En compagnie du diligent et efficace docteur Guillotin, je fis trois fois le tour de l’hospice.
Personne!
Pas une trace de Louise.
Comment s’était-elle évadée?
Comment une femme à l’article de la mort avait-elle pu ôter ses fers, traverser une porte lourdement cadenassée (qui ne montrait aucun signe d’effraction) et quitter un établissement surveillé par des hommes armés?
Des registres furent compulsés.
Le sergent fut réveillé.
Il nous apprit qu’aucun transfert n’avait été ordonné...
Aucune exécution n’avait eu lieu depuis une semaine.
Pire encore, le docteur Guillotin se souvenait d’avoir parlé à Louise il y a deux jours de cela.
Elle était tellement abattue qu’elle était incapable de parler et encore moins de se tenir sur ses jambes.
Le docteur confessa qu’il craignait que nous ne la retrouvions morte.
Pauvre Louise!
Que s’était-il donc passé?
Qui avait ainsi osé la torturer?
Le mystère demeura entier.
N’ayant plus rien à espérer à la Salpêtrière, je quittai l’hospice pour femmes, bouleversé et en proie à de multiples interrogations.
De plus, j’étais habité de l’angoisse de devoir retourner dans mon propre asile pour y expliquer mon larcin.
Moi qui avais imaginé une fuite effrénée en compagnie de ma belle, je me retrouvais de nouveau seul, confronté à la perspective d’être pourchassé par Spadille.
Était-il assez monstrueux pour être derrière ce tour de passe-muraille?
Tandis que je marchais à travers les rues et que le soleil, déjà haut, réchauffait mes angoisses, j’eus une pensée pour notre admirable roi.
Il est fort vrai qu’il avait toutes les peines à gouverner notre nation scandaleuse.
Il méritait bien son divertissement.
Il méritait bien qu’on allège ses épaules de tous ses tracas.
Courage, Matador!
J’avais encore une mission...
Mieux, j’avais un devoir.
De ma performance à Versailles dépendait le bonheur du maître de la nation.
Encore quelques semaines et je toucherais au but d’une vie.
Ce n’était pas le moment de courber l’échine.
Mon triomphe approchait et lorsque je serais enfin maître de ma gloire, reconnu et aimé, j’aurais tout loisir de me libérer de mes tuteurs et d’élucider les mystères.
Le reste du chemin, je fus hanté par des visions infâmes.
Je voyais Louise hurlant sous la lame du docteur Faust.
Je voyais l’avorton de Satan sacrifié sur l’autel de l’impiété.
Fatigué, affamé, à peine couvert, j’arrivai devant l’hôtel dans un état pitoyable.
Le gardien me reconnut à peine.
Ahuri de me voir arriver à pied, il me laissa néanmoins entrer.
Sur le perron, une nouvelle anxiété, les bras croisés, m’attendait de pied ferme.
À ma vue, la rose des chiens hurla «Spadille».
Ce dernier, arrivant au galop, se joignit à sa compagne pour me bloquer le passage.
— Tu as bien fait de revenir sinon je lâchais mes molosses! me menaça le vilain.
— Je ne crains ni tes bassets ni tes bergers.
— Qu’as-tu fait de ma robe? m’interrogea Églantine, devenue pivoine.
— Je vais t’apprendre la correction envers les dames, me menaça Spadille.
— Fichez-moi la paix!
— Et pourquoi donc?
— Vous avez trop besoin de moi!
— Il a volé ma robe! poursuivit la coquette mégère.
— Besoin de toi? s’amusa Spadille. Besoin de toi? Des comme toi, il en court plein les rues...
— Tu te trompes! Je suis unique! Sans ma pièce, sans ma science, votre manigance n’existerait point.
— Sale voleur! poursuivit l’infâme en me crachant au visage.
Soudain enragé, Spadille frappa violemment le doux minois de sa compagne.
Choquée autant que blessée, Églantine se frotta la joue avant de disparaître en pleurant.
— Cou couche panier! cria Spadille dans son dos.
Je voulus la suivre à l’intérieur pour aller me coucher mais Spadille me planta une lame sous la gorge.
— Tu parlais d’une manigance? me souffla-t-il.
— Je ne connais pas les aboutissements de votre plan mais je subodore une action diabolique. Je ne pense pas que vous soyez intéressés par le théâtre mais plutôt par le moyen de vous introduire à la cour du roi. Le comte de Bellanzini souhaite devenir un courtisan? Pourquoi donc? Pour parrainer les Italiens à Versailles? Tu m’as pourtant raconté qu’ils y étaient déjà... Notre roi ne se laissera pas impressionner par ton mollusque, tout comme son aïeul sut mater Lully d’un bon coup de canne sur le pied. La monarchie est éternelle et ce n’est pas votre mascarade qui va la changer... Alors, laisse-moi passer, je suis fatigué.
Déterminé, j’écartai Spadille qui rengaina sagement sa dague.
— Je sais où tu étais, me dit-il en tirant de la poche de son manteau mon dernier manuscrit. As-tu réussi? Non? Quel dommage! Ils ont dû l’exécuter! C’est que la justice ne traîne pas en France... Il est vrai que son crime était odieux.
— Elle n’a pas commis de crime. Elle est victime, faussement accusée. C’était un coup monté!
— Tu vois des conspirations partout...
— Dont tu es l’auteur.
— Pourquoi l’aurais-je accusée?
— Elle représentait le lien le plus solide avec ton passé... Pire que cela, tu as volé son bien le plus précieux.
— Amusante théorie.
— Tes informateurs ont dû t’apprendre que son cas était en attente d’une révision. Par manque de preuves, à la vue des circonstances, il y avait une chance infime qu’elle soit libérée.
— Ah, bon?
— Et ensuite, tu l’as fait enlever!
— Beau rebondissement, monsieur! Et ensuite? Qu’ai-je fait?
— Tu l’as assassinée!
Spadille sourit.
Il me prit par les épaules et m’entraîna à l’intérieur.
— Vous autres, dramaturges, possédez une imagination si fertile... Tu devrais en faire un genre littéraire. Un mystère est à élucider... Un enquêteur amateur est chargé de le résoudre à la manière de ton marquis de Grand-Clamart, ce grand limier, ce gentilhomme le plus canin de France.
— Ne change pas de sujet...
— Attends, travaillons à quatre mains… Cela s’est passé il y a deux nuits de cela. En effet, des grues de la Salpêtrière qui travaillent pour nous m’ont informé que Louise était sauvée, et qu’elle pourrait dénoncer ceux qui l’avaient mise dans cet état. Elles ont occupé les geôliers. Je me suis introduit dans l’hospice. En deux minutes, l’affaire était jouée... Je portai Louise assommée, un sac sur la tête, jusqu’au carrosse qui nous attendait. Nous sommes partis au grand galop à travers les ténèbres nocturnes des rues parisiennes. Je connais un coin tranquille en bordure de Seine. Armé d’un long rasoir, je l’ai égorgée avant de la jeter à l’eau. Elle doit être à Saint-Germain-en-Laye à l’heure qu’il est...
— Tu avoues ton crime!
— Si ça peut t’aider à l’oublier.
— Je ne l’oublierai jamais!
— Allons, Matador, il est grand temps que tu le fasses...
— Impossible puisque je suis coupable!
— Ah, ah! Ce serait donc toi!
— Ce n’est pas ce que je voulais dire...
— Oyez bonnes gens l’histoire du triste Matador, l’histoire d’un jeune étudiant en médecine, d’un jeune provincial débauché par la grande ville... Au contact de vauriens, il a perdu tout repère moral. Mauvais garçon, tricheur et voleur, il a finalement laissé échapper sa fureur meurtrière. Avorteur! Tueur de catins! Éduqué, efficace, décidé, il charcute ses victimes entre délice et nausée... Est-ce ainsi que je dois écrire ta gloire?
Ne pouvant soutenir une conversation aussi abjecte, j’écartai le monstre de mon chemin pour aller me réfugier dans ma chambre.
Bouclant la porte à triple tour, je m’effondrai sur mon lit, en proie à des tourments sans précédent.
J’avais besoin d’aide.
J’avais besoin de Croquignol pour m’éclairer.
Que ferait-il dans pareil moment de confusion?
Quelle route serait la sienne?
Comment échapperait-il au piège?
La lame posée sur mon cou ressemblait à un funeste présage.
Dès que Spadille aurait usé de moi, il me rejetterait.
Il n’avait pas de pitié pour les êtres parce qu’il ne vivait pas en homme mais en joueur.
Il n’avait jamais quitté la table de jeu et chaque carte portait un nom.
Il nous jouait lentement, avec précaution et adresse.
Quant à moi, j’étais son atout...
J’étais le matador, tenu dans sa main jusqu’à la fin...
Celui qui raflerait la mise.
Le lendemain devait avoir lieu une seconde entrevue au Théâtre-Français.
Je me préparai avec conscience sous les regards soupçonneux de Spadille qui ne me quittait plus.
Il voulut même faire le chemin en carrosse à mes côtés.
Mes escapades étaient-elles arrivées aux oreilles de ses maîtres?
Depuis que je l’avais bravé, il était plus nerveux, moins confiant en l’avenir immédiat.
Lui, me terrifiait.
Dans le hall du théâtre, Lupin m’accueillit de mille gesticulations serviles.
— Monsieur de Carrière est-il déjà arrivé? lui demandai-je.
— J’ai pour instructions de vous mener à lui, m’informa Lupin en me montrant le chemin.
Au lieu de remonter les marches qui menaient aux bureaux, le majordome me dirigea vers un escalier humide qui s’enfonçait sous le parterre.
Nous longeâmes plusieurs couloirs avant d’arriver dans une salle réservée aux vieux costumes.
— Êtes-vous certain qu’il est ici? demandai-je déconcerté.
— Entrez, messire, il vous attend.
Comptait-il me montrer les costumes pour notre spectacle?
Je glissai une pièce à Lupin qui ne cessa de me remercier en reculant.
Je possédais au moins un inconditionnel...
Je pénétrai dans la cave encombrée de malles et d’armoires mais ne trouvai personne.
Tout de même émerveillé par la réserve, j’admirai quelques beaux costumes.
Dans un coin poussiéreux, je découvris un manteau étiqueté...
L’Avare — Molière — À blanchir.
Était-ce le costume qu’avait porté mon idole lors de sa dernière représentation?
Ah, si seulement ces étoffes avaient pu parler!
Exalté par cette trouvaille, je me remémorai les injustices qu’avait subi un homme si cruellement trahi par son époque.
En effet, c’est pour le défendre que j’avais écrit ma pièce de théâtre, et pour dénoncer l’infâme italien, ce Lully, assassin des arts...
C’était là tout ce qui m’avait inspiré...
Depuis son époque, rien n’avait changé.
Après ce que j’avais vécu, je me demandais si mon œuvre de l’esprit ne devenait pas peu à peu réalité.
— Morbleu, c’est donc vous! Je m’imaginais un rat ou une blatte géante! me surprit l’incomparable monsieur de Carrière, toujours aussi extravagant dans son apparence.
— Je ne me suis pas annoncé, m’excusai-je.
— En réalité, je m’étais assoupi, s’excusa le vieillard. C’est ici que je loge...
— Dans cette cave?
— Je puise dans ce domaine toute mon inspiration… Sans compter que je me suis fâché avec mon logeur... Et vous, mon garçon, toujours aussi opulent?
— Je vis sous la coupe de mes mécènes... Ils me tiennent par la bourse et ils sont très curieux de voir notre travail.
— Notre travail? s’étonna le vieux libertin.
— Ma pièce de théâtre… Vous comptiez la recopier.
— Ah, oui, ça me revient... Au clair de mes lunes!
— Non, Au Clair de LA Lune.
— J’en ai changé le titre... Je ne le trouvais pas assez intéressant.
— On ne peut pas le changer! Le message secret qui résout l’intrigue est dissimulé dans la chansonnette qui se répète au fil des actes. Je ne puis…
— Toute cette trame fort compliquée m’a parue ennuyeuse. J’ai dû élaguer. Tenez, rendez vous compte par vous-même.
Rembruni par de pareils propos, je saisis le manuscrit que le vieillard me tendait.
M’asseyant sur un grand panier en osier qui plia sous mon poids, je lus les premières pages.
— Mais, tout est différent! m’offusquai-je. Vous m’aviez promis que vous n’alliez rien changer.
— Non, non, mon garçon... Vous m’avez mal compris. Je comptais bien raffiner votre écrit. Cette première mouture que vous nous proposiez ne pouvait être que le fondement d’un travail plus sérieux. Mais, rassurez-vous, j’ai montré ces pages à monsieur le directeur et il est emballé. Nous avons déjà distribué les rôles et les comédiens ont reçu leurs textes.
— Mais… Mais…
Poursuivant ma lecture, je fus sous le choc.
Mon fabuleux texte, si original et si drôle, avait été refondu en une espèce de farce libidineuse dans laquelle des soubrettes et des pages tournaient en rond à soulever des jupons et à baisser des pantalons.
— Je… Je… Je ne sais que dire, m’étranglai-je, saisi d’incompréhension et de rage devant ce qui était à mes yeux un crime odieux.
— Dites au moins merci..., s’assombrit le plumitif.
— Et… Et… Et… Monsieur le directeur trouve cela bien? balbutiai-je encore.
— Il vous promet un grand avenir d’auteur!
— Je n’ai pas écrit un seul de ces mots!
— Mais si, mais si… Et pour ma part, je n’ai fait que renforcer votre esprit en soulignant vos finesses. Je n’ai fait que modeler votre création dans un format qui plaira mieux. Je crois, honnêtement, que cette œuvre vous portera au panthéon des artistes illustres.
— Je remarque que vous avez joint votre nom au mien... Qu’est-ce donc que ce titre de... Adaptateur?
— C’est un terme que j’ai inventé... J’aurais préféré perfectionneur ou bonifieur mais j’ai eu peur de vous éclipser. Bien entendu, nous partageons les gains moitié-moitié.
— Tout ceci me bouleverse…
— Allez, mon garçon, nous n’avons point de temps à perdre.
— Ah, bon?
— C’est l’heure de mon dîner! Point de mesquines économies, nous devons fêter cela dignement!
Appâté par un bon repas, le vieillard m’entraîna d’un pas alerte vers une auberge du quartier.
De derrière les rideaux de son carrosse, Spadille nous surveillait.
J’eus bien l’envie d’aller me plaindre immédiatement auprès du marquis de Bellanzini mais j’avais la gorge trop serrée.
Heureusement le marquis de Carrière-de-Puysais s’accommoda parfaitement de mon silence, étant particulièrement loquace, même la bouche pleine.
De mon côté de la table, j’éclusai pichet de vin après pichet de vin...
Deux heures plus tard, nous titubâmes vers le théâtre où les comédiens devaient m’être présentés.
Mon compagnon profita d’un fauteuil douillet pour s’y assoupir.
Je l’aurais bien imité, mais, malgré une ébriété apaisante, j’étais enflammé par le lieu.
La grande salle était majestueuse, bien plus somptueuse que je ne l’avais imaginée.
Je me vis aussitôt sur scène à déclamer des vers.
À défaut des miens, ce seraient ceux de l’affreux libertin...
Tout le petit monde des comédiens était, bien entendu, en retard et j’eus tout loisir d’explorer les coulisses.
Plus d’une heure après l’heure fixée, notre troupe se présenta au compte-gouttes.
Monsieur de Sceaux, qui ne cessait de faire des ronds de jambes aux nouveaux arrivants, me les présenta.
Je fus introduit en qualité de Matador, premier rôle et auteur.
Tous s’émerveillèrent de mon jeune âge, de ma beauté, de mon bon goût et de la qualité impérissable de mon œuvre.
La flatterie dégoulinait de toutes les bouches.
Finalement, après une éternité passée à flagorner, notre distribution fut au complet.
Lors de la répétition, je compris vite, en les entendant lire leur texte, que ces comédiens étaient encore plus mauvais que ceux du théâtre de la Bastille.
Ces cabots outranciers hurlaient leurs vers tant ils aimaient s’écouter déclamer le verbiage de l’horrible pièce.
Tout l’humour que j’avais péniblement inventé avait été arraché des pages, et remplacé par des platitudes, vides de sens.
Dès la fin de la première scène, je fus moi-même saisi d’ennui.
Assis au premier rang, Monsieur de Sceaux, le directeur de cette illustre maison, ne cessait de nous applaudir, de nous encourager et de nous féliciter...
Une petite demi-heure après avoir commencé à travailler, chacun s’étant copieusement félicité de son talent et de notre succès assuré, le théâtre fut déserté.
Le vieillard, resté seul, ronflait fortement, grossier présage de ce qui attendait notre public.
Je ne voulus pas le réveiller car, après tout, il était déjà chez lui mais je ne voulus pas en rester là.
Décidé à dire ce que je pensais véritablement de cette pitrerie, je poursuivis monsieur de Sceaux jusque dans son bureau.
M’entendant claquer la porte, il leva le nez de son assiette de chocolats.
— Cher monsieur le directeur, je suis révolté! m’écriai-je sans autre manière.
— Et pourquoi donc, mon garçon?
Furieux, je jetai au plafond mon exemplaire d’Au Clair de mes Lunes qui retomba dans une pluie de feuillets.
— Cette pièce est à peine de ma plume tant elle a été remaniée...
— Elle est bien meilleure, m’assura calmement le directeur.
— Jamais de la vie! Elle est très mauvaise! Et encore, je tempère mes propos car, en vérité, c’est un torchon nauséabond fruit d’une colique plombée.
— Cette pièce est très bonne, mon garçon, et c’est elle que nous allons jouer.
— Je refuse…
— Quoi? Quoi? Quoi? Vous refusez quoi? s’empourpra brutalement le directeur. Toute cette affaire n’est plus entre vos mains, mon gaillard... Oui, jadis, vous fûtes l’artisan qui moulûtes le grain à la source aux meuniers... Mais, à présent, votre farine ne suffit point. Il faut en ajouter... C’est le boulanger qui fait le bon pain et qui, mieux encore, sait le vendre.
— Pardon?
— Nous avons de l’expérience, mon ami. Vous, non!
— Mais c’est une trahison de mon art...
— Votre art! Votre art! Mon garçon, vous délirez! Vous n’êtes qu’un minable débutant, un piètre amateur qui se différencie des milliers d’autres par les gens puissants qui le soutiennent. Vous ne connaissez rien du théâtre! Vous ne savez rien des contraintes auxquelles je suis confronté. Je dirige la première maison de France, un théâtre patronné par le roi. Me croyez-vous assez fou pour lui présenter un libelle qui salit la mémoire du génial Lully, qui représente le sieur La Fontaine en vieillard ambitieux et amer, qui sous-entend que Molière, illustre fondateur de cette maison, aurait été victime d’un assassinat? Votre pièce calomnie honteusement les Italiens! Elle ridiculise les courtisans de Versailles! Elle insulte les rois de France!
— Euh… Euh… Vous y avez vu tout cela?
— Et pire encore! Avec vos astuces et vos jeux de mots vous ne trompez personne, mon garçon... Votre travail est non seulement injurieux, il frôle l’inconscience. Votre pièce ne pourra jamais être jouée! Et je m’étonne fortement que votre protecteur, ce monsieur de Bellanzini, ne l’ait point estimée offensante pour les gens de son pays... Il est vrai que les financiers savent rarement lire.
— Mais…
— Je dois tout de même admettre, entre nous, qu’à deux ou trois moments, j’ai quelque peu souri.
— Mais…
À quatre pattes sur le parquet, le directeur se mit à ramasser les feuillets éparpillés.
— Le marquis de Carrière-de-Puysais, poursuivit monsieur de Sceaux, est quant à lui un véritable génie. Il a la faculté de composer des ouvrages qui ne dérangent personne... La médiocrité de son style est bien la meilleure garantie de ma propre survie. Demandez donc à mon prédécesseur ce qu’il pense aujourd’hui de Beaumarchais? Son Figaro lui a coûté sa place! Eh bien, sachez que je ne suis pas aussi fou!
— Mais… Mais, nous courons tout droit à l’échec. Tous ces comédiens que vous m’avez présentés sont fort mauvais.
— Et alors? Ils sont comme vous! Ils ont des protecteurs, des agents et des parrains... Ils ne débarquent pas. Ils font salon à Paris... Ils marivaudent à Versailles... Je suis obligé, de temps en temps, de les engager. Quitte à le faire, autant les réunir dans un piètre spectacle plutôt que de les voir saccager des œuvres de qualité. De cette manière, je peux sauver ma réputation auprès de ceux qui s’y connaissent véritablement.
— L’échec est garanti!
— Je le sais fort bien! J’anticipe que le roi et la reine s’ennuieront fermement... Leurs bâillements infinis seront la garantie que la pièce ne sera pas reprise. Elle passera aux oubliettes!
— Et moi?
— Eh bien, mon garçon, vous la suivrez! À moins, bien entendu, que vous ne trouviez de nouveaux mécènes... Auquel cas j’aurai fort plaisir à recommencer l’assommant manège.
Le directeur ayant terminé de ramasser les feuillets, il les arrangea et les classa méticuleusement.
— Je vous crois un garçon honnête et sensé, reprit monsieur de Sceaux. Mais, je vous en conjure, mon bon ami, choisissez-vous un autre métier... Vous êtes encore jeune. Pourquoi ne pas étudier la médecine? C’est une profession pleine d’avenir et vous y serez mieux dans votre élément... Et puis, plus tard, veillant vos malades, vous aurez tout le loisir de composer quelques odes que vous réserverez exclusivement au bénéfice de votre épouse et de vos enfants. Ce sera bien suffisant! Je vous le dis franchement... Vous n’avez aucun avenir dans le théâtre. Vous n’êtes point noble ou, mieux encore, le fils d’une célébrité et, à ce que j’ai compris, vous n’êtes point fortuné... Votre mécène, suite à l’échec annoncé, vous laissera tomber comme une vieille paire de chaussettes. De jeunes et beaux garçons pour l’amuser, il en trouvera à profusion... Voilà, tout est dit à présent... Que vous souhaitiez, dès aujourd’hui, tout abandonner, je le comprendrais fort bien. Sachez que je n’aurai aucun mal à vous remplacer.
Rendu furieux par cette invitation à la pusillanimité, je lui arrachai des mains les feuillets bien ordonnés.
— Sachez, monsieur le directeur, que je ne suis pas de ceux qui quittent la table de jeu!
— Comme vous voudrez, mon garçon! Les répétitions auront lieu ici tous les jours jusqu’à la fin de la semaine... Ensuite, ce sera Versailles! Au moins, vous aurez la chance de voir une fois dans votre vie le maître de la France... Cela vous fera toujours une bonne histoire à raconter.