Nez Grillé - Chapitre 6
Nez Grillé - Chapitre 6
Notre périple suivit son cours sans qu’aucune décision majeure ne m’échoie.
Grâce à l’abondante nourriture servie à la table des officiers, mon physique s’améliora notablement.
Si mon plan originel était de m’empâter au point d’emplir les vêtements de monsieur de Mongèle, je fus ébaubi en découvrant un matin, au pied de mon lit, un trousseau à ma taille.
Le jeune mousse s’était spontanément mis à la couture et, ma foi, il avait l’aiguille preste et agile.
De même, bourrant les souliers et le fond du tricorne des chutes de tissu, le jeune garçon m’avait redonné bon pied, bon œil.
Pour meubler les longues heures monotones, je me mis à m’intéresser aux activités de l’équipage.
Vus de près, ces marins, d’une laideur et d’une crasse indescriptibles, ravagés par des années de carence et d’excès, ressemblaient à de dangereux spadassins tandis que le mousse, d’une innocence et d’une beauté angélique, contrastait comme un grain de beauté sur le visage variolé du pape.
Avaient-ils tous débuté dans le même état que lui?
Malgré la terreur initiale qu’ils m’inspiraient, je ne pouvais pourtant point ignorer mes futurs malades.
Déambulant le long du pont, j’observai tout signe apparent d’infection cutanée.
Méfiants à mon approche mais rompus à un assujettissement strict, ces hommes, ôtant leurs bonnets à ma vue, exhibant de larges sourires édentés tout en retenant momentanément leurs crachats, attestaient de la reconnaissance de mon autorité.
Répugnant devant le moindre contact physique avec ces galeux, je conjecturai naturellement que la meilleure des médecines était peut-être bien la prévention.
Je me mis ainsi à surveiller avec la plus grande vigilance les moindres gestes de mes infirmes en puissance.
À chaque enverguage, déverguage, affalement et autres choquages, j’étais présent.
Étudiant les positions respectives de chacun, j’ordonnai au maître d’équipage, qui traduisait à ses hommes en patois, de prendre ici ou là une position plus propice à la sûreté.
Si l’on déplaçait un canon de quatre, je signifiai la trajectoire la moins périlleuse précisant à ces sempiternels va-nu-pieds les dangers encourus par leurs orteils.
Si une drisse, une amure ou une écoute me semblaient trop effilochées, j’en faisais immédiatement la remarque.
L’alimentation de ces marins m’intéressa également au plus haut point.
Pour en avoir trop souvent fait l’expérience, je savais combien l’eau croupie et les nourritures avariées représentaient un danger pour les organismes.
Avec l’aval de monsieur Giraud, j’ordonnai le nettoyage zélé des pots et des fûts.
En bref, il y avait tant à faire que, bien vite, je ne cessai de courir de droite et de gauche.
Mes efforts mis à préserver ces bougres, qui pourtant grognaient in crescendo plus je m’en approchais, furent félicités par le capitaine Garret et l’officier en second Giraud qui s’émerveillèrent, après trois semaines de mer, que pas un seul des hommes ne se fût blessé ni ne fût tombé malade.
Il faut ajouter que les cieux étaient cléments et le vent idéal.
Toutes ces conditions réunies enveloppèrent notre expédition d’une bonne humeur saine et stimulante qui transforma le périlleux périple en agréable sortie en mer.
Lors de nos repas, pris dans la grand-chambre, les conversations des officiers tournaient invariablement autour des esclaves.
Les deux jeunes aspirants, novices tout comme moi, étaient les plus curieux de savoir ce qui nous attendait en Afrique.
Le capitaine Garret nous éclairait de mille détails que je mémorisais assidûment dans l’espoir de passer ultérieurement pour un initié.
J’appris toutes les difficultés à mettre en panne en baie du Loango et les dangers à franchir la barre.
J’imaginais ensuite les pirogues des nègres, le premier campement, la longue marche à travers le relief accidenté jusqu’au fort Saint-Christophe.
J’inventais les visages des agents, des interprètes et des intermédiaires.
Je me représentais les rois nègres, les princes, les princesses et leurs sujets.
Puis, après cent rituels savamment ordonnés, je conjecturais du marchandage, du commerce et du troc.
Après un examen médical approfondi, nous embarquions enfin notre marchandise vivante dans les soutes, nos regards déjà fixés sur le Nouveau Monde.
Si l’un des aspirants me posait une question touchant à mon domaine, par exemple sur les maladies dangereusement infectieuses de l’Afrique ou sur les capacités physiques de ces nègres, je répondais d’une invention alambiquée.
Usant de mon latin d’écolier, j’exsudais des mensonges nébuleux qui trouvaient dans la démence originelle de cette entreprise une certaine logique.
Par exemple, j’eus tout un discours sur les piqûres périlleuses des insectes africains.
Pourquoi les insectes?
Eh bien, pourquoi pas les insectes!
Si les chats de ce continent étaient de grands fauves, sûrement que les mouches, proportionnellement aux nôtres, étaient mortifères.
Je conseillai, par ailleurs, une diète rigoureuse durant notre séjour supposant que les nourritures locales ne pouvaient être que nocives pour un corps étranger.
Enfin, je les mettais spécifiquement en garde contre tout contact physique avec les nègres.
Le pigment noir de leur peau, inventai-je, était en réalité une toxine dont le contact prolongé provoquait chez nous une déliquescence du péritoine.
Ce dernier point fut particulièrement approuvé par le capitaine Garret qui ajouta, non sans que j’en rougisse, des détails malséants sur les pratiques charnelles des Africains, mâles et femelles.
Ces précisions redoublèrent la curiosité de nos aspirants et je vis, aux pourlèchages de leurs babines, que ma prophylaxie ne les intéressait nullement.
Quand vint le moment de répondre à la question de ce qui faisait un bon nègre, je répondis qu’un bon nègre n’existait qu’en théorie.
Si l’aspect physique était appréciable, aucun instrument moderne ne permettait, à ce jour, de mesurer scientifiquement les qualités propices à l’état d’esclave.
Un puissant nègre trop rebelle valait, à mon sens, moins qu’un nègre nain mais servile.
Tout comme une femelle lascive et déviante valait bien moins qu’une bonne grosse cuisinière.
Ces paroles déclenchèrent un débat houleux à notre table.
Chacun voulut ajouter son grain de sel en décrivant son opinion du nègre idéal.
Pour conclure, le capitaine Garret finit par rallier l’unanimité en déclarant que le nègre idéal était bien celui qui rapportait le plus d’or.
Il nous rappela toutefois que l’acquisition et le chargement des esclaves n’étaient point, dans notre entreprise, la partie la plus difficile.
L’épreuve résidait véritablement dans leur transport.
La traversée de l’Atlantique, longue, pénible, éreintante, à fond de cale, avec eau et nourriture rationnées, était une véritable gageure contre Dieu.
— Tous ceux qui mettront les pieds sur le quai de Cap-Français, affirma le capitaine Garret d’une voix autoritaire, seront braves et dociles car, plus que tout, ils seront brisés moralement.
Nous englobait-il dans cette prédiction?
Le soir venu, rêvant sur la dunette en mirant le tapis infini d’étoiles, je ne cessais de réfléchir à l’aventure dans laquelle je m’étais embarqué.
Spontanément, je jugeais négativement la traite des hommes.
Le message chrétien ne pouvait justifier pareil commerce même si l’Église, grande profiteuse au nom de l’Éternel, absolvait fatalement les esclavagistes.
L’argent rendait aveugle jusqu’aux plus saints et l’or, dans notre monde, était bien le contrepoison de toutes les inhumanités.
Pour ma part, que devais-je en penser?
De ma vie, je n’avais vu un homme à la peau noire et, à les imaginer, ils me terrifiaient instinctivement.
Semblables aux bêtes féroces qui chassaient dans leurs savanes, ces fauves inconnus, je les préférais enchaînés.
Quel serait mon comportement prochain?
Entraîné par une équipe de négriers, je ne pouvais afficher de la pitié pour ces êtres, de même que je ne pouvais m’imaginer en tortionnaire cruel.
Obligé de refouler mon humanisme, j’opterais pour la complicité indolente.
J’irais avec le flot sans rechercher à briller ni par ma brutalité ni par ma charité.
La routine monotone du voyage m’habilla d’un manteau d’impassibilité.
Les tempéraments et les éléments demeuraient miraculeusement au beau fixe.
Ayant décidé de prendre la grand-route, nous étions à présent loin au milieu de l’océan Atlantique prêts à fondre vers la baie du Loango.
Le plus dur était fait et, attrapant les vents qui soufflent vers l’est, nous serions bien vite à destination.
Un soir, tout se gâta.
Sans crier gare, la mer se creusa brutalement.
Les vents tourbillonnèrent, forçant l’officier Giraud à réduire la toile.
Cette variation brusque et la perspective d’un violent coup de tabac assombrirent les esprits et notamment celui du capitaine.
Maussade et bougon, il en vint à ne plus parler.
Je remarquai qu’il se frottait l’abdomen à répétition.
Abandonnant la navigation aux soins de son second, il alla se terrer dans sa chambre.
Le lendemain matin, la tempête s’apaisa.
Secoué toute la nuit comme une bille dans le hochet d’un poupon, ne sachant plus quelle gymnastique adopter pour ne pas perdre l’équilibre, je fus heureux de l’accalmie.
Imaginant que le plus gros était derrière nous, je tentais de raser les trois poils de mon menton lorsque je reçus l’ordre de me présenter d’urgence chez le capitaine.
Me hâtant de traverser l’entrepont sous une pluie battante, je retrouvai mon homme alité.
Pâle, trempé de sueurs froides, il me fit l’effet d’un mourant et je tremblai tout autant que lui devant ce qui n’était autre que mon premier malade.
— Ah, monsieur le médecin, me dit-il d’une voix faible et hoquetante, je souffre affreusement.
— Où souffrez-vous, capitaine?
— Là, dans le ventre.
Je savais qu’Hippocrate ordonnait au médecin le contact avec son malade mais, personnellement, je répugnais à palper la bedaine de mon capitaine.
— Où dans le ventre? Dans le bas-ventre? Au torse?
— C’est le foie, monsieur de Mongèle. J’ai le foie malade.
J’avançai une main tremblante.
Où se trouvait donc le foie?
En haut?
En bas?
À droite ou à gauche?
Je tendis un index hésitant et appuyai, dans le doute, au centre.
— Là? demandai-je.
— Aïe! Cessez donc! Je souffre!
Affichant un air tracassé, je palpai davantage mon propre front pour en extraire une idée salvatrice.
Le capitaine avait, très probablement, rechuté et je revécus en mémoire la scène de notre première rencontre.
Ravivé par les intempéries, le traumatisme dont il m’avait conté toute l’horreur revenait à la charge.
— Je crois savoir ce qui vous fait souffrir, annonçai-je.
— Quoi? Dites-moi la vérité, cher médecin! Vais-je mourir?
— Vous avez la bile noire, capitaine!
— Je le savais! Du poison... Ils veulent m’empoisonner. C’est ce sale gamin qui rôde dans nos pattes!
— Allons, calmez-vous, capitaine! Il n’est point question de poison.
— Si, je te dis! Morbleu, approche-toi! Sûrement qu’il écoute à la porte.
Le capitaine me tira par la main et je dus m’asseoir sur le rebord de sa couche.
M’agrippant par le col, il me força à me pencher au-dessus de lui.
Je vis dans son regard vide et dément, toute l’infamie dont un homme est capable.
— Les rats! Les rats! Ils m’encerclent! Ils sont partout!
— Les rats? Quels rats?
— Ne parle pas si fort!
— Les rats? répétai-je, en murmurant. Je ne vois pas de rats.
— Tais-toi donc. Je crois que c’est la fin, Diogène. Je sens qu’il va se passer quelque chose.
— Quoi?
— Je ne sais pas, quoi! Mais reste près de moi... Aaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaagh!
Le capitaine exhala un cri de douleur à vous nouer les nerfs.
— Allons, calmez-vous! C’est votre esprit qui échauffe votre bile... Vous vous rendez malade.
— Pourrais-tu me guérir?
— Je ne sais pas.
— Je sais que tu n’es pas qui tu es. Tu es le mystère, inaccessible à la raison... Ton jugement et ta lucidité m’ébahissent. Es-tu médecin? Es-tu savant? Es-tu fou? Je crois que notre rencontre ne fut pas un hasard. Je crois en toi, Diogène... Tu es mon sauveur mais je ne sais pas comment. Je ne sais plus... Je ne sais plus qui croire. Je ne sais plus… Aaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaagh!
La seconde crise fut pire que la première.
— Je souffre tant! reprit le capitaine faiblement. Que m’ont-ils fait? Que m’ont-ils fait?
Je pris un peu d’eau et lui mouillai les lèvres.
Je devais, avant tout, le calmer.
Mais comment?
Comment apaiser l’âme d’un négrier?
Un homme littéralement nourri d’ignominie.
— Je vais être obligé de vous opérer, annonçai-je avec le plus grand aplomb.
— M’opérer? s’effraya le capitaine en couvrant son ventre.
— Oui!
— Je vous l’interdis!
Curieusement, sous la menace du couteau, le chirurgien éclipsait le philosophe.
— Non, point votre panse mais plutôt vos pensées.
— Que dites-vous là?
— Je dois opérer votre conscience.
— Vous êtes fou!
— C’est là que réside la source de votre mal. Je le vois bien, vous souffrez de culpabilité.
— De culpabilité? Qu’est-ce donc que ces sornettes?
— Cher capitaine, je pèse mes mots...
Mon malade me toisa avec méfiance puis son visage en devint horrifié.
— Coupable? hurla-t-il brutalement. Je ne suis pas coupable!
— Non! Justement, non!
Le capitaine tira à lui les draps pour s’en protéger.
— Je… Je ne suis pas coupable, balbutia-t-il encore.
— Je sens en vous un remords qui nuit à la nature même de votre entreprise.
— Un remords?
— Nous allons l’extraire.
— Co… Comment?
Les traits du capitaine s’adoucirent.
Mon aparté éloigna son esprit porté sur le physique pour l’entraîner vers le moral.
— Que pensez-vous du nègre, capitaine?
— Rien a priori.
— Est-il juste que le nègre soit un esclave?
— Oui.
— Pourquoi?
— C’est un sauvage... C’est sa condition.
— Sa condition, dites-vous? Mais, pourtant, n’a-t-il pas dans sa contrée le destin d’un homme libre? L’homme de la jungle est frère de la nature. Il chasse. Il se nourrit. Il procrée. Il ne possède aucun rêve de civilisation. Il ne réclame ni l’instruction ni le savoir. Il n’est imprégné ni de religion, ni de morale, ni des lois autres que celles de la nature. Mon Dieu, cet homme est le plus libre des hommes!
— Euh… Oui, en effet.
— Pourquoi en faire un esclave?
— Cessez de me parler de ces nègres, mes douleurs reprennent...
— Alors, parlons de la France. Chez nous, l’homme civilisé, le bourgeois, l’artisan et le paysan ne possèdent pas la même liberté. Nos compatriotes ne vivent plus au contact de la nature. Ils obéissent aux règles dictées par notre civilisation. Ils acceptent l’Église, la justice et leur seigneur. Honnêtement, ils ne sont en rien maîtres de leur destin. Ma foi, leurs avenirs sont tout tracés. Enserrés dans d’innombrables carcans, ils vivent enchaîné à leurs terres, à leurs paroisses, à leurs familles et à leur nation.
— En effet, mais…
— Vous voyez bien que la civilisation pousse à l’asservissement des hommes. Telle est notre grande destinée! L’homme, de son éminente intelligence, se défait petit à petit de sa condition ancestrale de sauvage.
— Oui, mais…
— Acceptez-le donc! Votre labeur n’est rien d’autre qu’une œuvre humaniste. Vous prenez des hommes sauvages, des hommes libres, et vous leur passez les fers. Que faites-vous là? Vous ne réalisez, en accéléré, pour le compte de ces retardataires, que ce que notre civilisation a mis des millénaires à nous inculquer. Les esclaves nègres, au contact de notre culture, vont briser leurs esprits naturels pour adopter les fers de notre société. Ils deviendront semblables à nous tous et, vous verrez, après une ou deux générations, que les chaînes ne seront plus nécessaires. Ces gens iront docilement à l’église, travailler dans nos champs et fêter notre roi. La grande œuvre de l’humanité aura été accomplie.
— En effet, acquiesça le capitaine Garret en se redressant sur un coude, je n’avais jamais imaginé l’affaire sous cet angle.
— À commander ce navire, vous travaillez pour l’humanité et vos remords vous leurrent.
— Mais le meurtre! Admettons que j’ai pu commettre des meurtres en assassinant plusieurs de ces nègres!
— Il est clair que certains sont plus retors que d’autres. Avant mon départ, en déambulant devant les tribunaux de Nantes, j’ai bien vu que l’on y avait pendu deux mauvais garçons. Imaginez donc que, si dans notre monde civilisé, nous devons de temps en temps occire nos frères, il est fort logique que, dans le monde sauvage, la chose soit plus courante. Vous ne représentez rien d’autre que le bras expatrié de notre grande justice et vous réalisez un devoir immense en éliminant les plus rebelles avant qu’ils n’arrivent sur nos côtes.
— En effet! Mais, cher médecin, admettons que j’aie commis un acte affreux en usant de ces êtres pour assurer ma propre survie...
Se souvenait-il de sa confession?
Se jouait-il de moi?
Tant pis, de sa tragédie, je ferais une farce.
— Comment? m’exclamai-je. Vous avez donc bouffé du nègre!
Le capitaine se mit à verdir.
— Je crois, poursuivis-je, que ce régime contre nature vous a infecté. Il est de mon devoir de vous guérir.
— Oui, s’il vous plaît!
— Extirpons immédiatement ces remords!
— Je vous en prie!
Frottant mon menton pareil à un docte, je cherchai l’inspiration les yeux levés vers le plafond.
Elle me vint tout naturellement.
— Ces sauvages, en quoi sont-ils réputés? lui demandai-je.
— Pardon?
— Quel aspect de la vie de ces nègres fait-il tant parler de lui dans les chaumières de nos pays.
— Je ne sais pas.
— Le nègre est…?
— Est…?
— Le nègre est anthropophage! affirmai-je.
— Ah, non, c’est une…
— Oui, oui, je généralise mais là n’est pas l’essentiel. Admettons, pour notre exposé, que tous les nègres d’Afrique soient cannibales. Ce qui nous importe est de savoir pourquoi.
— C’est une croyance chez certaines tribus, m’instruisit le capitaine. Ils pensent qu’en avalant un morceau de leur ennemi, ils absorbent de sa force et de son esprit.
— Ah, bon?
— Oui.
— Eh bien, c’est encore plus simple. On peut donc en déduire que l’anthropophagie est une forme de religion. Après tout, n’oublions pas notre communion, le corps du Christ, et j’en passe… Eh bien, le peu de religion que possèdent ces sauvages est la pratique de cette activité effrayante. Forcé par les circonstances, vous n’avez, aux yeux de ces hommes, en rien péché. Vous avez agi avec la plus grande des noblesses puisque, à votre place, ils n’auraient point procédé autrement.
— Mais à l’heure du jugement de notre Seigneur, je serais impitoyablement condamné.
— Bien le contraire, vous avez marqué envers les coutumes de ces gens la plus grande déférence. Quel ambassadeur du royaume ne doit-il pas, sous la tente du calife, se conformer aux coutumes des barbares?
— Je l’ai fait pour sauver ma peau!
— Ce qui vous honore! Vous avez sauvé la civilisation que vous incarnez si bien en usant du plus grand honneur que vous puissiez leur faire. Votre réponse était non seulement exemplaire mais hautement chrétienne. Allons, chassez de votre esprit vos fantasques turpitudes! Monsieur, je ne puis rien faire d’autre que de vous qualifier de saint.
— Moi? Un saint? s’esclaffa le capitaine.
— Regardez, je m’agenouille devant votre sainteté.
Théâtralement, je mis genou à terre.
— Serais-je blanchi de mes crimes? pouffa-t-il.
— Allons, sérieusement, acceptez une bonne fois pour toutes ce que vous inspirez à votre entourage, à savoir l’amour de l’humanité qui vous habite.
Le capitaine cessa de rire pour devenir méditatif.
D’un coup, il me serra le bras.
— Ah, Diogène, ton cynisme m’enivre... Tu viendras avec moi! Vivre chez moi... Tu lui parleras. Il est comme toi. Il t’écoutera. C’est que, je ne peux plus y retourner. Je lui fais peur et il me fait peur. Promets-le moi!
Je ne savais que penser de ces paroles mais je ne voulais surtout pas le contrarier.
— Oui, je vous le promets!
— Ah, je retrouve la paix... Je me sens guéri. Ce sera notre dernier voyage! Que dis-je, notre dernier voyage? Dès demain, j’ordonnerai à Giraud de faire demi-tour. En nous hâtant, nous serons à Nantes avant la saison des tempêtes. Merci, mon bon Diogène!
Subitement résolu, cet homme, puissant et bourru, tira ma main à lui.
Il la baisa avec une affection et une reconnaissance immense.
— Je suis fatigué, conclut-il en s’écroulant sur sa couche. À présent, laisse-moi dormir en paix...
Bouleversé, je quittai la chambre.
À peine la porte refermée, je soupirai longuement en m’épongeant le front.
Tapi dans un recoin sombre, le mousse m’espionnait.
La pluie s’étant arrêtée, je remontai prendre l’air sur la dunette.
— Comment se porte le capitaine? s’enquit monsieur Giraud.
— Il va mieux, répondis-je fièrement.
— J’en suis ravi, me félicita l’officier en second.
Je voulus lui communiquer l’intention du capitaine de rebrousser chemin mais l’annonce d’un nouveau coup de vent m’en empêcha.
Le ciel tournait de nouveau à l’orage et monsieur Giraud fit les derniers préparatifs avant la nouvelle tempête.
Je m’imaginais qu’à l’instar de la veille ce ne serait qu’une grosse bourrasque accompagnée d’un peu de pluie, mais je fus surpris par la puissance subite du vent qui creusa la mer en un relief montagnard.
Très vite, je ne pus soutenir ma villégiature et pris refuge dans la grand-chambre.
Les craquements terribles de la charpente mêlés aux hurlements des intempéries me terrorisèrent.
Calé sur mon banc, fermement accroché à la table, je ne pouvais que prier pour que l’épreuve ne durât point trop longtemps.
Les deux aspirants, trempés comme des chats échaudés, m’y rejoignirent plus tard pour égrener leurs chapelets.
En fin de journée, l’officier en second déferla dans nos quartiers.
Trempé jusqu’aux os, le molosse s’ébroua formidablement.
Son air jovial nous rassura.
Proposant un peu de vin sucré et des biscuits pour nous redonner courage, il remplit nos verres sans en renverser une seule goutte.
— À Pluton, frère de Neptune! trinqua-t-il.
Les aspirants, ignares et bornés, demeurèrent bovins.
— À la trempe de son épouse, répondis-je, un peu inquiet par le macabre exorde.
— Ne craignez rien, monsieur le médecin... La Proserpine est entre de bonnes mains.
— Où est le capitaine? demanda, fort à propos, le jeune Cauchy.
— Il est couché, le rassurai-je en essuyant les tâches de vin de mon jabot.
— Il n’est pas dans sa chambre, insista l’impertinent aspirant. Tantôt, en me dirigeant ici, sa porte battait et je l’ai repoussée.
— Vous aurez mal vu.
— Je vous assure que sa couchette était vide!
Comme dans une mauvaise pièce de théâtre, un violent coup porté contre notre porte nous fit tous sursauter.
— L’cap’tain'! L’cap’tain’! hurla un matelot affolé.
Monsieur Giraud se précipita pour ouvrir.
— Que se passe-t-il donc, Keradec?
— V’nez voir! Vite, cré boudiou!
Sans même se renseigner plus longuement, l’officier en second se tourna vers moi.
— Je crois qu’on a besoin de vos services, monsieur le médecin.
Puis, enfilant de nouveau sa gabardine, il me prescrivit:
— N’oubliez pas votre manteau. Il pleut des cordes!
Je me dépêchai de m’habiller et nous partîmes tous trois en titubant.
Une fois sur le pont, je crus notre fin proche.
D’énormes brisants battaient la coque de part en part laissant éclater de puissantes gerbes d’eau.
Une pluie drue, mariée au vent violent, nous cinglait le visage.
Les roulements saccadés du navire nous désarçonnaient.
— Où est le capitaine? hurla monsieur Giraud au matelot.
— L’haut!
Nous levâmes les yeux vers le grand mât où nous découvrîmes un spectacle d’horreur.
Le capitaine Garret était pendu et son corps se balançait dans le vide pareil à une baudruche d’anniversaire.
Mon sang se figea.
— Va le dépendre! ordonna l’officier en second au matelot Keradec.
Voyant bien le danger d’une telle escalade et conscient de l’hésitation du matelot, je proposai peureusement:
— Attendons la fin du grain!
Le matelot opina à mon opinion.
— Monsieur le médecin, avec tout votre respect, vu les circonstances, s’énerva Giraud, comprenez que je suis le seul à présent à donner des ordres!
Agrippant le matelot Keradec par le paletot, il ajouta d’une voix impérieuse:
— Vas-y, le bougre, ou moi aussi je va’t’y pendre!
Même sous la menace, le matelot hésitait encore.
— Sacrebleu, ne m’as-tu donc point compris?
— Attendons, je vous en prie! insistai-je.
— Nous parlons du capitaine, monsieur le médecin, et il ne sera pas dit, par les églises de Colomb, que Jules Giraud l’eût laissé pendu des heures.
— Alors, laissez-moi le faire! lui répondis-je dans un élan insensé. Donne-moi ton couteau, toi...
— Kek cé un cadieau de m’père, rechigna Keradec.
— Donne-le lui, lâche! ordonna monsieur Giraud.
Malgré lui, le matelot me tendit son long couteau.
Je le coinçai dans ma ceinture puis, sous le regard, que je crus amusé, de notre nouveau maître, je m’élançai dans ma folie furieuse.
Je devine, chers lecteurs, vos visages inquiets.
Mais pourquoi prendre de tels risques?
En effet, ma réaction fut impulsive.
Je crois surtout que je ressentis un fort sentiment de culpabilité.
Je craignis que la folie de mes élucubrations n’eût été la goutte d’eau qui fit déborder le vase.
Avais-je exacerbé la conscience de mon malade?
De plus, ma position sur ce négrier je la devais au capitaine Garret.
Il était la seule attache que j’avais avec mon passé à Nantes et je présageais que si ce faible lien se brisait, mon propre empire s’écroulerait.
Enfin, je pensais, chimériquement, pouvoir encore le sauver.
Le matelot voulut me passer une corde autour de la taille.
Ne comprenant pas l’intention, je refusai, préférant, tel un inconscient, m’élancer immédiatement en m’accrochant à tout ce qui me tombait sous la main.
Je me retrouvais cramponné le long du bastingage de tribord lorsque, levant les yeux vers la cime, je réalisai ma démence.
Grimper au plus haut de la mâture, dans cet orage, me sembla herculéen et je me demandai bien comment le capitaine Garret, dans son état, s’y était pris.
J’eus la bonne idée de me déchausser empochant mes souliers dans mon manteau tandis que l’ouragan finissait de me décoiffer.
Pieds nus, pareil à un singe, je me mis à imiter les hommes d’équipage en grimpant aux mailles des haubans.
Il est étonnant de constater comment un inconscient, sous les regards d’un public, (car je savais que tout l’équipage, tapi dans son trou à rats, se voulait témoin de ma démence), gagne justement en conscience.
Chacun de mes gestes devint à la fois plus téméraire et plus agile.
Malgré l’obscurité naissante, je flairai mon chemin, je devinai les embûches.
De plus, j’avais une grande expérience à gravir des hauteurs.
Ayant, durant toute ma jeunesse, grimpé aux arbres de notre domaine, y compris par jours de très grand vent, je possédais une agilité indéniable.
Et qui a déjà escaladé un hêtre centenaire sait que ces puissants aïeuls atteignent des altitudes inouïes.
Je mis pourtant longtemps à grimper sur la hune.
Les roulements du navire amplifiaient vertigineusement les mouvements.
Ignorant les fracas sous mes pieds, je me concentrai sur mon but.
Reprenant mon ascension, cette fois sur le mât de hune, j’arrivai péniblement à hauteur du pendu.
Me tenant à une maille de hauban, je tentai d’attraper le corps oscillant du capitaine.
Au gré des secousses du navire, il se balançait vers moi mais la puissance du déplacement alliée au poids du pendu rendait tout halage impossible.
Ayant constaté que le capitaine était bien mort, je regrettai de ne pas m’être équipé d’un crochet.
L’épuisement me guettait tant mes tentatives demeuraient infructueuses puis, par miracle, je parvins à m’emparer de sa ceinture.
Je la tenais fermement et voulus tirer à moi le corps mais, trop faible des bras, je fus happé vers le vide.
Je pensai un instant que j’allais me fracasser sur le pont ou, pire encore, être soufflé dans la mer déchaînée mais, dans un élan destiné à préserver ma pitoyable existence, je tins bon et demeurai suspendu à la ceinture du capitaine.
Partageant les mêmes gesticulations que le pendu, je ne sus que faire.
Je priai que mon poids, ajouté à la charge, ne fasse céder la corde ou que le nœud coulant qui étranglait le pauvre homme ne se défasse.
Ma seule chance de survie était d’attendre le moment opportun où le hasard nous lancerait vers les haubans afin que je puisse de nouveau m’y accrocher.
L’épuisement physique me força à le brusquer.
Tentant le tout pour le tout, accroché des deux mains à l’épaisse ceinture de cuir du capitaine Garret, j’élançai mes jambes d’avant en arrière comme une jeune coquine sur son escarpolette.
Brusquement, le navire tangua dans le bon sens.
Aidés de mon élan, nous partîmes en rotation autour du hauban pareil au bilboquet d’un enfant s’enroulant autour du manche.
Sans attendre, lâchant toute prise, je tranchai la corde du pendu d’un coup de couteau.
Libéré, le corps chuta.
Sans me préoccuper de savoir où il était tombé, je me hâtai de fuir cette mâture maudite.
Chaque pas qui me ramenait vers le pont me sembla de plus en plus aisé si bien qu’en posant les pieds sur le plancher je trouvai le tangage du navire insignifiant.
Des ombres de marins jaillirent de tous côtés.
Je sentis des mains me soutenir.
Mes bras tremblaient et mes jambes flageolaient.
À la lueur d’un éclair, je vis que j’avais les extrémités en sang.
Cette vision, complétant mon épuisement, suffit pour que je m’évanouisse.