Nez Grillé - Chapitre 2
Nez Grillé - Chapitre 2
De mon domicile émanait une désolation inégalée qui débutait par celle de ma propre mère.
Depuis la mort tragique du créateur de toutes mes misères, cette dernière s’était réfugiée dans une dévotion incomparable où chaque instant de son existence était voué à la prière.
Le visage irrémédiablement tourné vers Dieu, représenté par les maints crucifix, interdits de saisie, qui décoraient nos murs désolés, ma mère arborait un air de pénitent fanatique et interrogatif.
Elle semblait réclamer au Tout-puissant une réponse catégorique à l’unique question qui la bouleversait et qui se résumait en un simple pourquoi.
Pourquoi un destin si convenablement entamé s’achevait-il si misérablement?
En effet, pourquoi?
Occupée autant qu’elle l’était à réclamer la miséricorde divine, je n’avais plus le loisir de lui parler et, lorsque je n’étais point perché sur la cime d’un grand arbre, nous hantions silencieusement les salles vides de notre demeure délabrée pareils à de dolents fantômes.
Le voyageur égaré, assez fou pour s’aventurer à travers les hautes herbes qui nous encerclaient, était immanquablement apeuré en découvrant notre château envoûté.
De nuit, l’effet devenait terrifiant tant le manque de chandelle nous enténébrait.
Épiant à travers un carreau brisé, à la vue du spectre squelettique de ma pauvre mère qui, agenouillée à même le sol glacé, dans sa robe de chambre crasseuse, la tête levée vers les cieux, marmonnait sa messe de minuit, notre curieux ne pouvait que s’enfuir à toutes jambes loin du sordide cauchemar du lieu de ma naissance.
Si quitter cette terre maudite m’apparaissait de plus en plus comme une évidence, mon départ abrupt provoquerait inévitablement l’abandon de ma mère.
Qui allait s’occuper d’elle?
Qui cueillerait les fruits amers de notre verger?
Qui récolterait les racines de la colère de notre potager?
Maladroit et peu apte aux corvées ménagères, ma jeunesse m’imposait pourtant la réalisation de ces activités.
Vous vous imaginez sûrement qu’un jeune homme vaillant, plein de caractère, de courage et de force, aurait tôt fait, à la sueur de son front, de remettre sur pied sa demeure.
Ce serait bien mal me connaître...
J’avais toujours été un enfant malingre et gauche.
Transformé en grand garçon voûté et affecté, cette confrontation imposée à l’agriculture me devint une épreuve insurmontable.
Si j’avais bien observé nos gens retourner la terre à l’époque de notre faste, je ne m’étais nullement intéressé aux gousses.
Pour tout dire, je trouvais cette activité néfaste préférant m’amuser à sauter sur les dalles de pierre.
Devenu maître de mon potager, l’extraction de la moindre carotte devint une tâche formidable.
Sans expérience, sans savoir, sans goût pour la nature productive, je plantais à tort et à raison, récoltant, dans le meilleur des cas, une pleine poignée de mauvaises herbes.
Je vous l’avoue sans détours, si durant la saison clémente je glanais quelques fruits et quelques légumes miraculeux, durant les mois d’hiver, nous mourions tout simplement de faim.
Ces mois de malnutrition me rendaient plus apathique encore et, l’époque des semences revenant, je devenais chaque année moins capable.
Vous imaginez peut-être que nos voisins, le curé du village ou quelques fermiers des alentours nous prendraient en pitié et nous apporteraient de charitables paniers de denrées.
Je n’en vis pas un seul!
Car, voyez-vous, de son vivant, mon géniteur offrait à la société un caractère particulièrement rosse et malfaisant.
Le curé, il lui bottait le derrière à chaque opportunité.
Ses voisins, il les insultait, les brocardait, les faisait tourner en bourrique.
Enfin, il était de ces personnages qui se régalent de la haine que les gens leur portent, ne cessant, à chaque tentative de paix, de les insulter en retour.
Alors, vous comprendrez aisément qu’à la première disette tous nos domestiques partirent au galop.
Malgré les ans passés, il s’accolait à notre nom, surtout chez les petites gens, une méfiance et des a priori indélébiles.
Notre misère nous l’avions bien cherchée!
Et aux yeux du monde, ignorant et bête, nous méritions bien nos peines.
Qu’allais-je bien faire de ma bigote de mère?
Soutenant à tort et bien trop longtemps les opinions préjudiciables de son mari, elle s’était vue très tôt rejetée de sa propre famille.
Indolente depuis le jour de sa naissance, sans la moindre once d’initiative, elle périrait trop rapidement, dans l’abandon.
J’eus beau me creuser la tête, il ne me restait plus que la solution du couvent.
Mais, ces prieurés n’étaient point charités et pratiquaient, sans remords, les tarifs des auberges réputées.
Voilà bien la raison pour laquelle je fus condamné, devant la mère supérieure du monastère, à signer un pacte avec Satan.
Je possédais, en mon nom, la propriété de notre maison que mon père, dans un moment de lucidité, m’avait transmise pour la sauver.
Protégé des usuriers aux termes des us en vigueur, ce dernier bout de terrain, ultime patrimoine, demeurait mon unique sauvegarde.
Sa perte définitive signifierait irrémédiablement la fin de notre nom et de notre lignée.
Très au fait de ma situation, la supérieure du couvent me proposa d’accueillir ma mère à la condition que, le jour de sa mort, si je n’étais point revenu payer le coût de son hébergement, ma propriété retomberait dans les mains avides du diocèse.
Je vous l’ai dit, ces bonnes sœurs étaient sataniques!
L’offre me poussait non seulement à trouver de l’argent mais à le trouver vite.
Ma mère avait rapidement périclité ces dernières années et sa santé n’était point bonne.
De plus, j’eus la vision furtive que, dès mon dos tourné, une nonne assassine allait entrer dans la cellule de ma parente pour l’y poignarder.
Au moment de signer, je chassai vite ces idées monstrueuses.
Pourtant, durant tout mon périple, le doute ne me quitta jamais.
Mais, avais-je véritablement le choix?
En dernière défense de mon cas, avant que vous ne me jugiez trop sévèrement, j’ajoute que j’étais ceint de la naïveté et de l’élan irréfléchi qui caractérisent la jeunesse.
Et c’est ainsi qu’un mois après ma fatale décision, je sellai mon vieux cheval, emplis un baluchon de quelques affaires et partis faire fortune.
Une fois lancé sur les routes, l’optimisme revint rapidement.
Je m’imaginais tel un preux chevalier, un personnage de légende, partant à la conquête du monde.
Ayant passé le plus clair de ma jeunesse à l’abri des hauts murs de notre domaine, je me lançai, allégé du bagage de l’expérience.
Naïf plus que simplet, j’avais suivi l’enseignement de précepteurs intermittents dont la qualité s’était étiolée au fil des ans.
Pour vous dire, le dernier, c’est moi qui lui avais appris son latin.
Mon instruction découlait principalement de mon goût pour la lecture et j’avais lu et relu tous les ouvrages de notre bibliothèque jusqu’à ce qu’on les brûlât pour se chauffer.
La seule destination possible pour un jeune aventurier intrépide me sembla être Paris.
Une grande métropole, véritable creuset des ambitions et des desseins, m’apparaissait comme le lieu idéal pour accéder rapidement à la fortune.
La plus vaste cité du royaume devait regorger d’activités florissantes et d’opportunités gratifiantes.
Par ailleurs, c’était la seule ville distante dont je voyais à peu près le chemin car, s’il est bien connu que tous les chemins mènent à Rome, il est notoire qu’un seul mène à Paris.
Le plus inquiétant était sans conteste la distance à parcourir.
Je n’avais pas cheminé depuis plus d’une demi-journée que mon vieux cheval commença sérieusement à dépérir.
Il hoquetait.
Il pétait.
Il râlait.
Il piaffait.
Il faisait tant de bruit et dégageait tant d’échappements nocifs que chaque paysan qui nous doublait sur son âne ne pouvait s’empêcher de nous saluer de jurons en levant les bras au ciel.
À imaginer que j’avais au minimum trois semaines de route devant moi, ma destination me sembla tout à coup irréaliste.
Puis, tout comme je l’avais anxieusement anticipé, mon bidet s’arrêta net au beau milieu du chemin pour, sans crier gare, crever littéralement sous mon poids.
S’effondrant de toute sa masse dans un dernier râle critique, il m’éjecta vers le fossé duquel je me relevai, hagard.
Je me mis aussitôt à tirer sur la bride pour dégager le chemin mais le poids de la bête, amplifié dans la mort, était au-delà des forces de mes bras fluets.
Ce que je craignais par-dessus tout arriva dans la minute suivante.
Un gros paysan grimpé sur une charrette de foin s’arrêta devant mon obstacle.
— Bouge ta d’ là! me cria-t-il avec véhémence.
— Mon cheval vient de mourir! me défendis-je en décrivant l’évidence.
— Kek je m’ouan fich’ pas mal! D’gag’ l’ chemin, vaurien!
— Je le ferais bien volontiers mais la bête est trop lourde. Peut-être que tu pourrais m’aider.
— R’garde ma kom k’i m’ cause! Kéki gêne mon passag’ et v’là t’y pas qu’i me traite comme son valet, me tutoyant, m’mettant à la tâche. D’gag’ ta bourriqu’, le gitan!
— Monsieur, je ne suis point gitan et mon destrier fut naguère un cheval.
— V’là qu’i’ m’ conte sa vie, à c’ t’heure! D’pêche ta, je dois rentrer chez moué pour la soupe!
Je tirai de nouveau sur les rênes tel un forcené pour signifier ma bonne volonté mais la pauvre bête ne bougea pas d’un pouce.
Inévitablement, une seconde charrette s’arrêta derrière la première.
— D’gag’ ta charrette, nomdediou! hurla le nouvel arrivant.
— C’est pouaint ma! Kek y’a un gitan qui barr’ la route!
— Un gitan? Kek i’ veut le gitan?
— Je ne suis pas un gitan! hurlai-je à ces affreux.
— Pourquoué qu’i barr’ le chemin?
— Kek cé pa ben clair! I’ racont’ kek son âne k’a crevé!
— C’est pas un âne!
— Kéki faut qu’i bouge son baudet, nomdediou ! Y’a la soupe qui m’attend...
— Ma aoussi! Ma aoussi!
— Hé, le gitan! Kek’ si je mange froué, kéki va t’en coûter!
— Messieurs, je vous en prie... Je vous répète que je ne suis pas un gitan et si vous m’aidiez, plutôt que de jacasser, nous aurions vite fait de dégager la voie.
— T’as ti entendu? Kek l’ bohémien qu’i se prendrait pour un nobliau!
Sur l’instant, j’eus l’envie féroce de révéler ma noble identité afin de soumettre ces rustres.
Je me retins.
Je m’étais juré de ne plus jamais user de mon nom tant que ma pauvre mère demeurerait otage.
— Eh, bien soit... Si vous ne m’aidez point, personne ne bougera d’ici, conclus-je.
Sur ce, je m’assis sur la croupe de feu ma monture qui relâcha un dernier pet violemment sonore.
— Ah, misèr’! Ces gitans, kek des fort’ têtes!
— Kez kon fé? On l’aide?
— M’ouan fiche! Kek j’ boug’ pouaint!
On se retrouva ainsi tous trois à bouder chacun de notre côté.
Finalement, une troisième charrette arriva en contresens.
Il s’agissait plutôt d’un grand chariot bâché semblable à celui d’un commerçant ambulant.
Il était mené par un petit bonhomme tout rond, tout vêtu de jaune, le crâne protégé par un immense chapeau de paille.
— Oh! Que se passe-t-il donc ici? me lança ce dernier arrivant.
— Mon cheval est mort, ne vous en déplaise.
— Kek un gitan! Kek un voleur de chevaux! hurla le premier paysan.
— L’a cr’vé la piauvre bêt’! amplifia le second.
— Mais cessez donc de dire n’importe quoi à la fin! rétorquai-je à la paysannerie.
— Allons, messieurs, calma le bonhomme bouton-d’or, il est clair que ce jeune garçon est dans l’embarras.
— Ta le bourjoué, t’ vas pouaint le défendre! Kek’ un affreux bohémien! Kek i’ vient dans la nuit, déguisé en r’nard, te voler tes œufs, tes poules et ton coq. Je l’a vu faire! Kek i’ se fatigue pouaint de les plumer! V’là t’y pas k’i les jette dans sa gross’ marmit’ et, après, avec sa band’, k’i jouent de la musiqu’ tout’ l’ nuit.
— Ouais, ma aussi je les ai entendus! Kek i’ chantent fiaux par d’ssus le marché!
— Allons, messieurs, les calma derechef le marchand, je suis certain que nous voulons tous aller où nous devons aller. À quatre, nous n’aurons point de difficultés à dégager le chemin.
— J’aide pouaint les gitans, j’ t’ dis!
— Ma, non plus!
— Vous êtes vraiment un gitan? me questionna le chapeau de paille.
— Mais, non! insistai-je.
— Vous me direz, gitan ou pas, ça ne change rien au problème. Je n’ai pas de temps à perdre et je dois vite livrer mon chargement à Nantes.
— Kek ça p’eu’ ben nous fair’ ? hurla le paysan de plus en plus exalté.
— Allons, messieurs! Ce jeune homme vous paiera...
À ces mots, les mines coléreuses s’éclaircirent sur-le-champ.
— Enfin, k’on commenc’ à causer!
— Kek c’est pouaint trop tiôt!
— C’est que je n’ai pas un sou sur moi, précisai-je.
— Pas un seul sou? Pas un seul liard? s’étonna le marchand.
— Je ne possède plus rien au monde! Je pars sur les routes, loin de chez moi, pour faire fortune et, franchement, je ne pensais pas en avoir besoin si vite.
— Donnez-leur votre cheval. L’un prendra la selle. L’autre vendra la viande.
— Kek je n’ mange pouaint de cheval! Kek ça m’ donn’ de l’urticair’!
— Je sa’ pouaint monter à cheval!
— Excellent, s’écria le commerçant ambulant en se frottant les mains, nous sommes donc bien tous d’accord. Allons, messieurs, la fortune, à défaut de notre jeune ami, vous sourit à tous les deux.
Les deux paysans se grattèrent copieusement la tête puis, ayant enfin compris qu’ils allaient profiter de mon malheur, annoncèrent à l’unisson:
— Bon, ben d’accord!
Les deux rustres et le marchand mirent pied à terre.
Chacun de nous s’empara d’un sabot de mon cheval.
D’une série de vigoureux ho-hisse, nous tirâmes la pesante carcasse sur le bas-côté.
S’épongeant le front sous son chapeau, le petit, mais vigoureux, bonhomme jaune nous salua d’un:
— Messieurs, je vous souhaite à tous trois un florissant avenir!
— Vous partez? m’enquis-je.
— Mon chargement ne peut attendre.
Subitement décontenancé par la résolution, je fus pris de la peur d’être abandonné sur ce bas-côté.
Changeant de plan sans réfléchir, je lui demandai:
— Si vous allez à Nantes, pourriez-vous m’emmener?
Le bourgeois me toisa et se frotta le menton.
— C’est que d’habitude je ne prends point de passager surtout un Tzigane.
— Je vous l’assure, monsieur, je suis bon Breton.
— En effet, tu m’as tout l’air d’être un brave garçon de par chez nous. Soit, un peu de compagnie n’est pas de refus. Allez, grimpe!
Je pris place sur le banc du lourd chariot et nous abandonnâmes les deux paysans.
Nous comprîmes à leur discussion enfiévrée qu’ils n’étaient déjà plus d’accord sur les termes du marché chacun arguant que le harnachement faisait soit partie de la selle, soit de l’animal.
— À leur place, je ne ferais point tant d’histoires et je prendrais mes jambes à mon cou, déclara mon sauveteur en confidence.
— Pardon?
— Je ne désirais effrayer personne sur le moment mais nous étions tous les quatre dans une situation fort périlleuse.
— Ah, bon?
— Vois-tu, j’ai commencé chez un bouilleur de cru de la baie de la Raie. Un éleveur à demi-fou qui distillait une eau-de-vie redoutable à base de pommes à couteau et de boyaux de bovins.
Le marchand demeura ensuite muet comme s’il avait, de cette phrase, déjà tout dit.
— Je ne vois pas bien le rapport, affirmai-je
— Je te parle de la fermentation, mon garçon. Tout contenant laissé trop longtemps au soleil voit son contenu émettre des exhalaisons.
— Pardon?
— Des vapeurs excessivement toxiques.
— Ah, bon?
— Ton cheval ne va pas tarder à éclater.
— Éclater?!
— J’ai bien vu qu’il avait la panse anormalement pleine. Une bête mal nourrie de pommes pourries... À présent mort, et fort logiquement incapable de les libérer, les vapeurs se sont accumulées. Il arrivera bien un point où tout cela va sauter.
Le personnage eut à peine terminé son exposé qu’une violente détonation ébranla l’atmosphère.
— Qu’est-ce que je te disais! confirma le docte d’un visage rayonnant.
— C’est affreux!
— Ces deux imbéciles ont bien mérité leur sort. On ne s’empare pas du dernier bien d’un homme démuni par la providence.
— C’était votre idée!
— Qu’on me juge sur mes actes! En incitant un sot à agir, je ne puis être responsable de sa conduite.
— Pour ma part, je n’avais pas beaucoup de choix.
— Parce que tu es pauvre! L’indigence n’offre jamais d’alternative. Sans le sou, tu subiras toujours les conséquences des choix des autres. Par exemple, n’ai-je point fait celui de te prendre à mon bord?
— Je m’incline devant votre savoir et votre magnanimité, cher monsieur. À qui dois-je l’honneur d’une si pédagogique compagnie?
— Beurre.
— Pardon?
— Je m’appelle Jean Beurre.
— Enchanté, sieur Beurre. Mon nom est Anselme.
— Anselme comment?
— J’ai placé le nom de mes parents en hypothèque et je ne puis, moralement, continuer de l’employer. Par ailleurs, j’ai le désir non seulement de trouver la fortune mais de recommencer ma vie. Aujourd’hui est un peu le jour de ma naissance.
— Morbleu, en voilà une curieuse attitude et je plains tes parents de perdre ainsi leur fils.
— Mes parents ont quitté ce monde. Sans famille, sans terres, sans biens, je nais, libre de toutes emprises. Je suis mon propre maître!
Vous aurez noté de ma part un tempérament porté à la duplicité, confirmé par mon discours d’accoucheur.
De plus, le contact d’un étranger lors d’un voyage encourage curieusement au mensonge, chacun s’inventant le personnage qu’il aspire à être.
— Eh bien, je te souhaite mes meilleurs vœux, mon garçon! Et, si je devais moi-même partir à l’aventure, sûrement que je me dirigerais vers Nantes.
— Et Paris?
— Paris est une ville affreuse, une cité déclinante qui transforme le superbe provincial en dévergondé. Nantes, joyau de la Bretagne, n’a que faire de ces abjects Français poudrés et efféminés. Nantes incarne l’esprit breton qui dynamise l’homme robuste stimulé par l’entreprise et le commerce. Nantes est une vibrante métropole où les rêves les plus ambitieux fructifient. Bravo, mon garçon! Te voilà fort bien parti et, tel que je te vois, tu respires la ténacité et la débrouillardise qui caractérisent notre magnifique peuple. Tu auras vite fait de trouver fortune, de l’épouser, de l’engrosser et de la faire accoucher des deux plus beaux enfants de la terre que tu baptiseras... Rente et dividende.
À entendre cet élan patriote et patronal, mon torse s’enfla de joie.
En effet, un grand port marchand devait être la source de mille opportunités et je pris ma première déveine pour une seconde chance.
Dieu, Fortune ne se contentait pas de m’appeler, voilà à présent qu’elle me guidait.
— J’ai surtout bien fait de te prendre à mon bord, poursuivit Jean Beurre, car nous pourrons nous relayer à la conduite.
— Pourquoi cet empressement?
— Jette un coup d’œil derrière et tu vas vite comprendre.
À l’arrière du chariot s’entassaient, enserrés de paille, une douzaine de gros tonneaux suintants.
Je découvris en soulevant l’un des couvercles qu’ils étaient remplis de beurre.
— Du beurre?
— Du bon beurre salé breton des meilleures fermes du pays! Mon trésor! Mais l’embêtant du beurre est bien qu’il fond. Imperceptiblement, du fait de ces chaleurs estivales, mon chargement se liquéfie pour se répandre sur la route.
En effet, une fine traînée grasse s’amalgamait à la poussière du chemin.
— Tu comprends pourquoi je ne dois point faire de halte sinon je n’aurai plus rien à l’arrivée.
— Qu’allez-vous faire avec tout ce beurre?
— Des galettes, mon garçon! Des galettes!
— Des galettes?
— La galette de maître Beurre, la galette pur beurre! C’est moi!
Le curieux bonhomme extirpa de sous son siège une boîte de fer peinte.
Il en tira une petite pâtisserie ronde et sèche qu’il m’offrit en dégustation.
— Goûte-moi cette merveille! La galette bretonne, à ne pas confondre avec la galette de blé noir, par ailleurs condamnée à disparaître, est destinée à un avenir florissant. Toi qui t’en cherches un, je te conseille d’y planter les dents.
Je mordis le petit gâteau avec méfiance.
Sec et dur, il dégageait une odeur de vieux beurre rance.
S’émiettant sous ma dentition, les fragments rugueux râpaient ma gorge tels des copeaux de bois.
À mon grand dam, le maître biscuitier ne m’offrit aucune boisson pour la faire passer.
Sa galette donnait à l’étouffe-chrétien tout son sens et j’eus pu même la baptiser d’étouffe-chrétienté.
— Délicieuse, m’enthousiasmai-je hypocritement.
— Une recette familiale! Mais ma réussite ne serait point possible sans l’ingrédient magique.
— Magique?
— C’est qu’autrefois, ma moumou…
— Votre nounou?
— Non, ma moumou, le petit nom de mon épouse, madame Beurre.
— Ah, oui… Madame Beurre.
— Comme je le disais, ma moumou faisait les galettes en y ajoutant du sel de mer. Elles n’étaient point mauvaises mais donnaient un peu soif. Un jour, j’eus l’idée de génie. Revenant de Nantes avec un peu de ma poudre magique, j’en mélangeai subrepticement dans la marmite de ma moumou. Et là! Le miracle! La révélation! C’est ainsi que les fortunes se font, mon garçon. On brigue! On bricole! On brille!
— Quelle est donc cette poudre magique?
— Le sucre! Le sucre! Le sucre a fait la fortune de Nantes et tout ce qui touche au sucre se transforme en or!
— Ah, bon?
— Évidemment, c’est un secret de polichinelle et le sucre est, de nos jours, produit en grande quantité. Tiens, il n’est pas une ville de France qui ne s’acharne à la pâtisserie. Et chacun d’inventer son gâteau régional! La turlupette de Lorient! Le bouffeton de Rennes! La crotte de Laval... Eh bien, moi, c’est la galette de Nantes!
— Vous pensez qu’elle a de l’avenir?
— Un jour viendra où la galette bretonne sera connue dans l’univers entier. Il n’existera pas une région du globe où l’on ne pourra en trouver. Elle sera exclusivement fabriquée à Nantes dans ma biscuiterie... Crois-moi, mon garçon, dans trois cents ans on marquera toujours sur la boîte de fer... Galette bretonne, galette pur beurre.
Le bonhomme mit tant de fougue et tant d’enthousiasme à décrire son entreprise qu’il m’en convainquit presque.
De ma vie, je n’avais été au contact de tant d’ardeur dans le commerce ou dans quoi que ce fût d’ailleurs.
— La profession me semble intéressante, dis-je, curieux d’en apprendre plus.
— Évidemment, il ne faut pas avoir peur de mettre la main à la pâte! La main? Les deux mains! Et les pieds! Faut même pas avoir peur d’y plonger!
— Plonger dans la pâte?
— Je jette mes ouvrières dans d’immenses fûts pour qu’elles la malaxent. Il y en a bien une qui s’y noie de temps en temps mais c’est qu’on ne fait pas de galettes sans casser des œufs! Tu verras, je dégrossis de la sorte tous mes nouveaux employés. Un bon moyen d’écarter les moins habiles et les paresseux.
— Vous ne manquez pas d’idées.
— Des idées, voilà ce dont la Bretagne a besoin! Fini ces paysans abrutis qui font et refont les mêmes gestes depuis des siècles. Use de ta tête, mon garçon! Fais travailler tes méninges! L’innovation et l’invention feront de toi un homme richissime! Morbleu, la galette bretonne c’est tout de même moi qui l’ai inventée! Le mélange sucré-salé, il fallait y penser!
À la nuit tombée, j’avais pris les rênes et Jean Beurre somnolait paisiblement.
La pleine lune éclairait notre chemin et j’avais tout loisir de rêver à mon destin.
À côtoyer ce petit bourgeois enfiévré de sa pâtisserie, je m’imaginais un destin semblable.
Pourquoi ne pas apprendre ce métier?
Vous vous scandalisez, chers lecteurs, à l’idée d’un noble dans le pétrin mais, comprenez bien, que j’étais déjà en lisière du grand monde.
Dans la mélasse!
J’en étais à méditer ces pensées lorsque subitement notre chemin fut barré par un immense cavalier tout de noir vêtu.
Comme il brandissait une lanterne à bout de bras, je ne pus distinguer son visage mais je vis clairement que dans son autre main il tenait un pistolet.
Je tirai sur les rênes de toutes mes forces.
Dans le mouvement, Jean Beurre glissa du banc graisseux ce qui eut pour effet de le réveiller immédiatement.
— Levez les mains bien haut, cria le brigand d’une voix enrouée.
J’obéis immédiatement.
Maître Beurre se contenta de se dresser sur ses courtes jambes, peut-être pour se donner plus de contenance.
— Écarte-toi de notre chemin, brigand! s’écria mon compagnon. Nous sommes attendus de toute urgence à Nantes!
— Entendu, alors lancez-moi vos valeurs, répondit le malfaiteur.
— C’est que nous n’en avons point et tu peux nous fouiller. Morbleu, ce garçon est plus pauvre encore que Job.
— Et toi, le marchand, tu ne vas pas me faire croire que tu n’as pas un seul liard dans ta bourse.
— C’est à l’aller qu’il fallait me rançonner! Au retour, mon or s’est transformé en marchandise.
— Que transportes-tu?
— Du beurre!
— Si tu as le beurre, tu as l’argent du beurre!
— Pour un brigand, tu ne manques pas de comique. Allez, laisse-nous passer! Ce sera pour une prochaine fois!
— Alors, je vole ton beurre!
À ces mots, le petit homme passa de l’assurance bravache à la frayeur la plus vive.
— Tu ne vas point voler mon beurre!
— Pourquoi pas?
— Que vas-tu en faire?
— Le mettre dans mes épinards! Allez, vous deux, sautez du chariot!
Terrifié devant le danger de me voir assassiné, j’obéis sans hésitation tout en philosophant intérieurement, qu’en effet, un pauvre n’avait jamais le choix.
Le riche Jean Beurre ne broncha pas.
— Jamais! hurla mon bonhomme.
— Allons, l’ami... Tu ne vas pas mourir pour du beurre!
— Si, justement!
— Sois raisonnable, le bourgeois!
— Si je ne ramène pas ce beurre à Nantes, je suis un homme mort! C’est la ruine!
— Que crois-tu que je fasse à cette heure sur les routes? Si je ne ramène pas de quoi manger à ma famille à Pont-Aven, ils vont tous mourir de faim!
— Serais-tu Jean de Pont-Aven, le plus féroce de tous les bandits de Bretagne? l’interrogea le sieur Beurre.
— Diantre, c’est toujours la même histoire... Dès qu’on se met à bavarder, je me fais démasquer.
Sur ce, le fameux brigand ôta le foulard de son nez et abaissa sa lanterne.
On découvrit le visage d’un pauvre homme émacié au regard affamé.
— Pourquoi es-tu devenu malandrin? questionna Jean Beurre.
— La pêche au bigorneau, c’est la misère! À Pont-Aven, c’est la famine tandis que vous autres de Nantes et de Lorient, sales négriers, vous avez de l’or plein les poches.
— Écoute, mon ami, faisons un marché, proposa maître Beurre. Si tu m’escortes jusqu’à Nantes, je te donnerai de l’or à l’arrivée. Tu verras, chacun y trouvera son compte. Allons, qu’en dis-tu?
Le brigand lissa les poils épars de son menton.
Dans le silence de la nuit, on entendit les longues plaintes de son estomac creux.
— Tu as sans doute faim! s’exclama le marchand soudain inspiré. J’ai des tas de galettes à manger. Allez, attache ton cheval à l’arrière et grimpe à bord.
Et je vous assure que ce brigand, en moins de temps qu’il n’en faut pour trancher du beurre, se retrouva à ma place, assis sur mon baluchon.
Demeuré sur le bord de la route, les mains levées au ciel, je vis avec incrédulité l’attelage s’éloigner cependant que j’entendais, pour tout adieu, la voix de Jean de Pont-Aven s’exclamer:
— Fameuse ta galette! Pour sûr qu’on devrait faire ça de par chez nous!