de la veille, nous bûmes d’abord du vin.
Mon costume était différent mais toujours bien à moi.
Une fois les bouteilles vidées, le carrosse nous mena à la maison de jeux.
L’entrée fut aisée.
Déjà des habitués, nous eûmes toutes les facilités à trouver une place à la table de jeu d’hombre.
Le comte de Romainville, qui n’avait point bougé, me présenta à un nouveau personnage, un riche fermier général à peine débarqué de sa province.
— Je connais votre père, me lança le provincial rubicond. Comment se porte-t-il?
— Fort bien… Aux dernières nouvelles..., répondis-je.
— La prochaine fois que je le verrai, je lui signalerai notre rencontre.
— Je vous en supplie, non! m’exclamai-je, rempli de terreur.
— Rassurez-vous, mon garçon. Je saurai mentir... Je parlerai d’un élégant salon où la bonne société se retrouve pour bavarder. Imaginez-vous que j’ai été, moi aussi, un jeune homme impétueux.
— Il apprend la médecine, précisa le comte de Romainville.
— Dans quel hospice?
— À Bicêtre, répondis-je, citant le seul nom qui m’était connu.
— Dans cette maison de fous? s’inquiéta le fermier général.
— Sans doute nos grands savants trouvent-ils dans ce lieu abominable suffisamment de pauvres pour entraîner leurs élèves débutants, supputa le comte de Romainville.
— Et ils ont raison! Je ne puis imaginer que nos jeunes étudiants se forment sur des gens de qualité. Qu’ils apprennent en se trompant! Qu’ils voient le résultat de leurs erreurs! Morbleu, les pauvres sont là pour ça! Que tous ces loqueteux servent au moins de cobayes à la science! Bravo, mon garçon! Empoisonnez, coupez, charcutez tous ces misérables... Il en renaîtra toujours bien assez!
La fin du discours fut ponctuée de petits rires cyniques.
J’en profitai pour me moucher.
Spadille, qui m’abreuvait de vin, me rappela à mes devoirs.
Perdu dans ce lieu magique à l’obscurité dominante, aux tentures épaisses et aux dorures omniprésentes, je plongeai dans l’atmosphère du théâtre, haut-lieu de frivolité et d’abandon où les âmes se dénudent honteusement.
L’alcool et la scène m’étourdissant, j’en oubliai les maux qui me rongeaient.
D’un coup, j’eus les joues écarlates.
Par un brusque afflux de sang au cerveau, j’atteignis une grande lucidité d’esprit.
Concentré, je me remis à jouer.
Nous jouâmes cinq mains et j’en perdis quatre.
— Ah, mon garçon, s’enchanta le comte de Romainville. Vous mettez dans le jeu de l’hombre un peu plus de cœur que la première fois. Je vous en félicite.
— À demain, répondis-je simplement, exténué par cette petite heure d’activité.
— Demain? À ce rythme, vous serez bien vite un pilier de la maison... Prenez tout de même soin de ne pas ruiner trop vite votre bon papa.
— Oh, il a du répondant, précisa le provincial. Monsieur son père est un des hommes les plus riches de Bretagne.
— Ah, bon? fis-je, moi-même étonné.
— Nos admirables ports bretons sont devenus d’incomparables centres financiers... On y spécule autant qu’à Paris, vous savez.
— On spécule sur le chou-fleur? s’esclaffa le comte de Romainville.
— Sur le nègre des Amériques! C’est au marché noir que papa a fait ses millions!
— Des millions, vous dites? s’enflamma le comte de Romainville. Mais, c’est fort intéressant! Eh bien, mon garçon, jouez avec sérénité car vous êtes à l’abri des créanciers. Je vous souhaite une bonne soirée et je vous dis, bien volontiers, à demain. De même, j’espère que vous nous ferez l’honneur d’une petite visite à Versailles. J’ai, par le plus grand des hasards, une jeune nièce de passage chez moi. Vous pourriez, tous les deux, jouer au docteur.
— C’est… C’est que mes études m’accaparent.
— Vous êtes richissime, mon garçon! Achetez donc votre charge et commencez votre carrière immédiatement... Que faut-il savoir pour être médecin? Que le cœur est à droite? Que le foie est dans la gorge? Allons, une bonne saignée est le seul remède à maîtriser. En tout cas, c’est le seul que mon médecin me prescrit à chaque fois qu’il me voit.
— Le mien, c’est les lavements! précisa le fermier général.
— Dieu, que tout ceci me semble facile! Allons, abandonnez vos livres et travaillez votre clientèle. J’insiste pour que vous veniez nous consulter!
— Je ferai mon possible...
Les ayant poliment salués, je quittai la salle.
Dans le carrosse, Spadille affichait un visage sombre.
Il m’agrippa par le col qu’il serra méchamment.
— Il fallait gagner deux mains!
— Je n’ai pas pu... Ces gens jouent fort bien! Je n’ai pas le temps de savoir comment les cartes sont agencées. Je dois observer vingt parties de suite et encore… Il existe toujours la possibilité que je perde.
— Triche!
— Es-tu fou? Comment m’y prendrais-je?
— Je sais que le nain t’a formé!
— Tu… Tu… Tu te trompes!
— Me prendrais-tu pour un imbécile? Le nain est un tricheur professionnel... Il t’a appris comment gagner à tous les coups!
— Je ne puis…
— Nous n’avons pas le droit à l’erreur. Nous avons besoin d’argent avant mercredi.
— Pourquoi?
— Sinon, tout comme toi, je suis un homme mort. J’ai des dettes!
— L’argent est pour le théâtre!
— Tu rêves! Cinq cents livres iront à la troupe. Tout le reste est pour moi.
— Pour toi? Mais… Mais… Ce n’est pas juste!
Spadille tira subitement de sa botte un stylet qu’il me colla sous le nez.
— Bien entendu que ce n’est pas juste, me confirma Spadille. Rien dans ce monde n’est juste! Pourquoi crois-tu que nous sommes là? Le jeu est notre dernière chance.
— Notre?
— Sans ces gains, fini le théâtre! Si tu continues à perdre, ils iront chez ton frère réclamer ta créance. N’oublie pas qu’ils savent qui tu es! Ton père paiera certainement mais comment te jugera-t-il lorsqu’il apprendra que tu es un joueur et un débauché... Un vaurien qui se complaît dans la bauge du théâtre et qui corrompt des comédiennes innocentes.
— Ce n’est pas vrai!
— Et ta chère mère? Que va-t-elle penser de toi, ta chère maman?
En réalité, ce n’était pas ma mère que je voyais en épouvantail mais bien l’incomparable Charlotte, la tendre jeune femme à qui je m’étais promis.
Louise enflammait mes sens mais je savais que je ne pourrais me rabaisser à épouser une roturière illettrée.
Charlotte était mon astre et je ne pouvais imaginer de la perdre.
Cette première étape, rive droite, n’était pas mon destin.
Je devais m’illustrer, rive gauche, au Théâtre-Français, car c’était l’unique maison qui pourrait me propulser dans les cieux de la célébrité et qui m’autoriserait, le moment venu, à me démasquer.
Spadille avait raison, il était trop tôt pour me déshonorer.
— Que ferons-nous demain? Perdre ou gagner?
— Gagne autant que tu perds!
Le lendemain, nous y retournâmes de bonne heure.
La rumeur des millions de mon père avait fait le tour des joueurs, tout comme mon ineptie aux cartes.
Après un excellent accueil, on nous assigna notre propre table et, cette fois-ci, beaucoup de gens recherchèrent ma compagnie.
Durant la première partie, toujours bouleversé et dans un piteux état de santé, je tournai sans cesse dans ma tête les injonctions de Spadille. Tricher!
Il m’était impossible de tricher!
Et même si j’employais ma propre méthode, d’après Croquignol, je trichais encore.
Tricher, c’était user du moindre avantage...
Mais, user de mes talents d’auteur, n’était-ce pas également tricher?
User de ma bonne naissance, n’était-ce pas également tricher?
Si tout avantage était une tricherie, alors, dans une société aussi inégalitaire que la nôtre, tout le monde ne cessait de tricher.
User d’une science, d’une capacité, voire d’une machine, équivalait à dominer les autres.
Ne pas utiliser ces avantages était forcément imbécile...
Le sort m’offrit des cartes tellement favorables que je ne pouvais perdre cette première partie.
Encouragé par la certitude que je n’aurais pas à tricher puisque Dieu m’offrait le meilleur des jeux possibles, je me mis à jouer pour gagner.
Et je gagnai!
Trop, peut-être...
Lors de ces dix premières parties, j’empochai mille livres.
Un véritable exploit!
Était-il possible que Dieu me favorisât de la sorte?
Un dieu qui condamnait par ailleurs le jeu?
Tout est inévitablement une question de croyance...
Les cartes sont-elles distribuées au hasard ou une main divine intervient-elle?
Naît-on au hasard ou naît-on avec précision, dans un but donné?
Si vous faites du hasard votre Dieu, alors vous ne connaîtrez que l’injustice.
Rien ne pourra vous être favorable car vous serez incapable de discerner les motifs qui ornent l’étoffe universelle.
Par contre, si c’est bien le Dieu des hommes qui vous guide, alors vous réaliserez, justement, que rien n’est dû au hasard.
Il existe un motif derrière chaque chose.
C’est à l’homme de le rechercher et d’apprendre à le reconnaître.
En observant les cartes, en les ordonnant dans ma tête, je suis capable de les maîtriser et de les dominer.
Grâce à mes facultés, je suis apte à savoir si je vais gagner.
De la même manière, si j’écris une pièce de théâtre, en la travaillant, en la façonnant, je suis en mesure de savoir si elle aura du succès.
Ma victoire, à l’hombre ou sur les planches, n’est nullement hasardeuse.
Je suis assuré de ma réussite et ceci est valable en toutes choses.
Si l’homme est confiant dans son destin, s’il naît avec la conscience qu’il choisira sa place dans le monde alors il trouvera aisément la conduite à suivre.
Il parviendra à son but.
L’homme avisé ne peut se fier au hasard.
Il lui est interdit de dire...
— Je quitte ma maison... Je pars sur les routes et advienne que pourra!
Cette idée mène droit à l’échec.
L’homme qui part de chez lui avec un motif clair, une ambition, saura dominer l’avenir.
C’est ainsi que Dieu souhaite que nous agissions.
Il veut que nous réalisions notre œuvre apprenant que, au-delà des premiers obstacles, le chemin est toujours présent.
Il n’existe point de circonstances qui vous empêchent de réaliser votre dessein.
Calculez vos chances, prévoyez votre route et vous trouverez, un jour ou l’autre, le bon passage.
Plus votre chemin sera semé d’embûches, plus la foi vous étreindra, surtout lorsque vous réaliserez qu’il n’existe pas une seule route mais des milliers.
Où que j’aille, aussi loin que je m’exile, je triompherai!
Vous verrez!
Un jour, vivant ou mort, je triompherai!
Spadille déposa un verre de vin devant moi.
Discrètement, il se pencha à mon oreille pour y souffler...
— Continue comme ça et je te saigne en boucher! Perds! Perds!
Aussi facilement que je pouvais gagner, je pouvais perdre.
Je perdis les dix mains suivantes ce qui n’était pas un mauvais stratagème puisque les plus gros joueurs arrivaient plus tard dans la soirée.
Tous furent témoins d’une épouvantable déconfiture.
Dans mon dos, on me raillait.
On m’appelait l’enrhumé qui se mouche dans son papier-monnaie.
On m’appelait l’enchifrené dont la morve obstrue toutes facultés.
De retour dans mon logis, à écouter les ronflements exaspérants de la mère Michel, les cartes dansaient dans ma tête.
Je savais que je pouvais gagner au jeu.
Je n’étais pas simplement le Matador, homme de théâtre, mais le matador, atout de l’hombre.
Le lendemain devait voir un premier gain avant que le dernier soir nous ramassions la mise.
Deux mille livres restaient le but à atteindre.
Avec plus de mille déjà perdues, nous n’avions plus le droit à l’erreur.
Nous arrivâmes tard, décidés à gagner vite et à partir vite.
Toutes les places étaient déjà prises.
Spadille me porta du vin.
Soudain, le majordome m’accosta.
— Monsieur le marquis…
— Que voulez-vous?
— Messire, un gentilhomme désire vous parler.
— À moi?
— Oui.
— Maintenant?
— Oui.
— Qui est-il?
— Il se présentera.
— C’est que j’attends une place pour jouer et je…
— Je vous en prie, messire... Le gentilhomme insiste.
— Eh bien, soit. Où est-il, ce monsieur?
— Suivez-moi, s’il vous plaît...
Emboîtant le pas à mon guide, je traversai la salle de jeu en direction du fond.
Méfiant, Spadille colla à mes semelles.
Arrivé devant le décor en trompe-l’œil, le majordome poussa une petite porte dérobée.
Baissant la tête, j’y pénétrai tandis que l’employé bloquait le passage de mon ange gardien.
— Votre valet doit vous attendre ici.
— Mais…
— Droit devant vous, monsieur le marquis!
J’eus à peine passé le seuil que la porte se referma dans mon dos.
L’obscurité dans l’antichambre était fort peu accueillante.
À présent seul, je craignis un piège.
J’avançai avec précaution.
Dans une pièce attenante, un grand chandelier attira le papillon de nuit que j’étais.
Je m’y dirigeai pour m’y brûler.
À mon grand étonnement, une dame, vêtue d’une superbe robe du soir m’attendait.
Je ne pus l’identifier car elle portait un grand masque de carnaval vénitien.
D’une gestuelle accorte, elle me tendit le mien.
C’était un masque tout blanc avec une grande larme noire peinte sous l’œil gauche...
Je l’enfilai silencieusement.
Satisfaite, la dame m’offrit ensuite sa main.
J’observai son long gant de satin noir jusqu’à ce que la politesse m’oblige à y déposer mes phalanges moites.
Trop apeuré pour dire un mot, je me laissai guider en haut d’un bel escalier de marbre.
Au sommet des marches, un homme en livrée dorée, au masque assorti à sa tenue, nous attendait.
— Messire, si vous le désirez, vous êtes invité dans un salon réservé à des gens privilégiés, m’informa-t-il de sa voix sourde.
—…
— Cela vous convient-il?
— Ne vous êtes-vous point trompé de personne?
— Non, messire... Nous savons que vous êtes un joueur des plus sérieux, aux recommandations excellentes. Ce serait un honneur de vous avoir dans notre cercle distingué.
— Pourquoi le masque, si vous me connaissez déjà?
— Les gentilshommes derrière ces portes désirent conserver l’anonymat du fait de leurs positions importantes. Tout se déroule dans la plus grande discrétion.
Trop impressionné par le décorum, je n’eus pas la force de refuser.
— Soit, répondis-je, la gorge sèche.
L’homme doré fit discrètement signe à mon accompagnatrice.
Elle me tendit de nouveau sa main que j’acceptai.
— Cette jeune dame est à votre disposition, précisa le portier. Elle exaucera tous vos désirs...
— Euh… Merci.
— Bonne partie, messire.
Comme par enchantement, la porte dans son dos s’ouvrit un court instant.
La dame m’entraîna au-delà.
Deux gardiens masqués et lourdement armés, préposés à la porte, la refermèrent derrière nous.
Je tremblais comme jamais.
Le décor, obscur et mystérieux, me faisait penser à celui de sociétés secrètes.
Nous débouchâmes dans une salle de jeu fort petite et encore moins bien éclairée.
Une simple chandelle brûlait sur chacune des quatre petites tables.
— Quel est votre jeu? me demanda la dame d’un murmure chaud à mon oreille.
— L’hombre, répondis-je, haletant.
Ma fébrilité décuplait ma fièvre et je me mis à transpirer.
Me prenant familièrement par le bras, ma compagne m’entraîna aux abords de la table réservée au jeu de l’hombre.
Trois hommes sombres y jouaient.
Tous étaient masqués.
Les volutes de fumée des pipes obscurcissaient l’air.
J’observai les cartes.
Les mains étaient épaisses.
Les joueurs parlaient peu mais lorsqu’ils le faisaient c’était en italien.
Ma compagne me tendit une coupe de champagne frais que je tenais nerveusement, perplexe quant à la méthode pour boire.
La dame demeura à mes côtés si proche que je sentis sa poitrine pressée contre mon dos.
Indifférente à la souveraineté de ma sphère intime, l’inconnue soufflait sauvagement contre ma nuque.
Sa présence me troublait intensément.
Je ne pouvais plus bouger.
Je ne pouvais plus respirer.
Je ne pouvais qu’observer les cartes sur le tapis vert.
Les masques jouaient beaucoup plus gros que dans le premier salon.
Une mise n’était point de cent livres mais de mille.
Ma frayeur en fut décuplée.
De plus, j’avais une envie irrésistible de me moucher.
Je sentais, sous mon masque, mon nez couler comme une fontaine.
L’ombre dans mon dos m’interdisait le moindre geste.
Soulever le bras aurait impliqué tant de choses...
Alors pour ne plus y penser, je chassai de mon esprit tout ce qui m’entourait pour ne me concentrer que sur les cartes.
Les chiffres lentement s’ordonnèrent.
Le jeu devint limpide.
Pour ne plus avoir peur, il suffisait de compter.
Après un temps que je ne sus mesurer, une place à la table se libéra...
C’était la mienne.