J’étais tout juste assis sur la banquette que la portière claqua et le carrosse s’ébranla.
Venant de la lumière, mes yeux s’accommodèrent péniblement à l’obscurité.
J’eusse volontiers tiré les rideaux mais il n’y en avait pas.
Des plaques de métal scellaient la moindre ouverture de l’étouffant habitacle.
Deux hommes étaient tapis au fond du carrosse.
Comme ils étaient vêtus de sombre de pied en cap, je ne pus les identifier à travers les ténèbres de cette chambre noire.
Effrayé par cet accueil, je voulus bondir sur la poignée pour sauter hors du carrosse.
Il n’y en avait point.
J’étais pris au piège.
Me plaquant contre ma banquette, je demeurai sur la défensive, tous poils dressés, tel un chat encerclé.
Plusieurs minutes s’écoulèrent sans un mot de part et d’autre.
— Bon… Bonjour, dis-je enfin, désireux de briser l’angoissant silence.
J’ouïs des frottements d’étoffes.
Une des silhouettes se pencha en avant.
— Ne vous inquiétez pas, jeune homme... Nous ne vous voulons pas de mal.
L’inconnu parlait d’une voix traînante.
L’accent était indubitablement italien.
Malgré ces paroles apaisantes, j’étais terrifié.
— Qui êtes-vous? Que me voulez-vous?
— Les noms n’ont pas d’importance pour le moment... Nous avons une proposition à vous faire... Une proposition que vous ne pourrez pas refuser...
— Quelle proposition? m’inquiétai-je.
— C’est au sujet de votre pièce de théâtre.
— Au Clair de la Lune?
— Beaucoup de gens, hauts placés et influents, la trouvent très bonne, très divertissante.
— J’en suis ravi, répondis-je, joliment flatté.
— Que diriez-vous, plutôt que de jouer dans votre théâtre de rats, de recréer votre spectacle dans une ratière plus grande et plus belle?
— À quoi pensez-vous?
— À Versailles!
— Versailles? Le Versailles? Le Versailles du roi de France?
— Il n’en existe qu’un seul...
— Mais… Mais… Messieurs… Je suis confus. Je m’y attendais si peu. Mais oui, c’est avec un immense plaisir que nous jouerions devant le roi. Quand?
— Patience... Vous devez revoir les costumes, les décors et toutes ces choses-là... Un peu de musique devra être composée.
— Mais, nous n’avons pas assez d’argent… Je suis à Bicêtre pour dettes.
— En signe de bonne volonté, nous avons réglé vos créances anciennes. Les plaintes contre vous n’existent plus. Et, pour ce qui est de votre spectacle, nous avons une somme importante à lui allouer. L’argent n’est pas un problème...
— Vraiment? Eh bien, je suis enchanté. Mais, à présent que j’accepte, dites-moi au moins à qui je dois tous ces bienfaits?
— Plus tard...
— Sachez que je vous remercie chaleureusement de m’avoir si galamment tiré pareille épine du pied. Versailles a toujours été l’une de mes grandes ambitions.
— Il est tout naturel pour nous d’aider les jeunes talents.
— Encore mille mercis! Voyons, par quoi devrions-nous commencer? Il faudrait sans doute que le directeur de Bicêtre autorise notre troupe à…
— Nous ne nous occupons pas des détails... Quelqu’un vous aidera à arranger tout cela.
— Qui?
— Vous le rencontrerez bientôt... Alors, vous acceptez donc de remonter votre spectacle pour le présenter devant le roi de France?
— Bien entendu.
— Excellent.
Tout à coup, le carrosse freina brutalement.
La portière s’ouvrit comme par enchantement.
La lumière du jour se déversa dans l’habitacle.
Cette fois, je pus parfaitement distinguer les deux hommes assis au fond du carrosse.
Les masques noirs!
L’un hilare!
L’autre chagriné!
Les masques du salon de jeu!
Ils m’avaient retrouvé!
Le masque de la comédie me désigna la portière de sortie.
Trop effrayé pour vouloir demeurer une minute de plus en leur compagnie, je fuis le carrosse.
J’eus à peine posé les deux pieds à terre que le lourd véhicule s’ébranla.
Claquant son fouet, le cocher lança les destriers dans un puissant galop qui souleva un épais nuage de poussière.
En quelques minutes, mon cauchemar eut disparu à l’horizon.
Pourquoi voulaient-ils que je présente ma pièce de théâtre à Versailles?
Était-ce une bénédiction ou une calamité?
Et puis, où étais-je donc?
Levant le nez, je découvris une route, bordée par d’immenses champs où de jeunes pousses de blé ondulaient sous le vent.
Pas une ferme!
Pas une chaumière!
Pas une âme!
Je crus à une mauvaise plaisanterie...
Les Italiens riaient-ils du bon tour qu’ils venaient de me jouer?
Qu’allais-je faire à présent?
Je ne savais même pas quelle était la direction de Bicêtre.
Puis, la révélation me frappa soudain...
J’étais libre!
Enfin, libre!
Mes dettes étaient épongées.
La justice avait classé mon affaire.
Ces affreuses tribulations étaient terminées.
Je n’avais qu’à retrouver au plus vite le chemin de la Bretagne.
J’avais assez d’argent en poche pour y arriver sous peu.
Dans quelques semaines, je dormirais paisiblement dans mon bon lit derrière les hauts murs de notre domaine.
Pour y parvenir, je n’avais plus qu’à oublier tous les malheurs qui m’étaient arrivés.
Usant de mon imagination, je m’inventerais en chemin de nouvelles aventures parisiennes.
J’avouerais humblement à mes parents que la médecine n’était pas pour moi.
La vue des lames et du sang me faisait tourner de l’œil.
Il m’était impossible, humainement, d’embrasser la carrière de chirurgien.
Il ne me restait plus qu’à demeurer chez moi pour cultiver une science plus terre à terre.
Botaniste!
Quelle excellente idée!
Je retournerais chez mes parents adorés pour devenir botaniste et surtout pour ne plus les quitter.
N’était-ce point là le summum de la liberté?
Qu’est-ce donc que cette liberté qui fait couler tant d’encre?
En vérité, elle ne se trouve point sur terre car elle n’existe que dans nos têtes.
C’est dans nos crânes que la liberté se vit.
Pas question d’oser l’expérimenter au quotidien, vous n’en seriez que trop vite puni par la société des hommes.
Par contre, caché dans l’antre de votre esprit, vous êtes libre de tout.
Vous êtes un roi, un maître, un artiste grandiose ou même le pire des criminels...
Vos ambitions les plus secrètes, personne ne pourra les deviner pour ensuite les gâcher.
Pourquoi réclamer la liberté sur terre puisqu’elle nous est permanente par l’esprit?
Ne pouvais-je me contenter de rêver?
Dans mon château, loin du tumulte, je pourrais goûter solitairement à ma gloire.
Je pourrais aller jusqu’à imaginer la taille des décorations que l’on me décernerait.
Je pourrais atteindre tous les sommets, allant jusqu’à m’envoler dans les cieux.
N’était-ce point le véritable chemin de la sagesse?
Après un bon quart d’heure de marche, j’entendis clairement le bruit d’un attelage qui arrivait en sens contraire.
Me plaçant sur le bas-côté, décidé à demander de l’aide, au moins pour me diriger, je vis quatre destriers aux robes noires qui tiraient un lourd carrosse.
— Ils reviennent me chercher!, m’exclamai-je, tout haut.
J’étais certain que le carrosse allait s’arrêter à ma hauteur, le cocher ayant commis un impair.
Curieusement, il ne s’arrêta point et poursuivit sa course.
Déboussolé et inquiet, toussotant à cause de la poussière soulevée, je m’interrogeai sur cette nouvelle farce.
Peut-être m’étais-je trompé...
Ce devait être probablement un carrosse identique.
Je repris ma route solitaire.
J’arrivai une heure plus tard à la croisée de deux chemins.
Dans un champ voisin, des paysans, plutôt que de suer à la tâche, s’étaient regroupés en conciliabule.
Ils murmuraient en levant les yeux au ciel.
Quelques-uns pointaient leur index pour aider ceux qui ne voyaient rien.
Les imitant, je contemplai l’azur...
Le spectacle me stupéfia.
Flottant à travers l’éther, un grand ballon se déplaçait dans le ciel.
Je n’en avais encore jamais vu de ma vie, mais j’avais lu une description de ces extravagants engins, aussi prononçai-je à mi-voix...
— Une montgolfière...
Fasciné autant que les rustres, je fus éberlué de voir que le ballon perdait de l’altitude et descendait vers nous.
Dans le silence de la campagne, je distinguai les voix des occupants de la nacelle.
Comptaient-ils se poser dans le champ?
Puis tout d’un coup, l’engin reprit son vol pour disparaître derrière les cimes des arbres d’un petit bois.
Les paysans émerveillés n’arrêtaient pas de se signer.
Je m’avançai vers l’enclos pour demander à l’un d’eux mon chemin mais, encore hypnotisés par l’envoûtant spectacle, ils n’entendirent pas mon timide salut.
Puis ils retournèrent en causant à leurs travaux des champs.
Je m’apprêtais à escalader le talus lorsqu’un bruit de tonnerre annonça un nouvel attelage.
Abandonnant mon escalade, je me postai au milieu du chemin en couvrant mes yeux de la main.
Le carrosse qui approchait sous le soleil était fort différent du premier.
Celui-ci brillait de mille feux...
Peint d’un vernis blanc rehaussé de dorures, il était d’un luxe inouï.
La beauté des chevaux, le maintien du cocher et des postillons attestaient d’une richesse seigneuriale éblouissante.
Subitement humble, j’hésitai intérieurement à barrer le chemin d’un si auguste personnage.
Décidant finalement de ne point importuner une noblesse hors classe, je m’écartai du passage, décidé à attendre le prochain attelage.
À ma grande surprise, le carrosse ralentit puis s’arrêta à ma hauteur.
Le cocher, vêtu d’une livrée blanche étincelante, se pencha vers moi pour me demander...
— Matador?
Ma renommée dans le royaume était-elle déjà si grande que des inconnus à présent me reconnaissaient?
Gonflant le torse et tirant sur mon gilet, je répondis...
— C’est bien moi.
La portière du carrosse s’ouvrit en grand.
Un fin soulier de satin se posa sur le marchepied.
Il était rattaché à un bas lui-même relié à une culotte de soie brillante.
S’en suivit un manteau tout en fil d’or et un ravissant tricorne assorti.
Ce costume faisait honneur aux tisserands de Lyon, meilleurs ouvriers de France.
Malgré son habit irréel, je reconnus le seigneur sans hésiter.
— Spadille! m’exclamai-je d’une voix où se mêlaient la joie et l’horreur.
Spadille m’ignora.
Il gardait les yeux levés vers les cieux.
— As-tu vu la montgolfière? me demanda-t-il familièrement comme si nous nous étions quittés la veille.
— Oui.
— Quelle merveille! Je dois absolument m’en acheter une... De nos jours, tout le monde en veut. Tu t’imagines, là-haut, en train de flotter comme un Dieu?
À la vue du carrosse arrêté, les manants étaient arrivés au galop.
Du coin de l’œil, Spadille les jaugea puis, puisant dans sa bourse, s’empara d’une pincée de pièces qu’il jeta à même la boue du fossé.
Les rustauds s’y précipitèrent, en se crottant joyeusement, à la recherche de leur aumône.
— Regarde-moi cette racaille! se gaussa Spadille en les contemplant. Regarde-moi cette vermine! Regarde comment ils se démènent pour quelques sous... Ah, on a qu’une seule envie, celle de les écraser sous son talon! Et encore, ce serait se salir...
Puis, enroulant son bras autour de mon épaule, il m’éloigna du triste spectacle.
— As-tu faim? As-tu soif? Monte... J’ai à bord du champagne au frais sur de la glace pilée. Oui, mon vieux! De la glace! Amenée des Alpes par diligence express... Allez, grimpe mon ami, avant que nous ne fondions à notre tour.
J’hésitai à accepter l’invitation d’un personnage qui m’avait fait tant de mal.
Il devina mon hésitation.
— Allons, ne fais pas l’imbécile, Matador! Grimpe! Que crois-tu que je vais te faire? Te voler?
Spadille éclata d’un puissant rire tout en me tapant dans le dos.
— Crois-tu que je sois ici par hasard? poursuivit-il. Crois-tu que la destinée des hommes se tisse avec de la chance? Ne crois-tu pas au fil conducteur qui nous tire du ventre de notre mère pour nous amener jusque dans notre tombe?
— Tu es venu me chercher? demandai-je sous le choc.
— On m’a informé que tu étais dans les parages.
— Qui?
— Allez viens, je vais tout t’expliquer...
Curieux d’obtenir des réponses à des questions qui me hantaient depuis des mois, mais aussi parce que j’étais fatigué de marcher, je montai dans le luxueux carrosse.
Spadille n’avait pas menti.
Dans un immense seau en or massif, des bouteilles de champagne couvaient au frais.
Une fois en route, il m’offrit une première flûte de cristal.
J’étais étourdi par la magnificence de sa voiture.
Les banquettes étaient recouvertes de taffetas crème.
Les fins rideaux étaient coordonnés aux grands coussins qui soulageaient mon dos fourbu.
Entouré de lustre, Spadille rayonnait.
On eût cru le plus illustre des gentilshommes.
Quelle curieuse inversion...
Le véritable noble que j’étais, contraint à l’humilité par un immonde imposteur, un tricheur et un menteur.
— Ma foi, tu m’as l’air de bien te porter, s’anima Spadille.
— Ce n’est point grâce à toi, répliquai-je froidement.
— Oh, mais si! Oh, mais si! C’est justement grâce à moi, mon cher Matador... Tu ne le sais peut-être pas mais je suis ton protecteur.
— Tu n’es qu’un voleur! L’argent était pour le théâtre... Sais-tu que j’ai été enfermé à Bicêtre pour dettes?
— Tu devrais me remercier de ne point te l’avoir donné.
— C’est la meilleure!
— Ne joue pas les fausses victimes et écoute-moi plutôt. Lorsque je t’ai quitté au petit matin…
— Lorsque tu m’as abandonné!
— Tais-toi! Lorsque je me suis absenté avec la quittance, je comptais me rendre chez le juif pour l’encaisser et fuir le pays... Je ne l’ai pas fait, comme tu le supposes si bien.
— Qu’as-tu fait?
— J’ai réfléchi... Et puis, j’ai réfléchi... Et puis, j’ai réfléchi encore... J’ai pris le temps de comprendre la situation. Par hasard ou par inconscience, tu venais de t’approprier une véritable fortune, de la bourse des gens les plus puissants de France.
— Qui sont-ils?
— Tu n’es qu’un petit provincial naïf! Que sais-tu des sociétés secrètes qui régissent notre nation? As-tu seulement entendu parler du Poulpe?
— Le poulpe?
— C’est une organisation de Romains, de Milanais, de Florentins et de quelques Calabrais... Ils possèdent des pouvoirs immenses. Les hommes les plus puissants de France.
— Tu ne vas pas me faire croire que des Italiens sont plus influents que le roi et la reine?
— Et comment!
— C’est ridicule!
— Crois-moi, ce sont eux qui détiennent le pouvoir...
— Quel pouvoir?
— Tous les pouvoirs! Ils sont en France depuis des siècles... Leur essor date de Louis XIV... Tu devrais le savoir puisque tu en parles dans ta pièce de théâtre. Le fameux Italien, maître des arts, dont tu évoques le fantôme…
— Lully?
— Un petit danseur soutenu, dirigé, guidé par le Poulpe, qui l’a mené jusqu’au sommet du royaume... Lorsque le Poulpe a choisi de t’aider, il ne te laisse pas tomber. Mais… lorsque tu le trahis ou, pire encore, tu le voles… comme tu l’as si bien fait…
Spadille passa son doigt sous sa gorge.
— Je n’ai volé personne! m’offensai-je.
— Imbécile que tu es, tu avais signé ton crime de ton véritable nom.
— Je n’ai pas volé! Je n’ai pas triché!
— J’ai eu bien envie de prendre l’argent et de te laisser porter le chapeau.
— Pourquoi ne l’as-tu pas fait?
— Nous serions déjà morts! Ces gens n’auraient eu aucun mal à te retrouver et à te faire parler... Je ne pouvais faire du Poulpe mon ennemi. J’étais lié à toi... J’étais complice de ta folie. Tant que je gardais cet argent avec moi, j’étais condamné. Alors, je suis allé les voir...
— Comment?
— Je suis retourné le lendemain à la salle de jeu et j’ai pu les rencontrer. Je leur ai raconté tout ce que je savais de toi... Tes origines, ta passion du théâtre… Je leur ai dit que tu trichais comme personne!
— C’est faux!
— Le plus important est que je leur ai rendu leur argent... Ils étaient beaucoup moins fâchés. Tu commences à comprendre, cher Matador, pourquoi je suis ton protecteur?
— Pour quelle raison n’es-tu pas venu me le dire? J’aurais bien mieux dormi ces mois derniers.
— J’ai démontré à ces hommes de l’ombre qu’ils pouvaient me faire confiance... Je me suis présenté en bon bougre car j’étais avant tout désireux de les rejoindre.
Spadille me resservit à boire, ce qui ajouta à ma confusion.
— Je suis devenu membre de leur société secrète, révéla-t-il en se tapotant le ventre.
— Que fais-tu pour eux?
— Mais, rien! Rien du tout! Et c’est ça le plus beau! Je dépense de l’argent... Je vais au théâtre... Je me fais des relations. Et à présent, je vais m’occuper de toi.
— Pourquoi moi?
— Je suis ton financier. Je suis ton mécène. Tu travailles pour moi à présent.
— À quoi faire?
— Nous avons un spectacle à donner devant le roi.