— Qui es-tu? me demanda Charlotte, épouvantée par le monstre qui se dressait devant elle.
Au même instant, je sentis la pointe d’une épée enfoncée dans mon dos.
— Lève les bras bien haut, satyre!
Embarrassé par les rameaux qui me servaient de culotte, je peinai à obéir.
La pointe de l’épée s’enfonça un peu plus.
Je fus forcé de lever les bras au ciel et de m’effeuiller.
L’exposition de ma nudité fit éclater de rire les curieux.
— Qu’il est mignon! Qu’il est gentil! s’esclaffèrent des voix désobligeantes.
Écarlate sous mon masque de terre séchée, je n’avais plus en tête que celui dont la voix venait d’ordonner mon outrage.
Que faisait-il au milieu de cette soirée scandaleuse à participer à ce théâtre honteux?
Pourquoi le sort ne cessait-il de me punir?
— Tu ne vas tout de même pas tuer ton frère? lui demandai-je d’une voix tremblante.
— Mon frère? Quel frère? Frère d’arme? Faux frère? s’exclama Albert, sans comprendre.
Charlotte fut plus fine en identifiant le timbre de ma voix.
— Florent! s’exclama-t-elle tout en cherchant à se couvrir le buste d’une partition de musique.
Le fait qu’elle m’ait reconnue lui inspirait à présent la vertu.
— Florent! répondit Albert en écho.
Sentant que l’épée avait été abaissée, je me retournai lentement pour faire face à mon idole.
Quelle surprise de le voir ainsi!
Grossièrement grimé, accoutré de bouts d’uniformes dépareillés, il portait le costume de Matamore, ce personnage poltron de la commedia dell’arte à la vanité de brave.
— J’accepterais volontiers le rôle de Pantalon, déclarai-je pour rester dans le ton.
Albert ne releva pas mon astuce.
L’instant demeura figé et inconfortable.
Des murmures inquiets parcouraient l’auditoire.
Enfin, Albert nous sauva tous.
— Sacré bougre! éclata-t-il de rire. Tu as encore oublié ta tête d’âne!
Ma tête d’âne?
Ma tête d’âne?
Qu’entendait-il par là?
Heureusement, ce simple mot suffit à arracher des rires à l’entourage qui, je dois l’admettre, se satisfaisait de peu.
Avec une grande présence d’esprit, Albert rengaina son accessoire de théâtre.
Me prenant par le bras, il me poussa en avant de telle sorte que je fus à la droite de Charlotte.
Bienveillante, elle n’hésita pas à me prendre par la main.
Toute notre petite troupe se retrouva face au public qui, maintenant que nous étions bien alignés, entreprit de nous applaudir.
Je reconnus les puissants et les riches, les courtisans qui tiraient les ficelles de notre nation...
Ces mêmes gens qui, assoiffés d’artifice et de choquant, m’avaient autrefois ovationné à Bicêtre.
Albert, Charlotte et leurs deux compagnons se courbèrent pour les saluer.
Je les imitai.
Ces nobles devaient s’imaginer que mon irruption intempestive faisait partie du spectacle.
Mais pourquoi une tête d’âne?
Lorsque les applaudissements se firent moins nourris, le petit orchestre de chambre entama une polonaise et le spectacle fit place à la danse.
Rhabillé de mes ramées, je suivis la troupe jusque dans une petite salle qui servait de vestiaire.
— Si vous alliez chercher du vin à la cuisine? demanda Albert à ses compagnons.
Les deux hommes trouvèrent l’idée excellente et nous abandonnèrent tous trois.
Ils eurent à peine disparu que mon frère me plaqua méchamment contre une paroi.
Dans son regard, brûlait un feu inconnu.
— C’est le Diable qui t’envoie! Ne sais-tu point que la France entière te recherche?
— Moi?
— Ton nom est sur toutes les lèvres.
— Mon nom?
— Florent de K, dit Matamore...
— Mata-dor avec un d… Matamore, c’est toi!
— Ne fais pas l’imbécile, Florent! Ah, je t’assure que si tu n’étais pas mon frère, tu serais déjà mort!
— Mais… Mais… Je n’ai rien fait!
— N’as-tu point attenté à la vie de la reine?
— Attenter à la vie de la reine? Jamais!
— Alors pourquoi raconte-t-on partout que le comédien Matador, de son vrai nom... Florent Benoît Francis de K., a tenté d’assassiner la reine à Versailles? Qu’au moment où on allait l’arrêter, il a bondi dans un carrosse et a détalé. Plus de cinquante personnes t’ont vu t’enfuir!
— Qui raconte cela? Que s’est-il passé exactement?
— Le roi et la reine devaient assister à un spectacle... Fort heureusement, quelqu’un les a prévenus d’un attentat imminent.
— Qui?
— Un valet… Champ… Champard! Philémon Champard!
— Spadille?
— En effet, c’est de ce surnom qu’il a signé sa note!
— Mais, c’est faux! Tout cela est faux! me défendis-je.
— C’est lui, le héros du jour! Les courtisans chantent ses louanges pendant que tous les gens d’épée du royaume sont à tes trousses.
— Je… Je…
Cette révélation me choqua à un tel point que je balbutiai sans fin, semblable à un petit enfant faussement accusé qui n’arriverait point à se défendre tant il était outré par l’imputation.
Tout tournait dans mon esprit en accéléré.
Spadille!
L’abominable Spadille qui gisait mort non loin d’ici avait voulu attenter à la vie de la reine, probablement pour le compte des gens qui m’avaient engagé.
Mais, si tout avait lamentablement échoué, pourquoi pensaient-ils que c’était justement la reine qui était visée?
En quoi sa mort, celle d’une pauvre femme innocente, représentait-elle un acte politique?
Heureusement, elle était saine...
Le pays était sauf.
Tout n’avait été qu’une horrible conspiration au meurtre dont j’étais le bouc émissaire.
En s’habillant de mon costume, Spadille, dès son entrée sur scène, comptait, d’un coup d’épée ou plus vraisemblablement d’un lancer de dague, transpercer notre souveraine.
C’est mon message qui l’avait sauvée...
À la vue des soldats accourant pour l’arrêter avant son méfait, Spadille s’était enfui.
Retrouvant ses commanditaires dans un lieu déterminé, il avait été puni pour son échec.
La langue qui pouvait compromettre le Poulpe, ne parlerait plus jamais!
Mais, si Spadille ne pouvait plus raconter la vérité, qui serait à même de me croire?
— Écoute-moi bien, Florent, m’implora mon frère. Je ne te le demanderai qu’une seule fois... As-tu, oui ou non, voulu attenter à la vie de la reine?
Albert!
Lui seul pouvait encore avoir la foi suffisante pour me croire.
Seul un frère connaissait le caractère du sang.
À un frère on ne pouvait pas mentir!
— Non! répondis-je, clairement et fermement.
— Alors qui?
— C’est une longue histoire que je brûle de te raconter. Je te promets la vérité.
Albert me relâcha.
J’avais vu juste.
Ma réponse lui suffisait.
— Pas ici, suggéra-t-il. Filons!
Sans plus tarder, Albert se défit de ses habits.
Pendant que nous parlions, Charlotte nous avait devancés.
Elle avait quitté son costume de scène pour un costume plus merveilleux encore.
Imaginez ma douce amie d’autrefois transformée en sauvage aventurière.
Elle était vêtue de longues bottes de cuir sur des hauts-de-chausse de cavalière, d’une grande chemise blanche bouffante au jabot orné d’une perle éclatante.
Ayant ôté sa perruque, ses longs cheveux de braise coulaient le long de ses épaules.
Plus extraordinaire encore, elle portait à la ceinture une épée qu’une longue cape sombre dissimulait.
À l’observer, j’étais émerveillé, totalement incapable de bouger, ou de parler.
— Tiens, enfile ça, m’ordonna Albert en me jetant au visage un vieux drap.
Abandonnant mon costume d’Adam, je me drapai dans l’étoffe à la manière d’un sage de l’antiquité.
— Un véritable Ovide! s’enchanta Charlotte. La métamorphose est achevée!
— La métamorphose? demandai-je, sans comprendre.
— Nenni... Il a toujours sa tête d’âne! s’exclama Albert en éclatant de rire.
En quelques minutes, mon frère retrouva une allure plus digne de lui.
Usant d’une mode vestimentaire proche de celle de Charlotte, il ressemblait à présent à un aventurier, à un bandit de grands chemins capable d’attaquer des diligences pour détrousser les passagers.
Où était passé le vaillant hussard?
Ouvrant une fenêtre, Albert aida Charlotte à se faufiler dehors.
— Dépêchez-vous, Monsieur Buridan! me lança mon frère avant de disparaître par l’ouverture.
Entendant des pas derrière la porte, je me hâtai de sauter.
J’atterris au milieu d’une plate-bande de rosiers.
Je laissai échapper un cri perçant, dû à mon absence de souliers.
— Tais-toi donc! m’ordonna mon frère.
— Où allons-nous? murmurai-je en me frottant la plante des pieds.
— Avec tous les libertins et les dépravés qui nous encerclent, nous serons plus tranquilles dans la chapelle.
— N’avez-vous point de chevaux?
— Toutes les routes autour de Versailles sont bouclées... Seuls quelques soldats ont le droit de circuler.
— Où sommes-nous?
— N’as-tu point reconnu le château et son pavillon en arrivant?
— Non.
— Nous sommes à Louveciennes... En plein cœur du drame!
Tapis comme des voleurs, nous traversâmes le jardin en direction de l’imposante demeure.
Les cochers et les postillons qui attendaient leurs maîtres furent difficiles à contourner.
Albert connaissait bien les lieux.
Le détour pris, nous soufflâmes enfin contre la porte de la petite chapelle.
Elle était bouclée.
Équipé d’un instrument que je ne connaissais pas, Albert parvint à faire tourner la serrure.
— Le rossignol est la clef, ajouta-t-il pour mon éducation.
Une fois la porte refermée, nous glissâmes jusqu’à l’autel où brûlait une épaisse chandelle.
À la vue du Christ ceint de pénombre, je me signai.
S’étant assuré que le lieu était bien désert, Albert tira un flacon de sa poche.
Il me le tendit.
Assoiffé, je bus une grosse gorgée d’un alcool puissant qui me fit pleurer.
Tout aussi scandaleuse dans son comportement, Charlotte tira de sa poche une longue pipe de tabac qu’elle alluma au cierge.
— Tu peux nous raconter ton histoire... Le lieu est idéal pour une confession, m’enjoignit mon frère.
— Tu crois que je ne vais pas te dire la vérité?
— Ton plus gros défaut, Florent, c’est que tu ne sais pas mentir. Lorsque tu nous as raconté que tu voulais devenir médecin, supposes-tu un moment que nous t’ayons cru?
— Oui.
— Eh bien, non! Personne ne t’a cru! Ni Charlotte! Ni même nos parents!
— Mais… ils m’ont laissé partir.
Albert échangea un rapide coup d’œil avec sa complice qui, assise sur un prie-Dieu, se balançait d’avant en arrière en nous écoutant.
— Ce n’est pas leur histoire qui nous intéresse mais bien la tienne... Alors que t’est-il arrivé à Paris?
Et ainsi, au beau milieu de la nuit, dans la petite chapelle du château de Louveciennes, je dus raconter, plus succinctement que je ne l’ai fait pour vous, toutes les mésaventures qui me menèrent à croiser leur chemin.
Ils m’écoutèrent avec une grande attention.
J’avais toute confiance en ces deux êtres fascinants, des véritables protecteurs.
Je ne pus rien leur cacher.
— Vous connaissez toute l’histoire, conclus-je après une bonne heure.
— Te voilà dans de beaux draps! s’amusa Albert en tirant gentiment sur l’étoffe qui m’habillait.
— Je n’ai pas trop envie de rire...
— Allons Ovide, réfléchis, plutôt que de faire l’âne...
— Et puis cesse donc avec cet âne! C’est à croire que tu en as fait mon surnom!
— C’est ton surnom! Et depuis toujours... Tu es l’âne portant des reliques. Ta vanité incomparable nous a toujours bien amusés. Curieusement, par cette belle nuit d’été, tu m’es apparu en songe... Avant que tu ne surgisses aussi mystérieusement, j’avais rêvé que, dans la forêt enchantée des hommes, tu t’étais transformé non point en âne mais en Bottom. D’où mon apostille à te revoir!
— Je ne comprends pas.
— Tout est fort logique... J’interprète le rôle de Pyrame et Charlotte celui de Thisbé. Une pièce de théâtre, dans une pièce de théâtre, dans une pièce de théâtre…
Albert posa délicatement ses lèvres contre celles de ma bien-aimée.
Choqué, je dus détourner le regard.
— Tu ne vois pas? m’interrogea Albert. Tu ne vois vraiment pas? Alors, tu auras tout le reste de ta vie pour déchiffrer l’énigme... Mais à présent, cher Ovide, tu tiens la clef de tes métamorphoses. Ôte simplement le mot et tu y verras plus clair...
— Je t’en supplie, Albert... Cesse de jouer avec moi et dis-moi plutôt ce que je devrais faire.
Lentement, emphatiquement, s’étant rapproché de l’unique lumière, Albert tira son épée de son fourreau.
Elle n’était nullement factice.
La pointant en direction de mon cœur, il eut ces paroles dévastatrices...
— Tu dois mourir.
Sur le coup, mon âme chavira.
Avais-je eu raison de me confier à ce mystérieux personnage?
Surtout que Charlotte, canaille et comparse, ne put s’empêcher de laisser échapper un gloussement.
— Vous êtes des monstres! m’exclamai-je, offusqué.
La voix forte que je laissai échapper fit écho à travers la sinistre chapelle.
— Tais-toi, Florent! Je viens d’imaginer un plan qui pourra tous nous sauver.
— Celui de me tuer?
— Au sens figuré... Mais, il est clair que dans quelques heures, avant l’aube, tu auras cessé d’exister… Mais, en nom seulement...
— Comment?
— Je vais prendre un cheval et retrouver le carrosse de ce Spadille. Avec ces routes barrées, il y a de grandes chances pour qu’il n’ait point été dérangé. Ensuite, je vais ramener le cadavre aux autorités. Oui, c’est moi, Albert de K. qui, fou à l’idée du déshonneur que lui faisait porter son frère, est parvenu à le pourchasser pour le tuer. La balance de la justice sera de nouveau en équilibre...
— L’homme mort est Spadille!
— Qui le saura? Qui d’autre que nous est à même de parfaitement t’identifier?
— Le docteur Guillotin pour commencer... Il m’a recousu la tête…
Je leur montrai l’endroit de la cicatrice.
— Ce génial médecin, poursuivis-je, est bien introduit à la cour. Admettons que, par curiosité, il veuille examiner la tête retrouvée. Il n’y verra pas son ouvrage et il saura que c’est un faux.
— Diable, ton docteur nous oblige à perdre la tête...
— Comment?
— Je mettrai des pierres dans la malle et je la jetterai dans la Seine.
— Et Spadille?
— Je raconterai que, avant de mourir, tu m’as tout confessé. Que tu te méfiais de ton valet, Philémon Champard... Tu as tué le pauvre garçon et tu as jeté son corps dans le fleuve.
— Ça ne tient pas debout!
— Fais-moi confiance, je saurai les mystifier... Depuis que je les côtoie, j’ai fort bien appris à le faire. Mais, pour que notre plan fonctionne parfaitement, tu ne dois jamais réapparaître. Tu dois quitter la France!
— Comment? Les soldats me recherchent partout...
Les deux mains posées sur le pommeau de son épée, Albert plongea dans une réflexion profonde.
Après une minute, il claqua des doigts.
— Je sais! La charlière! s’enflamma-t-il. Charlotte, tu t’en charges... Ne fais rien d’autre que de couper les amarres. Tandis que moi, je pars… à la recherche de mon assassin de frère... Je crois que cette histoire va faire remonter l’estime que les gens me portent. Qui sait? D’ici peu, plutôt que d’amuser la comtesse, je deviendrai son égal.
D’un bond, Albert traversa la chapelle jusqu’à la petite porte.
— Attendez quelques minutes ici, ajouta-t-il. Dès que la voie sera libre, vous savez ce qui vous reste à faire...
Une fois Albert parti, Charlotte me prit la main.
— Je ne comprends toujours pas ce qu’il nous reste à faire, avouai-je à ma douce compagne.
— Laisse-toi mener, Florent. Mais sache que lorsque Albert a quelque chose à cœur, les chances s’améliorent nettement. Fais-nous confiance!
— La confiance… Quel mot magnifique!
Charlotte me sourit.
Amenant un index devant ses lèvres délicates, elle me souffla de ne plus parler.
Nous attendîmes quelques minutes, nos regards tendrement emmêlés.
Mon cœur grossissait à éclater.
Quelle folie que d’être parti!
Ce temps d’attente trop rapidement écoulé, Charlotte me tira par la main.
Elle poussa silencieusement la porte de la chapelle.
La voie étant libre, nous filâmes comme nous étions arrivés.
— Charlotte…
— Tais-toi donc!
— Tu as volé ma chanson, murmurai-je.
— Quelle chanson?
— Au Clair de la Lune.
— Quelle importance? Tu ne monteras plus jamais ta pièce.
— Qui sait?
— Tu dois fuir, Florent, sinon tu seras condamné au pire...
— Fuir?
— La fuite est le prix de notre liberté... Moi aussi, j’ai fui. J’ai fui la Bretagne comme la peste.
— Comment?
— Albert m’a enlevée.
— Enlevée?
— Tu ne le sais pas mais ton père m’avait promise... Promise comme on cède un objet dont on n’a plus envie.
— À qui?
— Un riche fermier... Notre union aurait tiré tes parents d’une situation difficile.
— Laquelle?
— Des montagnes de dettes! Craignant que tu ne t’opposes à cette noce, ton père était content de t’éloigner.
— Tu savais tout de ces manigances tandis que moi je ne savais rien...
— Tu n’es pas un âne, Florent, tu es un rêveur... C’est là ton moindre défaut. Je savais bien que je ne pouvais pas compter sur toi. Le seul capable de me sauver était Albert. Je lui écrivais mais mes lettres me revenaient. En fouillant les papiers de ton père, j’ai retrouvé sa véritable adresse chez la comtesse du B...
— Un hussard chez une comtesse?
— Ce n’était qu’un costume loué à ton profit.
— Un costume?
— Recevant mon appel au secours, Albert est arrivé au galop... Après ton départ, il est revenu dans la nuit et il m’a délivrée. Nous avons fui ce monde pernicieux sans jamais nous retourner.
— Nos pauvres parents sont restés tout seuls!
— Nous pensions que tu serais retourné pour les consoler.
— Mais, c’est affreux!
— À chacun sa croix...
— Qu’êtes-vous devenu?
— Des comédiens!
— Curieux spectacle...
— Le théâtre libertin est le seul qui rapporte véritablement. Les Français se targuent de culture mais n’aspirent qu’à la débauche.
— C’est abominable!
— Ce n’est que du théâtre... Tout n’est qu’artifices et sous-entendus. Le tien n’est pas tellement différent du nôtre. Comme nous, tu cherches à produire auprès de ton public une réponse affective.
— Vous y perdez toute dignité!
— Quelle dignité? Tu as trop écouté ta maman... La dignité n’existe que dans la tête des petites gens. Je fais ce que j’aime faire et l’on me paye pour cela. Je ne blesse personne.
— Mais, tu as tellement d’autres qualités.
— Allons, Florent, je n’étais qu’une oie de province sans importance, tout juste bonne à être servie à souper à un voisin. Nous sommes dans ce monde ce que nos maîtres veulent bien faire de nous. Pour nous libérer de leur société, commençons par nous libérer l’esprit... Qu’on appelle cela du libertinage ou de la philosophie, cela n’a pas d’importance... Tu n’es pas tellement différent de moi. Regarde tout ce que tu as fait en moins d’un an. Pourquoi mon destin de femme devrait-il être différent?
— C’est donc Albert que tu aimes?
— Je ne sais pas... Albert recherche vainement le retour à la prison dorée. Je crains que sa vanité ne le pousse un jour à m’enfermer. J’envie ta liberté... Hélas, pour une femme, elle n’existera jamais.
— Moi, libre? La France entière veut m’embastiller!
— Si nous réussissons, tu seras libre puisque tu n’existeras plus du tout. Tu seras le plus libre de tous les hommes...
— Comment ferai-je pour m’enfuir?
Nous débouchâmes dans une prairie entourée de grands arbres.
Au beau milieu de l’espace dégagé flottait, retenue par de simples cordages, ma liberté.
— Une montgolfière! m’exclamai-je.
— Une charlière, me corrigea Charlotte. Une montgolfière, de papier et de feu, n’est que jouet d’enfant... Ceci est l’invention géniale de Jacques Charles... Le ballon est rempli à l’hydrogène. C’est un véritable aérostat... Grimpe dans la nacelle.
— Qui maîtrisera l’hydrogène maîtrisera l’univers, soliloquai-je, en me souvenant des paroles du docteur Guillotin.
— Tu vas t’envoler aussi loin que possible et j’espère que ce sera là où tu seras sauf, m’encouragea Charlotte. Allons, dépêche-toi!
Je grimpai difficilement dans l’étroite nacelle de vannerie.
— Accroche-toi bien, je vais couper les amarres...
Charlotte tira de sous sa cape son épée.
Sans hésiter, elle trancha le premier cordage.
L’engin, tiré vers les cieux, s’agita violemment.
Elle passa au second puis au troisième…
— Viens avec moi, Charlotte, l’invitai-je trop tardivement.
— Je suis tentée, Florent, mais à deux nous serions trop lourds... Et puis, mon aventure est ici.
— Je reviendrai.
— Non, Florent... Ne reviens jamais!
Elle trancha la dernière corde qui me reliait à ce monde.
Le ballon libéré tira vivement la nacelle.
Je m’envolai.
Bien vite, je ne pus plus entrevoir l’ombre de Charlotte.
Je découvris l’étendue du parc, les belles allées et le magnifique pavillon de mille feux illuminé où la comtesse du B. amusait ses illustres cobayes.
Une féerie.