Nez Grillé - Chapitre 1
Nez Grillé - Chapitre 1
Si l’anniversaire de sa propre naissance insuffle une joie prodigieuse, celui de ses semblables équivaut à une tragédie calamiteuse.
J’évoque à présent les jeunes gens de mon âge, car les ans d’un parent ou d’un juvénile cousin m’émeuvent autant que la vue d’un meunier meuglant, les doigts broyés sous sa meule.
Un matin de mai, au sommet de mon hêtre perché, tandis que j’étais ardemment occupé à me morfondre en contemplant le désœuvrement que représentait ma situation familiale, le glas perturbateur de la cloche des communs m’extirpa de mes songes néfastes.
D’un pas traînant, je descendis de mon refuge pour aller rejoindre un laconique laquais qui me tendit une missive.
Le carton, élégamment enluminé et d’une calligraphie spiralée à vous étourdir, me conviait à concourir aux convivialités convenues d’un goûter d’anniversaire.
Chassant de la main le misérable émissaire qui attendait sa pièce, je regagnai ma plus haute branche pour tisser mon nid-de-pie d’un renouveau de jérémiades geignardes.
La date échue, ce 14 mai 1783, je présageai, dès mon lever et avec l’acuité de l’augure, combien cette journée s’annonçait misérable.
Mes meilleurs habits, étriqués et défraîchis, m’incommodaient.
Mon trop modeste présent, un minuscule coquillage coloré de Cornouailles, auquel je conjecturais un destin d’étrennes à un locataire loqueteux suivi d’une déréliction au plus profond d’une remise, m’embarrassait.
Socialement contraint d’honorer la naissance de mon tortionnaire, je quittai mon domicile le ventre serré tel la ceinture d’un écossais et la gorge nouée telle la bourse de son cousin.
À moins que ce ne fût l’inverse...
Plus tard, remontant la grandiose allée du parc, la vue des carrosses stationnés me secoua de palpitations.
Je quittai la selle de mon vieux cheval naïvement convaincu qu’en arrivant à pied je présenterais un dehors moins humble.
Le palefrenier m’ayant débarrassé avec une moue de dédain de ma monture et le majordome de mon présent avec une moue de mépris, je levai un regard timide vers la magnificence de la demeure.
Je refusais de toutes mes forces d’être ébloui par l’élégance de l’architecture, par la finesse des enjolivements ou par la majesté des sculptures ornementales.
J’avançais tête baissée, le regard collé au terrain, serrant les mâchoires tel un marin maraud qui, condamné par les siens, une épée dans le dos, plonge du pont du navire dans le cercle des requins affamés.
Au milieu des somptueux jardins enguirlandés poussait un dense parterre de convives qui, sous la puissante clarté de l’astre du jour, étincelaient.
On se serait cru chez un joaillier géant qui, offrant à votre vision émerveillée son plus grand trésor, faisait rouler au creux d’une étoffe de velours noir ses pierreries éblouissantes.
Vulgaire gravier de schiste, tout terne et tout poussiéreux, je contrastais tant parmi l’écrin que je craignis que mon orfèvre, affolé par l’arrivée intempestive de ma banalité, ne m’attrape d’une pincette des doigts pour m’expulser d’une chiquenaude à l’autre bout du globe.
Je n’eus point cette aubaine fantasque et ma disparité n’attira sur moi que de gros yeux.
Des centaines de paires scrutèrent méticuleusement ma misère et inspectèrent impitoyablement mon indigence.
Alors que je surnageais à ces vagues de reproches silencieux, les jugements condamnatoires, pareils à des dards vénéneux, empoisonnaient jusqu’à mon sang de navet.
L’anonymat ne me défendit point de son solide bouclier car cette assemblée assassine savait tout de mon pedigree.
Ils me rabaissaient, ils me méprisaient, non pas à cause de mon nom ou de mon titre, dont plus d’un était envieux, mais à cause de mon inexcusable manque d’apparat.
Croyez-le bien, chers lecteurs, il n’existe rien de plus misérable au monde qu’un noble privé de fortune.
Comment oser se prétendre un gentilhomme alors que l’on ne possède pas les revenus du plus misérable des métayers?
Comment se comporter en bonne société autrement qu’en courbant l’échine tout en mirant ses souliers troués?
Que faire d’autre dans un pareil enfer que de s’aventurer timidement jusqu’à la périphérie du cercle de son jeune hôte pour y patienter gauchement?
Edmond de Boursault, un fringant et frivole freluquet, était le fils aîné de la maison.
Assuré qu’un jour tout cet étalage indécent lui reviendrait, il ajoutait à l’orgueil une insolence désinvolte qui me tapait sur les nerfs avec l’ardeur d’un marteleur martiniquais martyrisant du martinet ses marmots.
Je l’observais, je le dévisageais, conscient que la politesse m’ordonnait de m’immiscer à travers la troupe de ses camarades passionnément admiratifs, pour le féliciter hypocritement de la valeur et du mérite de son nouvel âge.
J’hésitais par pure pusillanimité.
Puis, ayant bien trop attendu, je le laissai jouir de son arrogance mesquine alors que d’un regard soutenu il me confirma qu’il m’avait bien remarqué.
Le scélérat poursuivit alors son entretien sans jamais s’interrompre car, sordide voisin, je valais moins socialement que la description de la tapisserie ornant, chez une tante éloignée, les nouveaux fauteuils.
Dieu que le contact avec ses contemporains est un enfer et pire encore les règles de la civilité!
Alors que j’aurais pu m’esquiver pour aller, comme je le désirais le plus au monde, m’apitoyer sur ma naissance dans l’isolement de la lande la plus proche, j’adhérai à ce carré de gazon comme si l’on m’y avait collé d’une glu permanente.
J’attendis en suant sous un soleil de plomb qu’une relation quelconque prenne enfin pitié de mon exil et que cette vertu la pousse à m’adresser un simple bonjour.
Je n’en entendis pas le moindre!
Pas un seul des deux cents convives ne désira serrer ma main moite.
J’étais pris pour une statue du parc, et sentis une angoisse étouffante m’envahir tandis que, claustré par la foule, l’emmurement s’achevait.
Les grosses gouttes qui ruisselaient le long de mon dos y creusaient des ravins.
Je me liquéfiais.
Je me vaporisais.
Enfin invisible, je devins ce spectre spectateur qui, buvant, mangeant, applaudissant les facéties de son hôte, oyait singulièrement les railleries environnantes dont la plupart, odieusement cruelles, se portaient sur sa personne.
Qui étaient ces gens, demandez-vous?
Quel degré de noblesse en faisait des êtres si culminants?
Eh bien, sachez-le, il y a peu de temps encore, ces personnages n’étaient point nobles.
Mes ancêtres étaient déjà maîtres de leur lignage aristocratique que les leurs grattaient la terre pareils à des gueux méprisables.
C’est que, voyez-vous, depuis l’avènement du commerce avec les Amériques, notre roi anoblissait tous ces alchimistes sulfureux qui, de leur pierre à aiguiser les appétits mercantilistes, transformaient la pacotille en or.
Tout dans notre royaume ne tournait plus qu’autour de l’argent et ces nouveaux-nobles, qui, sucrant si généreusement les galettes de nos rois, se voyaient transformés d’un coup de baguette magique en illustres gentilshommes.
Qui étaient véritablement ces gens?
Des usurpateurs!
Des imposteurs!
Des spoliateurs dont je méprisais l’effronterie effarante...
Dont je maudissais l’existence excédante.
Après une première collation où les tartes aux fruits, pourtant trop sucrées, avaient une sapidité amère, les jeunes gens furent entraînés par leur hôte vers les dépendances du château.
Le petit troupeau, enjoué et farceur, se déplaça par sauts et par culbutes loin des jardins des déplaisirs en abandonnant, à couvert des ombrelles conspiratrices, les langues de vipère des jeunes demoiselles.
Nous arrivâmes devant une écurie qui, afin de préserver l’effet de surprise, demeurait close.
Edmond nous annonça, avec la fierté que l’on imagine, qu’il comptait nous révéler le plus beau de tous ses cadeaux d’anniversaire.
Sachant par avance qu’il allait nous émerveiller, il trahit, d’un rictus involontaire, une jubilation formidable à écraser ses semblables par sa propriété.
Désireux, par réaction, de paraître le plus blasé possible, je feignis l’ennui.
Je m’étirai.
Je bâillai.
J’observai avec attention les corneilles des arbres lointains.
Voici que deux palefreniers, au signal de leur jeune maître, ouvrirent en grand les vantaux.
Les tirant par les brides, ils firent avancer deux magnifiques chevaux qui, à l’instar de leur public, piaffaient d’impatience.
Ce ne furent point les palefrois qui nous émerveillèrent mais bien ce qu’ils tiraient.
Voici que l’attelage apparut, et dès lors, toute feinte d’indifférence fut honnêtement impossible.
Un cabriolet!
Mes yeux s’agrandirent pareils à deux soucoupes d’une dînette cyclopéenne.
Un cabriolet!
Ma mâchoire, débordant de l’eau de ma fine bouche, s’affaissa inéluctablement.
Et quel cabriolet!
Le plus pharamineux, le plus somptueux, le plus prodigieux de tous les cabriolets de la terre!
Un cabriolet de la maison Ferrot à Paris, à timon rallongé, à palonnier raccourci, à essieu élargi, à double suspension, à caisson surélevé et au vernis d’un rouge carmin si éclatant qu’il faisait rayonner toute son éblouissante majesté.
De ma vie, je n’avais vu plus beau spectacle!
J’étais sidéré par l’harmonie inimaginable du boguet.
Et cette odeur!
La fragrance du bois façonné, du cuir de sellerie et des housses!
Je voulus tomber à genou pour me prosterner de toute mon humilité devant le génie humain auteur d’un pareil prodige mais j’étais pétrifié.
Notre hôte, ce magicien comblé, avait réussi l’hypnose paralysante puis, ayant à présent tout loisir de nous observer, lisait dans nos regards somnambuliques la convoitise démoniaque qui incendiait nos âmes.
Et ma propre envie était au-delà de toutes les autres.
Je m’imaginais, magistral et puissant, aux commandes de la merveille, parcourant sans fin les routes de ma Bretagne, goûtant pour la première fois de ma vie un sentiment, trop longtemps refréné, de liberté absolue.
Ce cabriolet, je le voulais!
Il était mien!
La matérialisation de mon désir déclencha en mon for intérieur une fébrilité physique encore inconnue qui me bouleversa au point de me faire blêmir.
L’acidité du goûter me remonta à la gorge.
J’en étais tout vacillant lorsque Edmond de Boursault, de sa voix fluette, demanda:
— Qui veut l’essayer?
La politesse, la retenue et l’émotion ne firent rien pour réveiller notre assemblée.
Notre hôte chercha du regard parmi ses camarades les plus chers puis, subitement, inopinément, fit un pas dans ma direction en déclarant son choix.
— Anselme!
Comment?
Moi?
On me parlait, à présent, alors que depuis des heures, pas un seul de ces benêts n’avait daigné m’adresser une parole!
Un être tant méprisé, le plus bas des rustres, on lui rendait à présent le plus insigne des honneurs!
Un honneur?
Une insulte!
Un affront!
Il n’existe rien de plus outrageant que de déposer entre les mains d’un pauvre le plus grand des trésors pour aussitôt le lui ôter en l’éduquant publiquement de l’impossibilité de ses vœux.
Tous ces affreux moqueurs me détaillèrent avec incrédulité et dérision.
Edmond de Boursault, immonde limace de tout juste dix-neuf ans, me tira par la manche et enroula un bras visqueux autour de mon épaule.
Si j’étais moite et inquiet depuis mon arrivée, ce geste cauteleux me traumatisa.
Chaque pore de ma peau devint une source intarissable.
Chaque muscle de mon corps se convulsionna.
Le jeune poseur n’eut aucun sentiment devant mon hésitation et mon inconfort.
Après une poussette offensante au bas de mon dos, je me retrouvai assis sur l’étroite banquette, le cuir des rênes entre les doigts.
— Fais un petit tour du bassin, m’enjoignit-il.
Je sentis aussitôt que les deux destriers aux robes noires luisantes bouillaient de s’élancer.
Je vis combien les palefreniers tendaient leurs muscles pour retenir la fougue sauvage des bêtes.
La terreur m’envahit.
J’avais peur à la fois de ne pas être capable et de ne pas être à ma place, peur de gâcher mon rêve, de le détruire en associant à jamais la beauté du cabriolet à une avanie prévisionnelle.
Sans crier gare, les palefreniers s’écartèrent.
Je n’avais encore rien fait que les bêtes bondirent en avant.
Je sentis la force indescriptible de leur puissante accélération.
Mes jambes et mes bras se crispèrent.
Mon postérieur se leva du siège, mû par la rigidité réflexe de mes membres.
Je sus dans la foulée que je n’étais point maître de mon attelage.
Au premier tournant, à peine cent pieds parcourus depuis l’écurie, je réalisai à quel point la vitesse serait ma perte.
Incapable de manœuvrer, sans même savoir comment m’y prendre, je sentis les puissants chevaux mordre trop fermement le sol.
Le bandage de la roue gauche quitta la terre.
Je fus déséquilibré.
Je sentis les forces invisibles de la nature me bouter vers l’extérieur.
Je planai.
Je volai.
J’atteignis les nuages et, dans le même instant, atterris brutalement en travers des graviers.
N’ayant pu observer précisément le désastre, mes oreilles cependant étaient pleines des cris affolés de l’assemblée.
Relevant la tête, je vis les palefreniers qui, prompts à agir, s’élançaient pour barrer le chemin des coursiers.
Malheur!
Le cabriolet avait basculé et, grâce à son avant-train à raccord rotatif certifié, s’était lamentablement renversé sur le côté.
J’avais signé de ma maladresse la magnifique peinture rouge...
On m’aida à me remettre sur mes pieds.
Edmond vint me cajoler en affichant une mine à la fois affolée et sincèrement inquiète.
De ma bouche ne dégueulaient que de longues tirades d’excuses confuses et balbutiantes.
J’en étais sincèrement désolé.
Content de me voir indemne, mon hôte ne cessait de répéter:
— Ce n’est rien! Ce n’est rien!
Me sachant entier, tous allèrent examiner les dégâts.
Le cabriolet était déjà redressé et chacun put admirer mon œuvre en affichant un visage peiné.
Harcelé par l’opprobre, conscient de mon incapacité à surmonter la moindre situation, j’annonçai clairement à tous ces témoins:
— Je vais payer pour la réparation!
Et Edmond de Boursault de se tourner vers moi et, d’un air cyniquement charitable, de m’insulter d’un:
— Allons, ne dis pas de bêtises...
Après ce désastre, mon désir le plus monumental était de m’enfuir en courant, de sauter sur mon canasson et de trotter vers l’horizon pour aller me perdre dans le refuge paisible et indifférent de la nature.
Je n’en eus nullement le loisir.
Me tordant le bras dans le dos, la bienséance me traîna de nouveau vers les jardins pour m’y punir publiquement de mon impair.
Ma bêtise sanctionnée trônait à présent au centre de toutes les curiosités.
Ce nouvel accueil ne fut point celui de la désaffection mais bien celui de l’affection morbide.
Pareil à un lépreux, un réprouvé devant lequel on s’écarte, j’avançais au son de mes grelots de la honte.
À mon incapacité et asocialité de pauvre noble, venait de s’ajouter à présent la sottise destructrice.
Devant le danger public que je représentais, les laquais écartaient les obstacles, éloignaient la vaisselle.
L’un d’eux m’orienta à distance de la petite fontaine décorative.
Le pire fut que, de nouveau, pas un seul des convives ne vînt me faire une remarque.
J’aurais bien volontiers accepté les reproches.
Qu’on daignât m’interpeller d’un polémique commentaire et je me serais défendu, haut et fort, quitte à admettre ma maladresse naturelle et ma déficience remarquable.
Mais, non!
Pas un seul mot!
On me toisait.
On me saluait d’un petit sourire en coin.
Dès mon dos tourné, on roulait de grands yeux car, chacun le sait, l’imbécillité est dangereuse et le prudent, du sot, se gardera bien de le moquer ou de le tancer.
L’arrivée spectaculaire du gâteau d’anniversaire et du champagne éloigna fort heureusement ces nuages orageux.
Un domestique m’offrit ma pitance, prenant soin que j’eus l’assiette bien en main.
Choisissant le banc de pierre le plus éloigné possible de la noble assemblée, j’allai m’y exiler pour attendre la fin de mon calvaire.
Assis à même la pierre brûlante, écœuré par la crème fouettée, j’en vins naturellement à ressasser la ritournelle où je maudissais ma situation.
Comprenez bien que ma misère, je n’en étais point la cause puisque c’était mon incapable de père qui nous avait ruinés.
À l’arrivée de ces aigrefins dans notre province, mon géniteur avait été fort mal avisé de vouloir les fréquenter.
Inoculant à mon parent la maladie du jeu, ces immondes tricheurs, à coups de dés pipés et de cartes biaisées, n’eurent point de mal à le spolier.
Fermes, fermages, métairies, rentes viagères, dot, bijoux, tableaux, meubles, tout y passait.
Je n’étais point pauvre, je vous le répète, j’étais victime d’un parent.
Ah, comme je maudissais la tyrannie du sort qui voulut que je naquisse le fils d’un inconscient.
J’eusse bien volontiers passé la dernière heure à pleurer mes finances et à jalouser celles des brigands qui plastronnaient devant mes yeux envieux mais je fus miraculeusement rejoint par la seule personne au monde pour laquelle j’avais encore de l’estime et de l’affection.
Odile, jeune marquise de Kerceau, vint asseoir sa ravissante personne à ma droite.
Bienveillante, elle alla jusqu’à me prêter un coin de son ombrelle.
— Mon brave Anselme, tu fais une de ces têtes! s’exclama-t-elle de sa voix de pinson badin.
— …
La beauté d’Odile, son naturel et son charme, ne manquaient jamais de me priver de tous mes moyens d’élocution.
Ma timidité auprès du beau sexe démultipliait mon naturel taciturne.
— Es-tu blessé?
— O… Oui.
— Je ne vois, reprit-elle, qu’une petite déchirure à ton manteau.
Ma douce compagne de banc inséra un petit doigt coquin dans la fente nouvelle de mon habit.
— Pas de sang! Pas de douleurs! poursuivit-elle. Tu vois bien que tu n’as rien du tout...
— …
— La blessure serait-elle interne? m’interrogea-t-elle entre moquerie et inquiétude. Tu devrais peut-être consulter un médecin. J’ai entendu l’histoire d’un métayer qui, à la poursuite d’un chat ou d’une chatterie, tomba du toit de sa voisine. Indemne en apparence, il rentra chez lui à pied. Le soir même, il expirait en avalant sa soupe.
— Ah...
— Après l’avoir découpé en rondelles, le médecin conclut que, suite à sa chute, un organe avait éclaté sans en laisser rien voir.
— Éclaté en sanglots, peut-être! raillai-je, subitement irrité par toute cette attention. C’est que tout le monde connaissait son dragon!
Ne s’offusquant pas de ma pique trop appuyée, Odile se contenta d’une délicieuse tapette contre mon épaule.
— Tu infères, toi aussi, que sa furie, d’un bouillon de onze heures, l’eut empoisonné? Tu te trompes, Anselme... Et cesse de me moquer!
Moi?
La moquer?
Savait-elle au moins ce que représentait la moquerie des siens?
J’en demeurais coi.
— Edmond est ridicule, s’empourpra subitement ma douce amie, de t’avoir laissé seul aux commandes de ces chevaux à demi-fous. Le fat m’a montré hier son fameux bolide. J’ai hurlé de frayeur à la vue des bêtes écumantes. S’il croyait qu’il allait m’impressionner! De toute façon, j’ai refusé catégoriquement d’y grimper et il en était copieusement vexé. Edmond est un jeune coq qui, crois-le bien, ne possède ni ton caractère ni ton mystère.
Ses yeux bleus plongés dans les miens, Odile pencha délicatement la tête en m’offrant un sourire d’un altruisme bouleversant.
Je notai également qu’elle avait déganté sa main gauche qu’elle laissa progresser imperceptiblement vers la mienne.
— Tu me trouves mystérieux? lui demandai-je.
— Tu es tellement posé, tellement sûr de toi. Je t’ai vu arriver aujourd’hui. Froid, distant, tu n’as prêté attention à personne... Tu n’en as pas salué un seul. Tu étais semblable à un aigle majestueux planant au-dessus de la volière.
— Ah...
— Et chacun de s’interroger sur tes arcanes! Quels secrets nous cache-t-il? De quelles aventures suspectes revient-il?
— N… Non.
— Si, si, si, si, tu rumines des sentiments profonds. Tu nous dissimules des événements immenses. Allons, Anselme, je brûle tant d’être ta confidente... Raconte-moi, enfin, tous tes secrets! Et pour commencer… Comment s’appelle-t-elle?
Candide Odile, les pieds dans l’enfance et la tête dans les romans sentimentaux, comme elle lisait bien mal ma triste biographie.
Alors que je ne ruminais que de l’envie, que je jalousais Edmond, que je convoitais la fortune de son père, un des gentilshommes les plus riches de notre région, Odile m’imaginait en jeune aventurier détaché.
— Je n’ai pas de secrets, lui répondis-je difficilement.
— Tu vois bien, tu recommences! Plus tu les nies, plus tu me captives. Tu as raison, le moment est mal choisi mais je saurai, crois-le bien, un jour te faire parler.
Brusquement, Odile posa sa main sur la mienne.
Le geste ne dura qu’un merveilleux instant.
Dans un tourbillon grisant d’étoffes précieuses, elle disparut tout aussi magiquement qu’elle était apparue.
Finalement libéré de mes obligations sociales, je pris le long chemin à travers les bois pour rentrer à mon domicile.
Tout au long, je réfléchis à mon destin.
L’absence d’une rente ou de revenus réguliers me condamnait à l’existence amère du misanthrope.
Un foyer, une famille, la tendresse d’une épouse, d’une Odile, n’étaient même pas du domaine du concevable.
Le marquis de Kerceau, à la moindre de mes prétentions, éclaterait de rires replets comme à l’apothéose d’un spectacle comique.
Je ne pouvais aspirer qu’à une benjamine noble, sans dot, plus mal lotie que moi ou, à la limite, l’aînée d’un roturier désireux d’élever son rang.
Et encore, ce serait en procédant par roublardise car, non content de nous avoir ruinés, mon parent nous avait laissé en héritage des dettes, des dettes éternelles dont la créance était plus connue que le loup blanc.
M’épouser, c’était épouser la ruine!
Qu’avais-je d’autre à faire que de m’enfuir?
Pourquoi ne pas quitter notre dernier bout de terre pour aller chercher la bonne fortune?
J’avais lu plus d’une histoire qui débutait ainsi et la réussite était invariablement au rendez-vous du dernier chapitre.
Mais tourner la page réclamait un immense acte de courage.
Il eut fallu que j’abandonnasse ma triste tanière, que je m’émancipasse, voire, que je me libérasse de ma propre identité.
J’eus alors le présage d’un grand voyage...
Mais, mon absence ne serait que temporaire.
Dans mon rêve, je vis ensuite le jour où je ferais le chemin en contresens.
Je rendrais visite à Edmond de Boursault aux commandes de mon cabriolet étincelant, un cabriolet de chez Ferrot mais le modèle à quatre chevaux.
Mes habits, d’un luxe éblouissant, seraient tissés des soies les plus fines et les plus exotiques.
En me voyant arriver, splendide, puissant, fabuleux, on se battrait pour être le premier à entendre, de ma bouche, mes aventures légendaires.
Odile, se pâmant devant mon illustre personnage, serait la plus fervente de toutes mes auditrices.
Plus tard, nous promenant seuls dans le parc, je lui prendrais délibérément la main pour lui révéler, enfin, l’unique mystère qui jamais ne m’habitât en lui déclarant:
— Odile, je t’aime.