Je me réveillai, plus tard, sur le matelas pouilleux d’une chambre de l’hospice de Bicêtre.
En me frappant si fortement, le soldat m’avait déchiré le cuir chevelu et le sang avait coulé de ma blessure à torrents.
Mes cheveux en étaient tout poisseux.
Mon crâne me faisait horriblement souffrir.
Mon beau costume de scène, la magnifique parure du Marquis de Grand-Clamart, était ruiné.
Heureusement, les boutons dorés et le velours d’excellente fabrique avaient dupé mes geôliers.
Me prenant à tort pour un noble fortuné, ils m’avaient déposé dans une chambre privée et non point à même la terre de la salle commune.
Sans doute mes tourmenteurs comptaient-ils tirer de moi le plein tarif de ma pension.
Ils allaient être bien déçus en apprenant que j’étais incarcéré pour dettes.
Enfermé derrière ces ignobles murs, j’eus peu l’envie de réfléchir au lendemain, préférant m’apitoyer sur mon sort.
Que se passait-il au théâtre?
Ma troupe de comédiens avait-elle suffisamment de feu et de foi pour continuer sans moi?
Non!
Apprenant ma faillite, ils avaient dû fuir, semblables aux rats d’un navire qui sombre.
Je les imaginais plutôt en train de piller les reliquats de notre création, afin de ne pas repartir les mains vides.
Fermés!
Nous étions fermés!
Avant même d’avoir débuté, notre pièce était un four.
Au Clair de la Lune résonnait déjà de l’écho de la débâcle.
Toute entreprise, dans ce monde, semble vouée à l’échec.
Lancez-vous dans une aventure et vous serez immédiatement puni.
Vous devez apprendre que la réussite ne peut s’accomplir que sous la protection des puissants de cette terre.
Si vous êtes désireux de braver seul ces invisibles forces, vous serez vite condamné car, dans le système qu’ils ont institué, il n’y a pas de place pour les marginaux.
Pour s’épanouir, une carrière doit suivre le chemin commun et balisé.
En premier lieu, il vous faudra fréquenter le beau monde où vous répéterez, à chaque occasion, la teneur de vos ambitions.
Persévérez, car les oreilles demeureront sourdes durant d’innombrables années.
Dans le meilleur des cas vous serez employé chez l’un de ces messieurs afin qu’il éprouve votre caractère.
Il désirera s’assurer que vous deviendrez un pilier de son ordre et non point un de ses destructeurs.
Votre talent?
Il le mettra sous cloche afin qu’au fil du temps il se ramollisse comme un vieux fromage trop fait.
Votre talent, lorsqu’il l’aura ainsi affiné, ne pourra plus choquer le palais de ses amis.
Enfin, après d’inlassables flatteries dont vous ne cesserez de le caresser, votre maître daignera enfin vous goûter.
Après un minimum de dix années à fermenter, vous aurez la consistance désirée, celle d’une bonne pâte.
Par contre, qui ambitionnerait de se faire lui-même n’aurait aucune chance d’être dégusté.
Être jeté aux ordures ou simplement oublié, telle est la seule alternative offerte à l’homme libre par les grands affineurs du bon goût.
Non!
Tout était de ma faute!
Les dettes, je les avais bel et bien contractées.
J’avais signé trop de papiers sans prendre le temps de les lire.
Mon œuvre était à présent pillée par tous les mécontents qui entouraient cette triste affaire.
Tout était à refaire et je n’avais plus, en guise de lauriers, qu’une vilaine plaie au crâne.
Mis à l’ombre pour avoir enfreint les lois du pays, j’étais désormais dans une situation plus désastreuse je ne l’avais été dans la cave de l’imprimeur.
Que pouvais-je faire d’autre que de répandre des flots de larmes?
Plus tard, un affreux porte-clefs déposa devant ma flaque de sanglots un broc d’eau et un bout de pain sec.
Comme je l’avais prévu, il tendit la main afin que j’y dépose une pièce.
Sans ouvrir la bouche, je lui précisai ma situation financière en retournant l’intérieur de mes poches vides.
À la vue de la signalétique universelle de la faillite, l’affreux jura sous sa barbe pouilleuse mais laissa, du moins, le pain et l’eau.
Je bus un peu.
Usant de mon mouchoir, j’ôtai mon maquillage de sang.
À présent débarbouillé de mon masque tragique, je n’avais plus qu’à me laisser mourir.
Alors que j’étais couché à attendre d’être emporté, les gonds de l’épaisse porte grincèrent sinistrement.
À la lumière du jour naissant, je découvris à mon chevet un bel homme distingué qui, dans son habit à rayures et son haut chapeau, faisait belle impression.
D’une propreté impeccable, il poussait l’élégance jusqu’à sentir bon.
— Bien le bonjour, cher monsieur, me lança-t-il d’une voix forte et enjouée.
— Bonjour, lui répondis-je en me redressant tout en frottant mes yeux.
— Êtes-vous le dénommé Matador?
— En effet, confirmai-je.
— Diantre, avec un nom pareil, je m’attendais à rencontrer un vilain garçon... Un lanceur de couteaux ou un tricheur aux cartes.
— Je…
— Est-ce donc votre véritable nom?
— Je suis comédien.
— Tout s’explique donc, jusqu’à votre tenue...
L’homme posa sa sacoche de cuir sur le tabouret bancal.
— Je me présente, déclara-t-il avec emphase, Joseph Ignace Guillotin, médecin.
— Un médecin?
— Je m’occupe, avec d’autres collègues, des malades de l’hospice de Bicêtre. Je viens examiner votre plaie.
— Je vous préviens, déclarai-je d’un ton ferme, que je n’ai pas d’argent pour vous payer.
— Ne vous tracassez pas pour cela. Mon intervention se fait à titre gracieux. Je possède en ville de riches clients bien portants qui, sans le savoir, payent pour vous autres, mes véritables malades. Je soigne gratis et bien volontiers tous ceux qui se trouvent enfermés derrière ces murs.
— Pourquoi?
— Je tente d’enrayer la propagation des maladies et surtout de diminuer l’affreux taux de mortalité de cet illustre établissement royal.
— Pourquoi?
— Pardi, il en est du devoir du médecin!
— Ah, bon?
— Tournez-vous à la lumière, s’il vous plaît. Je vais examiner votre crâne.
J’obéis volontiers.
Après quelques manipulations, le bon médecin diagnostiqua...
— Un bien vilain coup que l’on vous a porté là... L’un de vos détracteurs, peut-être? Les cabales ont parfois la main lourde. J’ai autrefois imaginé que Molière n’était point mort sur scène d’exténuation mais victime de ses rivaux de l’époque. Un poison, sans doute!
— Empoisonné? Mais, par qui?
— Je n’en ai aucune idée… Lully, peut-être? suggéra le médecin en s’esclaffant d’un bon rire sain.
Sapristi!
Cet inconnu évoquait Au Clair de la Lune.
J’eus aussitôt le désir de lui parler de ma pièce, dont le sujet de l’intrigue était voisin, mais j’étais trop écœuré par les événements de la veille pour en évoquer jusqu’au titre.
— Je vais désinfecter, raser autour de la plaie et vous recoudre, m’informa le docteur Guillotin. Ce sera douloureux mais vous m’avez l’air d’être un jeune garçon fort vaillant.
D’un geste rapide, le médecin tira un flacon de sa sacoche.
Il le déboucha.
Il tint un instant le goulot au-dessus de ma blessure avant de laisser le liquide s’épancher.
Au contact du fluide, je hurlai aussitôt de douleur.
Je sentis toute ma tête me brûler comme si on y avait mis le feu.
Je serrai des mâchoires.
Je tapai du pied.
N’en pouvant plus, je courus en rond poursuivi par un épais nuage de fumée.
— AAAAAAAAAAAAAAAAAAAA..., hurlai-je.
— C’est une potion fortement acide, m’instruisit d’une voix forte le docteur Guillotin. On l’emploie généralement sur du plomb afin de produire de l’hydrogène... J’utilise cette méthode depuis peu en médecine. Vous êtes le premier patient dont j’en asperge le crâne.
— AAAAAaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaa, poursuivis-je sans m’arrêter.
— Les risques d’une infection ultérieure sont fortement diminués. Pourquoi exactement? Je n’en suis pas complètement certain... C’est qu’il nous reste encore tant à étudier!
— Aaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaa…
— Ah, l’hydrogène! Tout le mystère de notre terre réside dans cet élément. Je vous le dis avec sérieux... Celui qui parviendra à maîtriser l’hydrogène maîtrisera l’univers entier.
— Vous… Vous… Vous auriez pu n’en mettre qu’une petite quantité sur un linge, repris-je tandis que la douleur s’atténuait.
— L’idée n’est pas mauvaise, admit-il en rangeant son flacon, mais cet acide brûle jusqu’au cuir des gants. Il faudrait que j’invente un doseur. Je verrai cela avec le prochain patient.
— Le prochain cobaye!
— Les malades de Bicêtre servent à faire progresser la science moderne. La mise au point de toute nouvelle technique exige un stade expérimental.
— Vous me traitez en bête, docteur Guillotin!
— Mais, pas du tout! Vous m’inspirez le plus grand respect et, de votre côté, vous devriez être heureux d’avoir contribué aux progrès de la médecine. Et puis, vos douleurs sont déjà passées. Asseyez-vous sur le tabouret, le reste de mon intervention se fera quasiment sans peine.
— Quelle importance puisque mes souffrances vous sont bien égal.
— C’est faux, répliqua-t-il en tirant de sa sacoche un long rasoir de barbier. Les douleurs éprouvées par mes malades m’affectent au plus haut degré. Si je le pouvais, je ne laisserais jamais un seul homme souffrir. Mais, sachez que si aujourd’hui je vous fais du mal c’est pour que demain vous éprouviez le bien.
À la vue de la lame près de ma tête, je reculai...
— Allons, n’ayez point peur, dit-il en me forçant à me rasseoir. C’est la vue du fil du rasoir qui agite votre imagination... Fermez donc les yeux.
Cherchant à me calmer, j’obéis.
— Allons, cessez de trembler comme une feuille, m’ordonna le médecin. Vous êtes pire que le roi de France!
— Vous soignez le roi?
— C’est certainement une de mes ambitions, mais je n’ai pas encore l’honneur d’être le médecin personnel de sa majesté. Et pourtant, en toute modestie, je puis dire que je suis indirectement responsable de son excellent état de santé.
— Comment cela?
— Vous savez certainement que notre roi a mis longtemps avant d’avoir des enfants...
— En effet.
S’approchant en confident, le médecin baissa la voix.
— Ne le répétez à personne mais notre souverain souffrait d’un mal assez courant... Un minuscule défaut de son anatomie l’empêchait d’officier dans ce domaine particulier.
— Ah, bon?
— Sans dévoiler un secret d’état, il souffrait de phimosis.
— Je ne sais pas ce que c’est.
— Eh bien, si vous étiez l’un de mes étudiants, je vous apprendrais que le phimosis est une étroitesse congénitale de l’anneau cutané du prépuce qui empêche de décalotter le gland.
— Le gland?
— Le gland de la verge!
— Comme vous parlez de notre roi, monsieur!
— Son pouvoir a beau être divin, le roi est un homme comme vous et moi... Ses maux sont bien terrestres.
— Tout de même!
— Ne voulez-vous point connaître la suite de l’histoire?
— Euh… si.
— Alors, écoutez et gardez vos questions pour la fin. Afin d’encourager, voire de faciliter des rapports avec son épouse Antoinette, notre souveraine, le médecin du roi lui a recommandé une intervention chirurgicale. Un simple petit coup de rasoir ferait l’affaire... C’est une pratique courante chez les Hébreux. Ces gens sont d’ailleurs beaucoup plus propres qu’on ne le dit. Mais, voilà le problème… Notre roi, souverain de notre nation, commandeur de nos armées, est un affreux poltron. Tout comme vous, il est terrorisé à la vue de la moindre lame. Rien qu’à l’idée que l’on devait trancher dans sa culotte, il se serait évanoui.
— Pourquoi ne pas profiter de son évanouissement pour agir?
— Le chirurgien du roi n’avait nullement envie d’un séjour prolongé à la Bastille. Ce que vous recommandez se serait apparenté à un attentat. Le malade doit rester conscient durant l’intervention!
— Comment faire alors?
— Une approche plus moderne était requise. Ayant eu vent des difficultés de mes confrères, je me suis mis aussitôt à rechercher une solution à ce problème d’ordre royal.
— L’avez-vous trouvée?
— En toute modestie, je puis affirmer que, grâce à moi, la pérennité de la royauté en France est assurée.
— Comment?
— J’ai inventé un appareil.
— Un appareil?
— Oui, un tout petit appareil... C’est un mécanisme permettant d’effectuer quasiment sans douleur et avec une efficacité exemplaire cette opération bénigne.
— Comment se présente-t-il?
— C’est une minuscule lame biseautée, montée sur deux petits rails, qu’on opère d’une seule main... Le roi qui, comme vous le savez, a la passion des arts mécaniques a été séduit par la simplicité de mon invention. Malheureusement, je n’ai pas eu le droit d’assister à l’opération.
— Cher Docteur Guillotin, permettez-moi de vous féliciter sincèrement pour votre génie.
Le torse du médecin se gonfla d’orgueil.
— Félicitez-moi surtout d’avoir recousu votre plaie, ajouta-t-il en rangeant son fil à coudre.
— Vous avez terminé?
— Et vous n’avez rien senti!
Du bout de mes doigts, j’osai effleurer mon crâne dénudé et recousu.
Répondant à ma curiosité, le docteur Guillotin me présenta un petit miroir.
Je découvris, au milieu d’une tonsure de moine, une longue couture à l’épais relief de chair.
— Dès que la plaie aura cicatrisé, j’ôterai le fil, précisa-t-il en rangeant ses outils. Avec une bonne perruque, on y verra que du feu... Je vous conseillerais bien un posticheur de mes amis mais je sais que, en homme de théâtre, vous avez déjà tout sous la main.
Le médecin me tendit la sienne que je serrai volontiers.
— À bientôt, cher Matador. Profitez de votre temps chez nous pour parfaire votre métier. Qui sait, vous en deviendrez peut-être meilleur comédien?
Sur ces mots, le sémillant médecin disparut.
Encore sous le choc de sa visite, je me contemplai de nouveau, même si cette fois c’était sans le recours d’un miroir.
L’homme dont je venais de faire la connaissance n’était rien d’autre qu’une projection de ma personne, eussé-je choisi le droit chemin.
Voilà la position qui aurait pu être la mienne.
J’aurais pu conserver mon nom.
J’aurais pu vivre dignement et honnêtement, respecté de tous, tout en assurant chaque jour le progrès de l’humanité.
Dire que j’aurais pu suivre l’enseignement de ce magnifique docteur Guillotin.
Hélas, j’avais choisi le monde des crapules, des voleurs et des menteurs.
J’avais été à l’école des Croquignols, des Bataves et des Spadilles...
Quelle folie!
Bien plus tard, un peu remis de mes douleurs, je déambulai à travers le dédale des salles de Bicêtre.
Cet hospice de Paris qui regroupait les pauvres, les orphelins, les vieillards, les handicapés, les asociaux, les criminels et les fous servait de dépotoir aux déchets de l’humanité citadine.
La fange de la cité était régulièrement et systématiquement ramassée pour être transportée loin de son centre afin d’être mieux cachée ou pire, enterrée.
Si notre société n’avait pas été sous l’emprise d’une religion férue de bonne terre, je crois que les autorités municipales auraient même préféré tout incinérer.
Derrière ces murs laids et suintants, le spectacle était des plus effrayants tant par la misère que par la saleté.
Dans mon costume de théâtre, je contrastais tellement que cela m’effraya.
Heureusement, la tonsure dessinée par le docteur Guillotin et la couture affreuse qui l’ornait présentait aux résidents l’aspect menaçant d’un esprit dangereux à qui l’on avait, par une intervention chirurgicale extraordinaire, ôté le cerveau malade.
Ma folie aristocratique, estimaient les curieux qui m’observaient, devait être bien scabreuse pour que l’on osât opérer de la sorte.
C’était d’ailleurs l’opinion que j’avais de moi-même.
Ce coup sur la tête m’avait littéralement brisé l’esprit.
À présent guéri de ma folie à vouloir m’élever, je retrouvais mon rang en compagnie d’hommes rejetés et avariés.
Préférant toutefois l’apitoiement du misanthrope, je m’enfermai dans ma petite chambre, loin de ces témoins dont l’opinion méprisable souillait les derniers lambeaux de ma vanité.
Après quelques jours, je fus transporté à Paris pour être présenté aux tribunaux.
Je fis le voyage dans un carrosse grillagé entre une mégère qui, ayant poignardé son mari, crachait sa morve conjugale à l’envi et un érotomane exhibitionniste qui ne cessa de nous offenser en dévoilant les parties scandaleuses de son corps ravagé.
Plus tard, les mains ficelées à un poêle inutilisé, j’attendis des heures dans un couloir du palais de justice où circulait, dans un charivari insensé, une foule bigarrée.
Finalement, les éclats de voix du cas précédent s’étant tus, je fus mené jusque devant mon juge, un grand souffreteux à la perruque de guingois qui parlait avec une voix de fillette.
Pas un seul grand avocat ne s’était présenté pour défendre un accusé insolvable et accablé de dettes.
Afin de rendre toutefois une justice équitable, on me désigna un avocat d’office qui, ce jour-là, était malheureusement porté malade.
Désireux de ne point faire traîner la procédure, le juge décida qu’il serait préférable de «faire semblant comme si» mon défenseur était présent.
Les greffiers furent trop heureux d’approuver.
Je fus le seul à qui l’on ne demanda pas son opinion sur le sujet.
— Peux-tu rembourser ta dette de deux mille livres? me demanda enfin le maître de cérémonie.
Du haut de sa chaire, dans sa robe carmin, le juge me toisa longuement.
De nouveau en scène, je fus incapable de lui répondre.
Mes jambes flanchaient.
Ma lèvre tremblait.
Mes yeux s’embrumaient.
J’étais redevenu comme un petit enfant qui, réprimandé pour la première fois par son précepteur, voyait tout son courage l’abandonner.
— Allons, mon garçon, reprends-toi! Nous ne sommes pas ici pour te juger. Euh… Enfin, si… Mais, je veux dire que nous jugeons tes actes et point ta personne. Si ça peut te mettre en confiance, je vais moi-même souvent au théâtre où je me suis fait quelques amis.
— Comment qu’elle s’appelle? cria un agitateur.
— Silence! Silence! ordonna le juge. Sergent, faites arrêter cet homme pour injure à magistrat.
Du fond de la salle, le sergent s’avança dans l’allée.
— Mille pardons, messire. Mais l’homme en question est des nôtres.
— Alors, dites à votre troupe de la fermer! Suis-je assez clair?
— À vos ordres, messire ma-giss-rat! conclut le sergent en claquant des sabots.
Puis, se tournant vers les deux plantons, il hurla...
— Z'avez entendu ce k’a dit l’aut’zigoto, band’de…
— SILENCE! SILENCE! cracha, de rage, le juge.
Enfin, après s’être gratté longuement la gorge et avoir redressé sa perruque, il reprit...
— Où en étions-nous? Ah, oui… Une sombre histoire de créances impayées. Alors, mon garçon, connais-tu, oui ou non, quelqu’un qui pourrait te tirer de ce mauvais pas en épongeant tes dettes de jeunesse?
Essuyant mes larmes d’un revers de manche, je vis dans mon esprit défiler le cortège de mes relations.
Il eut suffi que je répondisse de mon nom de naissance pour me voir aussitôt acquitté.
Un nom, et toute une armée d’avocats serait levée, de nombreux courriers adressés et des diligences expédiées.
Dans le même élan, j’aurais été rafistolé, lavé, habillé de neuf et renvoyé en express en Bretagne.
Cette résolution était du domaine du concevable et comme je connaissais mes parents, je savais qu’ils auraient entrepris de me tirer des griffes de la justice.
J’en aurais été quitte pour une grosse réprimande.
Mais, aurais-je pu survivre à pareil épilogue?
La honte!
La honte de me montrer sous mon vrai visage.
La honte de voir mon nom imprimé dans toutes les gazettes de France et de Navarre.
La honte d’être marqué au fer rouge par mes semblables.
Inévitablement vilipendé, je serais devenu un paria aux yeux de tous.
Il m’aurait alors été impossible de mener une existence, même ordinaire.
J’en serais devenu misanthrope, terré dans un grenier à tacher d’encre des pages et des pages de manuscrits écœurants.
— Allons, mon garçon, dépêche-toi de répondre... Parle! Parle! J’en ai encore une dizaine comme toi à questionner et je n’ai pas de temps pour tes silences. Tu n’as qu’un mot à dire. Peux-tu, oui ou non, trouver le moyen de payer ta dette?
Les lèvres tremblantes, j’osai une réponse timide.
— N…
— Qu’as-tu dit?
— Nnn…
— Qu’est-ce qu’il marmonne? Greffier, je n’entends rien! Qu’est-ce qu’il a dit?
— Je crois qu’il a dit non, messire juge.
— Vous croyez ou vous en êtes sûr?
— J’en suis sûr!
— Excellent! Alors, notez dans votre registre que le condamné s’est exprimé clairement sur ce point. Incapable de rembourser sa dette, il sera enfermé à Bicêtre jusqu’à ce qu’il fournisse le montant déclaré ajouté de l’intérêt ou jusqu’à ce que ses prêteurs abandonnent leurs créances. Bien! Alors… Au suivant!
Tard dans la nuit, sans que l’on m’ait offert le moindre bout de pain, je fus reconduit vers ma demeure définitive.
Trop bouleversé pour pouvoir réfléchir, je me déplaçai à travers Bicêtre tel un accidenté, incapable de jauger sa misérable situation ou de se souvenir des circonstances de la collision.
Un jugement étant à présent rendu, je n’eus droit à aucun traitement de faveur.
Mes beaux habits me furent arrachés et remplacés par une vieille chemise crasseuse et puante.
Cette fois, c’est à un coin de terre dans une des grandes salles communes où s’entassaient tous les pauvres hères de mon espèce que j’eus droit, et non plus à une chambre privée.
Pendant un temps, je me persécutai davantage, refusant de manger et ne m’abreuvant que d’un peu d’eau.
Je comptais me laisser dépérir.
Pour un esprit dérangé, c’était encore la meilleure chose à faire.
J’allais mourir en inconnu.
Je ne laisserais derrière moi aucune trace car, lors de mon passage sur terre, je n’avais rien accompli.
Durant ces longs moments d’égarement, je ne pensais qu’aux miens qui, derrière cette enceinte, poursuivaient leurs destinées...
Charlotte, Albert, Louise, le père Batave, mes parents…
Ils s’étaient tous trompés en me faisant confiance.
Au bout de quelque temps, je fus tellement affaibli que je n’eus plus la force de bouger.
Après m’être dégradé d’expulsions infâmes et troublant de mes odeurs l’ordre social de ce trou à rats, les sbires qui commandaient ce lieu, me prenant pour un simple d’esprit, me firent transporter dans les caves sombres où résidaient les aliénés.
Je m’enfonçai au centre de la terre pour rejoindre les diables.
Dieu m’avait quitté...
Côtoyer des hommes à la cervelle détruite est, pour un être encore sain d’esprit, à la fois terrifiant et libérateur.
Les comportements, les gestuelles et les impudeurs sont choquants, mais une observation directe et prolongée, mène à se poser cette question...
Le fou serait-il le plus libre des hommes?
En effet, le regard d’un dément est tourné vers l’intérieur.
Il a perdu toute vision du monde extérieur.
Il vit sur une île déserte, nullement embarrassé des jugements des autres.
Il ne possède pas de défauts de caractère.
Il n’est ni vaniteux, ni coquet, ni humble, ni sage, ni quoi que ce soit.
Cet état ne représente-t-il pas une formidable libération?
La libération de toutes les idées néfastes qui polluent nos esprits.
Nos envies, nos désirs, nos prétentions, nos aspirations, nos rêves ne sont-ils pas de véritables folies?
Plus j’observais mes voisins, plus je considérais que ces gens étaient bien les plus sains de nous tous.
Les véritables malades avaient enfermé les médecins de crainte qu’ils ne les guérissent!
À fréquenter quotidiennement mes nouveaux compagnons, je perdis tout sentiment de haine ou de peur à leur égard.
Je savais pertinemment que je me dirigeais vers leur pays.
J’allais bien vite pénétrer la contrée secrète où toutes idées se brisaient, s’enchevêtraient et s’agitaient dans le désordre et le chaos.
J’entrevoyais avec réconfort le moment où, des souffrances morales de ce monde, je pourrais enfin me libérer.
Je n’eus pas cette chance...
Un matin, plutôt que de bouder dans mon coin, j’eus l’idée de me mêler à la longue ronde mystique qui tournait, dans un marmonnement de mots magiques, dans le sens contraire des aiguilles d’une horloge.
À les regarder ainsi tournoyer, je les imaginai membres d’un ordre de moines exotiques habitant un de ces immenses monastères sur les plus hauts sommets de la planète, de ces moines métissés de jaune et de rouge qui priaient sans discontinuer.
La fatalité de l’humain, harmonisée dans ces prières répétitives, vides de sens, les aidait à se détacher du physique pour atteindre une élévation spirituelle.
En me joignant à leur ronde, je ne rechercherais plus à détruire l’ego qui me rongeait.
Grâce à la folie de cette sagesse nouvelle, je me détacherais de mon être au point de devenir le véhicule d’une pensée immatérielle.
Encore une fois, je n’eus pas cette chance...
Après m’être joint aux prières, encore trop conscient des souffrances que m’infligeaient mes pieds nus et mes jambes affaiblies, je remarquai, dans un recoin de notre cave, une ombre mystérieuse.
J’en étais persuadé, on m’observait.
Je ne distinguais rien de la forme mais je devinais le faible rayonnement d’un regard perçant.
Cet œil, constamment porté sur moi, ne m’aidait point à détacher ma conscience mais, bien au contraire, nourrissait mon individualité.
Que me voulait-il?
Était-ce le signe avant-coureur du remède annoncé?
Épuisé par la marche et trop piqué de curiosité pour oublier mon idée fixe, j’abandonnai le cercle mystique pour aller me rendre compte par moi-même.
À petits pas, je m’avançai vers les ténèbres où le Malin logeait.
Ma vue s’accoutuma lentement à cette obscurité plus dense.
Je distinguai une silhouette.
Téméraire, j’avançai une main.
Au contact de poils, je la retirai aussitôt.
Une bête immobile gisait devant moi.
Je me demandai quel fou cruel avait bien pu abandonner un animal au milieu de notre parc anthropologique.
Approchant mon visage, je l’entendis respirer.
J’eus peur, en la touchant à nouveau, qu’elle ne me morde ou qu’elle s’enfuie.
Je restais indécis lorsque soudain, comme dans un conte de fées, une voix brisée s’échappa de la bête.
— Florent… Florent… me salua l’animal dans un souffle exténué.
Qu’une bête puisse parler me troublait fort.
Mais qu’elle connût mon nom de baptême me bouleversa bien davantage.
— Approche… Approche… m’invita l’animal.
J’étais terrifié.
Un piège!
Ce ne pouvait être qu’un piège!
Ou une vision de mon esprit...
— Approche-toi, Florent. Je suis blessé... Je t’en supplie, aide-moi.
La voix implorante de l’animal m’emplit de pitié.
Résigné à subir ses crocs, je lui présentai une main innocente.
Je voulus lui caresser le poil dans un geste bienveillant mais, à cet instant la bête s’agita.
Sa tête se releva et je crus voir sa mâchoire s’écarter.
Terrifié, je reculai.
La gueule s’ouvrit lentement.
Au fond de la gorge de la bête, je distinguai un visage humain.
Tout à mes chimères, j’imaginai que le monstre allait recracher la dernière victime qu’il avait dévorée.
Mais, à demi rendue, la tête demeura coincée.
L’animal, plutôt que de tousser, se redressa un peu plus.
C’est alors que je reconnus les traits de celui que j’avais complètement oublié...
— Croquignol.
Le nain, déjà tant martyrisé par la nature, avait subi récemment la plus cruelle des attaques.
Incapable de bouger plus que la tête, il me réclama un peu d’eau.
— Quelle joie que d’avoir enfin un médecin pour me réconforter, dit Croquignol de sa voix fluette en avalant de petites gorgées du liquide saumâtre.
— Je ne suis pas médecin, précisai-je.
— Dans mon état, même un étudiant en première année fera l’affaire.
— Que vous est-il arrivé? demandai-je, encore bouleversé de le voir ainsi.
— Je ne me suis pas assez méfié.
Croquignol s’exprimait lentement.
Ses quintes de toux, aussi régulières que les miennes semblaient attiser ses douleurs internes.
— De quoi ne vous êtes-vous pas méfié?
— L’histoire est tortueuse et compliquée… Des étrangers se sont accaparés notre banque.
— Quels étrangers?
— Des Florentins, évidemment! Ces Italiens, depuis l’époque de leurs empires, sont extrêmement dangereux. Ils n’hésitent devant rien pour accroître leur puissance.
— Ce ne sont pas eux qui vous ont mis dans cet état, tout de même?
— Non, ils ont appris à ne jamais montrer leurs vrais visages. Ils emploient nombre de mauvais garçons qui font le travail à leur place. Mais, ils utilisent surtout la noblesse de France, des gens de grande lignée, derrière lesquels ils se dissimulent. Notre banque a été absorbée par des aristocrates véreux qui agissaient en sous-main.
— Absorbée?
— Par une banque plus grosse!
— Acquise? Vous la leur avez cédée?
— Nous n’avions pas le choix si nous ne voulions point nous voir fermer par édit du roi.
— Mais alors, ils vous ont payé...
— Pas assez!
— Ce n’est certainement pas la raison pour laquelle vous êtes ici.
— Tu as raison mais c’est la raison pour laquelle j’ai manqué à ma parole envers toi et que je ne suis pas venu te retrouver au Pont-Neuf. L’affaire se faisait ce jour-là... J’espère que tu ne m’en veux pas.
— Euh… non. Mais, que vous est-il arrivé ensuite?
— Mes gains en poche, j’ai pu réaliser mon rêve.
— Lequel?
— J’ai racheté une maison de jeux... J’y ai investi tout ce que j’avais. Nous avons tout refait, avec l’aide de décorateurs et d’ouvriers des plus renommés. Après en avoir rêvé pendant tant d’années, j’avais réalisé mon ambition la plus folle et…
— Et?
— À la veille de l’ouverture au public, ils ont débarqué.
— Qui? Vos créanciers?
— Des créanciers? Je n’en avais aucun... J’avais tout payé de ma poche. Rubis sur l’ongle!
— Qui est venu?
— Les Italiens, évidemment!
— Encore?
— Ils sont partout! Ils pourrissent notre royaume! Ils s’infiltrent à tous les niveaux de notre société! Ils sont pires que la peste!
— Vous les avez vus cette fois-ci?
— Encore une fois, seulement leurs hommes de main... Ils ont tout saccagé. Ils ont tout détruit devant mes yeux. Puis, lorsqu’ils eurent achevé leur méfait, ils m’ont ordonné de ne plus jamais recommencer. Le jeu à Paris est entre leurs mains et ils ne tolèrent aucune concurrence.
— Des Italiens? méditai-je. Et ensuite?
— Une fois mes employés chassés, ils se sont divertis à mes dépens... Ils m’ont cousu dans cette peau avec du fil de fer. Puis ils se sont amusés à me lancer de l’un à l’autre, comme une pelote, parfois à la main mais le plus souvent au pied. Ils étaient au moins onze de chaque côté et mon supplice a duré presque deux heures. Lorsqu’ils en ont eu assez, ils m’ont abandonné dans un terrain vague... Par chance, une couture s’était suffisamment déchirée pour que je puisse passer le visage. J’appelai à l’aide mais je ne fis qu’attirer sur moi de nouveaux sévices. Pour abréger mon malheur, je fus ramassé et transporté jusqu’ici où l’on m’a complètement abandonné. Trop faible pour crier à l’aide, je suis resté là à attendre… En te voyant tourner devant moi, j’ai cru avoir une hallucination… Et pourtant, c’était bien toi...
— Nous devons vous soigner. Si j’avais au moins de quoi trancher ce cuir. Je sais… Je vais faire mander le docteur Guillotin. Il a toujours une lame sur lui.
— Non! Non! Je ne veux voir personne d’autre.
— Ce médecin est un brave homme.
— Je n’ai confiance en personne… Sauf en toi, Florent! Je ne sais pas comment tu es arrivé ici mais je pressens que j’y suis pour quelque chose. Tu as certainement des raisons de me détester et pourtant tu dois m’aider. Florent, je t’en supplie! Aide-moi à vivre!
Vivre!
Pourquoi voulait-il tant vivre?
Quelle était cette force qui faisait se mouvoir cette moitié d’homme, rejet de la nature?
En réponse à sa supplique, je me métamorphosai en médecin chirurgien.
Pour commencer, je devais opérer pour le libérer de sa peau.
N’ayant hélas point de couteau sous la main, je me servis, de façon plus primitive, de mes dents.
À force de patience, je déchirai le bord le plus faible et réussis à l’accoucher.
Portant Croquignol dans un coin mieux éclairé, je découvris la nudité bariolée d’un monstrueux corps d’enfant.
Il était peint de mille hématomes aux nuances de l’arc-en-ciel.
Dans une cave grouillante d’aliénés, le spectacle étrange que nous offrions n’intéressa personne.
Le sauvetage de Croquignol et les soins que je lui prodiguai passèrent inaperçus.
Ces fous étaient véritablement de grands sages.
Sacrifiant mes hardes, je pansai les quelques plaies ouvertes.
Puis, veillant le nourrisson, je le tins maternellement toute la nuit dans mes bras, le berçant en chantonnant Au Clair de la Lune.
Je consacrai tout mon temps à veiller Croquignol que je protégeais en vaillant chien de garde.
L’aidant à boire et à s’alimenter, je profitai de nos retrouvailles pour lui raconter la triste histoire qui m’avait mené à la folie.
Croquignol ne fut pas surpris d’apprendre que mon théâtre équivalait son jeu ou que Spadille s’était mû en ennemi juré.
— Si je puis te donner un et un seul conseil, me déclara Croquignol, c’est de ne jamais avoir confiance en qui que ce soit.
— Vous ne me faites pas confiance? demandai-je, froissé.
— Pas totalement… Et j’ai certainement raison... Dans ma position et avec mon expérience, c’est une vérité implacable.
— Il est affreux pour un être de se méfier ainsi de tous.
— La confiance est une valeur qui se monnaye fort cher. Je le sais d’autant plus que j’ai travaillé dans une banque. La confiance n’a pas de prix. En qui, par exemple, as-tu le plus confiance?
Sans hésiter, je répondis...
— Mon frère Albert!
— Le libertin?
— Non, non… Je parle de mon grand frère Albert… Vous l’avez rencontré… Le hussard...
— Je le connais fort bien. Si j’étais venu voir ton père, c’était pour collecter une quittance de cinq mille livres restée impayée.
— Mon père vous devait de l’argent?
— Ton frère!
— Albert?
— Du papier que j’avais racheté chez un noble endetté. J’attendais le bon moment. Apprenant que ton frère Albert s’était fait de bonnes relations, je lui tombai dessus. Il refusa d’honorer ses dettes. Il ne cessait de me menacer de me trancher la tête. Plutôt, le genre bagarreur! Ne pouvant faire autrement, je suis allé rendre visite à tes parents. Le voyage était long mais cela en valait bien la peine. Ton frère Albert a cherché à me devancer pour me bloquer la route. Et pourtant, la tortue a battu le lièvre...
— Je refuse de croire que mon frère…
— Que croire? En qui mettre sa confiance? Il n’est point d’être, sur cette terre, qui ne vive masqué. Chacun s’invente un personnage et s’écrit des comédies qui tournent invariablement à la tragédie. Pas la peine d’aller au théâtre puisque le théâtre est dans les rues et dans les salons.
— Mon père! J’ai confiance en mon père!
— Ton père? N’ayant pas de quoi couvrir la dette d’un fils qui n’en finit pas de le déshonorer, il me présenta d’autres papiers. En joueur invétéré, ton bon papa spécule à Nantes sur les négriers. Il y a tant perdu qu’il ne peut plus arrêter... Je lui ai pris pour trente mille livres de bon papier contre les cinq mille de la dette d’Albert... De retour à Paris, j’ai revendu les ultimes spéculations de ton père à un courtier pour huit mille. Un beau petit profit...
— Et ma mère?
— Sais-tu que ta mère est férue de littérature?
— Elle ne lit jamais.
— En public! Par le plus grand des hasards, j’ai découvert que son auteur préféré se nommait anonyme...
— Cessez! Cessez! Je ne veux plus rien entendre de ces horreurs!
— En qui as-tu confiance à présent?
La dernière idole demeurait Charlotte mais je tremblais que ce petit homme ne la renverse, elle aussi, de son piédestal.
— En qui as-tu confiance? répéta en s’acharnant Croquignol.
— En personne!
— Excellente réponse! Tu apprends vite, mon garçon!
— À quoi servent vos leçons puisque nous ne retournerons jamais dans le monde...
— Préfères-tu demeurer au pays des fous ?
— Comment quitter ce lieu? Nous ne possédons plus rien... Nous sommes condamnés par l’humanité entière.
— Point de propos défaitistes! Il est vrai que notre situation est très mauvaise mais tant que nous garderons la tête sur nos épaules, nous serons sauvés. C’est là que loge notre salut!
— Où ça?
— Dans nos crânes! Où d’autre? Nous sommes deux pauvres misérables et encore, l’un de nous est une bête, rien qu’un petit chat fort mal chaussé. Est-il possible que nous finissions tous deux à la table du roi?
— Non.
— Tu te trompes, Florent! Je vais te prouver que nous sommes capables du contraire. Nous sommes assurément au fond du pot mais nous allons gravir les échelons du monde qui nous entoure. Je veux que dans un mois nous logions dans les étages supérieurs et que nous mangions à notre faim. Ventrebleu, ton bon docteur Guillotin, je désire qu’il m’ausculte chaque semaine.
— Comment allons-nous faire?
— Réfléchissons... Quelle technique, quelle science, maîtrisons-nous?
— Je ne sais pas… Le chant?
— Des maîtres chanteurs, il y en a déjà trop ici... Non, je te parle de quelque chose de plus pratique.
— Quoi, alors?
— Le jeu!
— Vous comptez retourner dans une salle de jeu?
— Nous y sommes! Bicêtre n’est rien d’autre qu’un immense tripot. Comment crois-tu que s’occupe toute la racaille qui loge ici?
— Nous n’avons pas de mise! Pas même une chemise sur notre dos!
— Alors, nous ne devons pas perdre.
— Comment?
— En trichant! Tricher dans ce monde est l’unique façon de s’élever. Le naïf, le simplet, l’honnête homme est continuellement à la merci du tricheur. Regarde ceux qui nous gouvernent!
— Le roi?
— Ce nigaud, devenu aveugle par trop d’onanisme, est dupé par tous les tricheurs qui l’entourent. La plus trompeuse est assurément son épouse... Elle le fait tourner en bourrique! Elle le roule dans la farine! Avec de la brioche à la place de la cervelle, ce n’est pas étonnant que le roi pâtisse de sa boulangère. Et puis, à manger de ce pain-là, les courtisans y ont pris goût. Voler le roi est devenu leur passe-temps préféré, à tel point que l’imbécile couronné ne sait plus où donner de la tête. Versailles est le plus immonde des tripots où se jouent, non pas les grandes fortunes de France, mais le sort de tous nos concitoyens... Eh bien, si nous désirons rejoindre ces grands tricheurs, il va falloir démontrer notre adresse.