Soulagé, je pris place à la petite table de jeu.
Les deux hommes me toisèrent.
L’un portait le masque hilare de la comédie, l’autre le masque affligé de la tragédie.
La symbolique du théâtre m’accueillait.
Ce signe m’encouragea.
Ma place était bien parmi eux.
C’était là que mon avenir se jouait...
Les deux inconnus, ventripotents, quasiment endormis, n’ouvrirent la bouche que pour déclamer succinctement leurs enchères.
Qu’ils fussent des Italiens ne fit que m’encourager davantage.
Je ne voyais plus des adversaires, mais la représentation en chair et en os des personnages de ma pièce de théâtre.
J’eus soudain un grand plaisir à évoluer masqué.
J’étais moi aussi caché, caché derrière un pseudonyme, caché derrière un costume de théâtre, caché derrière un masque de Pierrot.
Mon Dieu, je n’avais plus qu’à jouer!
Je perdis la première partie mais le revers me sembla des plus naturels.
J’étais encore engourdi.
J’étais encore trop fébrile.
Mon trac s’était tout juste évanoui.
Ma voix, que je n’avais pas encore réussi à placer, trahissait une appréhension légitime.
Si ce salon était une scène, je devais y briller.
Une interprétation médiocre signifierait la fin de cette route.
Cet épilogue néfaste ne pouvait présager que d’une seule chose...
Tout serait à recommencer.
Tandis que je ramassais les cartes pour les distribuer, je finis par me transmuer en Matador.
J’étais atout et je comptais tous les posséder.
J’en oubliai les vertiges de l’enchère, gommant de mon registre la somme monumentale que je devrais à des créanciers invisibles.
Après m’être mouché fortement en soulevant discrètement mon masque, je me frottai les mains et déclarai...
— Ça va mieux!
Les deux personnages hochèrent la tête.
À partir de ce moment, je ne perdis plus.
J’avais conquis la scène et je ne la quittai plus.
J’étais un aventurier, un fourbe masqué, un illustre mauvais garçon qui œuvrait pour sauver sa belle, retenue prisonnière.
Je jouais vite, décidé, exalté.
J’apostrophais Dieu et parfois les spectateurs qui, lentement, s’agglutinaient autour de notre table.
Je les défiais tous.
J’étais maître du jeu.
Ma personnalité s’était scindée en deux.
Une moitié batifolait, lançant à la dérobée nombre de bons mots pour amuser la galerie, tandis que l’autre moitié, folle machine à calculer, fonctionnait à plein régime.
Mon cerveau comptait si bien les cartes que je pouvais deviner avec certitude le jeu qui allait s’établir.
J’aurais pu, tout aussi bien, à moi seul, jouer toutes les mains et peut-être même celles des tables voisines.
À chaque victoire, je reprenais systématiquement l’enchère.
Tourné.
Simple nolo.
Solo.
Solo à pique.
Nolo ouvert.
Quelle que fût la forme du contrat, je la dominais.
Par des témérités insensées, je raflais systématiquement le dernier pli, souvent par pure magie.
Après chaque victoire, j’exultais, je fanfaronnais, je plastronnais.
Mes ricanements horripilants emplissaient toute la salle, toute la ville, tout l’univers.
Fortement contagieuses, mes hilarités se transmettaient à mon public qui ajoutait des applaudissements ininterrompus.
Ne pouvant me retenir, je bondissais en diablotin pour me courber en deux et pour les saluer à profusion.
Mes deux adversaires demeurèrent imperturbables.
Ces deux statues de marbre, ces deux déités antiques, me suivirent dans mon jeu sans jamais ni rechigner ni hoqueter.
Tard dans la nuit, je sentis subitement une main glacée posée sur mon épaule.
Un visage blême et cadavérique se pencha contre ma joue.
J’eus très peur car je crus voir en ce laquais le visage de mon père...
— C’est la dernière partie, messire, me murmura-t-il au creux de l’oreille.
Cette apparition me tétanisa comme si l’on m’avait jeté au visage un seau d’eau glacé.
Paralysé, je perdis la dernière partie.
Levant la tête, je découvris que mon public avait disparu.
Des laquais soufflaient les bougies des tables voisines.
Mes deux mages ne bougèrent point de leurs fauteuils.
Je demeurai confus à les détailler.
Qu’avais-je fait?
Me sauvant d’une terreur symptomatique, la dame de compagnie, demeurée tout ce temps à mes côtés, vint m’offrir une dernière main.
Je la pris avidement.
Elle m’aida à me redresser.
Je voulus saluer les joueurs mais je fus incapable d’émettre un mot.
Le spectacle était terminé.
Je basculai dans le néant qu’éprouvent les comédiens un soir de dernière.
Une fois le rideau tombé à jamais, on réalise toute la futilité d’un effort perdu dans le temps.
Troublé, je suivis mécaniquement ma compagne.
Nous traversâmes une salle vide et un petit boudoir.
Au loin, une porte claqua.
Des gloussements sourds de femmes me firent deviner que dans ces salons l’on jouait encore à d’autres jeux.
— Je dois partir, m’écriai-je, effrayé.
— Après tant de prouesses, me répondit-elle de sa voix de velours, vous devez vous reposer... J’aimerais bien vous présenter.
D’un geste gracieux, elle indiqua la grande porte dorée au bout du couloir.
— Je vous en supplie, je dois partir! insistai-je.
Sans rien ajouter, la troublante créature ôta son masque, puis le mien.
Autant ses grands yeux exprimaient le mystère et le feu, autant les miens reflétaient le trouble et la folie.
À plonger dans son regard, je revis Charlotte et ses secrets.
Les deux visages se confondirent tandis qu’un désagréable sentiment me perforait le cœur.
Fuir!
Je devais fuir!
La fuite était ma véritable nature.
Devinant mon malaise, ma compagne me reprit par le bras.
Silencieusement, elle me ramena à l’entrée de la maison puis disparut soudain, tel un mauvais génie.
Je fus de nouveau seul.
À travers les grandes fenêtres, j’entrevis l’aube.
J’entendis des talons claquer sur le marbre et je me tournai vers le majordome qui se hâtait à ma rencontre.
— Où est mon valet? demandai-je.
— Je suppose qu’il dort dans votre carrosse, monsieur le marquis. Je vais le faire mander.
— Non, non, laissez... Je le réveillerai moi-même.
— Comme vous voudrez.
Le maître d’hôtel écarta le rideau.
— Quel jour sommes-nous? lui demandai-je, en m’arrêtant sur le seuil.
— Mardi, messire.
— Je pars demain en voyage pour Florence. Serait-il possible de régler mon compte?
— Tout de suite?
— Oui.
— C’est que… Il est tard… Ou plutôt… Tôt.
— Allons, mon ami, la demande n’est pas si originale que cela. Moi aussi, je suis pressé de retrouver mon lit.
Après un hochement de tête, l’homme alla s’asseoir à contrecœur derrière son registre.
Il frotta longuement son lorgnon de son mouchoir.
À la lecture du solde de mon compte, il essuya derechef son optique.
Ayant relu plusieurs fois le nombre, il me toisa longuement.
Je possédais la certitude que mon compte était bénéficiaire.
Bâillant longuement et fortement, je n’eus pas à feindre mon impatience.
Finalement, le majordome tira une feuille de papier d’un tiroir fermé à clef.
Il la compléta, la signa, la cacheta et vint me la donner.
— Vous pourrez vous faire payer dès l’ouverture à la banque de Freak & Fraak.
— Merci, mon brave, conclus-je en lui tapotant l’épaule.
N’osant pas déplier le papier, je l’empochai sans autre manière.
Puis je quittai la maison de jeu, n’ayant même pas pris le temps de saluer le gardien.
Dehors, la brume emplit mes poumons d’une vigueur nouvelle.
Pour moi qui, la veille, étais gravement malade, la guérison était miraculeuse.
Mon nez, sec et dégagé, s’enivrait de la fraîcheur matinale.
Spadille était endormi contre la rambarde au bas des escaliers.
Je le réveillai en écrasant la pointe de ses pieds.
Il se réveilla en sursaut, affichant toute la violence mauvaise qui l’habitait.
— Filons d’ici! ordonnai-je.
— Qu’est-ce que tu as fabriqué? J’ai passé la nuit à t’attendre, chuchota-t-il en se redressant.
— Où est le carrosse?
— Dans l’écurie et le cocher dans son lit.
Jetant un regard vers la porte d’entrée, je devinai qu’on nous espionnait derrière le carreau.
— Allons à pied! Dépêchons-nous! l’entraînai-je.
Une fois la porte cochère passée, je fus subitement assailli par tous les maux que je croyais vaincus.
Une migraine effroyable me déchira la tête.
Mes quintes de toux et mes reniflements redoublèrent.
Je n’avais plus que le désir ardent de me coucher auprès de mon indispensable garde-malade avec laquelle je brûlais de partager le secret de l’aventure théâtrale inouïe que je venais de vivre.
— Qu’est-ce qui s’est passé? me demanda Spadille.
— J’ai joué.
— As-tu gagné?
— Oui.
— Combien?
— Je ne sais pas.
— Tu ne sais pas?
Énervé par ses questions, agacé par sa présence, je tirai le billet de ma poche.
Tout en marchant, je le décachetai et le parcourus.
Lorsque je lus le montant de l’effet, je m’arrêtai net, tandis qu’un meneur de bêtes m’injuriait de la brusquerie de mon arrêt.
Spadille m’arracha le papier des doigts.
Il n’allait pas être déçu...
Je m’attendais à le voir sauter de joie, mais je vis le sang quitter son visage.
Il me considéra d’un air lugubre.
— Miséricorde! Comment as-tu fait? demanda-t-il en s’étranglant à moitié.
— J’ai eu de la chance, répondis-je fièrement.
— Quarante-deux mille livres! Tu es complètement fou!
— Fou? Je croyais que tu serais content... Nous sommes riches!
— Ah, je ne sais pas ce qui me retient de t’étrangler! Es-tu un imbécile ou le fais-tu exprès?
— Ni l’un ni l’autre, répondis-je froissé.
— Misère! Personne ne gagne pareille somme sans immédiatement se faire inviter pour la reperdre. Ces gens ne vont pas te laisser s’envoler sans occasion de se refaire. L’argent que tu as gagné c’est de l’argent que d’autres ont perdu. Et qui sont ces gens? Des hommes puissants et dangereux... Des hommes qui ne perdent jamais! Qui était-ce, à ta table? Connais-tu au moins leurs noms?
— Tout le monde portait un masque.
— C’est pire encore... Crois-moi, dès aujourd’hui, ils viendront te chercher. Peut-être que nous sommes déjà suivis.
Spadille me tira par le bras.
Me plaquant contre un mur crasseux, il jaugea les visages alentour.
Tous nous observaient car nous présentions le spectacle d’un noble malmené par un mauvais garçon.
Une grande vérité...
— Relâche-moi! le repoussai-je.
Satisfait de voir que nous n’étions pas suivis, Spadille m’entraîna loin de la grande rue.
— S’ils nous trouvent, nous sommes faits! Ah, quel malheur de t’avoir rencontré!
— Comment peuvent-ils retrouver Matador, comédien, pauvre, logé sous un appentis?
— Que savent-ils du marquis de K.?
— Euh… Tout.
Je pensai furtivement à ma famille.
Qu’avais-je fait?
Mon Dieu, qu’avais-je fait?
— Euh… Ils pensent que j’habite chez mon frère, poursuivis-je. Je ne sais pas où réside Albert... Une garnison autour de Paris, j’imagine.
— Eux le savent!
— Cet argent, nous ne pourrons donc pas le dépenser?
— Exactement!
— Alors donne-le moi, je déchire le billet à ordre et tout est réglé.
Spadille se garda bien de me le redonner.
— Nous n’allons tout de même pas oublier quarante-deux mille livres!
— Ce n’est qu’un bout de papier...
Spadille se frappa brutalement le haut du crâne comme si un insecte l’avait piqué.
— Le juif! s’écria-t-il.
— Pardon?
— Je connais un juif qui pourrait nous aider. Si nous allons nous présenter au comptoir de la banque, nous sommes fichus. Par contre, je sais que ces effets peuvent être endossés. Pour l’escompte, mon juif brouillera la piste... Le plus important est qu’ils ne sachent pas où est allé l’argent. Ne te trouvant pas chez ton frère, ils penseront bien que c’était un coup monté!
— C’était un coup monté!
— Furieux, ils penseront que tu as triché... As-tu triché?
—…
— Du coup, ils lâcheront leurs indicateurs. Dès qu’ils nous verront transformés en riches, paradant en société, ils se passeront le mot. Leurs spadassins nous tomberont dessus.
— Eurêka! m’écriai-je. Demain, je retourne jouer et je perds jusqu’à ce qu’il ne reste plus que nos deux mille livres.
— Es-tu fiévreux? hurla Spadille. Quarante-deux mille livres! C’est plus d’argent que tu n’en verras jamais dans toute ta carrière de théâtreux. Non... Nous devons ruser. Nous devons être les plus malins!
— Comment?
— Pour commencer, nous devons disparaître!
— Disparaître? Comment?
— Comme ceci!
Sans prévenir, Spadille me tourna le dos et partit en courant.
J’eus le réflexe de lui courir après mais, lorsque je passai le premier coin de rue, hors d’haleine, il avait disparu.
Je sus que je ne le reverrais plus jamais.
Rien ne pouvait me faire plus plaisir.
De retour chez la mère Michel, je repris mes hardes et me débarrassai de mes beaux habits.
Une fois couché, encore troublé par tous ces événements, je méditai sur les conséquences de mes actes.
Une nouvelle fois, Spadille m’avait dépouillé.
Avec une naïveté qui frôlait l’inconscience, je m’étais laissé berner.
J’en eus honte tout en me demandant si tout cela n’avait pas été une diabolique supercherie.
Spadille était-il si fin comédien?
Et qu’étais-je d’autre qu’un jeune irresponsable?
De cette triste mésaventure, je ferais le plus grand des secrets.
Le mieux était de tout oublier.
Démoralisé, je finis par m’effondrer...
Plus tard, errant à travers les rues autour de la Bastille, je fus heureux de revoir des visages familiers.
Immuable dans son amour du théâtre et du tapis, la troupe de la Bougie poursuivait ses représentations.
Ses tours et ses facéties réveillèrent en moi un peu de joie de vivre.
Lorsque les comédiens eurent terminé pour la journée, j’allai les saluer.
À lire ma mine déconfite, Pierre Batave avait déjà compris...
— Tu n’as point l’argent?
— Non.
Son puissant sourire illumina son être.
— Allons, Matador, m’encouragea-t-il en me secouant, ne te fais point de mauvais sang... Nous allons tout de même la monter ta pièce! Qui a besoin d’un théâtre? Les prétentieux! Nous autres, un coin de rue nous suffit. Qui a besoin de beaux costumes? Les vaniteux! Nous autres, quelques vieux bouts d’étoffes nous suffisent. Morbleu, la valeur d’un spectacle ne se mesure pas à la quantité d’or que tu y investis mais à la foi que tu y insuffles. La magie du succès réside dans l’histoire... C’est elle qui motivera ton public à venir te louer.
Ses paroles ne suffirent pas à effacer mon sentiment d’échec et d’abattement.
Trois bouts de bois ne représentaient pas ce que je m’étais imaginé pour Au Clair de la Lune.
La pauvreté annonçait le lugubre qui présageait de l’abandon.
Enfin, la digue se rompit et le torrent de mes larmes se répandit.
J’offris, ce jour-là, le spectacle d’un jeune sot qui pleurait sans fin contre l’épaule d’un inconnu.
Je pleurais avant tout car je réalisais que, m’étant ainsi fourvoyé, j’étais devenu parfaitement inopérant.
Touché par mon effondrement, le père Batave me serra contre lui comme un fils.
— De combien as-tu besoin?
— Je… Je… Je pensais à cinq cents livres, sanglotai-je.
— Cinq cents?
— Assez pour louer le théâtre, monter un décor et trouver des costumes…
— Alors, soit! conclut ce nouveau père en abattant sa lourde main sur mon épaule. J’ai au fond de ma roulotte la cassette d’Harpagon. C’est qu’on a tous nos mauvais côtés...
— Non, non… Je ne puis accepter.
— Allons, brave Matador, tu as la foi et rien ne doit t’en détourner. Je te fais confiance... Je sais que tu ne dépenseras pas mon or pour autre chose que ton théâtre.
— Je… Je ne sais que dire.
— Natura expellas furca, tamen usque recurret.
Et c’est ainsi, miraculeusement, que tout reprit un nouveau départ.
Le père Batave alla puiser dans sa cassette les cinq cents livres en petite monnaie.
C’était un trésor immense que je protégeais dans une bourse épaisse pendue autour de mon cou.
Son poids était un supplice à supporter mais il alla en s’allégeant au fur et à mesure que mes responsabilités augmentaient.
Je louai le théâtre que je me mis aussitôt à ordonner et à lessiver.
Des années d’abandon en avaient fait le dortoir d’innombrables bêtes tant animales qu’humaines.
L’ordure qu’ils y avaient déposée était fort rebutante.
Ce théâtre, je ne le quittai plus, préférant dormir chaque soir sur scène.
Durant son temps libre, Louise venait m’aider.
Elle ne me demandait jamais de lui parler de Spadille mais je devinais que son départ, car il avait bel et bien disparu de la surface de la terre, avait réjoui plus d’une âme dans le quartier.
Nous passions des heures ensemble à brosser et à frotter.
Au contact de pareille douceur savonneuse, mon cœur ne pouvait s’empêcher d’écumer.
Lorsque nous étions fatigués, nous montions sur scène pour interpréter mon œuvre.
Je dus ensuite payer des ouvriers pour refaire un bout de la charpente et colmater le toit.
Le travail était sans fin car à chaque fois que l’on rebouchait un côté, un autre s’écroulait.
Le père Batave passait de temps en temps pour juger de nos progrès.
Nous avions à présent toute la distribution des rôles.
Encore deux semaines de travaux et nous pourrions débuter les répétitions.
Chaque matin, je me réveillais plein d’allant, convaincu que ce jour nouveau verrait ma déclaration d’amour à Louise.
Mais, à chaque fois que le moment était favorable, j’hésitais...
Pour me calmer, je lui demandais invariablement...
— As tu des nouvelles de Spadille?
— Toujours pas.
Autant cette réponse me comblait de joie autant elle recouvrait les traits tant désirés d’un voile chagriné.
Je n’avais point révélé à Louise nos péripéties à la table de jeu ni l’immense fortune que j’avais remportée.
J’attendais plus d’intimité.
Mais plus j’attendais, plus les moments favorables à mes révélations devenaient rares.
Des peintres, des charpentiers et des ferronniers nous entouraient à longueur de journée.
Bien vite, j’eus le sentiment que la bourse autour de mon cou ne pesait plus rien.
Au rythme de telles dépenses, il n’allait bientôt plus rien nous rester, alors que la fabrication des costumes et des décors n’était pas encore entamée.
Et puis, tous, surtout les comédiens, ne cessaient de me parler de leurs gages.
On voulait une avance par ici et puis encore quelques écus par là afin, disait-on, de rester disponible.
Je devais déjà penser à alimenter ma troupe, troupe qui, s’imaginant peut-être que mon bien était illimité, avait un appétit insatiable.
Bien vite, je dus demander un crédit auprès de mes fournisseurs.
Puis enfin, ma réplique la plus habituelle devint...
— Demain! Demain! Je vous paierai demain!
Un jour, je rendis même visite à un juif du quartier mais il ne prêtait que sur gages.
À part la propriété de ma pièce de théâtre, je ne possédais rien de tangible car un bien artistique n’a aucune valeur tant qu’il n’est pas une source permanente de revenus.
Pour ne rien vous cacher, j’allai jusqu’à me promener devant l’établissement de la banque de Freak & Fraak à la façade si riche et si austère.
Je savais que derrière ces murs œuvrait Croquignol et qu’il avait en moi la confiance nécessaire pour me laisser emprunter.
J’hésitais.
Je devinais qu’à mélanger mes deux mondes je risquais de tout faire chavirer.
— Demain! Demain! Je vous paierai demain! continuais-je de répondre.
Lorsque les costumiers et les décorateurs emplirent notre maison, les tracas ne firent que se multiplier.
Ces créateurs, par ailleurs si brillants et si audacieux, ne savaient proposer que des solutions onéreuses.
Alors que je ne cessais de leur réclamer des bouts d’étoffes, ils soutenaient que, pour faire illusion, seuls les meilleurs matériaux étaient concevables.
L’économie de bout de chandelle se devinait trop facilement et le public parisien était devenu fort exigeant.
Émerveiller!
Il fallait émerveiller en faisant croire aux spectateurs que ce qu’ils voyaient était à la hauteur de ce qu’ils auraient pu voir s’ils avaient été courtisans à Versailles.
Ah, ce Versailles me coûtait cher...
— Entendu, mais je vous paierai demain.
Le père Batave s’émerveillait lui aussi des miracles que je faisais avec son argent.
Notre salle, qui avait fort belle allure à présent, donnait l’illusion d’un budget illimité.
Chacun était persuadé de la solidité de l’entreprise et mieux encore, du succès que nous obtiendrions.
C’était bien là que résidait ma faiblesse...
À chaque fois que je dépensais, je comptais en nombre d’entrées.
La location d’une paire de chaussures...
Huit entrées.
Une perruque...
Quatre entrées.
Comme je spéculais sur des milliers et des milliers d’entrées, tout me paraissait abordable.
Plutôt que de dire non à tous, je répondais trop facilement par la réaction inverse.
Et chacun de se pourlécher les babines de voir, dans cette conjoncture désolée, un jeune ambitieux qui possédait, miraculeusement, les moyens de tenter l’impossible.
C’est accablé par les tracas, les soucis et les maux qui ne voulaient pas me quitter, que je débutai enfin les répétitions.
La mise en scène d’un théâtre de papier est fort aisée car les comédiens font exactement ce que vous leur ordonnez.
Simples bouts de papier, ils ne sont nullement capricieux.
Ils n’ont point de migraines, de tourments ni de revendications.
Ils ne sont jamais en retard arguant qu’ils doivent, en attendant, gagner leur pain ailleurs.
Entouré de mes comédiens de chair et de sang, je ne cessais de regretter mon petit théâtre.
À l’exception de Louise et de Pierre Batave, tous ces gens avaient la tête farcie d’idées toutes faites et de mauvaises habitudes.
L’originalité et l’inventivité ne leur venaient pas facilement.
J’essayais de les secouer mais ma troupe basculait, la plupart du temps, dans la discorde.
À un moment, nous étions trop nombreux coté jardin, à un autre, côté cour.
L’action demeurait souvent figée.
Je réclamais de la fluidité mais elle s’accompagnait d’une complexité de mouvements impossible pour des comédiens formés sur des tréteaux de rue.
Je dois l’avouer, je perdais souvent mon calme.
Je ne cessais de les houspiller afin qu’ils m’écoutent.
Le soir, couché sur mon maigre matelas de paille, je ne trouvais plus le sommeil tant j’étais ébranlé par tous ces soucis.
Résigné, je ne cessais de prier pour que la première arrive le plus vite possible et que nous puissions nous rôder devant un véritable public, tout en encaissant les premières rentrées.
À chaque réveil, à l’heure du premier cri du premier coq, le cauchemar recommençait.
Chaque journée, à la fois éternelle et fugitive, était un tir de questions, d’exigences et de factures.
Nous n’avancions pas assez vite dans l’art mais trop vite dans la dissension.
Trop de menaces!
Menaces de quitter son rôle!
Menaces de tout laisser en plan!
Menaces de démolir ce que l’on avait contribué à édifier!
Ah, comme je compris l’existence pénible des grands auteurs d’autrefois...
Pourquoi Molière, au sommet de son art, était en vérité épuisé, malade, mourant sous le poids de sa propre scène.
Et encore, je n’avais pas été en butte aux caprices d’un mécène ou, pire, d’un souverain.
En plus de tout cela, je n’étais jamais tranquille.
Je pressentais que la disparition de Spadille et mon fameux coup au jeu de l’hombre ne seraient pas sans conséquences.
Des gens puissants et dangereux me recherchaient.
À chaque fois qu’un visage sinistre croisait mon chemin, j’imaginais qu’il était là pour me régler mon compte.
Et que se passait-il au-delà de mon univers immédiat?
Mon frère avait-il reçu la visite de ces gens?
Un joueur!
Un tricheur!
Que pensait-il de moi à présent?
Avait-il écrit à mon père?
Ton fils est un gredin!
Il s’est encanaillé.
Il a disparu et il joue.
Son avenir s’annonce catastrophique...
Et Charlotte?
Avait-elle entendu, l’oreille collée à la porte de la chambre de ma mère, ses sanglots incessants?
Que pensait-elle de mon devenir, de mes hontes et de mes crimes?
Mauvais fils, joueur, dévergondé, pilier de tripot, menteur, tricheur, gibier de potence...
Je pensai bien leur écrire pour m’expliquer, mais la vue de mon encre si noire me donnait l’envie de vomir.
Comme il est facile dans ce monde de ne rien faire, de ne rien entreprendre et de demeurer un lâche!
Vous qui cherchez la tranquillité, demeurez dans votre foyer loin du tourbillon des hommes.
Épargnez-vous la tragédie de la comédie humaine!