Nez Grillé - Chapitre 4
Nez Grillé - Chapitre 4
Lorsque je m’éveillai, mes douleurs étaient telles que je crus la coquille de mon crâne fracassée.
De longues nausées révulsives s’évertuaient à évacuer la vacuité de mon estomac affamé.
Je me crus d’abord aveugle puis, lentement, je m’animai, enserré des ténèbres d’une nuit glacée.
Il pleuvait des cordes.
J’étais couché au milieu de la ruelle que traversait un torrent de boue.
Je voulus me redresser pour ramasser mon tricorne mais je découvris dans ma quête tâtonnante que l’ignoble justicier, responsable de ma léthargie, m’avait honteusement dépouillé du moindre vêtement.
Nu comme le ver originel qui habitait la pomme d’Adam, je n’étais recouvert que de terre bourbeuse mélangée d’immondices odieusement odorantes.
Sur l’instant, les paroles de maître Beurre, me décrivant à Jean de Pont-Aven en « garçon plus pauvre encore que Job » me revinrent en écho.
Comment avait-il deviné que, réincarnation moderne du natif d’Uts, accablé de tous les malheurs de la terre, je maudirais tant le jour de ma naissance que j’en maudirais Dieu?
Allais-je, à présent, retrouver la prospérité en acceptant ma propre misère, en renonçant à décrypter les voies du Seigneur?
Alors que je rampais péniblement vers un préau distant, j’eus la vision fugace d’un vieil homme.
Il était assis à terre, sa frêle carcasse coincée entre deux tonneaux, une planche trouée pour toute toiture.
Il tendait au passant invisible une main tremblotante.
Ses grands yeux débordants de misère témoignaient de son indigence absolue.
Nous n’échangeâmes qu’un bref regard avant qu’il ne disparaisse dans les brumes épaisses de mon esprit mais je le reconnus.
C’était mon père qui me transmettait l’image de notre damnation.
Des frissons glacés me brisèrent les reins.
Nous touchions enfin à la vérité de mon histoire.
À présent lâché dans le monde, mon crime secret émergeait du caveau de mes songes!
Mais, je n’étais pas coupable!
J’étais innocent!
Innocent, je vous dis!
Je ne pus retenir d’amères larmes qui se mélangèrent à cette boue déjà souillée par l’humanité.
Pourquoi, père?
Pourquoi?
Comment en étais-je arrivé là?
Qu’avais-je fait pour mériter pareille leçon?
Ta vengeance était donc celle de me condamner à la mendicité, à vivre en parasite de la société?
Mais comment, de cette position, pourrais-je renoncer à te maudire et à me maudire?
Une fois redressé, je titubai jusqu’aux tonneaux.
L’endroit était bien désert.
Ma nudité gênant ma pudeur, j’enjambai le plus mince des fûts pour m’en habiller.
L’agrippant par les côtés, je me hâtai ensuite vers un abri, tout de même heureux, que, durant pareille averse, la ruelle fût vide de témoins.
Protégé d’un bout de toit, je m’assis à terre.
En repliant les jambes, je pus m’enfoncer, pareil à un bernard-l’hermite, dans la coquille de mon tonneau.
Je ne vis plus le monde qu’à travers la bonde.
Le confinement douillet de ma carapace calma momentanément mes angoisses.
Je voulus presque m’y laisser mourir mais, la pluie ne cessant et l’inconfort grandissant, j’eus l’impulsion de chasser la morosité en réfléchissant à mes premiers pas boiteux dans le monde.
J’avais commis tant d’erreurs.
Pareil à des milliers de mes semblables, j’attendais que la fortune me tombe des cieux car telle était la leçon que j’avais apprise.
La cause principale de cette ignorance venait de ma naissance, cette loterie de l’inconnu, qui distribue l’un ou l’autre vers l’opulence ou la misère.
Un homme né riche n’a nullement besoin de quitter son château.
Il se contente soit de préserver son bien, soit de le manger comme autrefois mon géniteur avait englouti le sien.
Qui recherche la fortune dans ce monde?
Un pauvre!
Seule cette condition, par définition misérable, pousse l’impécunieux à entreprendre pareille quête.
Le pauvre, à qui le hasard n’a rien offert de bon, est de tous les hommes le plus entreprenant.
Il sait, par expérience, que chaque pièce de monnaie doit se gagner par son labeur.
Personne ne lui fera de cadeau et, pour peu qu’il ait un semblant de tête sur les épaules, sa réussite est quasiment assurée.
À l’opposé, un homme né riche, devenu pauvre, n’a en rien cet avantage car il possède déjà l’expérience d’un destin favorable.
Plaçant tous ses espoirs dans la fatalité divine, il attend le retour de sa bonne fortune sans accomplir le moindre effort.
La pièce d’or et sa perte aux mains du spéculateur étaient en raccourci cette leçon.
Ayant les yeux plus gros que le ventre, je n’avais point vu en ce louis l’immense trésor qu’il représentait.
J’avais cru sincèrement que ce don du ciel signalait l’arrivée obligatoire de milliers de ses semblables.
Ne l’ayant point gagné de mon effort, je l’avais joué aveuglément dans un jeu de hasard.
Je l’avais investi, sans m’enquérir des probabilités, dans une entreprise aux risques colossaux.
J’étais devenu mon père qui, trop vaniteux, trop confiant dans la permanence de ses finances, s’était fait plumer!
À poursuivre cette tradition familiale, je me dirigeais assurément vers l’asile des pauvres.
Si je voulais la fortune, je devais m’envahir de bon sens et m’appliquer à un travail.
Apprenant à devenir un véritable nécessiteux, j’allais commencer petit, au bas de l’échelle, pour gravir un à un les barreaux de la société.
Encore jeune, je n’avais qu’à me choisir un métier simple et honnête.
Je commencerais apprenti.
Mais, un apprenti quoi?
J’en étais à me chercher un domaine économique d’avenir, autre que la biscuiterie, lorsque Fortune, toujours aussi aveugle, me frappa derechef de son gros bâton.
Mirant l’océan de boue à travers la bonde de ma barrique, je vis celle-ci subitement onduler.
Je pris peur en imaginant un rat gigantesque ou un monstre fabuleux.
Je me levai d’un bond à la recherche d’une arme lorsque la boue mouvante se mit, plus mystérieusement encore, à chanter.
Cette terre imbibée chantait, sur un ton particulièrement faux, un vulgaire refrain où le capitaine masculin d’un équipage féminin passait chaque naviguant par ses armes phalliques.
Stupéfié, je crus voir la silhouette d’un homme qui remontait de sa tombe, en cette forme qui se dressait lentement hors de la boue.
Je crus sincèrement à un mort-vivant puis, chassant ces idées fantasques, je reconnus qu’il s’agissait d’un ivrogne qui, à présent réveillé, remontait à la surface.
Habillé de ma barrique, je m’en approchai.
En tous points semblable à l’ébauche grossière d’une statue de glaise dans l’atelier d’un sculpteur débutant, mon chanteur tira une bouteille de sa manche et se mit à la lamper.
Réalisant qu’elle était vide, il la fracassa contre le mur.
— Ohé, moussaillon, s’écria-t-il d’une voix rauque, dans quel port suis-je donc?
— Nantes, répondis-je.
— Nantes? Morbleu, il n’est donc point possible de quitter cet enfer des hommes. Qui es-tu, matelot?
— Je m’appelle…
— Ah, je vois que tu as bu tout ton fût! Ou cacherais-tu une bouteille de rhum sous tes jupons?
— Je…
— Rien qu’en te voyant, tu me donnes plus soif encore! Du tafia, nom de Dieu! Du tafia!
Je voulus m’éloigner de l’ivrogne lorsqu’il me retint par le rebord de mon baril.
— Allons, Diogène, je ne vais point m’ôter de ton soleil... Ne veux-tu pas de mon or?
Ce mot me freina mieux que sa prise.
— Je te donnerai un louis tout neuf si tu m’escortes jusqu’à mon navire, me proposa-t-il.
Cette offre opportune m’intéressait assurément.
Ce salaire me permettrait de gommer le désastre de la veille.
— Où se trouve votre navire? lui demandai-je.
— Comment veux-tu que je le sache? Je suis tellement ivre et le pont tangue si violemment que je me croirais en pleine tempête. Pardi, ta pièce d’or, tu dois la gagner!
L’idée d’un salaire et non d’une aumône rassura mes nouveaux principes moraux.
— Comment s’appelle votre navire?
— La fille bâtarde des moissons et du maître de la lumière, de la foudre et du tonnerre! L’union scandaleuse de la fortune du pauvre à la puissance du Maître!
— La déesse des Enfers? Proserpine?
— Ma parole, serais-tu véritablement le cynique philosophe ou juste un matelot qu’aurait de l’éducation? Tous deux me semblent improbables... Qui que tu sois, cela m’est bien égal tant que tu t’acquittes de ta tâche! Allez, je me tiens à ton tonneau, guide-moi jusqu’à la Proserpine!
Et ainsi, le fantôme de Diogène, traînant derrière lui un golem, vociférant des comptines paillardes, hantèrent toute cette nuit-là les quais du port de Nantes.
L’obscurité et les intempéries ne faisaient qu’ajouter le fantastique à notre déambulation terrible.
Plus tard, l’averse achevant de nous débarbouiller de la boue qui nous souillait, mon compagnon m’apparut.
C’était un homme trapu aux vêtements épais de marin.
Il portait une barbe drue et de longs cheveux noués dans son dos.
J’eusse volontiers demandé à des passants de me diriger vers le navire mais, nonobstant l’heure tardive et la pluie, notre apparition effrayait le moindre quidam assez fou pour flâner de nuit.
Autant vous dire que cette quête s’apparenta à la notoire meule de foin.
De plus, je n’avais aucune idée du tonnage du navire sans compter que nombre d’entre eux étaient amarrés bord à bord.
Mon compagnon n’était d’aucune aide.
À chaque fois que je lui en demandais un peu, il s’exclamait que nous venions de trouver.
Mais la lecture du nom peint sur la coque offrait immanquablement une déception.
Comment fis-je pour repérer la Proserpine?
Grâce aux figures de proue...
Je vis au loin la poitrine généreuse d’une jeune femme qui tenait contre son cœur une longue faux.
Entre richesse et mort, cette envoûtante sculpture ne pouvait représenter que la caricature de la fille de Cérès et de Jupiter. M’y hâtant, je pus lire son nom sur la coque.
Enchanté d’avoir trouvé, j’appelai les marins de garde.
— Ohé du bateau! répétai-je plusieurs fois.
Tournant dans mon fût pour lui faire face, j’annonçai la bonne nouvelle à mon bruyant compagnon.
— Vous êtes arrivé! Voici votre navire...
L’ivrogne cessa enfin de chanter.
La vue du bâtiment familier eut l’effet de le calmer.
Prenant subitement l’initiative, il mit un pied contre le plat-bord puis, me tirant vers lui, voulut que j’enjambe le vide entre quai et coque.
Je résistai car il n’était pas question que je m’élance avec mon tonneau.
Comprenant mon refus, l’homme grimpa sur le pont tout en m’y invitant d’un:
— Ton salaire t’attend à bord, Diogène!
Abandonnant toute pudeur par désir de sécurité et de numéraire, je me défis de mes habits rigides pour, dans ma tenue de naissance, me hisser à bord du navire.
La Proserpine, de tonnage moyen, m’apparut usée par des années de large.
Craintivement, je suivis la trace sonore vers le gaillard d’arrière.
Bien que démuni, sans même la chemise fatidique sur le dos, je craignis toutefois de tomber dans un coupe-gorge.
Quand j’eus rejoint mon tapageur, nous nous enfonçâmes dans l’entrepont situé sous la dunette.
Familier des lieux, le personnage poussa une porte étroite.
Malgré son état d’ébriété, il ne trébucha pas sur le seuil rehaussé et ne se cogna pas la tête contre le linteau rabaissé.
Dans la grand-chambre, pièce pourtant étroite et basse de plafond qui occupe l’arrière de ce genre de navires, mon meneur chercha en jurant parmi les caissons et les placards.
Il finit par trouver une chandelle.
Trempés l’un et l’autre, tremblotant de tous nos os, il ne nous fut point aisé de faire jaillir du briquet une flamme.
L’ivrogne y parvint par miracle.
Éclairé du faible soleil d’une lueur vacillante, je fus envahi d’un regain de pudibonderie.
J’en étais à me chercher un nouveau tonneau lorsque l’intempérant disparut un court instant.
De retour, il me lança une étoffe.
— Habille-toi, mon garçon, ou tu cours à la mort.
Puis, jetant un regard circulaire, il s’écria:
— Morbleu, où ai-je donc fourré mon trésor?
Pensait-il au louis promis ou cachait-il une grande quantité d’or dans ses meubles?
Je chassais vite de mon esprit des idées néfastes préférant me concentrer sur mon nouvel habit.
Il s’agissait d’un drap de lin troué, crasseux et malodorant.
Point en position de pinailler, je m’en drapai à la manière d’une toge romaine.
— Ah, un véritable sage antique! s’enthousiasma mon tailleur.
L’homme s’anima d’une nouvelle énergie et il se remit à claquer les portes des caissons et des placards.
— Ah, mon trésor! s’exclama-t-il enfin.
Il me présenta alors la bouteille d’alcool qu’il recherchait avec tant d’assiduité.
Vue l’aisance avec laquelle il se déplaçait dans cette partie du navire et son éloquence dans l’éthylisme, j’en déduisis qu’il était probablement rattaché au commandement.
Assis à la table, il déboucha le flacon et lampa une avide gorgée.
Abreuvé, il glissa la bouteille sous mon nez.
— Merci, fiston, de m’avoir tiré de la boue... Bois un coup à la santé de ton hôte, à la santé d’Alexandre Garret, capitaine de la Proserpine.
Sans la moindre civilité, il avala une seconde gorgée d’alcool dont il se gargarisa avant de me restituer la bouteille.
Préférant rester poli, j’y trempai les lèvres non sans avoir, préalablement, essuyé de ma manche, la bave qu’il y avait déposée.
M’arrachant la boisson, le capitaine se remit à lamper sans plus jamais la partager.
Il m’inspira une certaine misère qui me fit craindre que la promesse d’une pièce d’or ne se transforme en fard côtier.
Je n’avais, de ma vie, mis pied sur un navire.
Je les eusse imaginé plus grandioses et plus riches corroborant ceux imaginés durant mes lectures.
Mais tout, à son bord, jusqu’au contact avec le capitaine, présentait un air de dénuement et d’abandon.
Le goût prononcé de cet homme pour la boisson ajoutait au sentiment de déchéance humaine.
Son regard altéré, dénué de toute humanité accentuait le visage funeste d’un être déjà mort.
Avais-je véritablement réveillé un golem?
Apaisé par la boisson, le capitaine Garret me toisa avec la même constance.
Que lui inspirais-je pour qu’il m’observe si profondément?
Il brisa enfin le silence trop pesant.
— Ah, cher Diogène, quel destin affreux que le nôtre. Il n’est point de jour où je ne souhaite mourir! L’horreur, comprends-tu? L’horreur!
Rien n’est plus terrifiant qu’un ivrogne qui se met à déblatérer.
— Pardon? fis-je timidement.
— L’horreur! L’horreur!
— Laquelle?
— Mais de tout ceci, répondit-il d’un large geste englobant.
Je scrutai la grand-chambre ténébreuse.
— Regarde! Regarde! reprit-il. Ils sont là! Ils sont tous là!
À ces mots, le capitaine Garret partit dans une gesticulation endiablée.
Soulevant bien haut sa chemise sale, il exhiba une lourde bedaine, au nombril vulgairement distendu, qu’il ne cessait d’agiter et de pétrir.
Retrouvant une lucidité spectaculaire, il revint s’asseoir à la table pliante.
— J’ai besoin de me confesser! chuchota-t-il.
— Je ne suis pas prêtre.
— Nom de Dieu, froc ou pas, cela m’est bien égal!
Ne voulant paraître désobligeant, je lui prêtai mon oreille.
— Je ne suis plus un homme, mon père, entama-t-il en sourdine. Je ne suis plus humain! Je ne suis plus qu’une bête! Une bête! Non, je ne suis pas une bête car, ce que je fais, même la pire espèce sauvage ne le ferait point. Je suis de la pire des races! Je suis le monstre qui rabaisse les siens à la pire des infortunes. Comprends-tu ce que je dis?
— Non.
— Je fais des hommes des objets!
— Quels objets?
— J’extrais, par la violence, l’âme qui les habite. Je les fouette. Je les torture. Je les dégrade jusqu’à ce qu’ils me cèdent leur dignité. De braves gens libres et insouciants, je fais des esclaves!
— Vous êtes négrier?
— Tais-toi, malheureux! Tais-toi! Ne prononce jamais ce mot en ma présence.
— Négrier?
— Je t’ai dit de te taire, sacrebleu! Je ne parle que de troncs! Je suis un bûcheron qui voyage jusqu’au plus profond des forêts ancestrales des continents lointains pour abattre de ma hache les plus beaux et les plus grands des arbres. Je les mets en cale pour les revendre aux forestiers des Amériques. Pourquoi? Pourquoi, je te le demande?
— Pour du sucre? crus-je bien répondre.
— Pour de l’or! De l’or, mon garçon! Mais oui, cet or qui nous aliène. J’en possède des coffres entiers. J’en regorge! J’en dégorge! J’en ai plein mes matelas, plein mes bas de laines, plein mes bourses! J’en ai tant que je ne sais plus où le mettre. Mais à quel prix? Quel est le prix de ma fortune? L’esclavage des hommes! L’horreur! Sais-tu ce que représente un esclave? En as-tu vu? As-tu, un jour, senti son regard de haine posé sur toi? Ah, il est facile d’œuvrer dans une taverne de Nantes ou de Lorient à compter dans de grands livres. Les spéculateurs, ils ne les voient point, les nègres et les négresses! Ils peuvent continuer à dormir sur leurs oreilles sourdes! Étalés devant leurs yeux aveugles, ce ne sont que des chiffres. Ils ne parlent silencieusement que de comptabilité! Mais, moi! Moi! Je fais le travail! Ne réalisent-ils point qu’ils m’ont maudit? Maudit! Maudit!
— Ah… fis-je, effrayé par ces diatribes.
— Rien au monde n’est plus odieux que le commerce des êtres humains! Et chacun de ces nègres qui séjourne dans ta cale, emmène en bagage un peu de ton âme. Et puis, il y a ça... Regarde! Regarde!
Le négrier se mit de nouveau à triturer sa panse puis, se jetant sur son alcool, but sans retenue.
— Il n’y a que le tafia pour les calmer! confirma-t-il.
Le capitaine ferma ensuite les yeux et se mit à sangloter tel un enfant.
Pétrifié, je ne fis rien pour le consoler.
— Il y a trois courses de cela…, entama-t-il sa pleurnicheuse confession, une saison terrible, la pire de toutes. Tout allait mal! Nous avions pris un chargement trop en retard et nous voguions vers Saint-Domingue. À mi-course, nous avons essuyé une tempête terrible, la plus violente qu’eût jamais surmonté la Proserpine. Nous nous sommes retrouvés loin de notre cours. Nous aurions pu rebrousser chemin et réparer mais nous étions pressés. Puis, du jour au lendemain, plus un souffle de vent. Des jours et des jours immobiles comme si Dieu punissait notre empressement. Après deux semaines, l’eau et les vivres, calculées trop justes, vinrent à manquer... Nous n’avions pas bougé d’un mile. Les nègres étaient dans un état… Affreux!
Ce dernier souvenir força le capitaine à lamper de grandes goulées.
— Nous allions tous mourir, reprit-il, lorsque j’eus une idée folle. Une idée de sauvage! Une idée de damné!
— Qu’avez-vous fait?
— Nous avons mangé notre cargaison... Nous avons bu leur sang et dévoré leurs entrailles.
Au moment de cette terrifiante confession, le négrier, pris d’un fulgurant haut le cœur, vomit à ses pieds dans de violents râles fétides d’alcool.
Je crus qu’il allait complètement se déverser tant il ne cessait de se répandre.
Enfin, pâle comme la mort, les yeux injectés de sa folie farouche, il tituba jusqu’à moi et, m’attrapant par la toge, hurla:
— Je suis maudit! Je suis habité de tous ces nègres qui ne cessent de me hanter. Libère-moi! Libère-moi!
— Je… Je…
— Tue-moi, mon garçon! Allez, vas-y! Dans le caisson, là-bas, tu trouveras un pistolet ou, si tu préfères, une hachette. Vas-y, je t’en supplie. Je t’en supplie! Je te donnerai tout mon or! Tu seras riche! Riche! L’homme le plus riche de la terre! Mon or! Mon or!
— Votre or?
— Oui, il est tout à toi! Une fortune que je te dis! Je n’y ai point touché! Il t’attend! Si tu es d’accord, je te dirai où il est caché... Allons, qu’attends-tu? Empare-toi d’une arme! Ce ne sera pas un crime, je te dis! Je suis un monstre! Un monstre!
— C’est que… Je… Je…
— Ne me laisse pas dans cet état, l’ami! Je ne peux pas le faire moi-même, le suicide ne ferait qu’ajouter à ma damnation. Allez, que diable! Je me sens prêt. Personne ne t’a vu monter à bord. Tu t’éclipseras dans la nuit... Allons, mon garçon, tu es à deux doigts d’accomplir tous tes désirs!
Honnêtement, cher lecteur, je ne sais plus très bien si je fus tenté par la proposition.
J’avais tellement peur.
En y repensant plus tard, je compris que le négrier désirait, vers un inconnu, faire s’écouler sa damnation.
Victime d’un meurtre, il s’estimerait racheté d’un passé abominable.
Ma réponse fut de prendre mes jambes à mon cou mais je n’avais pas compté sur la rage qu’une dérobade de ma part provoquerait chez le capitaine.
Alors que je lui tournais le dos pour ouvrir la porte, je reçus sur le haut du crâne une montagne de verre qui éclata dans une pluie tranchante.
Nantes m’enveloppa derechef de sa violence et, l’instant d’après, je replongeai dans une seconde nuit sans cauchemars.