Nez Grillé - Chapitre 5
Nez Grillé - Chapitre 5
Je m’éveillai au martèlement d’une migraine qui heurtait mes tempes avec la constance du tambour battant.
Le plafond au-dessus de ma couche était tellement bas que je crus tout d’abord gîter prématurément dans mon cercueil.
Cherchant à me redresser sur un coude pour mieux interpréter mon tourment, je compris que, suite à l’agression impétueuse du capitaine Garret, la bouteille, en se fracassant, avait démoli une partie importante de mon encéphale.
Brouillée et diffuse, ma vision tanguait et chaloupait.
Des nausées profondes m’arrachaient de longs vomissements secs.
La répétition, dans une période si rapprochée, de chocs similaires devait avoir sectionné le nerf qui, normalement, rattache le cerveau à sa cavité.
À présent libre de ses mouvements, il ne pouvait s’équilibrer et roulait pareil à un blanc d’œuf dans le bol d’une ménagère éclopée.
M’extrayant péniblement de mon étroite couchette, je parvins toutefois à mettre pied à terre.
Une fois debout, mon affection décupla ma pathologie.
Je m’agrippai fermement au moindre relief manquant à maintes reprises de m’écrouler.
Terrifié par mon état physique et craignant, par-dessus tout, une nouvelle attaque contre mon cervelet, je me sauvais en toute hâte de l’insolite penderie.
Poussant la petite porte basse, je fus agressé par l’aveuglante lumière du jour.
Serrant d’une main ma toge fuyante et me couvrant le front de l’autre, je faillis tomber sur le plancher lorsqu’une paire de mains vigoureuses me retinrent.
— La première cuvée ne fut point la bonne, remarqua jovialement une voix qui m’était complètement inconnue.
Ma vision s’ajusta tandis que la présence m’abritait de son ombre.
— Je vous souhaite néanmoins bien le bonjour monsieur de Mongèle, poursuivit poliment mon pare-soleil.
Le forcené de la veille avait-il frappé au point de me déformer le visage si bien qu’à présent l’on me méprenait pour un autre?
Je me frottai la face mais le relief me sembla familier.
— Et je vous souhaite, au nom de tout l’équipage, la bienvenue à bord de la Proserpine, conclut la présence.
Abaissant la main, je découvris le visage mafflu d’un personnage énorme.
Mais ce n’était point sa taille de géant ou les rotondités de son modelé qui m’interpellèrent mais bien le paysage qui se dessinait à l’horizon.
La grisaille du relief Nantais avait laissé place à l’émeraude plane de l’infinitude maritime.
Nous voguions en pleine mer et ce n’était point mon cerveau qui s’agitait sous mon crâne mais bien l’embarcation qui tanguait sous mes pieds.
— Diable! m’écriai-je à la vue des moutons trottinant sur la plaine fluide.
— N’ayez crainte, monsieur de Mongèle, je n’attends rien de mes officiers le premier jour si ce n’est d’être présent. Je regrette un peu de n’avoir pu me joindre à votre festive bacchanale mais je me réjouis que le capitaine ait pu vous ramener à temps pour la marée.
L’homme abattit une main immense sur mon épaule ce qui accentua mon vacillement puis, la tapotant comme s’il désirait me clouer à travers le bois du pont, ajouta:
— Allons, à présent, tout est oublié de votre boisson. Votre malle est dans votre chambre. Trempez-vous le visage et habillez-vous. Nous prendrons, dès le prochain quart, une collation.
D’un geste, l’obèse personnage me tourna sur place et me propulsa vers la bière d’où je m’étais extirpé.
Sans demander plus d’explications, je retournai m’y barricader.
Diable!
J’étais à présent embarqué et l’on me prenait pour un autre.
Pire encore, le capitaine Garret n’allait pas tarder à me démasquer.
Je tremblai en anticipant sa tempérance retrouvée.
Qu’allait-il raconter à mon sujet?
Si ces navigateurs croyaient à une supercherie de ma part, ils n’auraient pas tôt fait de me juger en haute mer et d’appliquer leur loi inique.
Il fallait au plus vite que j’éclaircisse la situation.
En outre, il n’était peut-être pas trop tard pour qu’ils fassent demi-tour et me ramènent à Nantes.
L’urgence me forçait à confronter l’homme responsable du désastre.
Éperonné par cet élan précipité, je quittai derechef ma cachette.
L’entrepont était à présent désert.
Je retrouvai le court chemin jusqu’à la grand-chambre et, sans m’annoncer, en poussai la porte.
Exaucé dans ma requête, je reconnus mon agresseur de la veille, le capitaine Garret, assis à la table pliante qui, devant un nécessaire de toilette, taillait sa barbe.
À mon entrée intempestive, il se tourna vers moi en sursautant pour, d’une voix sévère, s’exclamer:
— Je vois à vos traits de romain décadent que vous n’êtes point de l’équipage. L’officier en second aurait-il, à mon insu, embarqué des passagers? Qui êtes-vous, monsieur, et que cherchez-vous avec tant d’effervescence?
— …
L’homme me regarda gravement.
Ne m’avait-il donc point reconnu?
Impatient, il ajouta:
— Allons, monsieur... Sûrement que vous savez qui vous êtes.
— …
— J’attends.
— De Mongèle, répondis-je en tremblant.
Honnêtement, je ne sais pas ce qui me prit sur l’instant.
Je n’étais coupable de rien.
Je n’avais aucun intérêt à me faire passer pour un autre.
Mais, confronté à une autorité paternelle, je replongeais dans la poltronnerie qui me caractérisait si bien.
Dès mon plus jeune âge, le mensonge avait été, face à tout conflit, mon unique défense et les éclats choquants de mon père m’avaient éduqué à l’école de la fourberie et de l’artifice.
— Ah, monsieur l’officier-médecin, venez que je vous embrasse, s’exclama le capitaine Garret en m’ouvrant les bras.
L’homme vint m’étreindre comme un frère, me serrant contre lui jusqu’à l’étouffement.
— Cher monsieur, poursuivit-il enjoué, je vous remercie de tout cœur de m’avoir si galamment ramené jusqu’à mon bord. L’officier en second, monsieur Giraud, m’a déjà raconté l’état pitoyable dans lequel il nous a retrouvés à l’aube. Mais rassurez-vous, notre honneur, ou dois-je plutôt dire notre déshonneur, est sauf... Jules Giraud est un homme de parole et il m’a promis de ne plus en parler. Pour ma part, je ne me souviens de rien et j’imagine que c’est préférable. Quels que soient vos propres souvenirs, acceptez mes plus profondes excuses et enterrons dans le passé cette première entrevue mouvementée. Point d’animosité! Point de jugement! Le grand large fait de nous des hommes neufs. Allons, je termine mes ablutions et je vous retrouve sur le pont. Ah, très cher monsieur de Mongèle, la course va être belle et, à présent dans mon élément, mon cœur s’emplit d’une joie nouvelle. Sacrebleu, je vous le dis comme je le pense, je ne me suis jamais senti aussi heureux de vivre.
De quelques paroles confuses, je saluai fébrilement ce curieux rédempteur et courais à ma chambre pour m’accabler de la folie que je venais de commettre.
Qu’allais-je faire à présent?
Immonde usurpateur, ma couardise souillait jusqu’aux derniers lambeaux de ma noblesse.
J’en étais à me fustiger lorsque, soudainement, la bile que je retenais depuis trop longtemps au fond de ma gorge se mit à jaillir.
Attrapant hâtivement le pot de chambre de sa niche, j’y vomis à profusion un affreux liquide verdâtre.
Sur un corps à jeun, déjà tant malmené, ces vomissements furent une torture digne de Torquemada.
Mes chairs se convulsionnèrent de spasmes destructeurs.
Ma gorge brûla sous l’acide décapant.
Ma tête éclata sous la contrainte viscérale.
Épanché de ma putrescibilité, les saccades cessèrent tout aussi abruptement.
Épuisé, asséché, meurtri, je touchai à l’apoplexie et ce vaisseau, qui ne cessait de s’agiter, ajoutait mille soubresauts à mon déséquilibre.
À quatre pattes dans cet enfer, je considérais sérieusement me jeter dans les ondes mais mon réduit ne possédait point d’ouverture sur la mer.
Levant le nez, mon regard reposa toutefois sur un coffre d’acajou orné d’une plaque de cuivre gravée des initiales: H. J. de M.
Ma curiosité fut le meilleur remède.
Après tout, il s’agissait de la propriété d’un médecin.
J’ouvris le large coffre.
Je découvris dans le premier compartiment les outils nécessaires à cette profession, quelques instruments tranchants et barbares, des linges à panser et une grande quantité de camphre, de rhubarbe en poudre, de moutarde et de sels.
À l’étage en dessous, des habits étaient soigneusement pliés et, tout au fond, à côté du rasoir, reposait un pistolet. M’emparant de ces deux objets, je me demandai lequel j’allais employer pour quitter ce monde.
Rassurez-vous, un être aussi lâche que je le suis, le demeure en toutes circonstances.
Abattu, je finis par retomber sur ma couche.
Serrant des mâchoires, les yeux inondés de larmes de frustration, j’éprouvais l’intolérable sentiment d’avoir été dérobé de ma personne, de ne plus savoir qui j’étais.
Et ce larcin, j’en étais moi-même le coupable!
Victime et malfaiteur à la fois, le jugement ne pouvait être que néfaste.
Tout à coup, on cogna à la porte.
Je sursautai, me heurtant le crâne contre le plafond de ma niche.
— Qui est là? demandai-je.
Point de réponse mais une nouvelle série de martèlements.
Pris au piège, je n’eus d’autre recours que d’aller voir.
J’ouvris la porte.
C’était un enfant d’environ une dizaine d’années.
— Que veux-tu, mon garçon? lui demandai-je.
Il ne me répondit pas mais il ne cessa pas de me dévisager de ses grands yeux inquisiteurs.
Le froncement de ses sourcils et le raidissement de sa posture déclenchèrent chez moi une nouvelle suée d’angoisse.
Ce garçon, d’un simple regard, m’avait démasqué.
Il subodorait, il devinait, il flairait le subterfuge car, de tous les être de la terre, les plus difficiles à fourvoyer sont toujours les enfants.
— Euh… Que veux-tu, mon garçon? répétai-je, un trémolo dans la voix.
Le jeune mousse reprit un air blasé.
Sans invitation, il se faufila dans ma chambre.
Découvrant le coffre éventré, il s’affaira à ordonner son contenu dans les niches et les placards appropriés.
Soudain, il cessa.
Sa narine tremblota.
S’emparant du pot de chambre, il fut assailli par mon nauséabond présent.
Se tournant vers moi, il m’admonesta d’un critique hochement de tête.
Le pot à la main, il disparut ensuite pour le vider.
En toute hâte, je m’habillai en m’emparant d’effets à l’improviste.
Une demi-minute plus tard, j’étais sur l’entrepont tremblant de terreur mais heureux d’avoir évité le retour du mousse.
Reprenant un peu de calme, je réalisai sur l’instant combien mon allure était débraillée et fantaisiste.
Par malheur, ce monsieur de Mongèle devait faire cinq fois mon volume, surtout à la ceinture.
Ses chaussures étaient monumentales et son chapeau me retombait sur le nez.
N’ayant pris la peine d’enfiler une chemise, je me boutonnai jusqu’au col ce qui avait l’avantage, malgré mon grotesque, de maintenir ma tête haute.
Du pont en contrebas, du gaillard-d’avant et de la mâture, je perçus les nombreux marins se démenant à leurs tâches pareils à des blattes inopinément éclairées.
Un marmiton, gras et crasseux, chantant d’une voix gracieuse un air crasse, surveillait son fourneau à deux pas de moi.
Fait comme un rat, je ne brûlais que de revoir mon bel arbre, pleurant le refuge misanthrope de mon misérable nid.
Allons, j’allais cesser cette comédie!
Cette fois-ci serait la bonne!
J’allais confronter immédiatement le commandement de ce navire pour lui révéler mon burlesque fourvoiement.
Serrant mon col d’une main, de crainte qu’en tapinois on y passe une corde, je refis le chemin vers la grand-chambre.
Haletant devant la porte, je m’accrochai un instant à la poignée puis, la poussant timidement, mit pied sur la scène de mon extravagante tragédie.
La table était mise.
Les convives déjeunaient.
Tous se tournèrent vers mon entrée.
— Ah, monsieur le médecin, s’exclama le capitaine Garret en me voyant de retour, venez donc que je vous présente. Vous connaissez déjà monsieur Giraud, mon officier en second. Voici messieurs Cauchy et Barbet, nos jeunes aspirants qui complètent notre table.
Je saluai d’un mouvement de tête les deux jeunes gens, à peine plus âgés que je ne l’étais, qui, tirés à quatre épingles, raides comme la justice, affichaient toute la courtoisie d’un tonneau de cidre.
Le gigantesque Giraud se souleva de son siège et m’approcha un fauteuil.
Il semblait emplir, à lui seul, la moitié de l’étouffant espace.
— Allons, messieurs, trinquons à la belle course que nous allons entreprendre! nous galvanisa le capitaine en levant son verre.
Je vous jure que j’étais prêt à me démasquer mais la vue de la nourriture étalée devant mon appétit d’affamé me bouleversa les esprits.
Cela faisait des jours que je n’avais mangé et ma bouche saliva pareille à un torrent en crue.
Toute pensée rationnelle me fut interdite.
Balayée, ma bienséance!
Je me jetai sur les victuailles tel un chien enragé sur la cuisse dodue d’un enfant.
Je sentis qu’au son de mes mastications magistrales s’ajoutait le pesant silence d’un embarras généralisé.
Tous observaient la barbarie de mes manières de table.
Mon appétit était si puissant que tout me fut égal et je ne cessais de me bourrer la bouche de pain, de lard et de chou.
— Ah, monsieur de Mongèle, s’esclaffa le capitaine, vous êtes un aristocrate tel que je les aime. Je craignais, en vous engageant, sur simple recommandation, d’accueillir à mon bord un de ces nobles outranciers et outrecuidants qui outragent l’outre-mer... Un privilégié précieux et prétentieux qui, de sa précellence présumée, préjugerait sa prédominance en préétablissant sa prééminence. Mais, par bonheur, votre noblesse ne vous a point monté à la tête. Je vois en vous un homme du cru, dénué de tout maniérisme, qui saura, devant l’équipage, présenter un air modeste qu’ils apprécieront. Par ailleurs, votre étonnante jeunesse physique, malgré votre âge fort avancé, ne fera que rassurer les hommes sur vos dons. À vous voir, on jurerait que vous avez découvert la fontaine de jouvence. Quel est donc votre secret, monsieur?
— Le lait, lui répondis-je du premier mot qui me traversait la tête.
— Du lait? Quel lait?
— Tous les laits animaux et, principalement, le lait de poule.
— Ah, bon? Nous en avons justement quelques unes à bord.
— Sont-elles mères?
— Non, mais elles sont mouillées! éclata de rire le capitaine Garret en se tapant le genou et en se frottant le ventre.
Le rire se propagea à tous les convives.
L’officier en second Giraud fit puissamment écho à l’hilarité.
Pour ma part, je pris l’astuce pour un soufflet.
Étais-je le dindon de leur farce?
— Ah, messieurs, s’exclama le capitaine en reprenant son sérieux, je crois que, pour une fois, nous n’allons pas nous ennuyer. Levons bien haut nos verres à la santé de Jupiter, notre protecteur, et du roi de France, notre profiteur!
Chacun s’exécuta et voulut, par la même occasion, juger de ma réaction à cette brinde insultant notre bon souverain.
Je m’empressai d’avaler ma bouchée trop grosse puis, désireux d’ouvrir le bec en sa défense, laissai malencontreusement évacuer un rot d’une sonorité assourdissante.
Le capitaine Garret et son second repartirent d’un rire infectieux qui, à défaut d’aérer le renfermé, dégageait l’atmosphère.
L’euphorie et la satisfaction d’être admis dans leur communauté me réconfortèrent.
Pas un de ces hommes ne semblait douter de ma position.
Ils m’acceptaient dans mon rôle car la noblesse qui émanait de mon être, noblesse bien réelle, était une cuirasse contre toutes les défiances.
La seule idée qui me hantait encore était celle de devoir pratiquer une profession dont je ne possédais ni théorie ni pratique.
La conversation se poursuivit ensuite dans une joute de boutades nautiques emmêlantes.
Je riais.
J’opinais.
Je grimaçais.
Je parlais peu ou pas du tout ce dont j’avais une trop grande expérience.
Devant des réponses trop brèves, les hommes finissent toujours par compléter, à votre place, l’information recherchée.
Ne rien dire c’est, parfois, tout dire.
Enfin, plus les conversations avançaient, plus j’avais la certitude que, ce monsieur de Mongèle étant inconnu de tous, rien ne pourrait me démasquer.
Quelle curieuse situation que d’être ainsi projeté dans la peau d’un autre.
Fortune m’avait-elle exaucé en me présentant un destin autre que le mien?
Ces circonstances étaient fort curieuses et je commençais à regretter d’avoir tant prié et injurié le ciel.
Le repas terminé, je me retrouvai à digérer sur la dunette à la droite du capitaine.
Indisposé par le festin et le tangage, j’observai les manœuvres tout en entraînant mon pied marin qui flottait dans son soulier.
L’équipage, constitué de solides bretons qui s’invectivaient en patois, me sembla à la fois compétent et anodin.
Je priai intérieurement pour que, expérimentés et prudents, ils prennent tous bien soin de leur santé.
N’osant le demander, je supposai que nous prenions la route de l’Afrique pour aller y charger des esclaves.
Combien de temps durait pareil périple?
Combien de semaines allais-je être captif?
À quand la prochaine escale?
Évaluant vitesse, distance parcourue et hauteur des vagues, j’estimai que toute tentative de rejoindre la côte à la nage serait suicidaire.
De toute façon, je ne savais pas nager.
J’en étais à cette incompétente constatation lorsque le capitaine s’intéressa à moi.
Me tirant par l’une des manches qui me recouvraient les mains, il me glissa à l’oreille:
— Suivez-moi, j’ai quelque chose à vous montrer.
Je tressautai car chaque attention portée envers ma personne déclenchait une méfiance agressive.
Indifférent à ma panique, le capitaine Garret me mena sur le pont jusqu’au large panneau ajouré en retrait du grand-mât.
Il le souleva et le cala.
Nous descendîmes ensuite une échelle raide jusqu’à la soute aux hommes.
Les caissons, aménagés d’échafauds qui divisaient l’entrepont en deux niveaux, n’étaient accessibles que par une imposante grille de fer.
— Je l’ai fait fabriquer par un ancien geôlier de la prison de Nantes, précisa le capitaine. C’était un affreux bougre qui termina là même où il avait tant torturé. Pourtant, c’était un génie des arts mécaniques... On lui doit l’invention du presse-purée. Ah, si seulement il ne l’avait point expérimenté sur sa moitié!
— À quoi sert cette grille? demandai-je.
— Elle est indispensable en cas d’agitation intempestive des nègres. Deux hommes armés de mousquets qui tirent dans le tas ont vite fait de ramener la sérénité. J’appelle cela le tire-fesses et, sacrebleu, rien n’est plus divertissant.
Ce commentaire, qui semblait remémorer au capitaine Garret quelques souvenirs cocasses dans l’exercice de sa profession, fut accompagné d’un grand rire jovial.
Je ricanais poliment tandis que le capitaine tira de son cou une chaînette au bout de laquelle pendait une grosse clé.
— Et voici la clé des champs, monsieur l’officier-médecin!
— Ah, ah…, fis-je civilement.
— Attention, il n’en existe qu’une seule. Elle ouvre également la soute aux femmes.
Le capitaine fit tourner la clé dans l’épaisse serrure libérant le mécanisme compliqué de la grille.
Nous nous baissâmes et pénétrâmes dos courbés dans l’étouffante cale obscure.
J’eus un frémissement à l’idée que, sous peu, cette charpente oppressante serait habitée de plus d’une centaine de sauvages.
Mais, ne parcourant que le premier bord de notre triangle, la trigonométrie mercantile voulait que les estrades ne soutinssent que des rangées de fûts ordinaires.
Le capitaine Garret s’empara de la bouteille vide qu’il transportait dans la poche de son manteau et la remplit, au robinet du premier tonneau, d’un liquide transparent.
Sa main, durant la manipulation, trembla dangereusement.
— Un petit remontant pour vos futurs malades, me dit-il en me tendant le récipient.
— Qu’est-ce?
— Le secret de ma réussite!
Le capitaine me glissa la bouteille sous le nez.
Je reniflai le goulot.
Je reconnus un violent alcool qui me brûla les narines et me piqua les yeux.
— C’est de l’eau-de-vie! s’enthousiasma le capitaine.
— De l’eau-de-vie?
— La bien nommée! Rien à voir avec votre lait d’âne. Et morbleu, le jouvenceau ne fait point la jouvence! Cette boisson, par contre, est véritablement miraculeuse ce qui la rend particulièrement dangereuse. Elle me vient d’un bouilleur de cru breton, à demi-fou, qui me cède exclusivement sa production annuelle. Avec ce que je lui en donne, vous pouvez me croire, il vit heureux. Les chefs africains de la côte du Loango sont particulièrement friands de mon alcool. Je l’échange contre les plus valeureux de leurs hommes et de leurs femmes. Sacrebleu, c’est point l’Angliche qu’y transporte du nègre pareil! Et arrivé à Saint-Domingue, je fais trente pour cent de mieux que les d’Hauteville et les Roux. Tout ça, je le dois à cette eau-de-vie. Par les papules du pape, c’est tellement facile que j’en ai presque honte...
Le capitaine éleva le goulot à ses lèvres puis, se ravisant, reboucha la bouteille et me la tendit.
Une fois la grille repassée, il prit soin de la refermer consciencieusement.
À ma grande surprise, il plaça la chaînette autour de mon cou.
— Quoi qu’il advienne, cher monsieur de Mongèle, me confia le capitaine, et tant que nous ne serons pas arrivés à destination, je vous ordonne de conserver secrètement cette clé sur vous. Ne la donnez à personne! De tous à bord, vous êtes encore celui en qui j’ai le plus confiance... Jurez-moi que vous m’obéirez!
— Oui, capitaine.
— Jurez le moi, morbleu!
— Je vous le jure!
Le capitaine Garret serra vigoureusement ma main libre puis, me tapant dans le dos, ajouta d’une voix à peine audible:
— Allons, Diogène, remontons voir ce qu’ils mijotent là-haut!
Avais-je bien entendu?
Se souvenait-il de notre première rencontre?
Pourquoi ne disait-il rien?
Pourquoi cette comédie?
— Pardon? le questionnai-je, interdit.
— Après vous, monsieur l’officier-médecin, ajouta-t-il d’une voix forte et distincte. Les barreaux de l’échelle sont usés, prenez surtout garde de ne point trébucher.