J’étais toujours prisonnier.
Je n’étais point encerclé de murs mais j’étais bel et bien enfermé.
Où que j’aille, où que je me cache, rien ne pourrait briser ces chaînes.
J’étais captif de la volonté d’autres gens.
J’étais une figurine qu’un invisible manipulateur agitait sur la petite scène d’un théâtre de papier.
Spadille était mon gardien, point ange mais démon.
Du coup, ma méfiance s’étant réveillée, l’idée de ce spectacle devant le roi m’apparut dangereuse.
Quelle était cette manigance?
Quelle était la pièce compliquée qu’ils allaient me faire jouer?
Ah, si seulement Croquignol pouvait m’éclairer!
Mais je craignais que le magnanime nain ne fût pas à la hauteur de ces funestes ennemis, ceux-là même qui l’avaient martyrisé.
Pour préserver mon seul ami, je devais l’en tenir éloigné.
Après plusieurs heures d’amusantes billevesées, car Spadille était d’humeur enjouée, nous passâmes sous la porte cochère d’un fort bel hôtel parisien.
— Ton nouveau chez-toi! déclara Spadille, tout heureux de m’impressionner. C’est moins vaste que Bicêtre mais assurément moins peuplé.
— Ils m’ont dit que mes dettes étaient éteintes.
— S’ils te l’ont dit, tu peux les croire... Lorsque nos maîtres ouvrent la bouche, c’est la vérité qui en sort.
Un laquais ayant ouvert la portière, Spadille bondit du carrosse sans se préoccuper de la haie de domestiques venus l’accueillir.
Je saluai tous ces gens d’un petit geste de la main.
Spadille me tira par le bras afin que je ne traîne pas.
— À propos, je me nomme dorénavant le marquis de Bellanzini..., m’apprit-il en franchissant le seuil.
— C’est un des personnages de ma pièce! m’offensai-je.
— J’avais besoin d’emprunter un nom.
— Pourquoi?
— Ne te formalise pas, Matador... Comme tu le vois, tout ceci n’est rien d’autre que du théâtre. Le carrosse, cette maison et ses trésors ne sont que des bouts de décor et des accessoires. Je porte un costume de scène. Je joue un rôle. Je suis le marquis de Bellanzini, riche, libertin et ami des arts... Toi, tu joues celui de mon protégé. Tu es le jeune Matador, auteur de comédies et grand joueur d’hombre qui, sous peu, présentera son talent devant le roi de France.
— Quel talent?
Arrivé au milieu du grand hall, Spadille, théâtralement, éleva sa canne.
Il frappa trois fois le sol de marbre.
— Nous ne sommes qu’au premier acte, me souffla-t-il à l’oreille.
Après des mois passés à l’hospice de Bicêtre, ce luxe insensé m’enchanta.
De ma vie, je n’avais connu pareille opulence.
Mes parents, gens austères et économes, n’avaient jamais dépensé leur argent dans le superflu.
Chez le marquis de Bellanzini, l’excès primait.
Les peintures, les tapisseries et les meubles affichaient, à défaut du bon goût de leur propriétaire, la profondeur de sa bourse.
Tout n’était que dorures, bois laqués de noir, soieries ottomanes et bustes de marbres.
Je dormais dans une chambre immense au décor écarlate alourdi par une trop grande opulence de meubles en ébène.
Au mur, des nus antiques dansaient des rondes satyriques.
Mon lit à baldaquin était assez grand pour y coucher tout un village.
Les draps de soie étaient couleur vermillon foncé.
Détail incongru, un miroir était fixé au-dessus...
Couché dans ce cocon sanguin, je pouvais m’admirer.
J’avais le sentiment d’être à mon tour un nain, un gnome noyé dans une mer de sang.
Spadille, constamment en mouvement, s’agitait dans l’accomplissement d’activités mystérieuses.
Je voulus, dès le premier matin, m’aérer et faire le tour du quartier mais le majordome, épaulé d’un énorme garçon qui ressemblait à un galérien, m’enjoignit poliment de me mettre au travail.
Au travail?
Quel travail?
Je ne savais même pas quand nous allions jouer notre fameuse pièce.
Pour m’occuper, je me mis à recopier mon texte sur de grands feuillets.
Je pris le soin de ménager une seule modification...
Le marquis de Bellanzini se nommerait à présent le comte d’Orain.
Lorsque j’avais le poignet trop fatigué, je déambulais à travers les salons vides.
Je tournais en rond.
Geôle plus funeste que celle de Bicêtre, ma cage dorée retenait un triste roitelet qui ne rêvait que de s’envoler.
Spadille devenait le plus insaisissable des compagnons.
Parti à toute heure du jour et de la nuit, il m’abandonnait à présent des jours entiers.
J’avais eu le temps de recopier ma pièce en un grand nombre d’exemplaires.
Pour m’amuser, je dessinai de nouveaux décors adaptés aux jardins de Le Nôtre.
Le temps s’étant arrêté, je m’ennuyais à mourir.
Pas le moindre livre à lire dans toute la maison.
Pas le moindre pianoforte.
Je n’avais jamais été vraiment doué pour la musique mais j’aurais pu profiter de l’occasion pour m’y mettre.
Ce qu’il y avait de plus inquiétant c’était la circulation de gens étranges, qui débarquaient à l’improviste.
Beaucoup étaient des Italiens aux allures de spadassins.
Ils étaient souvent accompagnés de créatures semblables à celle du salon de jeu.
Au début, j’avais souhaité me montrer conciliant mais je ne reçus en retour que moqueries et dos tournés.
À présent, dès que j’entendais leur langue de guignols, j’allais me cloîtrer dans ma chambre à coucher.
Dans ma nouvelle cellule, contemplant sans fin par la fenêtre l’ordonnancement parfait du jardin, je repensais à Louise et je repensais à Charlotte.
Je n’avais pas oublié ma quête...
Je devais sauver l’une pour conquérir l’autre.
Je me représentais Charlotte en statue du parc tandis que Louise était le vent invisible qui agitait les feuilles.
L’une ne bougeait pas.
L’autre était insaisissable.
Puis, du jour au lendemain, tout changea.
Alors que je me sentais tout à fait délaissé, je fus subitement propulsé au centre de tous les intérêts.
Un soir où nous fêtions son retour, Spadille me déclara en avoir terminé avec les affaires courantes.
Il était temps qu’il s’occupât de moi.
Il allait se mettre à mon service pour notre réalisation commune.
D’après lui, un succès devant le roi nous assurerait une situation favorable.
Nous devions mettre tous les atouts de notre côté.
La soirée fut joyeuse et animée.
J’avais si peu parlé ces derniers temps que, le vin aidant, j’eus l’envie brûlante de lui poser la question qui m’obnubilait...
— Et Louise?
— Louise? Quelle Louise? fit-il tout étonné.
— Louise... La comédienne... Ta… sœur.
— Ne me parle pas d’elle, malheureux!
— Elle… Elle… Elle m’a tout raconté.
— Que t’a-t-elle donc raconté?
— Que… Que…
— Que quoi?
Je n’eus pas le courage de poursuivre.
De plus, Spadille, depuis son introduction dans sa nouvelle société aquatique, ne se déplaçait plus qu’armé.
Hormis l’épée à sa ceinture, il portait deux dagues, l’une cachée dans le creux de son dos, l’autre dans sa manche gauche.
— Pourquoi ne la fais-tu pas venir ici? insistai-je, interrogativement.
— Louise? Chez le marquis de Bellanzini? Tu déraisonnes, mon vieux! Que va-t-on penser de moi dans le quartier?
— Tu ne peux tout de même pas l’abandonner!
— Pourquoi pas?
— Parce que… Parce que c’est ta… ta… ta sœur.
— Ma sœur! Elle n’est pas ma sœur! Ce n’était qu’un stratagème pour la logeuse...
— Ah, bon? fis-je, hypocritement.
— Des grisettes dans son genre, Paris en regorge... Elles sont bien trop pouilleuses pour qu’on s’y attarde. Allons, ne me parle plus de ce passé délétère.
— On pourrait au moins lui envoyer un peu d’argent.
— Ça suffit, j’ai dit! Parlons plutôt d’affaires plus intéressantes... Pour commencer, tu as une entrevue demain après-midi. Le carrosse t’y mènera.
— Où cela?
— Au Théâtre-Français, chez le directeur.
— Vraiment?
— Crois-tu que nous galéjions lorsque nous parlions de jouer devant le roi?
Je fus secoué de palpitations toute la nuit à l’idée d’une entrevue avec Monsieur de Sceaux, directeur du Théâtre-Français.
La boucle était bouclée.
Je touchais au but.
J’allais être enfin reçu en grandes pompes dans l’illustre maison des comédiens.
Et je devais gommer de mon esprit les circonstances qui m’avaient amené jusqu’à ce jour.
J’avais toujours su que tel était mon destin.
Je deviendrais un monstre sacré du théâtre car il s’agissait d’une volonté divine.
Pour m’épauler, je ne devais plus voir que la scène, les comédiens et le public...
Je devais me détacher et ignorer les affres du quotidien pour ne me concentrer que sur la renommée promise.
Cela ne faisait aucun doute...
La gloire serait au rendez-vous du dernier chapitre de mon aventure.
Il ne pouvait en être autrement...
De mon exemple, je démontrerais combien la persévérance récompensait l’entêté.
Je possédais les qualités rares qui poussent au génie.
C’est tout ce qui m’importait...
Un peu avant mon entrevue au Théâtre-Français, alors que j’ordonnais la pile des exemplaires d’Au Clair de la Lune, je repensais au trajet que je venais d’effectuer.
Dire que j’avais vécu en prison, que j’avais dormi enroulé dans un tapis sous une roulotte.
Comme j’aurais d’amusantes anecdotes à raconter à mes futurs enfants.
Mes parents ne voudraient pas me croire lorsque, ma gloire certifiée, j’irais me réfugier loin de la foule de mes fanatiques dans le calme serein du lieu de ma naissance.
Comme ils allaient adorer l’odyssée de ma fulgurante ascension.
J’eus presque envie de leur écrire pour les inviter immédiatement à Paris mais un dernier doute m’en dissuada.
Ne vendons pas la peau du chat avant de l’avoir tué...
C’est dans cet état d’esprit que je grimpai dans le carrosse qui m’emmenait au Théâtre-Français.
Cette philosophie du moi, ce nombrilisme, me réjouissait.
Carpe diem, l’ami du peuple!
Un beau carrosse!
De beaux habits!
Une entrevue importante dans Paris!
Mon Dieu, j’étais devenu l’homme que j’avais toujours rêvé de devenir.
Arrivé au théâtre, Lupin se précipita pour m’ouvrir la porte.
Lorsque je passai le seuil, je fis semblant de ne point le reconnaître.
Je me contentai de clamer bien fort à toutes les oreilles présentes...
— Je suis Matador, auteur de théâtre. Je suis attendu par monsieur de Sceaux.
— Oui, messire, répondit l’affreux Lupin en pliant du genou.
Le fixant dédaigneusement, j’attendis de découvrir au fond de son œil, à travers la reconnaissance de mes traits, le signe qu’autrefois il s’était lourdement trompé sur mon compte.
Son visage imbécile n’afficha aucun sentiment hormis celui de la plus simplette obséquiosité.
— Je vous prie de me suivre, messire Matador, m’invita-t-il.
Je lui emboîtai le pas.
À l’exclusion des habituels créanciers, le théâtre était quasiment désert à cette heure.
Nous remontâmes en silence le grand escalier qui menait au premier étage.
Lupin frappa discrètement contre une lourde porte.
Sans attendre de réponse, il la poussa et annonça...
— Monsieur le directeur, c’est Matador. Pour vous voir...
— Faites entrer, répondit une voix sourde.
Je pénétrai dans le vaste bureau.
Je reconnus immédiatement monsieur de Sceaux.
Il buvait un verre de vin assis derrière une petite table ronde.
Il était en compagnie d’un vieillard outrageusement maquillé.
— Que voulez-vous, Monsieur? me demanda le directeur en essuyant ses lèvres blafardes avec un mouchoir.
— Nous avons une entrevue, répondis-je décontenancé.
— Ah, bon? C’est à quel sujet?
— Nous devons parler de ma pièce.
— Laquelle?
— Au Clair de la Lune.
— Jamais entendu parler...
— Je vous ai amené plusieurs copies. Ce serait, d’après ce que j’ai cru comprendre, pour une représentation à Versailles devant le roi.
— Le roi?! pouffa monsieur de Sceaux en se tournant vers son complice. Vous aurez certainement mal compris, mon garçon... Qui vous a dit cela?
— Le marquis de Bellanzini.
— Ah, oui! s’exclama le directeur comme si tout lui revenait d’un seul coup. Les Italiens!
Le directeur ponctua ce dernier mot en levant le nez au plafond et en faisant rouler ses yeux.
Le vieillard se tourna vers moi pour mieux me toiser.
— Approchez-vous, mon garçon... Je sais maintenant de quoi nous parlons. Est-ce votre ouvrage que vous tenez sous le bras?
Traversant la salle, je déposai un exemplaire entre les mains du maître des lieux.
J’en remis également une copie au vieillard.
Sans m’offrir un siège ou un verre de vin pour patienter, les deux hommes se mirent à lire ou plus précisément à feuilleter mon travail, s’arrêtant au hasard sur tel ou tel passage.
Après dix minutes qui me semblèrent durer des heures, monsieur de Sceaux posa son exemplaire à terre.
Il se resservit à boire.
S’étant convenablement humecté la gorge, il se tourna vers moi et déclara.
— Il va falloir retravailler ça...
— Pardon?
— Ce texte n’est pas jouable en l’état. Trop amateur! Vos artifices sont trop forcés. Les vers bien trop plats...
— Mais…
— Monsieur le marquis de Carrière-des-Puysais, dit-il en présentant de la main le vieillard, va vous aider à le refaire.
— Le refaire? m’étouffai-je.
— Allons, mon jeune ami... Vous n’espériez tout de même pas débarquer au Théâtre-Français avec, sous le bras, une œuvre immortelle. Quelle prétention que la vôtre! Nous sommes des gens de métier et d’une formidable expérience. Nous savons mieux que quiconque ce qui plaît et ce qui ne plaît pas.
— À qui?
— Au roi, mon garçon! Au roi! En matière de théâtre, nous sommes les garants de son bon goût et votre piécette, tout juste bonne pour une amicale provinciale, ne suffira point.
— Mais…
— Il n’y a pas de mais qui compte, s’écria-t-il en s’empourprant. C’est ça ou rien! Et je m’en fiche complètement que vous ayez assez de relations pour vous faire financer. Je vois bien à votre allure que, derrière votre pseudonyme ridicule, se cache un bon fils de bourgeois à qui le sort a tout offert. Mais que savez-vous au juste de la vie, mon garçon? Que connaissez-vous à part les soupers fins et les bonnes parties entre amis? Rien! Rien du tout! Tout vous est offert! Tout vous est servi! La lubie du théâtre, vous frappe? Abracadabra, vous voilà exaucé! Eh bien, apprenez mon garçon que, pour nous, les vrais amoureux des arts, ce n’est point la gloire qui nous motive mais bien la difficile recherche d’une création originale. Hélas, je sais bien qu’il faut vivre. Comme nous tous, j’ai un loyer à payer et cette illustre maison a — déjà — besoin de rénovations. Je dois me plier devant la puissance de l’argent. Mais, sachez au moins, cher Matador, l’opinion que j’ai de votre affreux torchon. C’est un travail d’amateur déféqué par un enfant gâté qu’entre nous, j’ai fort envie de chasser à grands coups de pieds dans le derrière.
Monsieur de Sceaux était tellement furieux que, sa main tremblante, il renversa un peu de son vin sur son jabot.
— Crotte! hurla-t-il, en découvrant sa maladresse.
D’un bond, il fut sur pieds.
Craignant qu’il ne passe à l’acte, je fis deux pas en arrière mais il se contenta de traverser la pièce pour prendre dans une soucoupe un gros morceau de chocolat.
Revenant avec l’assiette, il me la tendit.
— Un carré? m’offrit-il, ayant retrouvé son calme.
— Non, merci.
— Désolé, mon garçon, de m’être laissé emporter... L’entrevue que j’ai eue avec votre marquis de Bellanzini doit y être pour quelque chose. Je n’aime pas trop être menacé. C’est que, j’ai sous le coude Les Méprises par Ressemblance de l’immense Joseph Patrat, un spectacle impérissable... Mais, je n’intéresse personne! Allons... Travaillez avec monsieur le marquis de Carrière et tout ira pour le mieux.
Après avoir reposé l’assiette de chocolats à sa place, monsieur de Sceaux se dirigea vers une porte voisine.
— Vous avez une semaine..., nous lança-t-il avant de disparaître.
Décontenancé, je regardai le vieillard à qui mon ouvrage était confié.
Il me toisa sans broncher.
Enfin, il ouvra la bouche pour dire...
— Allons manger.
— J’ai déjà dîné, répondis-je.
— Je connais une bonne auberge où nous serons tranquilles. Aidez-moi, s’il vous plaît, à me lever.
Le vieillard me tendit un bras.
Poliment, je l’aidai à se dresser.
— Ne vous laissez pas impressionner, mon garçon... Depuis que sa femme batifole avec un jeune auteur de comédies, il veut tous les encorner!
Le soutenant par le bras, j’aidai le vieil homme à sortir du bureau et à descendre le grand escalier.
Malgré son costume extravagant, il sentait fort mauvais.
Nous quittâmes le théâtre.
— Ah, vous avez un carrosse! s’enchanta-t-il en découvrant mon attelage. Excellent!
Sans me demander, il fit signe à mes postillons de bien vouloir l’aider à grimper tout en indiquant au cocher une destination mystérieuse.
Bien vite, nous roulâmes en périphérie de la ville.
— Je vois, mon jeune ami, que vous êtes fort bien parti dans notre métier... Comme vous le savez, la gloire dans les arts exige certaines qualités.
— Du talent? supposai-je.
— Non, certainement pas..., s’esclaffa-t-il. La notion de talent est un mirage où s’abreuvent les aigris. Pour réussir dans ce métier, il faut posséder l’une de ces trois qualités... Être riche, être italien ou être inverti... Mais, si vous souhaitez vous assurer d’un succès incontestable, il est préférable d’être les trois en même temps... Par chance, vous possédez déjà le plus ardu. De nos jours, une belle fortune est de plus en plus difficile à se procurer. Je ne sais d’où vient la vôtre mais sachez que je vous l’envie. Quant au second, je recommande l’ajout d’une lettre à votre nom de scène... Matador sonne trop espagnol, austère et catholique. Ajoutez donc un i à la fin... Matadori... Oui, cela sonne déjà mieux! Quant au troisième point, il va de soi que c’est le plus aisé. J’ai cru comprendre que votre protecteur, le marquis de Bellanzini vous gardait sous clef dans sa volière.
— Mais monsieur…
— Allons, mon garçon, point de pudeur entre gens de théâtre... Nous avons appris à vivre de tous nos orifices!
Le trajet se poursuivit sur ce ton jusqu’à une coquette auberge où le marquis de Carrière semblait avoir ses habitudes.
Durant le déjeuner, par ailleurs d’une grande finesse et servi avec faste, nous ne parlâmes que de lui.
Il n’aimait dans ce monde que sa propre personne et il était infatigable à conter ses heures de gloire.
En toute honnêteté, de ses pièces et de son théâtre, je n’avais jamais entendu parler.
Néanmoins, il se complaisait à recréer pour mon éducation chaque triomphe, chaque honneur, chaque prix d’excellence et chaque poignée de main notable.
J’écoutais tout de même avec intérêt essayant d’imaginer les honneurs véritables qui, à mon tour, m’attendaient.
Durant le troisième dessert, désireux d’aborder notre futur commun plutôt que son passé, je lui demandai, au moment où il avait la bouche bien pleine...
— Comment allons nous procéder?
— Pour quoi, mon garçon? mâchouilla-t-il.
— Pour travailler ensemble.
— Pardon?
— Ma pièce… Au Clair de la Lune…
— Ne vous tracassez point, mon jeune ami... Je la trouve très bien votre pièce. Je vais la faire recopier dans un format plus classique. J’y ajouterai éventuellement deux ou trois tournures libertines et l’affaire sera jouée.
— Libertines?
— Votre ouvrage manque assurément de quelques pages lascives garnies de beaux petits rôles que nous aurons plaisir à distribuer. Au théâtre, le public s’attend aux formes classiques... Un décor de Grèce antique… De jeunes spartes et autres cantiques.
— Mon histoire se déroule à l’époque du roi Louis XIV.
— Osez l’anachronisme et le dénuement! Vous ne serez que mieux remarqué... Le public est mûr pour des expérimentations nouvelles.
— Mais…
— Nous verrons tout cela plus tard. En attendant, sachez que je ne vais rien modifier à votre admirable poésie.
— J’en suis ravi.
— Revoyons-nous dans une semaine au Français.
— Entendu.
— Mais, en attendant, pourriez-vous me rendre un petit service?
— Lequel?
— Prêtez-moi votre carrosse... Je dois me rendre d’urgence chez Defoitroy.
— À Bicêtre?
— Non, non… Chez le célèbre comédien! Vous autres, jeunes gens, ne connaissez rien aux anciens...
— Mais…
— C’est un grand ami que je soutiens depuis toujours. Je lui parlerai de vous et de votre travail.
— Mais…
— Non, non, c’est moi qui vous remercie pour cette charmante collation. Bon, je dois filer à présent! Il faudra recommencer bien vite.
À ces mots, le vieillard se dressa d’un bond comme si la trop copieuse nourriture n’avait eu aucun effet sur lui.
Il n’eut aucune difficulté à se précipiter vers le carrosse.
Pantelant, je le suivis.
Nous voyant détaler de la sorte, l’aubergiste ne fut pas en reste de nous poursuivre à son tour.
Le marquis de Carrière était déjà à bord et claquait la portière.
Il agita vers nous son mouchoir tout souillé.
— Conduisez-le où il le désire, ordonnai-je au cocher. Je vais louer une voiture.
Le cocher, un homme de Spadille, hésita.
Au son de la canne du vieillard qui tambourinait à l’intérieur, il acquiesça avant de s’éloigner.
Dans mon dos, l’aubergiste attendait en tenant un papier sur un plateau d’argent.
À la vue du prix du repas, je sursautai.
Également parce qu’un groupe de chasseurs dans le champ voisin venait de faire feu...
Ce repas représentait une petite fortune et je dus vider toute ma bourse pour m’en acquitter.
Je n’avais plus assez pour louer une voiture et rentrer à Paris.
Faisant le chemin à pied, je ne cessais de m’écarter vers le fossé tant la circulation était dense le long de ces routes périphériques.
Vêtu de trop beaux habits, suant et pantelant, je représentais le ridicule d’une noblesse démunie.
Puis, oubliant l’incongruité de mon état, je fis mentalement le point.
Il était indéniable que ma situation me conférait du pouvoir.
Des gens avaient besoin de moi.
Ils me logeaient.
Ils m’habillaient.
Ils me finançaient.
Cela prouvait bien que je valais quelque chose.
Jusqu’à ce jour, j’avais été beaucoup trop conciliant.
À mon tour, je devais me mettre à réclamer que l’on fît mes quatre volontés.
Pourquoi devrais-je me laisser faire?
Pourquoi devrais-je dire merci?
Je voyais bien que parader pour écornifler était le modus vivendi des gens de spectacle.
Ils faisaient ce que bon leur semblait.
Ils racontaient tout ce qui leur traversait l’esprit.
Ils se moquaient pas mal des sentiments des autres et surtout des cossus qui les soutenaient.
Dans le fond, ces riches, ennuyés par leur fortune, étaient bien heureux de se frotter à des gens aussi éclairés, qui ne pouvaient que les faire valoir.
J’étais membre de cette élite que l’on admire.
J’étais de ceux dont on recherche la compagnie.
Eh bien, cette immense valeur personnelle, je n’allais plus cesser de la leur rappeler.
Je comptais m’inventer des exigences.
Et s’ils ne voulaient plus de moi, ils n’auraient qu’à me libérer.
Mon premier caprice allait être...
De retrouver Louise et d’en faire, à mon tour, ma protégée.
Qu’elle quitte son logis misérable et qu’elle vienne vivre à mes côtés.
À évoquer ses traits, une passion fulgurante secoua mon être.
Bien déterminé, je n’allais pas me laisser freiner.
Je comptais souper le soir même en sa compagnie.
Je la ferais habiller d’une robe éblouissante.
Je la ferais coiffer et maquiller.
Puis, une fois que ma précieuse création serait réalisée, je l’entraînerais au firmament des délices.
Et son enfant? me demandai-je subitement.
Était-il déjà né?
Dans ce cas, nous lui trouverions une nourrice!
Mieux encore, nous l’enverrions dans une campagne éloignée.
En Bretagne, peut-être?
Et plus tard, lorsque nous serions enfin mariés, nous irions le chercher.
Et Charlotte?
Eh bien, tant pis pour Charlotte!
Je l’oublierais aussi facilement qu’elle m’avait toujours ignoré.
Ce chemin de Paris allait être le lieu de notre séparation spirituelle.
Levant les yeux au ciel, je vis une alouette traverser l’horizon.
J’eus la certitude qu’elle matérialisait notre séparation.
Adieu, Charlotte!
Adieu!
Je mis longtemps à atteindre puis à traverser notre immense métropole.
J’arrivai au Pont-Neuf tard dans la soirée.
J’avais affreusement mal aux pieds.
J’étais fourbu.
Les regards avides d’une population appauvrie me glaçaient d’effroi.
Gardant la tête basse, je préférais fixer le pavé, craignant qu’un regard soutenu de ma part soit interprété en acte de défiance.
Une colère populaire injustifiée, mais bien réelle, grondait depuis plusieurs années.
Les miséreux ne cessaient d’apostropher leurs supérieurs les accusant d’être responsables de leur condition implacable.
Mais, le plus souvent, ces apostrophes n’étaient que propositions malhonnêtes.
Garçons et filles ne cessaient de vouloir se vendre.
Pas étonnant que le peuple fût en colère, il manquait de la plus élémentaire morale.
Ignorant sarcasmes et salissures, je traversai en solitaire cet océan de vice, de misère et d’outrages.
Comment changer ce peuple abject?
Il était trop nombreux!
Il fallait l’épurer!
Tout comme le médecin saigne un corps malade pour purger le mal, il fallait, de temps en temps, saigner la population d’une manière rapide et peu douloureuse.
Mais, comment extirper la racaille sans tuer trop d’innocents?
On ne pouvait tout de même pas les exterminer...
Et qui se chargerait des tâches pénibles et déshonorantes?
La meilleure solution était certainement de les écarter du centre de Paris en créant des agglomérations nouvelles, cernées de grands murs, en périphérie de la cité.
Des faubourgs distants où l’on forcerait tous ces sales gens à résider.
Ils ne viendraient alors en ville que pour accomplir leurs bas emplois.
À la nuit tombée, les gendarmes les forceraient à déguerpir.
Comme ces rats qui habitent nos caves, nous ne voulions plus les voir.
Il était presque minuit lorsque je retrouvai le chemin de la logeuse de Louise.
Je frappai lourdement à sa porte.
Je finis par entendre des pas.
— Kek çé? Kek vou’voulé à cet’heure? me demanda la femme derrière sa porte.
— Ouvre-moi ta porte pour l’amour de Dieu! hurlai-je.
— Kik té?
— Je suis Matador... Je viens voir Louise. C’est urgent!
Lentement, la porte s’entrouvrit.
À la lueur de sa chandelle, le visage de la femme était doublement épouvantable.
— La Louise… Kek lé plus là, chuchota la femme.
— Où est-elle? demandai-je à mi-voix.
— Kek cé des mois kek lé partie… et sans payer l’loyer. J’a revendu son trousseau. Kek jé loué à une famille d’levantins et kek je l’regrette bien. Des sal’gens, je vous jur’... Kek ce’te racaille kon devrait pas la laisser passer aux frontières.
— Depuis combien de mois est-elle partie?
— Euh…
La logeuse lissa quelques poils d’une barbe naissante.
— Quatorze-douze, conclut-elle, un peu dans le doute.
— Vous ne savez pas où elle a bien pu aller?
— Na!
— Et son frère?
— Kek l’a filé ben avant. Kéki’m doit ‘core de l’argent c’te vaurien.
Déçu par cet échec, j’arrachai deux boutons d’or à mon manteau et les lui offris.
Elle les accepta avidement en me remerciant d’une génuflexion.
— Merci b’en, m’ssire… Pardi, kek si vous avez envie de batt’le birquet, j’connais une petite kéki loge à deux pas d’ici... Kek lé b’en plus fraîche k’la Louisette... Je pourrions vaous la chercher…
Sans lui répondre, je fuis la crasse et la débauche.
Louise était partie.
Probablement le jour où je l’avais chassée du théâtre.
Le père Batave l’avait cherchée partout.
L’avait-il retrouvée depuis?
Était-il revenu?
Je remontai vers la Bastille.
Les roulottes n’étaient point réapparues.
Au prix de nouveaux boutons arrachés, j’osai demander à quelques mendiants des nouvelles du théâtre de la Bougie.
Ils n’en avaient point.
Quand les cloches eurent sonné douze coups, l’atmosphère devint de plus en plus malsaine, et je repris la direction des Tuileries.
Mes pieds me faisaient souffrir le martyre.
Je rêvais d’un bon bain et d’une bouteille de vin.
Par bonheur, je n’eus pas à parcourir ce périlleux chemin.
Mon beau carrosse s’arrêta à ma hauteur.
Je saluai poliment le cocher.
À la lueur de sa lanterne, je découvris son visage orné d’hématomes.
La portière s’ouvrit.
Je grimpai à bord.
Spadille occupait la banquette du fond.
Il la partageait avec une créature, une féline au visage constellé de mouches.
Elle me toisa avec mépris.
— Je te présente Églantine, me confia Spadille en guise de bienvenue. Elle est comédienne...
Une comédienne qui instillait à la profession sa mauvaise réputation.
— Il faut absolument que tu lui trouves un rôle, poursuivit Spadille en attouchant scandaleusement la vipère.
Je demeurai muet, préférant observer les ruelles désertes.
Où es-tu Louise?
Lisant dans mes pensées, Spadille me demanda aussitôt...
— Tu l’as retrouvée?
— Qui?
— Louise, évidemment.
— Je… Je… Je ne la cher…
— Tu fais un piètre fourbe... Sache que je vois dans ton jeu. Tu aurais pu t’épargner une sortie. Je savais qu’elle n’était plus chez elle.
— Où est-elle? Dis-le moi ou je quitte ce carrosse...
— Doucement, l’ami... Pas la peine de monter sur tes grands chevaux de Marly. Louise est enfermée à l’hospice de la Salpêtrière.
— À la Salpêtrière? Pourquoi?
— Elle a commis un crime!
— Un crime? Mon Dieu, lequel?
— Le plus terrible de tous!
— Lequel?
— Le plus terrible de tous! conclut Spadille sèchement.
— C’est que, marmonnai-je, de nos jours, on ne sait plus très bien quel est le forfait qui prime au palais de justice.
Montrant d’un mouvement de tête sa compagne devant laquelle il ne désirait point éventer sa révélation, Spadille se pencha à mon oreille pour y souffler l’odieuse vérité.
À entendre le mot, je blêmis, tant il me sembla souiller l’être tant désiré.
Tout dans ce monde n’était que viles réalités...
Les conséquences de son crime étaient bien pires encore.
— Que vont-ils faire d’elle?
— La pendre, pardi! s’exclama Spadille en riant. À moins qu’ils ne l’ébouillantent ou ne l’écartèlent. On ne sait jamais avec ces bourreaux... À quand une forme d’exécution commune à tous?