Plus la date de la première représentation approchait, plus ma passion pour Louise s’amplifiait.
À croire que le désir de réussir dans un art exacerbait la réussite dans l’autre.
Mais ces deux ambitions, gloire et amour, étaient freinées par d’innombrables embûches.
Les difficultés ne cessaient de s’amonceler.
Spadille disparu, j’eusse imaginé que, détachée de la tutelle d’un frère tyrannique, Louise céderait aisément à ma cour qui redoublait d’intensité.
Ma passion pour elle ne me quittait plus.
Je n’ai pas honte de vous l’avouer, chers lecteurs, le physique de ma douce comédienne ne cessait de m’appâter.
Dénué d’expérience en ce qui concerne les femmes, je n’avais approché de près, durant ces années formatrices, que l’insaisissable Charlotte.
L’adorable jeune fille, inspiratrice de mon éveil amoureux, possédait une telle réserve et une telle probité chrétienne que je n’avais pas eu la moindre opportunité de dévoiler le plus minime de ses charmes.
Mon amour pour Charlotte reposait sur un fin minois qui ouvrait de grandes fenêtres sur une âme mystérieuse.
Le reste n’avait été qu’imagination...
Tout de la situation avec Louise était à l’opposé.
Il n’était pas un moment de nos répétitions où je ne découvrais pas une cheville, le galbe d’une poitrine ou une gorge.
Les gens du spectacle se complaisent dans une familiarité de tous les instants.
On se chatouille.
On se frotte.
On se pince.
On s’autorise toutes sortes de familiarités, et avec des étrangers de surcroît.
Toutes ces pratiques étaient rigoureusement interdites à la classe dominante que j’incarnais.
Ah, que j’enviais l’absence d’inhibition et les jeux folâtres des gens du peuple.
Il est vrai que j’aurais pu les imiter mais de longues années d’une éducation dévote m’en empêchaient et ce n’est qu’en rêve que je bondissais sur Louise pour l’agripper, la pétrir et la mordre.
Dans la réalité, je m’autorisais tout juste de longs regards admiratifs et de petits soupirs langoureux.
Le badinage était mon pire ennemi.
À chaque tentative de ma part d’entamer une sérieuse conversation romantique, Louise répondait par la comédie et le rire.
Que de frustrations!
Que de moments gâchés!
Voyant que je n’aboutissais pas avec mon approche traditionnelle, je feignis brutalement de l’ignorer escomptant que, s’estimant abandonnée, elle reviendrait à moi en amante.
Il n’en fut rien.
Décontenancée et chagrinée par mon attitude glacée, elle se para du masque de l’indifférence et redoubla ses ébats coquins au bénéfice d’autres comédiens.
Était-ce sa façon de me démontrer qu’elle avait déjoué ma ruse?
L’échec de cette stratégie me plongea dans une colère noire.
Je redoublai mes attaques sournoises.
Ayant atteint les limites des tourments que pouvait endurer un amoureux, j’allai jusqu’à baiser, devant ses yeux, la joue rouge d’une soubrette délurée.
Hélas, cette honteuse démonstration ne fit qu’achever de me détruire.
Quoique j’inventasse, mon tourment ne cessait d’empirer...
Pourquoi ne voulait-elle pas de moi?
J’étais jeune.
Je possédais des traits plaisants.
Poli et cultivé, j’exhibais très peu de penchants pour l’excès.
Il est vrai que je toussais et que je me mouchais constamment mais, ces faiblesses physiques auraient dû émouvoir ses instincts infirmiers.
En toute sincérité, j’étais, pour une fille de son rang, le parti idéal qui, de surcroît, était promis à un avenir éclatant.
Du mystère de Charlotte, je plongeais dans celui de Louise.
Qu’avaient-elles toutes à me rejeter?
D’un autre côté, plus le temps s’écoulait et plus notre spectacle m’échappait.
La confusion régnante m’étourdissait.
Tentant de survivre à la désorganisation la plus complète, incapable d’ordonner la moindre pensée voire de décider de ce que nous ferions dans l’heure, j’étais à bout, écrasé par d’épuisantes incertitudes.
Mon irritation constante me transformait en jeune coq, une outrecuidante girouette dressée sur ses ergots.
Je me fâchais pour trois fois rien, tout en dédaignant des catastrophes majeures.
Je vivais dans le néant, suspendu à la dernière fibre d’un fil d’Ariane dont l’autre bout aurait été l’hypothétique sérénité de la générale programmée.
La semaine qui mena à cette date fatidique fut exécrable.
Angoissé et fiévreux, torturé par toutes les calamités qui m’accablaient, je ne dormais plus.
Je ne mangeais plus.
Je ne buvais que trop de vin, cette mauvaise encre rouge qui m’empoisonnait lentement.
Mon univers entier se réduisait à notre salle, à sa scène et à ses fauteuils.
Au centre de notre univers, j’incarnais le dompteur d’une ménagerie anarchique où de drôles de fauves auraient circulé librement.
Les décors n’étaient pas achevés.
Les costumes étaient, sans arrêt, retouchés et modifiés.
Nous n’avions pas encore réussi à filer la pièce du fait d’innombrables et futiles interruptions.
Le père Batave m’assistait sans doute bien davantage que je ne le voyais.
Combien de drames empêchait-il à la dérobée?
Combien de pots cassés payait-il dans mon dos?
Le soir, lorsque nous buvions tous les deux une dernière bouteille avant d’aller nous coucher, il me répétait combien ces frivolités de comportement étaient à expulser de nos pensées.
Les comédiens n’étaient de véritables comédiens qu’en présence d’un public.
Éloignés de ce dernier, ces troubadours n’étaient que trop humains.
Faibles, insensibles, souvent asociaux, ils méritaient bien la mauvaise réputation qu’on leur prêtait.
Par contre, dès que les premiers spectateurs s’installeraient à leurs places, au fond de ces têtes de linotte se déclencherait ce mécanisme fabuleux qui les transformerait en prodigieux automates.
Les tirades seraient sues et clairement déclamées.
Les déplacements seraient fluides et la complexe mise en scène parfaitement exécutée.
Ils ne réciteraient plus des vers mais ils joueraient avec la pleine conscience, dans le feu même de l’action, de leurs effets.
L’auteur, le metteur en scène et les financiers ne servaient qu’à subir les inconstances des comédiens.
Leurs rôles étaient de les cajoler en attendant de les voir s’envoler.
— J’admets que, pour un premier effort, tu t’es chargé d’un nombre trop important de responsabilités. Tu aurais dû confier la mise en scène à un tiers ou alors ne pas t’accaparer le rôle principal.
— Je suis le maître de mon spectacle, déclarai-je froissé par ce manque de confiance. Je suis le seul à posséder la vision créatrice.
— Tu te leurres, mon garçon... L’auteur doit apprendre à offrir son travail à l’œil critique d’un second. Si tu fais tout de tes mains, tu devras assumer tous les risques! Alors, prends garde qu’en cas de feu, tu ne t’enflammes à ton tour et que dans ta fournaise ne se consument non seulement ton rêve, mais également ton être...
L’écoutant, je revis en pensée mon petit théâtre de papier en proie aux flammes, sous les regards affolés des miens.
Était-ce le présage d’une catastrophe perpétuelle?
Une mise en garde de Dieu?
Dès le lendemain, afin de calmer ma conscience, je fis venir des sapeurs de la ville qui examinèrent la sécurité de la salle.
J’eus même l’idée originale d’interdire de fumer pendant le spectacle mais, après de vives protestations de mes comédiens qui, jusqu’au plus jeune, fumaient à tire-larigot, cet avis fut vite abandonné.
Avec chaque jour qui passait, les paroles du père Batave, telles du plomb en ébullition déversé sur le crâne d’un persécuté, transperçaient ma tête déjà trop grosse.
Le sentiment que j’avais parfois d’avoir gâché ma vie exacerbait mes insuffisances.
À l’heure où tout reposait enfin entre mes mains, je n’étais plus maître de rien.
J’étais le capitaine d’un navire, au beau milieu d’une tempête qui, ficelé volontairement à son mât de cocagne, voyait son équipage danser et chanter autour de lui.
Enfin, arriva le jour le plus noir de tous...
Il avait commencé dans la lenteur coutumière.
Diable, que ces comédiens sont difficiles à réveiller!
J’exigeais sans cesse que tout le monde soit prêt à répéter, costumé et grimé, dès huit heures du matin mais rien ne commençait avant une heure de l’après-midi.
Les derniers peintres ayant disparu par manque d’argent, je profitai de ces premières heures pour badigeonner les découvertes.
La première arrivée, ce matin fatidique, fut Louise.
Je feignis de l’ignorer mais son insistance à vouloir me parler me força à lâcher mes pinceaux.
Daignant enfin la regarder, je vis au coin de ses yeux, deux perles d’eau.
— Qu’as-tu donc? demandai-je soudain troublé.
— J’ai… J’ai quelque chose à te dire.
— Je n’ai pas vraiment le temps.
— Je t’en supplie.
— Alors, parle...
— Allons ailleurs.
Louise me prit par la main et m’entraîna dans son lieu préféré.
À deux pas du théâtre à l’arrière d’une cour carrée, se trouvait un petit jardin orné d’un vieux puits à sec.
Le lieu était fleuri et paisible.
Nous y avions passé de longues heures à l’époque où tout était plus simple.
Nous étions seuls au milieu de ce petit paradis, et je me sentis soudain de nouveau submergé de désir.
Je voulus la prendre par la taille et lui confesser les sentiments qui me déchiraient mais, au lieu de cela, feignant l’activité et l’énervement, je m’assis sur le banc de pierre avec nonchalance.
À ma grande surprise, Louise me reprit la main.
Hésitante, elle plongea son admirable regard dans le mien.
M’étais-je trompé?
Avait-elle compris?
De véritables larmes embrumèrent ses pupilles...
— Qu’as-tu?
— Tu vas me détester! entama-t-elle.
Ça commençait mal.
— Jamais, la rassurai-je. Quoi que tu fasses, je ne pourrai jamais te…
— Écoute-moi, plutôt.
— Je t’écoute.
— Je… Je…
La révélation était difficile.
J’écoutais avec le plus grand respect, lui laissant le temps de trouver la force d’exposer son trouble.
— Je suis enceinte, dit-elle finalement.
Sur le coup, je ne compris pas.
Ce mot mystérieux ne s’enregistrait pas dans mon cerveau.
En sainte?
Enceinte?
Enceinte de quoi?
Enceinte d’un mur?
Je fus, de bonne foi, convaincu qu’elle me jouait une nouvelle farce, une facétie de comédienne décidée à m’énerver un peu plus.
— Tu es quoi?
— Enceinte!
Enceinte?
Grosse?
Engrossée?
Rien à faire, l’information ne s’imprimait pas.
— Je suis désolée, ajouta-t-elle.
— Désolée? Mais, pourquoi?
D’un coup, la notion de son état brisa le rempart de ma naïveté.
Une multitude de portes s’ouvrirent pour se refermer en claquant.
Si elle était enceinte, c’est bien qu’elle avait un amant!
J’avais un rival!
Où se terrait-il ce lascar?
Qui de notre troupe avait osé me supplanter?
Si elle était grosse, pourrait-elle encore jouer?
Combien de temps?
Allait-on le remarquer?
Le remarquait-on déjà?
Que faire?
Un nouveau costume?
Encore des frais!
Sans compter qu’il faudrait la remplacer!
Dès demain, peut-être...
Mais nous n’avions plus que quatre jours devant nous!
Comment faire?
Je blêmis au fur et à mesure que toutes ces interrogations et ces tourments s’abattaient sur mes épaules.
Ah, comme je maudissais l’existence immorale de tous ces gens!
— Qui est le père? finis-je par demander, écumant de colère.
Sa réponse me poignarda...
— Spadille.
— Ton propre frère?
— Ce n’est pas mon frère! s’offusqua-t-elle.
— Il n’est pas ton frère?
— Non! Qui t’a dit ça?
—…
— Laisse-moi t’expliquer!
— Je t’en prie...
— Quelqu’un comme toi, à qui la vie est plaisante, à qui tout sourit, ne peut pas savoir ce que représente la misère. Je suis née pauvre... J’ai passé toute mon enfance à la Salpêtrière et il n’existe point d’endroit plus détestable au monde pour des enfants. Par chance, je fus sauvée par un protecteur anonyme. À la mort de ma pauvre mère, j’avais à peine dix ans. Il m’a tirée de cet enfer et il m’a placée comme servante dans une maison riche. Spadille était le valet du maître. Il m’a protégée. Il m’a aidée. Il m’a sauvée. Sans lui, j’aurais fini… Je sais bien que Spadille est un mauvais garçon. Il est faux et turbulent mais il sait être doux et bon. Il est gentil avec moi. Je lui dois tant...
— Où est-il?
— Je ne sais pas et j’ai très peur pour lui. J’ai peur qu’il lui soit arrivé quelque chose.
— Il ne t’a donné aucune nouvelle? As-tu demandé à ses parents?
— Lui aussi est orphelin...
J’avais envie de lui révéler nos aventures récentes, ses vols à répétition, mais j’avais compris combien elle était attachée à cet homme.
Je m’étais leurré.
Elle n’avait jamais été mienne.
Son ventre abritait un cordon trop puissant, un lien que plus rien ne pourrait briser.
Une colère froide me saisit alors.
— Très bien, fis-je en me redressant.
Puis, tournant les yeux vers un coin de ciel nuageux afin de ne plus la voir, j’eus ce discours assassin...
— Le mieux est que tu quittes notre troupe immédiatement... Ne te tracasse pas, j’ai déjà quelqu’un pour te remplacer. Ce sera comme si rien ne s’était passé. Pour éviter le scandale, je raconterai aux autres qu’un parent mourant te réclame en province. Ils comprendront... Allons, ce n’est rien. Ne t’en fais pas pour moi. Sache que, dans tous les cas, je te souhaite une belle et heureuse vie. Adieu, Louise!
Tournant les talons, sans oser la regarder une dernière fois, je m’éloignai tandis qu’elle éclatait en lourds sanglots.
Les jours suivants, la pensée du couple maudit me mit à la torture.
La faute, je le plaçais sur Spadille, responsable du malheur de tous ceux qu’il approchait.
Cet homme était un démon et j’allais l’occire.
J’allais lui tordre le cou.
J’allais le pourfendre, le découper et le trancher.
Je ne cessais de fomenter son meurtre tant j’étais habité par la haine.
Comment le retrouver?
Quant à Louise, mes sentiments étaient partagés.
Une fois la colère passée, j’eus bien le désir d’aller la retrouver pour, au moins, m’excuser de ma méchanceté.
Mais, à chaque fois que je l’imaginais, je voyais le petit Spadille qui l’habitait, encore un monstre, grandissant, envoûtant qui finirait par jaillir dans l’horreur.
Pouvais-je associer le grand destin qui était le mien à un si petit esprit?
À une femme alourdie du boulet d’un autre?
Le pire étant que, moralement, elle ne pourrait jamais le quitter.
Toute son existence était affectée.
Je ne devais pas m’acharner.
L’oublier!
L’oublier!
Les oublier tous les deux comme s’ils n’avaient jamais existé!
Et puis, dès que notre succès serait consommé, j’allais rencontrer toute une variété de jeunes dames intéressantes, sans compter que je ne devais pas négliger Charlotte qui m’attendait chez nous.
Le plus tracassé par l’absence subite de Louise fut bien le père Batave.
— Partie? Comment ça partie? Où est-elle partie? s’empourpra-t-il.
— Une urgence... Elle m’a donné très peu de détails. Elle a parlé d’un parent mourant.
— Un parent mourant? Louise est orpheline!
— Eh bien, justement... J’ai cru comprendre qu’elle a enfin trouvé la trace de son mystérieux père.
— T’a-t-elle dit où elle était partie?
— Nantes, répondis-je sans réfléchir, estimant qu’une distance éloignée suggérait l’impossibilité d’un retour.
— Nantes?!
Le nom de la ville demeura en suspens entre nous deux.
Le père Batave se frotta copieusement le menton.
Je le crus satisfait de mes explications.
Il ne m’en demanda point d’autres.
La nouvelle catastrophe survint le lendemain lorsque j’appris la disparition inexpliquée de la troupe de la Bougie.
Ils ne logeaient plus devant la Bastille.
Ils avaient filé dans la nuit.
Avais-je froissé mon unique soutien?
Pourquoi Pierre Batave m’abandonnait-il au moment où j’avais le plus besoin de lui?
Sans compter que son rôle était à pourvoir...
Ce retournement inexpliqué redoubla la confusion.
Un pilier essentiel de notre spectacle s’était volatilisé et j’eus le sentiment que l’édifice allait s’écrouler.
Je ne sais par quel miracle mais le grand soir arriva néanmoins.
Une fois la crise passée, je redoublai d’efforts.
Je trouvai une solution au trou laissé par le père Batave en promouvant notre publicitaire marseillais, le fameux Barbaroux, dont vous vous souvenez sûrement de notre première et collante rencontre.
Son fort accent donnait au comique une ampleur nouvelle.
Remplacer Louise fut encore plus aisé.
Il se trouvait qu’une jeune fille de Caen, paraît-il enfuie d’un couvent, brodait nos costumes toute la journée, assise sagement au fond de la salle.
À force de nous écouter, elle s’était entichée du premier rôle féminin et, au fil des jours, l’avait appris par cœur.
Nous sachant dans l’embarras, elle grimpa d’elle-même sur scène pour nous jouer la grande scène de l’acte cinq.
Elle y mit tant de conviction que nous en eûmes des larmes aux yeux.
Cette jeune enfant, car c’était presque une enfant, qui prétendait même être l’arrière-petite-nièce de Pierre Corneille, brillait de mille éclats comme si, née d’une étoile, elle incarnait le miracle divin.
Pour couronner le tout, elle s’appelait Charlotte ce qui représentait un signe indéniable.
L’ingénieux Barbaroux colla un ajout sur nos affiches remplaçant le nom de Louise Champard par celui de Charlotte Corday.
Pour la première, nous avions invité des gens de lettres et des critiques tout en faisant un battage sur les marchés.
Je délivrai personnellement l’invitation pour monsieur de Sceaux en la remettant dans les mains de Lupin, ce qui me coûta ma dernière pièce de monnaie.
Nous ne reçûmes pas une seule réponse à nos invitations mais nous savions combien ces gens d’opinion étaient nébuleux et désorganisés. Malgré la mode nouvelle qui était de procéder de la sorte, je ne désirais point trop de critiques de gens influents, dès la première représentation.
Personnellement, je souffrais également des incertitudes communes.
Je n’étais jamais monté sur une véritable scène de théâtre et j’étais déchiré par le trac, cette maladie imparable, si courante chez tous ceux qui exercent des professions publiques.
Fébrile, je me torturais d’interrogations, mettant en doute mes capacités et ma mémoire.
Heureusement, je n’étais point seul à partager cette contagion.
La frénésie et l’excitation nous entraînaient dans leur tourbillon enchanteur et dévastateur.
La dernière heure d’angoisse, je la vécus derrière le rideau de velours rouge.
J’inspectai les derniers détails du décor.
Il aurait pu être meilleur mais il ferait l’affaire.
Toutes les cinq minutes, je passais la tête pour compter les spectateurs.
Afin d’attirer la foule ce premier soir, nous avions offert l’entrée à prix réduit tout en prenant grand soin d’écarter la racaille éméchée et tapageuse des cabarets.
Je comptais déjà quelques têtes.
Comme j’eusse voulu descendre pour aller les embrasser en les remerciant d’avoir osé pénétrer les premiers dans mon paradis terrestre. Bientôt, ils furent si nombreux que je n’eus point la capacité de les recenser.
Je devais me calmer sinon je ne pourrais plus jouer.
En quête de sérénité, je trouvai un coin sombre derrière le décor où je me mis à prier.
Je ne parvenais pas à calmer mon cerveau.
Cette gloire imminente qui m’ouvrait enfin ses bras me tourneboulait.
Ah, quelle félicité que de lire son nom sur une affiche au fronton d’un théâtre.
Matador!
Matador!
Matador!
Quelle joie que celle de créer une œuvre de l’esprit et de la présenter au monde émerveillé.
Je n’avais aucun doute sur le succès à venir.
Je savais, au fond de mon âme, que les spectateurs s’amuseraient comme jamais.
Encore quelques minutes et je serais enfin libéré!
J’en étais à évoquer ce destin salvateur lorsque qu’un bruit de tumulte me parvint, à travers les coulisses.
Agacé de ne pouvoir savourer mon dernier instant de tranquillité, je bondis hors de ma cachette.
Derrière la paroi de nos faux murs, j’aperçus une foule d’inconnus qui s’avançaient, au milieu des cris affolés.
Le plus inquiétant était la présence de soldats armés d’épées et de lances.
À la tête de la troupe, un petit homme à la perruque ruisselante de sueur et au lorgnon embué, me bloqua le passage.
— Êtes-vous Matador, l’auteur de cette pièce et le responsable de cette troupe de théâtre? me demanda-t-il de sa petite voix sèche et inamicale.
— Oui, je suis Matador et ceci est ma troupe, répliquai-je en englobant d’un geste mes comédiens inquiets. Nous sommes le théâtre de l’Ombre.
— Matador, par ordre du prévôt de Paris, vous êtes en état d’arrestation.
— Moi?
— Oui, vous! Matador ou quel que soit votre véritable patronyme.
— Qu’ai-je donc fait?
— Vos créditeurs ont formé un syndicat et ils ont porté plainte auprès des tribunaux. Vous êtes arrêté pour dettes et, à moins que vous ne régliez vos emprunts immédiatement, vous serez jugé et condamné. Nous avons l’ordre de vous conduire à Bicêtre en attendant la date de votre jugement. Nous avons également reçu l’ordre de fermer cet établissement. Les huissiers, après inventaire, saisiront ce qui est légalement saisissable. De plus, vous perdez, de facto, votre bail.
— Monsieur, nous sommes à cinq minutes de monter sur scène! Installez-vous dans la salle et vous apprécierez notre succès.
— Je ne vais jamais au théâtre! Trop de mauvaises pièces!
— Patientez jusqu’à la fin, je vous assure que vous changerez d’avis.
— Trop tard, Matador!
— Je vous en supplie, laissez-nous au moins une chance! La chance de démontrer que nous pourrons rembourser nos dettes.
— Trop tard, j’ai dit!
— Mais non, c’est vous qui êtes trop tôt!
— Jeune homme, que je sois trop tard ou trop tôt, cela m’est bien égal... Les ordres sont les ordres. Comptez-vous nous suivre sans résistance?
— Jamais! hurlai-je afin que tous entendent ma détermination.
Dépité par ma réponse, le petit homme leva les yeux au ciel et fit signe au sergent.
Ce dernier fit alors signe à un caporal qui, à son tour, fit signe au soldat à ma droite.
Ce dernier leva alors la crosse de son mousquet et me frappa si violemment le haut du crâne que je m’évanouis.