Je fus réveillé par de violents ballottements.
Replié sur moi-même, incapable de m’étirer, plongé dans l’obscurité la plus totale, j’eus l’impression que mon cerveau, détruit lors de l’assaut, avait perdu bon nombre de ses fonctions vitales.
Je n’y voyais plus.
Je respirais difficilement.
Mes membres étaient paralysés par l’ankylose et surtout, mon système nerveux était complètement traumatisé.
Par chance, mon ouïe fonctionnait encore et je reconnus le son caractéristique d’un attelage qui se déplaçait à vive allure.
La lucidité me revint peu à peu, et je pus mieux deviner la situation inconfortable dans laquelle je me trouvais.
En tâtonnant, je compris que j’étais, très prosaïquement, enfermé dans une malle qui, subissant des cahotements répétés, devait être arrimée à un chariot.
Reprenant à présent le contrôle de mes bras et de mes jambes, tout de même picotés de fourmis agaçantes, je tentai de toutes mes forces de repousser mon plafond.
Celui-ci ne s’éleva que de quelques pouces mais cela suffit pour qu’un délicieux petit vent bien frais renouvelât l’air vicié de ma prison.
Dieu soit loué, on ne m’y avait pas enfermé à clef!
Comme il faisait aussi noir dehors que dedans, je pus également en déduire que la nuit était déjà tombée.
Un second effort, plus efficace que le premier, me permit d’écarter le lourd obstacle qui bloquait le couvercle de ma malle.
J’entendis un choc sourd et distant tandis que le vent s’engouffrait autour de moi.
Par malheur, j’étais nu comme un ver!
Malgré la douceur de la nuit d’été, les violents courants d’air m’immobilisèrent dans un état marmoréen.
À genoux dans la malle, mes yeux s’ajustant à l’obscurité, je découvris tout le périlleux de ma situation...
La malle, mon unique havre, était, sans amarres, dangereusement posée sur le toit d’un carrosse qui filait au grand galop à travers la nuit. Point de cocher!
Point de postillons!
La situation était critique et si je n’intervenais pas, nous allions nous renverser au premier tournant à angle aigu.
Je devais agir.
M’extirpant de mon habitacle, je franchis les traverses du toit glissant pour descendre sur la plate-forme du cocher.
Par chance, les rênes y étaient encore accrochées.
Je tirai dessus.
Les chevaux, emballés et fous, ne furent point faciles à stopper.
Halant de toutes mes forces les lanières de cuir, j’appuyai de tout mon poids sur la pédale des freins.
Ces actions cumulées firent ralentir le lourd véhicule.
Délibérément freinés, les destriers ralentirent puis finirent par m’obéir.
Tandis que le carrosse était arrêté au beau milieu du chemin, j’en bloquai immédiatement les roues.
Après avoir tant sué dans l’effort, je me mis à trembler sous le vent frais.
Encore tout pantelant, je mis pied à terre.
D’une main douce et de paroles apaisantes, je calmai les chevaux qui se trouvaient aussi bouleversés que je l’étais.
Les prenant en pitié, et craignant que, abandonnés au beau milieu du chemin, ils ne causassent un accident, je les menai lentement vers un champ en contrebas.
Les quatre coursiers avaient été sauvagement lardés et saignaient abondamment.
Il s’agissait bien du carrosse de Spadille...
Que s’était-il passé?
Qui avait osé m’assommer?
Ouvrant la portière, je murmurai...
— Spadille? Spadille, es-tu là?
Point de réponse.
Je grimpai sur le marchepied.
Tâtonnant en aveugle, j’avançai une main.
Je lâchai un cri d’effroi.
Je venais d’effleurer une jambe.
— Qui est là? demandai-je, plus fort cette fois.
Pas un mouvement...
Était-il, lui aussi, assommé?
Plus téméraire, je tendis de nouveau la main, décidé à secouer le genou.
Il ne broncha pas malgré mon physique exorde.
— Réveillez-vous, l’ami, insistai-je. Allons, debout!
Déjà habitué à ce contact, j’eus plus de hardiesse.
Posant les deux pieds à bord de l’habitacle, je tendis la main vers le manteau.
J’eus sous les doigts une étoffe épaisse qui me sembla familière.
Les gros boutons dorés m’aidèrent à l’identifier.
C’était mon costume de scène...
Je remontai la main vers le visage du dormeur.
Je la retirai aussitôt, humide et poisseuse...
Imaginant le pire, ne pouvant plus rester dans cette boîte funeste, je fuis sur-le-champ.
Une fois dehors, je vis que c’était du sang qui souillait mes doigts.
Dans le carrosse, gisait un homme mort!
À cette pensée, je fus secoué d’une terreur indescriptible.
Perdant sur l’instant toute raison, je partis en courant.
Je courus à travers champs, sans but, sans raison autre que celle de fuir et de fuir plus loin encore.
Je ne pus fuir bien longtemps.
Essoufflé, je haletai péniblement en me tenant contre un talus.
Dans mon esprit, s’écoulait la fièvre du mystère et de l’horreur.
Quel cauchemar!
Quelle monstruosité!
Qui était ce pauvre homme?
Spadille?
Un autre comédien?
Et pourquoi m’avait-on enfermé dans une malle?
Et que s’était-il passé?
Et Versailles?
Et le théâtre?
Et le roi?
Secoué par le froid et l’inquiétude, j’avais bien la certitude de ne point rêver.
Qu’allais-je devenir?
Où devais-je aller?
Perdu au beau milieu de la campagne, sans la moindre étoffe sur le dos, je me vis incapable de survivre.
Rabaissé par les circonstances à l’état primitif, démuni de l’élémentaire, je ne pourrais continuer ainsi.
Allons, je devais reprendre mon calme et user de ma tête...
Pour commencer, il fallait trouver de l’aide.
En marchant le long d’un chemin, je finirais bien par arriver à une ferme où de braves paysans m’aideraient à éclaircir le mystère.
Reprenant courage, je m’éloignai d’un pas mieux contrôlé.
Traversant une herbe bien épaisse, je poursuivis vaillamment mon chemin.
Ma vue s’adapta parfaitement à la nuit, et la clarté céleste me permit d’identifier la plupart des obstacles.
La plupart seulement...
Car il est vrai que mes pieds ne cessaient de heurter douloureusement les moins visibles ou de me mener au milieu de plantes urticantes.
L’horizon me permit toutefois d’estimer la géographie environnante.
Fort heureusement, je quittai vite les champs et trouvai un petit sentier.
Je pus alors me déplacer avec célérité, profitant un peu mieux de cette belle nuit de juin.
Cependant je ne pouvais chasser de mon esprit le mystère qui m’enserrait.
Mais plus j’avançais, plus la réponse me parvenait clairement.
Spadille!
Spadille!
Et encore Spadille!
J’avais été une nouvelle fois la victime de Spadille...
C’est lui qui s’était grimé pour me ressembler.
C’est lui qui m’avait assommé.
C’est lui qui m’avait déshabillé.
C’est lui qui m’avait enfermé dans une malle.
C’est lui qui s’était vêtu de mon costume.
C’est lui qui était monté sur scène à ma place.
Mon Dieu!
Il avait osé m’éclipser!
Il avait osé subtiliser ma gloire!
Par pure vanité, il m’avait dérobé le dernier bien que je possédasse...
Mon ego...
Et maintenant, il était mort!
Le sentier me ramena jusqu’à une route.
À la lueur de la lune, je découvris un objet abandonné au beau milieu de celle-ci.
C’était une malle éventrée qui, en tombant, s’était brisée et dont le contenu s’était éparpillé.
J’en déduisis que, dans ma fuite nocturne, j’avais tourné en rond.
Cette malle n’était autre que celle qui recouvrait la mienne et que j’avais expulsée.
Cela faisait bien mon affaire car elle était justement pleine d’habits.
Ramassant une chemise, des hauts-de-chausse et des souliers éparpillés çà et là, j’eus vite les bras remplis.
Ces vêtements ne m’étaient pas inconnus car j’avais vu Spadille les porter.
Ils étaient encore imprégnés de son odeur...
Cette pensée me fit frémir mais, vu ma situation, je ne pouvais faire le difficile.
Les tenant sous mon nez, je réalisai brutalement que ces habits étaient tachés.
Du sang!
Encore du sang!
Partout du sang!
Les rejetant à terre tout en reculant, je heurtai du pied le bord de la malle.
D’un coup de talon rageur, je la renversai.
Une grosse sphère s’en échappa et roula jusqu’au fond d’un nid-de-poule.
Au clair de lune, cette nouvelle horreur couronnait la première et me confirmait dans ma vérité.
Une tête tranchée me toisait.
Affichant un sourire méprisant, Spadille se moquait une dernière fois de moi...
Le monstre avait pourtant joué sa dernière carte.
Cette découverte m’épouvanta plus encore que celle de son corps décapité.
Que pouvais-je faire d’autre que fuir de nouveau?
Pas question pour moi de me vêtir de ce costume maudit!
Courant jusqu’au bout de mes forces, suant, tremblant, secoué de nausées, j’eus le sentiment désagréable d’être observé.
Levant les yeux au ciel, je vis la lune.
L’astre de la nuit, semblable à l’œil géant de Dieu, était tout sanglant...
Sous couvert d’une comédie, ma pièce de théâtre était une tragédie qui engendrait le malheur et dont Louise et Spadille étaient les premiers rôles.
Si une pièce de théâtre pouvait être si dangereuse alors il ne fallait pas la jouer.
Jamais!
Plus jamais!
Et c’est durant cette nuit d’horreur que je jurai devant Dieu de ne plus jamais la présenter, de ne plus jamais en parler et de la bannir de mon esprit.
C’était à cette seule condition que je pourrais m’échapper, car la fuite après le drame était impérative.
Fuir!
Fuir!
Il me fallait fuir!
Au plus vite!
Au plus loin!
À l’autre bout de la terre, s’il le fallait!
Dans l’immédiat, je devais quitter cette route infernale, de crainte de croiser de nouvelles horreurs.
Je coupai de nouveau à travers champs.
Mais, où que j’aille, ma conscience me poursuivait.
Que s’était-il passé?
Qui avait tué Spadille?
Pour quelle raison?
C’était le pire des hommes mais aussi un être de chair et de sang dont la naissance était sacrée.
Était-il mort pour le théâtre?
Était-il mort à ma place?
Mon chemin fut rapidement barré par un étang que je dus longer.
Je ne cessais de m’enfoncer dans la vase.
Après quelques chutes, je fus tout recouvert de boue et je sentais fort mauvais.
Mais cette terre, encore chaude du jour passé, me protégeait et m’habillait.
Loin de la mort, ma peur s’estompait.
Le courage revenait.
Je traversai ensuite un grand bois à flanc de coteau.
Remontant vers un sommet boisé, je distinguai avec bonheur une lumière distante.
Je contournai un vieux mur jusqu’à un dégagement d’où je devinai une construction.
Ayant pris soin de m’habiller d’une paire de branches feuillues, je me hâtai dans cette direction.
Essoufflé d’avoir tant couru, je débouchai sur les hauteurs d’une première terrasse, décorée d’un petit jardin à la française.
Je distinguais à présent le somptueux édifice qui ornait le tableau.
Toutes les fenêtres étaient illuminées.
J’eus aussitôt la crainte de voir accourir des chiens de garde mais il n’y en eut aucun pour sentir mon être vaseux.
Plus près de la balustrade qui délimitait le balcon, j’entendis la musique d’un clavecin, accompagnée par une belle voix de femme.
La chanteuse s’interrompait de temps en temps et les nombreux convives répondaient à ses intermèdes en riant.
Ne pouvant distinguer de formes, je pensai qu’il s’agissait d’une grande réunion de famille, d’une fête...
Entrer de ce côté-ci m’était impossible et il était préférable que je trouvasse le chemin des cuisines ou des communs.
Je longeai la balustrade.
Le balcon trop élevé ne me permettait pas de voir l’intérieur du salon.
On y riait beaucoup et ces rires enjoués, après mes insupportables tribulations, me furent thérapeutiques.
Trop curieux, je décidai néanmoins qu’en faisant le tour jusqu’à l’escalier, je pourrais jeter un rapide coup d’œil.
Je me tapis contre le mur, tel un serpent...
J’ondulai le long de la paroi.
Je rampai au-dessus des marches.
J’étais à deux pieds de la porte-fenêtre lorsque le clavecin entama une nouvelle mélodie.
Sol, sol, sol, la, si, la…
À travers la vitre, une voix cristalline entama...
— Au clair de la lune, mon ami Pierrot…
Je plongeai en avant pour découvrir la raison de ce prodige.
Je vis, entre des gens richement habillés qui buvaient et s’amusaient, une petite scène montée au centre de la grande salle.
À gauche, derrière un clavecin, une créature, une de ces femmes immorales que je ne connaissais que trop bien, jouait ma petite musique de nuit.
Pour vous donner une meilleure idée de son sans-gêne, elle était outrageusement décolletée et ses jupons coupés aux chevilles.
Elle portait un chapeau de médecin et un masque vénitien qui lui cachait la moitié du visage et évoquait le personnage du Docteur de la commedia dell’arte.
À sa droite, deux hommes, torses nus, dont l’un évoquait Pierrot et l’autre Arlequin, illustraient d’une pantomime honteuse les paroles de la chansonnette.
Je reconnus dans ce théâtre de l’infâme, le libertinage odieux dont on m’avait mis en garde.
Le sort me replongeait dans la plus détestable des sociétés.
Le Poulpe étendait ses tentacules qui enserraient notre beau pays dans des manigances spoliatrices et une débauche scandaleuse.
Pourtant cette créature, vue dans de pareilles circonstances, me fascina par la délicatesse qu’elle conjuguait à son irrévérence.
J’avais honte de l’observer si lascivement.
Je ne pouvais m’enfuir.
Bientôt, elle entonna la dernière strophe.
— En cherchant de la sorte, je ne sais ce qu’on trouva. Mais je sais que la porte sur eux se ferma.
Les deux hommes se placèrent dans un final scabreux.
Le public applaudit.
La dame se leva, exhibant à l’assemblée ses atours charnels.
Tous trois saluèrent le parterre.
Enfin, ils ôtèrent leurs masques.
Sur l’instant, tout mon univers s’arrêta...
Tout mon être se pétrifia...
Toute mon existence défila en accéléré devant mes yeux.
Subjugué, éberlué, médusé je n’eus plus aucun repère, plus aucune amarre.
Un tourment des plus violents me déchira.
Sans réfléchir, je me décollai de ma cachette et avançai, halluciné, vers la fenêtre.
Elle était entrouverte, je n’eus qu’à la pousser du doigt.
L’apparition du monstre du marais fit se retourner les têtes assemblées.
Mon entrée en scène, si choquante, si crue, fit planer la plus grande surprise.
Quelques rires ponctuèrent ici et là mon apparition saugrenue.
J’avançai jusqu’à me trouver à deux pas de la jeune femme...
D’un geste étonnamment vif, elle tira de son dos un stylet qu’elle pointa vers moi.
Je continuai à avancer.
Esprit de la nuit, apparition, spectre, fantôme, je ne m’arrêtai que la lame collée contre mon cœur.
Puis, je la saluai d’un piqué...
— Charlotte.