Ma première grande satisfaction arriva lorsque, bavardant autour des cartes, la conversation se porta sur le théâtre.
À ma grande surprise, j’appris que l’hospice de Bicêtre était une véritable maison de repos pour la profession lyrique.
Qu’ils soient endettés, pervertis, déviants ou voleurs, quelques grands noms de la scène, de même qu’une légion de moins célèbres, avaient élu domicile chez nous.
Quelle joie que de faire la connaissance du grand Perrault qui avait triomphé dans la reprise de l’Iphigénie de Racine...
Oui, c’était bien lui!
Ou encore l’immense Defoitroy qui avait atteint le firmament de son art en interprétant simultanément tous les rôles des Précieuses Ridicules de Molière.
Et il n’y avait pas que des tragédiens et des comédiens...
Des représentants de tous les arts de la scène étaient présents...
De l’opéra, de la danse et de la musique...
Bicêtre représentait bien le plus illustre des salons parisiens par la floraison des talents qui s’y regroupaient.
Évidemment, beaucoup de ces grands noms étaient en fin de carrière ou tout simplement passés de mode.
Ils n’étaient pas aisés à reconnaître du premier coup d’œil car, privés des artifices du métier, ils ressemblaient aux plus ordinaires des filous.
Une rencontre menant à une autre, je pus aisément me présenter à tous ces grands artistes dont j’avais lu autrefois le nom dans les gazettes parisiennes.
Côtoyer ces maîtres fut pour moi une nouvelle forme d’éducation et mes nouveaux précepteurs furent enchantés d’avoir un jeune admirateur assez patient pour les écouter.
Bien entendu, je devais, comme ne cessait de me le répéter Croquignol, me méfier...
Je sentais bien parfois combien ces sommités brûlaient de mettre la main à ma bourse ou à mon pantalon.
C’est à écouter les histoires d’innombrables triomphes parisiens que j’eus mon idée la plus brillante.
Puisque j’avais tout ce petit monde oisif sous le coude, pourquoi ne pas remonter Au Clair de la Lune?
J’en parlai aussitôt à Croquignol qui trouva l’idée excellente.
Grâce à mon talent aux cartes, je contentais sa passion pour le jeu.
Pourquoi ne me contenterait-il pas en retour en assouvissant ma passion pour l’autre jeu?
Et puis, pensai-je, ce serait un moyen infaillible pour savoir si ma pièce était véritablement bonne.
À Bicêtre, loin de la ville, on se moquait bien de l’opinion, des critiques et des modes, car chacun exprimait à longueur de jour ses opinions les plus crues avec la plus grande franchise.
À chaque partie d’hombre remportée, je déplaçais un pourcentage de mes gains vers une caisse dédiée à cette nouvelle entreprise.
Je comptais d’abord en parler discrètement avec quelques-uns afin de tâter le terrain.
J’avais à peine effleuré le sujet avec Perrault qu’il s’emballa immédiatement.
À l’idée d’un spectacle à Bicêtre, il fut extatique.
Il ne voulait même pas d’argent tant cette perspective nouvelle améliorait son triste destin.
Dans la foulée, il en parla à tous ses amis qui furent également enthousiastes.
Je n’avais rien à leur promettre.
À la seule idée d’un spectacle ambitieux, ils se battirent pour y participer, m’offrant à qui mieux mieux des reconnaissances éternelles.
Comprenez que tous ces pauvres hères brûlaient du même feu que le mien.
Ils enrageaient de perdre leur temps dans cette morne prison et la perspective de remonter sur les planches était perçue comme une libération de l’esprit.
L’enthousiasme fut tel que je ne pus plus faire marche arrière.
Par manque de papier, je passai des nuits entières à recopier le texte sur des draps dont je tapissais les murs de nos chambres.
Autour d’un verre de vin, chacun pouvait confortablement découvrir son rôle.
La distribution fut vite achevée.
Nous manquions malheureusement de dames mais ce détail ne tracassait nullement mes comédiens qui interprétaient avec le même brio des ingénues ou des duègnes.
Je trouvai même un emploi pour Croquignol qui ferait le nain de service, toujours fort prisé lors de spectacles comiques.
Pour ma part, je me réservai mon rôle fétiche, celui du marquis de Grand-Clamart...
Riche de l’expérience de ma première tentative, je sus mieux organiser la suite des préparatifs.
Je recrutai des tailleurs et des petites mains.
Aux peintres, des maîtres de toutes tailles, je fournis enfin un peu de couleur.
Ils se chargeraient des décors en illustrant les grands draps que j’avais achetés à un détenu, grossiste de son état.
Je mis à la tâche toute une variété de petits métiers subitement heureux de quitter leur oisiveté forcée.
Après avoir bien joué aux cartes le soir, je consacrais les matinées aux premières répétitions.
Quelle félicité que de travailler enfin avec des gens compétents!
Aussi bien entouré, j’apprenais enfin véritablement mon métier de comédien et je réalisais le pitoyable dilettantisme de ceux de mon premier théâtre.
À Bicêtre, ma troupe ne s’embarrassait point de se mirer en continu le nombril.
Dès les premiers vers, ils étaient entrés dans mes personnages comme si, les détenant depuis toujours dans leurs cœurs, ils avaient attendu ce moment pour les libérer.
Après trois lectures rapides, mes comédiens connaissaient déjà parfaitement leurs rôles.
Les jeux de scène étaient tout aussi facilement mémorisés.
Ils écoutaient mes propositions avec intérêt tout en suggérant avec politesse des améliorations.
En vérité, je n’avais presque pas besoin de ces répétitions.
Après quelques séances, nous filions déjà des actes entiers sans éprouver le besoin de nous interrompre.
Véritablement doués, mes compères possédaient l’intelligence et l’expérience d’un métier qui ne s’improvise pas.
Je dois admettre que c’est moi qui n’étais point à la hauteur.
Un Perrault ou un Defoitroy allaient trop vite pour mes facultés.
Ils m’éblouissaient.
Grands seigneurs, ils supportaient néanmoins avec patience mes maladresses et mes oublis.
Ils m’encourageaient sans jamais me rabaisser.
Après une réplique amusante, ils ne manquaient pas de louer la qualité de ma plume, ce qui m’emplissait d’un bonheur inimaginable.
Bien entendu, je me méfiais...
Acteurs nés, ils étaient capables de toutes les hypocrisies mais, comme je vous l’ai déjà dit, chacun à Bicêtre s’exprimait fort librement et il eût été déplacé de réintroduire cette afféterie.
Nous avancions à grands pas et, au vu de premiers résultats si prometteurs, je partis en quête d’un lieu approprié pour notre représentation.
Je pensai tout d’abord monter nos tréteaux dans les jardins mais tous n’y avaient pas accès.
Le mieux serait d’utiliser le vaste réfectoire, doté d’une estrade.
Inévitablement la rumeur de notre spectacle arriva jusqu’aux oreilles de l’administrateur de l’asile.
Monsieur de Polignon était le cadet d’une famille de la région.
La charge de directeur d’un hospice royal était une position idéale pour un homme peu intéressé par un véritable métier.
Bicêtre fonctionnait quasiment en autarcie et les subsides de l’État pouvaient facilement être détournés.
Il était de notoriété publique que monsieur de Polignon menait grand train.
Ce fut cependant avec appréhension que je me rendis à sa convocation.
— C’est donc vous le jeune Zagador..., s’enchanta notre gardien tout en me détaillant. J’ai déjà beaucoup entendu parler de vous.
— En bien, je l’espère..., soufflai-je timidement.
Cet affreux bonhomme, sur le visage duquel se lisaient les stigmates d’une existence dépravée, faisait l’objet de mille ragots, le plus tenace étant qu’il aurait été lui-même patient dans son établissement.
S’y étant fort plu, il aurait demandé à ses parents d’acheter sa charge afin de poursuivre, en tout bien, tout honneur, son existence auprès de ses semblables.
— En bien ou en mal, qu’est-ce que ça peut vous faire? L’important dans ce monde est de faire parler de soi...
— Vous avez bien raison, messire directeur.
— Hélas, ma propre gloire ne dépasse pas nos murs... Mais, je connais toutes les histoires que vous racontez à mon sujet. Elles me font beaucoup rire. De temps en temps, j’en invente moi-même quelques-unes que je fais ensuite circuler. J’aime bien que l’on parle de moi. Surtout en mal!
Le vilain éclata d’un rire grossier.
D’excellente humeur, il me présenta un fauteuil.
Il eut même l’incroyable bonté de m’offrir un peu de vin.
— Alors, dites-moi, cher Cascador... Qu’est-ce donc que ce spectacle que vous comptez monter?
— C’est une pièce de théâtre comique en cinq actes qui s’intitule Au Clair de la Lune.
— Très bon titre... Qui en est l’auteur?
— Moi-même.
— Excellent! J’espère que vous nous présenterez un récit incluant les plus grandes turpitudes morales. Un spectacle libertin, très certainement?
— Il s’agit plutôt d’un pur divertissement... L’accent est porté sur l’humour.
— Dommage... Mais, j’admets que j’aime bien rire. J’aime surtout les rires cruels ou bien ceux d’une femme grotesque qui s’essouffle dans le déchaînement de hoquets obscènes et incontrôlés. Le rire est souvent dégoûtant. Est-ce de ce rire-là que vous comptez nous régaler?
— Je crains encore de vous décevoir, monsieur le directeur. Le rire que je recherche est basé sur l’excitation de l’esprit lors de situations contrastées. J’essaie de ne pas trop abaisser mon pantalon.
— Encore dommage... Je suis assez friand de la comédie à l’italienne, notamment celle que l’on voit dans les rues où des rustauds, par pure vénalité, se rabaissent aux plus scabreuses pantalonnades. Dieu que j’aime la vulgarité! Hélas, nos prévôts ne cessent d’emprisonner des hommes de goût. C’est que le roi craint le peuple et il excuse sa déchéance. Notre hospice est devenu un salon mondain et, depuis que des jeunes médecins farcis d’humanisme soignent mes malades, il est quasiment salubre. Savez-vous que nous n’avons pas subi une bonne épidémie depuis des lustres? Comment vais-je me régaler si nous nous transformons en institution irréprochable? Ce doit être un signe des temps ou alors c’est que je deviens trop vieux...
Subitement abattu, le directeur gratta vigoureusement la vésicule qui ornait le coin de sa bouche.
Elle éclata et un filet de pus s’épancha sur le nœud de son jabot.
— Et ma pièce? demandai-je inquiet.
— Oui, oui, cher Barbador... Faites donc ce que vous voudrez... Je vous donne carte blanche tant que vous ne moquez point mon autorité. Mais je vous préviens, si vous ne me faites pas rire alors vous devrez subir mes foudres. Heureusement pour vous, je suis très bon public...
La troisième des premières d’Au Clair de la Lune, complète, sans feu et sans intervention des autorités, eut lieu le 14 février 1787.
Dès l’angélus du soir, la salle du réfectoire fut remplie d’un échantillon de notre société carcérale.
Nous avions pu nous procurer une caisse de chandelles et l’endroit était joliment éclairé.
Sous la surveillance de gardes-chiourmes qui bloquaient les issues et d’une poignée de soldats armés de mousquets, le bâtonnier frappa les trois coups.
Je ne puis décrire dans quel état d’exaltation je me retrouvai.
Quelle que soit la qualité d’un public, les sentiments sont identiques...
Une enivrante euphorie mêlée à la crainte la plus désespérante.
— Vous avez le trac, mon ami? me demanda Defoitroy.
— Affreusement...
— Délicieuse sensation, je ne vis que pour elle. On ne peut l’expérimenter que de deux façons. Soit en comédien, juste avant une première, soit en malfaiteur, juste avant un crime. Que de merveilleux moments!
La composition redoutable de ma troupe me revint alors à l’esprit.
En présence de notre directeur, allaient-ils pouvoir se contrôler et jouer correctement leur rôle?
Bien vite, je fus poussé au milieu de la scène.
Pendant ce battement de cil, entre l’instant de mon entrée et celui de ma première réplique, je pus entrevoir notre parterre.
À découvrir ces visages terribles d’hommes sans foi ni loi, ma terreur redoubla.
Quelle folie m’avait poussé cette nouvelle fois?
Dès les premiers rires, je sus que la partie était gagnée.
J’étais sauvé par ce merveilleux comique issu de ma plume.
Rien n’est plus difficile à formuler que l’humour, mais comme son résultat est doux.
C’est qu’on ne peut feindre le rire.
On rit par nécessité.
Et ce soir-là, les rires ne cessèrent pas de s’évader.
Premier acte, second, troisième, quatrième et jusqu’à l’apothéose du cinquième, tous en pleuraient de joie.
Puis, comme si tout ceci n’avait été qu’un furtif rêve éveillé, la dernière réplique fut consommée.
Les applaudissements fusèrent.
On frappa le sol du pied.
Quelle joie que d’entendre cette exaltante mélopée.
Entouré de ma troupe, je me courbai et je me recourbai.
Je priais pour que l’instant ne s’arrêtât jamais.
Dans l’excitation du moment, quelques chahuts violents éclatèrent au fond de la salle.
Ils furent réprimés à grands coups de nerf de bœuf, ce qui constitua un complément au spectacle.
Puis, selon les ordres de nos geôliers, nous dûmes tous regagner nos trous sans nous attarder.
Il était prévu, en raison de la surpopulation de notre établissement, que nous jouerions trois soirs de suite.
La représentation suivante fut plus euphorisante que la première.
Nous avions gommé quelques maladresses.
Les comédiens, conscients que nous détenions un succès, relâchèrent leurs ultimes retenues et purent transmettre la moindre nuance de leur art.
La troisième soirée fut tout aussi remarquable mais déjà la fougue était moindre.
Nous savions que c’était aussi la dernière et déjà la morosité du néant à venir chagrinait nos âmes.
Nous étions nés pour ne jamais faire relâche...
À la tombée du drap, nous eûmes le cœur gros.
Décidé à ce que l’expérience durât le plus longtemps possible, je ne pouvais me résigner à aller me coucher, aidant jusqu’au garçon de salle à balayer les dernières rognures.
Je manœuvrais mon balai lorsque monsieur de Polignon m’apparut.
Il remontait des salles obscures en tenant un jeune lunatique par la main.
Écœuré par la manifestation de sa déviance, je détournai la tête mais, au lieu de retourner en catimini vers son domicile, notre directeur se dirigea vers moi.
— Ah, cher Bramator..., me salua-t-il de sa voix invariablement enjouée, j’ai deux mots à vous dire.
Le saluant poliment, je lui fis face avec appréhension.
— Cher ami, j’ai été enchanté par votre divertissement. Vous n’êtes pas le premier à vouloir distraire nos chers patients. Nous avons déjà eu quelques réjouissances organisées par des détenus nettement plus entreprenants. Mais d’une certaine manière, votre spectacle n’a rien de comparable. J’ai été surtout impressionné par la qualité d’ensemble. Pour commencer, la distribution des rôles est admirable et je ne savais pas que nous avions tant de grands noms dans notre maison. De plus, l’originalité et la causticité de votre plume sont contagieuses. Vous brillez, mon garçon, dans l’immense art français du jeu de mots et du double sens. J’ai bien deviné, à travers vos vers badins, une dénonciation implacable de notre monarchie.
— Non, messire… Je…
— Si, si, si… J’ai bien tout compris et je félicite vos opinions... Allons, je suis le premier à le dire... Avec du plomb à la place de la tête, notre roi est victime de saturnisme pendant que sa reine, pleine de vent, ne pense qu’aux saturnales.
— Monsieur le…
— Allons, nous sommes entre nous, sourit-il en caressant les cheveux de son protégé. Ne craignez rien... Et de toutes manières, ce qui se dit derrière nos murs n’a point d’importance. Ils ne voient en nous qu’un asile d’aliénés alors que nous sommes une véritable institution médicale… Enfin, tout ceci pour vous dire que j’ai quelques amis qui seraient heureux d’assister à votre spectacle. Par ailleurs, je viens d’avoir l’idée de leur faire payer l’entrée. Leur charité serait consacrée à l’amélioration de notre quotidien. Qu’en pensez-vous? Seriez-vous prêt à continuer? Évidemment, si vous refusez, je vous ferai éviscérer et livrer à souper à mes chiens enragés.
Le directeur éclata de rire, rire qui se transmit par contagion à sa juvénile proie.
Enthousiasmé plus qu’amusé, je ne pus que répondre...
— Cher monsieur le directeur, le spectacle doit continuer!
Du jour au lendemain, toute notre entreprise prit de l’ampleur.
L’estrade fut surélevée.
On loua de meilleures chaises.
Une buvette fut aménagée.
Puisant dans des greniers, nous eûmes droit à de vieux meubles afin d’étoffer notre décor.
Nous louâmes même des perruques.
Après une semaine nécessaire à ces transformations et à monsieur de Polignon pour convier ses relations, nous fûmes fins prêts.
Cette fois-ci, nous avancions dans l’inconnu...
Lors des trois premières représentations, nous étions assurés de faire salle comble mais, à présent, notre succès était loin d’être garanti.
En toute vérité, je pensais que nous allions jouer une unique fois devant la poignée d’amis de notre dévoué directeur.
La date échue, je fus ébaubi en découvrant une salle comble.
Et quel public!
La richesse des habits et des chapeaux attestait de la présence de nobles et de riches bourgeois.
Sans compter que les places étaient fort chères, plus du double de celles d’un théâtre réputé...
Une fortune pour une chaise de paille dans un réfectoire traversé de courants d’airs.
Fort habilement, monsieur le directeur, en plus de la comédie, promettait du frisson.
Les hommes qui allaient divertir cette élite étaient au ban de la société.
Certains avaient été condamnés pour des crimes inqualifiables.
Fort à propos, les programmes, imprimés en lettres rouges, n’énuméraient pas les expériences scéniques de tel ou tel mais plutôt son casier judiciaire.
Par exemple, sous mon nom, je pus lire...
Mattador, mauvais garçon dévoyé, voleur et tricheur...
Quelle affreuse réputation!
En effet, notre affiche ne pouvait que terrifier les jeunes demoiselles en mal d’émotions fortes.
Nous leur promettions un spectacle inoubliable.
Mais ce qui me tracassait était de savoir si, au-delà de toutes ces promesses, nous parviendrions à les divertir.
Notre public de miséreux et de malades s’était fort bien amusé mais il en aurait fait de même devant la moindre saynète.
Ce soir-là, nous jouions pour un public connaisseur, assurément amateur de théâtre, et qui avait payé.
Ils seraient donc exigeants...
En entrant en scène, je fus comme paralysé.
C’était donc eux, ces spectateurs qui un jour feraient ma gloire.
Je me crus un instant incapable de prononcer un mot.
Mais je fus sauvé lorsque Perrault, qui interprétait le rôle du père Missel, déclama plus fortement que de coutume le vers auquel je devais répondre.
Comme par magie, j’oubliai les visages des spectateurs pour n’avoir conscience que de leurs rires.
Des deux façons de rire, noble ou roturière, je ne sais pas laquelle est la meilleure.
Il est vrai que les rires de mes codétenus avaient été plus sonores.
Plus replets et vulgaires, ils étaient parfois accompagnés de jurons.
Ces nouveaux rires étaient plus longs mais plus affirmés.
Ils trahissaient un relâchement immédiat des bonnes manières, l’affirmation débridée d’une liberté intérieure.
Montre moi comment tu ris et je te dirai combien tu es libre!
L’écho libérateur qui montait jusqu’au plafond du réfectoire prouvait combien ces gens s’amusaient plus encore.
Ce public, plus éduqué, s’ébaudissait non seulement des bouffonneries et autres effets visuels mais surtout des astuces verbales que j’avais inventées.
Ils savaient de quoi je parlais puisque Au Clair de la Lune leur criait un message de liberté fortement contagieux.
Lorsque tous se dressèrent pour nous applaudir, je pus lire sur les visages à quel point mes idées subversives, déclamées par des êtres ignominieux, dans un lieu honteux, avaient exalté les esprits.
Le temps d’une soirée, sans le moindre bâillement, leurs crânes s’étaient ouverts.
Je savais qu’une fois rentrés chez eux, remplis de mes mots et de notre ambiance, leurs sens seraient si agités qu’ils auraient à cœur de transmettre à leur entourage cette douce corruption que l’on nomme liberté.
Un véritable triomphe!
Notre salle ne désemplissait plus.
Et quelle recette!
Monsieur de Polignon, subitement enrichi, puisqu’il encaissait personnellement la totalité des gains, ne cessait, en petit commerçant, de se frotter les mains.
Il n’avait pas besoin de faire de réclame puisque le bouche à oreille le faisait à sa place.
Ceux qui avaient osé venir nous voir n’hésitaient pas à en parler à leurs relations.
Certains revinrent plusieurs fois.
Je constatai que notre parterre était de plus en plus riche.
J’avais cru que nos premiers spectateurs constituaient la crème de la société parisienne.
Il n’en était rien.
C’est après deux semaines que nous découvrîmes ce qu’étaient véritablement les grandes fortunes.
Ces seigneurs étaient habillés avec un luxe inouï.
Certains venaient même masqués...
Tout eût pu continuer longtemps de la sorte.
Je jouais aux cartes le jour et je jouais ma pièce le soir.
Entre Matador et Croquignol, tout allait pour le mieux.
Pari gagné, nous étions au sommet de Bicêtre.
En repensant à mes premiers pas à Paris, je ne pouvais que me moquer de ma sottise.
À présent célèbre, j’avais l’assurance de nouveaux succès.
J’avais eu raison d’écouter Croquignol.
C’était mon ignorance et ma fausse morale qui m’avaient trompé.
Les gens qui m’entouraient à présent me guidaient vers la réussite.
Nous regorgions de nouvelles idées.
Croquignol, décidé à offrir un pourcentage de nos gains à monsieur de Polignon, proposait de poursuivre nos parties d’hombre chez ses nouveaux amis fortunés.
Il me serait alors aisé de rembourser mes dettes.
Enfermé pour simple vagabondage, Croquignol avait même pris contact avec un célèbre avocat qui lui promettait une libération prochaine. Mieux encore, son carnet d’adresses s’était rempli de recommandations.
On ne cessait de nous inviter et, pour le jour où nous serions libérés, nous avions déjà rendez-vous avec plus de mille amis des arts.
Dans la foulée, Perrault et Defoitroy me conseillaient d’écrire un nouveau succès que d’autres amis seraient susceptibles de financer.
Pour dire vrai, je ne savais plus où donner de la tête.
Je renaissais!
C’est dans l’insouciance générale que l’on oublie ses origines...
De temps en temps je pensais que je devrais écrire à mes parents que je devinais morts d’angoisse.
Mon père parcourait-il la capitale à ma recherche?
Se maudissait-il de m’avoir confié à un nain escompteur?
Pourquoi l’avait-il fait?
Pour une simple histoire de dettes?
Je ne pouvais le croire...
À moins qu’il eût eu le désir urgent de se débarrasser de moi.
Pourquoi?
Je me promis d’entamer une correspondance dès que je pourrais quitter Bicêtre.
J’étais affairé autour d’une belle partie d’hombre lorsque l’on m’ordonna de descendre parler avec monsieur le directeur.
Obligé de perdre la main, j’enfilai mon nouveau manteau en courant dans les escaliers.
Je retrouvai monsieur de Polignon au bas des marches.
Il affichait une mine plus sombre que de coutume mais je ne m’en tracassai pas.
— Bien le bonjour, cher monsieur le directeur, le saluai-je en chantonnant.
— Ballador, on vous demande...
— On me demande?
— Ils vous attendent.
— Qui?
— Qui? Qui? Morbleu, je ne suis point votre secrétaire! Dépêchez-vous, on ne fait pas attendre ces gens!
Le directeur m’entraîna vers le devant de la maison.
Une fois passée la grande porte d’entrée, je découvris un énorme carrosse tout noir.
Le directeur me tendit sa main couverte de verrues.
— Je crains malheureusement qu’il soit temps de nous dire adieu.
— Adieu? demandai-je en la secouant machinalement. Suis-je libéré? Et mes affaires? Et Croquignol?
Alors que nous bavardions, la portière du lugubre véhicule s’ouvrit.
— Allons, mon garçon, m’encouragea monsieur de Polignon. Ne craignez rien... Votre succès dans ce monde est dorénavant garanti. Mais n’en oubliez pas pour autant vos vieux amis.
Poussé en avant par son bras ferme, je descendis trois marches.
Je me retournai une dernière fois vers lui, mais il avait déjà disparu.
Le carrosse noir, sans armoiries, aux rideaux tirés, était peu engageant.
Le cocher et les postillons, aux visages durs et peu avenants, rendaient encore plus inquiétante l’étrange invitation.
Je savais pourtant d’instinct que je n’avais pas le choix.
Je mis un pied hésitant sur la marche et grimpai à bord.