Le travail sur Au Clair de la Lune (dont le titre fut tout de même rétabli après de nouvelles vitupérations de ma part) représenta une des semaines les plus effroyables de toute mon existence.
Chaque jour, la pièce devenait plus mauvaise.
Nos comédiens étaient passés maîtres dans l’art de la médiocrité.
La raison en était qu’ils n’écoutaient pas, leurs oreilles étant bouchées de la cire la plus épaisse.
Pas un avis, opinion, indication, direction ou ordre ne pénétrait leur encéphale.
En guise de réponse, ils préféraient reformuler la question de la manière qui les comblait, puis, prompts à faire des jeux de mots, se moquaient de celui qui avait pensé pouvoir les contraindre.
Ils étaient tellement imbus de leur propre gloire, souvent imaginaire, qu’ils ne pouvaient accepter qu’un jeune inconnu puisse les diriger dans leur métier.
Du coup, la mise en scène que j’avais élaborée passa par la fenêtre, chacun faisant ce que bon lui plaisait.
L’ensemble se transforma en numéro de cabaret, une cacophonie impossible où chacun beuglait plus fort que le voisin.
Voilà ce qu’était le théâtre subventionné...
Une coterie d’orgueilleux qui vivaient de la manne royale en parasites.
Ces gens ne possédaient pour toute qualité que leurs bonnes relations.
Mais si vous les menaciez de leur retirer leurs subsides, ils hurlaient aussitôt que, à travers eux, c’était toute la culture française, nécessairement exceptionnelle, qu’on assassinait.
Des tartuffes de la pire espèce!
Toute cette mesquinerie me torturait tant l’esprit que je ne dormais plus.
Bouclé à triple tour dans ma chambre, tant je craignais Spadille, je ne pouvais que me représenter le désastre que nous incarnions.
Et dire que ce manège était probablement courant.
Voilà qui avait de quoi vous dégoûter à jamais de remettre les pieds sur une scène.
Mais, dans le fond, n’était-ce pas là un stratagème inventé malicieusement par ces parisiens?
Conscients de leur propre médiocrité, ils ne cessaient d’éloigner le talent de peur que l’on remarquât leurs incapacités.
Pas étonnant que les grands comédiens et les grands auteurs de France fussent escamotés à l’hospice de Bicêtre.
Une fois la place dégagée, les mauvais, les prétendants et les parasites pouvaient jaillir de leur trou pour occuper la place et s’assurer de revenus usurpés.
Le système étatique qui assure un flot constant d’argent frais est à récuser.
Le roi, s’il était sage, pourrait, d’un bon décret, faire l’économie de ce théâtre de poseurs.
Le seul maître des arts devrait être le public car il est le seul à être impartial.
S’il devait subventionner directement la culture avec ses deniers, le peuple aurait vite fait de chasser ces dilettantes.
Hélas, les farfadets ont tant corrompu l’opinion de nos décideurs qu’ils se sont élevés en doctes.
La culture, dont ils sont les gardiens exclusifs, ne doit demeurer qu’entre leurs mains!
Hérésie!
Hérésie, je réponds!
Ils ne méritent que le bûcher!
Durant la fièvre de la veillée d’armes, j’eus l’idée folle de prévenir le roi du complot qui se tramait contre lui.
Quelqu’un se devait de le mettre en garde contre l’outrage qu’on allait lui faire subir.
Il ne pouvait assister à notre spectacle car son bon goût ne pourrait y survivre.
Et surtout, s’il n’entendait pas prononcer mon nom, j’avais encore une chance, dans l’avenir, de l’impressionner avec une nouvelle pièce.
Peut-être que l’original d’Au Clair de la Lune, dont j’aurais simplement changé le titre, renaîtrait un jour de ses cendres.
Mais, si par malheur le sobriquet de Matador était trop fermement associé à cette infamie, j’étais condamné.
Comme l’avait suggéré notre directeur, je n’avais plus qu’à m’inscrire à la faculté de médecine...
Je cherchai un bout de papier dans les tiroirs du bureau pour ma correspondance royale, mais n’en trouvai point.
Spadille l’avait fait vider.
Que pourrais-je utiliser à la place?
Mon drap?
L’encre s’étoilerait sur la soie.
Un objet?
Rien n’était assez petit, assez clair ou assez lisse.
J’eus alors l’idée d’utiliser une carte à jouer.
Par habitude, j’avais toujours un jeu dans la poche de mon manteau.
L’étalant devant moi, je choisis la carte la plus appropriée.
L’as de pique, à la symbolique macabre, offrait une belle surface blanche...
Débouchant l’encrier, je trébuchai sur un nouvel obstacle.
On l’avait vidé.
Je n’avais rien pour composer mon message.
Dans la fureur du moment, je pensai à utiliser mon sang.
Je taillai une dernière plume et m’en piquai le bout du doigt, tout en réfléchissant à mon message.
Je ne comptais pas écrire un roman mais tout simplement...
Au Clair de la Lune, mon ami Louis.
Prête-z-y l’oreille, t’y perdras l’ouïe.
C’était succinct et amusant.
C’était une mise en garde, point trop menaçante.
Je laissai sécher mon œuvre.
Le sang avait imprégné le carton et le dernier mot était difficile à lire.
Mon u ressemblait à un v...
Mon o à un a...
Trop épuisé pour recommencer, je cachai le billet secret dans la doublure de mon manteau et finis par m’endormir.
Je fus réveillé aux aurores par tambours et trompettes.
C’était Spadille qui, en grande forme, produisait tout ce tintamarre.
Ayant bu trop de vin la veille, frappé d’un énième rhume des foins, je ne rêvais que de passer la journée au lit.
Je priai tous les saints pour que cette journée n’ait jamais lieu et que, par miracle, nous passions directement au lendemain.
Les cieux ne m’écoutèrent point et Spadille, comme vous allez sous peu le lire, en fit le jour le plus long...
Pour la première fois depuis mon arrivée, le gredin lâcha sur moi ses courtisanes à présent chargées de m’habiller.
Ce nouveau péril suffit à me faire bondir hors de mon lit.
Plutôt avoir des chiens enragés pour laquais!
Arguant que j’étais assez grand pour m’habiller tout seul, je forçai Spadille et ses consœurs à patienter derrière la porte.
Plus sournoisement, je ne voyais plus que la carte secrète qui me sauverait d’une honte annoncée.
J’avais trop peur qu’une des fées de l’ogre ne dénichât ma machination...
Après avoir avalé rapidement un bout de pain, je grimpai dans le carrosse en partance pour Versailles.
J’en étais tout fiévreux.
— Qu’as-tu donc? s’inquiéta Spadille.
— Je crois que j’ai encore attrapé quelque chose... Je ne me sens pas bien.
— C’est le trac! Dès que tu seras sur scène, ça passera... Je ne te cache pas que je suis dans le même état.
— Pourquoi?
— Eh bien… Euh… Tu vois, malgré nos différends, je me sens proche de toi. Ton succès sera aussi le mien... N’oublie pas que tu es ma carte d’entrée à la cour!
S’il avait su ce dont j’étais capable...
Les décors et la machinerie avaient été installés la veille.
Afin d’économiser trois bouts de chandelle, nous avions réutilisé la décoration d’un précédent spectacle en espérant que personne ne s’en souviendrait.
Au Clair de la Lune serait présenté en début de soirée et la pièce serait suivie par un fastueux souper.
Encore une fois, par mesure d’économie, les comédiens n’y étaient pas conviés.
Notre pauvre roi rognait de tous les côtés.
Sa monarchie prenait l’eau...
Et avec cette carte à jouer qui brûlait dans mon manteau, je ne le verrais probablement jamais.
Tant pis, ce n’était que partie remise.
Durant le long trajet jusqu’à la demeure royale, je ne cessai de penser à la manière dont j’allais transmettre mon message.
Les chances pour que notre souverain se promenât seul dans un jardin étaient minimes voire inexistantes.
Il me fallait trouver un agent, quelqu’un qui puisse discrètement le délivrer tout en m’offrant l’assurance qu’il serait lu.
Pouvais-je confier cette commission à un simple laquais?
À un majordome?
Au maître de cérémonie?
Non, ce serait me trahir...
Spadille et ses ombres seraient outrés que j’eusse gâché l’affaire dans laquelle ils avaient tant investi.
— Quelle merveilleuse journée! ne cessait de commenter Spadille, le nez penché à la fenêtre. Une date inoubliable! Un jour historique! Le 6 juin 1786, crois-moi, on en reparlera longtemps...
— Il ne faut pas exagérer... La pièce n’est pas si bonne.
— Allons, Matador! Tu manques de confiance en toi... Pourtant, crois-moi, après aujourd’hui, personne, je dis bien personne, dans tout le royaume, n’oubliera ton nom!
Cette douce pommade eut l’effet de me calmer.
Et s’il avait raison?
Et si la pièce était, malgré toutes ses faiblesses, un succès?
Et si le roi était véritablement ce gros benêt qu’on ne cessait de dépeindre?
S’il n’avait pas de goût?
Qu’il était bête?
Et s’il se levait à la fin du spectacle et venait m’embrasser en déclarant publiquement que je venais de lui redonner le goût de s’amuser?
Que je serais, dorénavant, le seul à écrire pour lui?
Mieux encore, que je devrais le conseiller en toutes choses artistiques?
Était-ce du domaine du concevable?
Le souvenir affreux de nos répétitions me ramena sur terre...
Spadille rêvait en imaginant notre succès.
L’échec était inévitable.
— Ah, Versailles! Versailles! Que ne donnerais-je pour y vivre à longueur d’années!
— C’est assurément le but de tout un chacun, confirmai-je mollement.
— Le centre du pouvoir! Tout est là! Qui veut accomplir quelque chose dans ce monde a besoin d’y résider... De plus, être gentilhomme à la cour représente la meilleure protection qui soit.
— Et le Poulpe?
— Tais-toi, malheureux! Ne prononce pas ce mot! Nos amis italiens sont assurément puissants mais ils sont bien trop secrets et trop changeants... Des guerres intestines menacent perpétuellement leur équilibre. Un moment on se croit au sommet puis, l’instant d’après, on se retrouve au fond de la Seine avec deux belles enclumes en guise de souliers.
— Comment s’en sortir? murmurai-je.
— Versailles! Versailles! Je dois… Nous devons devenir des courtisans.
— Je préfère Paris.
— Cesse donc avec ton théâtre! Et puis, n’aimerais-tu pas, plutôt que simple auteur ou vulgaire directeur de théâtre, devenir celui qui choisit les spectacles pour le roi? Le majordome de son bon goût! Le maître de tous les arts!
Ne m’étais-je point imaginé dans ce rôle, il y a quelques minutes de cela?
— Comme Lully, autrefois? demandai-je, en feignant une sage modestie.
— Exactement!
— C’est ce que je dénonce dans Au Clair de la Lune, m’indignai-je. Il est insensé de faire confiance à un être unique. Cela a peut-être fonctionné avec Lully qui, il faut l’admettre, avait du talent, mais regarde ce qui s’est passé après sa mort... La médiocrité, surtout en France, finit toujours par triompher.
— On s’en moque!
— Justement, non! On ne s’en moque pas! Nous n’avons nul besoin d’une élite qui, vivant aux crochets de la nation, décide pour nous de ce qui est bon ou mauvais. L’art et la culture se font dans la rue! Sans mécènes! Sans soutiens! Sans subventions! Un art n’a pas besoin d’être protégé et choyé contre de fantasques menaces étrangères. Au contraire, il doit être libéré de toutes influences. Le seul critère d’appréciation est l’opinion du public au moment de sa création. Et s’il ne rencontre qu’incompréhension, ce n’est pas un drame. Rien n’est perdu! Le spectacle pourra être recréé plus tard par des ambitieux. Mais, que personne ne vienne me dire ce que je dois écouter et ce que je dois apprécier. Versailles, incapable d’une opinion honnête, n’offre qu’une opinion trompeuse, fondée sur cette immense invention française que l’on nomme... Flagornerie.
— Que tu es naïf, mon pauvre Matador! L’élite française ne s’intéresse point aux arts mais au pouvoir... Les grands salons se moquent bien des auteurs populaires. Ils réclament des célébrités politiques. Et le peuple? Qu’il se taise! Il a mauvais goût et rien ne le changera... Le noble a pour mission sacrée de le guider dans chaque domaine et notre politique culturelle est assurément la meilleure du globe. Morbleu, n’oublie point que nous sommes une nation de vaniteux et de paresseux. Le Français ne s’intéresse qu’à lui-même... S’il daigne œuvrer c’est parce qu’il a obtenu un appui politique et que la subvention promise est suffisante. Assuré de ce soutien, notre artiste se hâtera de souiller quelques toiles ou un peu de papier. Pourquoi se fatiguer puisqu’il est assuré que ses amis l’encenseront. Et voilà que le tour est joué! Ensuite, il vivra heureux de cette notoriété illusoire jusqu’à la fin de ses jours. Nos artistes ne veulent surtout pas du jugement de ton public! Et dans le pire des cas, s’il venait à être méprisé par la masse, notre bonhomme se défendrait au nom de la culture nationale et de la grandeur de la pensée des siens. Il jurerait qu’un peuple ignare, tout juste bon à être pressé, ne peut avoir la capacité intellectuelle à l’estimer. Et, ma foi, je lui donne entièrement raison. Le peuple ne s’intéresse qu’à la comédie facile. Il ne réclame que de l’épée et du jupon...
— Alors, ajoutons à ces spectacles des idées simples, mais édifiantes, qui le grandiront. Tissons dans la trame un message universel qui pourrait interpeller tous les gens. Notre théâtre est soit docte à ne rien y comprendre, soit vide de toute leçon... Molière est bien le seul à avoir imaginé une solution d’équilibre. Il composait une comédie facile et enlevée qui osait dépeindre les travers de son époque. Il osait critiquer les hommes de son pays. Je n’aspire à rien d’autre.
— Eh bien, de quoi te plains-tu? Te voilà exaucé! Au Clair de la Lune va changer la France à jamais.
— Hélas… Si tu savais ce qui nous attend.
— Oh, mais je le sais... Je le sais...
L’arrivée au château de Versailles me fit grande impression.
Je fus ébloui par la taille démesurée de l’édifice et par la majesté qui s’en dégageait.
Rien dans notre royaume ne l’égalait ni ne l’égalerait jamais.
Le lieu représentait non seulement le creuset du pouvoir mais de tout ce qu’il y avait de meilleur dans notre pays.
Je compris mieux pourquoi il constituait un aimant pour tous les ambitieux.
Après tout, dans l’incertitude d’un paradis céleste, pourquoi ne pas loger le plus longtemps possible au cœur même du paradis terrestre?
Hélas, nous n’eûmes pas droit à la grande entrée.
Nous dûmes longer les grilles jusqu’à un passage éloigné qui offrait accès aux jardins.
Ce serait tout là-bas, sur une mince estrade de bois, que nous nous ridiculiserions.
La belle journée ensoleillée promettait une soirée divine...
La scène était déjà montée mais je remarquai que le décor, déjà peu adapté à notre histoire, avait été hâtivement dressé.
Tout y était de guingois.
Les peintres terminaient tout juste de rafraîchir un pan tout souillé.
Malgré ce site idyllique, au milieu de ces jardins enchanteurs, notre piètre ensemble ne pouvait que m’encourager à éloigner les têtes couronnées.
Il fallait absolument que je prévienne le roi, mais comment faire, avec Spadille qui ne me quittait pas?
Les comédiens arrivèrent un à un et nous pûmes commencer à nous préparer dans une tente non loin de là.
En plein soleil, le lieu était étouffant et tous rêvaient d’aller flâner à travers les jardins.
Des mousquetaires armés nous interdisaient de nous éloigner.
Pas question que la racaille que nous étions allât troubler les véritables courtisans...
Je n’avais plus qu’à attendre une opportunité.
Puis soudain, j’eus une idée... J’allais déposer mon as là où le roi, immanquablement, le trouverait.
Son fauteuil, ou devrais-je dire, son trône...
C’était là que se trouvait la solution.
Agissant en perfectionniste, je m’absentai sous le prétexte d’examiner notre décor de plus près et de juger du positionnement des chaises.
J’étais au beau milieu de la scène à contempler l’agencement lorsque, arrivant dans mon dos, monsieur de Sceaux m’y surprit.
— Mon cher Matador, êtes-vous prêt pour votre grand soir?
— Je le crois...
— Allons, ne faites pas cette mine déconfite. De la gaieté! De la joie! Vous êtes ici pour amuser le roi et il en a fort besoin.
— Vraiment?
— Sa politique est particulièrement hasardeuse en ce moment... Le pauvre homme a tant de soucis. Depuis cette sinistre affaire de collier, il est d’une humeur exécrable. Votre divertissement lui fera le plus grand bien. Son médecin ne pourrait lui prescrire meilleure thérapie.
— Il devrait lui prescrire de rester au lit.
— Sacré Matador, toujours le mot pour rire!
Tandis que je répondais à notre directeur d’une grimace hostile, je vis son visage se décomposer.
Regardant fixement au loin, il était immobile comme s’il avait été transformé en statue de sel.
— La… La… La…, chantonna-t-il, curieusement.
— La, la, la, répondis-je en écho.
— La reine!
— La reine?
Cherchant l’endroit où le directeur portait son regard, je découvris à mon tour un tableau enchanteur.
Dans l’allée en contrebas, Marie-Antoinette, reine de France, se promenait, accompagnée de ses enfants et de quelques dames de compagnie.
Sans qu’ils m’aient jamais été présentés, je reconnus immédiatement les descendants de Dieu, héritiers bien-aimés de tout un peuple...
Le jeune dauphin qui se chamaillait avec son frère...
La sombre et mystérieuse madame Royale...
Et, blottie dans les bras d’une demoiselle, la minuscule princesse Sophie...
Monsieur de Sceaux se découvrit aussitôt et se figea dans une génuflexion démodée.
Ne pouvant l’imiter, je me décoiffai mais je ne pus abaisser mon regard.
Pour si noble pléiade, nous étions complètement invisibles.
Occupés à bavarder entre eux, ils déambulaient indifférents à notre présence.
Quant à moi, je demeurai sur place, subjugué.
Puis, comme par enchantement, la tête de la princesse Sophie se redressa.
Le tout petit enfant me regarda bien en face et me sourit gentiment.
Cet immense honneur, bien qu’il provînt d’un nourrisson, me bouleversa...
Ce sourire, je ne l’oublierai jamais.
Comme ils étaient apparus, ils disparurent derrière une haie.
Monsieur de Sceaux se redressa.
Il en profita pour essuyer son lorgnon de son mouchoir à pois.
— Comment l’avez-vous trouvée? me demanda-t-il.
— Qui?
— Mais la reine, voyons!
— Radieuse!
— Vous n’êtes pas difficile... La catin affiche tous les stigmates d’une âme diabolique. Quelle présomption que de se promener innocemment avec ses enfants... On raconte d’ailleurs qu’ils ne sont pas même pas de Louis.
— De lui? Euh… Du roi?
— C’est un peu fort de raifort! Alors qu’il ne se passe rien les premières années voici qu’elle se met à pondre comme une grosse poule d’eau. Surtout que les amants ne lui font point défaut...
— J’ai cru comprendre qu’il existait une explication médicale.
— Pas possible... Alors, faites-en le sujet de votre thèse!
Monsieur de Sceaux se retira dans un tourbillon de rires désabusés.
À présent seul, à l’exception de quelques larbins qui ratissaient le gravier, j’observai le parterre à mes pieds.
La beauté de la reine, son maintien et son goût assuré, ne pouvaient qu’accentuer l’importance de ma mission.
À pied d’œuvre, je ne devais point flancher...
En effet, deux très grands fauteuils avaient été amenés.
Ce ne pouvait être que ceux réservés à nos souverains.
Sautant de la scène, je voulus les examiner de plus près.
— Que fais-tu? me demanda Spadille que je n’avais point entendu arriver.
Ne sachant que faire, je m’assis à la place royale.
— Euh… Euh… J’admire la perspective qu’aura le roi... Grimpe sur la scène, je te désignerai l’endroit idéal.
Spadille me toisa avec suspicion.
— L’endroit idéal? Pour y faire quoi?
— L’endroit où je dois me placer afin qu’il me voie sous mon meilleur jour... Il existe sur toutes les scènes de la terre un point privilégié sur lequel la vision du spectateur revient naturellement. C’est scientifique! Une équation basée sur l’angle de confort du cou par rapport à l’élévation de l’échafaud... Grimpe, je vais te l’indiquer.
Spadille se frotta le menton puis acquiesça.
En trois enjambées, il fut sur scène.
Je profitai de son dos tourné pour tirer l’as de pique de ma doublure...
Je glissai la carte entre le coussin et le bord de l’accoudoir, prenant soin d’en laisser dépasser un coin.
Satisfait de mon tour, je reportai mon attention vers Spadille.
— Un peu à droite... Un pas en avant... Voilà, tu y es! L’endroit idéal pour être admiré... Tout comédien qui s’y tiendra le plus longtemps sera le mieux apprécié du roi. Fais une croix sur le plancher que je retrouve facilement l’endroit.
D’un geste, Spadille fit jaillir la dague de sa manche.
Pour me narguer, il fit semblant de me la lancer mais, plutôt que fichée dans mon cœur, elle termina plantée entre ses deux pieds.
Amusé de sa facétie, il sourit en gravant le plancher.
J’en profitai pour regonfler le coussin.
Parfait!
— Je dois aller enfiler mon costume.
— Tu as raison, conclut Spadille en escamotant son arme.
Pas question que tu rates ton entrée!
Nous retournâmes vers la tente.
Malgré la chaleur, les comédiens parachevaient leurs grimages.
Je voulais demander de l’aide à Spadille pour m’habiller mais il avait disparu.
L’heure tournait...
Je devrais donc me débrouiller tout seul.
Après m’être maquillé, j’enfilai mon costume.
La pièce se déroulant à l’époque de Louis XIV, nous ressemblions à des courtisans d’antan coiffés de longues perruques.
Dans pareil décor, nous ne déparions nullement.
Nerveux in crescendo, le trac commençait à me torturer.
Au loin, nous parvenaient déjà les murmures des courtisans — véritables, ceux-là — qui approchaient...
La musique du roi nous signalerait l’arrivée de sa Majesté.
Nous approchant alors des coulisses, nous n’aurions plus qu’à attendre les trois coups.
Dansant d’un pied sur l’autre, je n’en pouvais plus d’impatience.
Fébrile à imaginer la moindre catastrophe, j’eus envie d’aller me soulager.
Je m’enfonçai un peu dans le bosquet voisin, qui servait de lieu d’aisance, pour y arroser un arbre du domaine royal.
J’étais penché en avant à me reboutonner consciencieusement lorsque je ressentis un violent coup sur le crâne.
Par bonheur, ma perruque, extrêmement épaisse, me servit de protection.
Me retournant pour confronter mon agresseur, j’eus l’impression de me contempler dans un miroir...
Mon sosie profita de cette seconde de stupéfaction de ma part pour me frapper à nouveau, bien plus fort cette fois.
Je plongeai au plus profond de la nuit, sans avoir reçu la moindre explication quant à cette double attaque.