Nez Grillé - Chapitre 7
Nez Grillé - Chapitre 7
Un flacon de sels collé sous le nez, je me réveillai sur l’étroite couche de ma chambre.
Une douleur insoutenable perforait chaque muscle de mon être.
De ma vie, je n’avais ressenti pareille souffrance.
Un rapide examen me révéla combien j’avais les pieds et les mains entaillés.
Le couteau porté à la ceinture avait profondément mordu mes chairs et la vue de ma propre dissection ajoutait, aux tourments nerveux, les affres de l’agonie.
Suspendu au gréement, fouetté par les vents, bouillant de l’énergie de l’exalté, je n’avais point entendu les hurlements de mon physique mais, à présent alité, enveloppé du calme de ma convalescence, mes plaies, pulsantes et rayonnantes, paradaient au son du fifre et du tambour.
Quelle ironie que le premier grand blessé fut justement le médecin.
Le bienveillant mousse était à mon chevet.
Son flacon rangé, il m’observait immobile.
Il semblait indifférent à mon sort mais je devinais, au fond de son cœur, une jubilation extrême à voir l’usurpateur souffrir.
Conscient que ma condition réclamait un médicament, je passai en revue dans ma mémoire les flacons du médecin de Mongèle.
Un cataplasme de moutarde me sembla approprié.
Puis, je me remémorai la bouteille d’eau-de-vie offerte par feu le capitaine Garret.
La griserie de l’alcool me servirait d’anesthésiant en émoussant la perception de mes douleurs.
Je réclamai le flacon à mon infirmier qui s’empressa d’obéir.
Dressé sur un coude, je bus une longue rasade qui déclencha des toussotements violents.
Cette eau-de-vie était une véritable eau-de-mort et je crus périr asphyxié tant les vapeurs ardentes étouffaient l’air de mes poumons.
Comment pouvait-on avaler pareil poison?
Ce remède ne signifiait autre chose que le trépas du malade!
Me souvenant brusquement d’un jardinier échappé des brumes de ma plus tendre enfance, qui, s’étant coupé le pouce sur la lame de sa faux, l’avait copieusement arrosé du calva qui ne le quittait jamais, j’eus l’idée saugrenue d’arroser de mon breuvage mes plaies ouvertes.
Recréant cette scène du passé, je déversais généreusement de la potion bretonne sur mes pieds meurtris.
Que n’avais-je fait!
Cette teinture odieuse brûlait pire que de la chaux vive.
Je serrai des dents à m’en éclater les mâchoires pour ensuite laisser échapper un puissant hurlement qui, nonobstant la tonitruante tempête, fut entendu en Chine.
Le mousse, témoin de l’effet intense de mon automédication, sauva in extremis la bouteille torturante puis, farci de la cruauté féroce qui caractérise les enfants, soumit derechef à la question mon physique persécuté.
Acteur de ma propre tragédie, je hurlai et je pleurai tout au long de mes cinq actes ne désirant rien d’autre que la tombée finale du rideau.
Enfin, harassé et meurtri, battu et violenté, je sentis mes souffrances s’atténuer.
Lentement, les brûlures firent place à d’irritants picotements.
Mon jeune bourreau, prenant peut-être un peu pitié de sa victime, s’activa à bander mes plaies avec une dextérité surprenante.
Je voulus lui demander où il avait appris pareils gestes mais je me contentai de l’observer en mémorisant sa technique dans l’éventualité où elle me serait utile.
Ce dernier effort intellectuel eut raison de mes ultimes forces et, avant qu’il n’eût achevé d’habiller mes dernières poupées, j’étais déjà endormi.
Le miracle se produisit le lendemain.
La tempête s’était éloignée et l’océan était redevenu navigable.
Sans ressentir la moindre courbature, je m’éveillai plein d’entrain.
Debout d’un bond, je me souvins combien, la veille, j’étais au bord de l’abîme, incapable de me mouvoir.
Ajoutant deux ou trois flexions du corps, je m’étonnai de ma subite mobilité.
Déballant mes pansements pareil à un enfant curieux de ses présents de la Fête-Dieu, je découvris, à ma grande stupéfaction, que toutes mes coupures s’étaient refermées.
La peau, à peine meurtrie, était plus lisse que celle d’un nouveau-né.
Mon pied droit, le plus abîmé, s’était cicatrisé.
L’appuyant fermement au sol, je ne ressentis qu’une vague douleur.
Un véritable miracle, je vous dis!
Rapidement habillé, je quittai ma chambre pour partager ma bonne fortune et m’informer des évènements de la veille.
L’entrepont était désert mais le pont principal, en contrebas, grouillait d’une agitation inhabituelle.
Je m’y hâtai lorsque j’entendis distinctement les cris étouffés d’un homme bâillonné accompagnés des cinglements d’un fouet.
Ma première idée fut que j’avais tant dormi que l’on avait déjà atteint l’Afrique où l’on s’empressait de fustiger du nègre.
M’approchant de la troupe, je vis un matelot costaud brutaliser de son chat à neuf queues le malheureux Keradec.
Diable, j’avais à peine le dos tourné qu’on abîmait à présent mes marins!
Je cherchai du regard le commandement.
J’aperçus monsieur Giraud qui surveillait le châtiment du haut du gaillard d’avant.
— Que se passe-t-il donc? l’interrogeai-je à brûle-pourpoint.
— Tiens, monsieur le médecin, vous voici déjà sur pied! Belle matinée, n’est-ce pas?
— Quel crime a donc commis cet homme? insistai-je.
— Je fais payer à ce lâche sa couardise de la veille.
— Pourquoi?
— Mais, par les fesses du confesseur, j’agis en votre nom! Pour vous faire plaisir, en quelque sorte... Après tout, ce bougre vaut si peu alors que vous valez tant. Sa lâcheté abjecte n’a fait qu’aiguillonner votre immense bravoure... Morbleu, votre cœur vaillant vous honore même si je dois réprouver son aveuglement. Mais dites-moi, vous semblez curieusement réparé! J’eusse cru le dommage plus grand et vos plaies plus profondes.
— On n’est jamais si bien soigné que par soi-même!
— Indiscutablement!
— Mais, monsieur, si vous maltraitez cet homme en mon nom, je vous prie de cesser immédiatement!
Me répondant en premier lieu d’une moue de dépit, l’officier en second, promu par les circonstances au rang de capitaine et de seul maître à bord après Dieu, leva au ciel un épais bras.
Le fouet se tut immédiatement.
On détacha le pauvre Keradec et je me sentis dans l’obligation de lui venir en aide.
J’ordonnai qu’on transportât le pauvre marin, à demi-conscient, dans l’espace réservé à l’équipage.
Quelques minutes plus tard, muni d’un peu de gaze et de la bouteille du capitaine Garret, je pénétrai l’étouffant et puant habitacle des marins.
Mon blessé était couché sur le ventre en travers de la grande table.
Les nombreux matelots présents observaient le moindre de mes gestes.
Ôtant le bouchon, je tins le flacon au-dessus de son dos.
— Attention, ça va brûler, prévins-je mon malade.
— N’ m’ touch’ pouaint, sal’ pirat’! cracha Keradec soudain réveillé.
Son regard débordait de haine comme s’il m’accusait de son mauvais traitement.
Ses compagnons s’empressèrent de le maintenir allongé, l’un d’eux le muselant de sa grosse main épaisse.
Indifférent à ses gesticulations, je renversai lentement mon eau-de-vie sur les striures ouvertes de son dos comme on arrose les sillons d’un potager.
Le pauvre Keradec se mit à se débattre de plus belle.
— Je vous avais prévenu! fis-je, content de voir la médecine au travail.
Alors que mon patient ne bougeait plus, assommé par le choc ou les vapeurs, je m’appliquai à panser son dos.
Ma foi, je me débrouillai fort convenablement.
Satisfait de ma première prestation publique de médecin, j’ordonnai qu’on couchât mon malade et qu’on le laissât en paix jusqu’au lendemain.
J’étais fort curieux de savoir si la fameuse eau-de-vie allait guérir, tout aussi promptement, mon matelot molesté.
Ramenant l’élixir dans ma chambre, je crus voir dans cette bouteille, non pas un simple remède, mais bien de l’or.
Imaginez donc la valeur d’une teinture médicinale capable d’accélérer les réparations corporelles.
Avec tous les maladroits et les agités qui habitent notre pays, on se l’arracherait.
Et je ne parle pas des besoins de notre grande armée!
Soudain, le chant de sirène de mère Fortune m’emplit les oreilles.
Mais où trouver ce bouilleur de cru breton maintenant que le capitaine Garret avait emmené son secret dans la tombe?
Rassuré que la clé menant à la cargaison était bien autour de mon cou, je rangeai soigneusement la bouteille.
Pourquoi le capitaine Garret me l’avait-il confiée?
Avait-il eu, dès notre départ, le désir de mettre fin à ses jours?
Et pourtant, il m’avait clairement exprimé sa répugnance à ne pas être enterré en bon chrétien.
Pourquoi ce geste inconsidéré?
Affamé depuis mon réveil, je me dirigeai vers la grand-chambre pour y déjeuner et tirer, des jeunes aspirants ou du nouveau capitaine, de nouvelles informations relatives aux mystérieux évènements.
Passant la porte, je ne trouvai attablé qu’un Giraud fort bougon.
Où se cachaient donc Cauchy et Barbet?
— À propos, qu’avez-vous fait du capitaine? lui demandai-je en prenant place.
— Sachez que je suis le capitaine, monsieur l’officier-médecin, me rappela l’énorme personnage.
— Je parlais évidemment de l’ex-capitaine Garret.
— Ah, oui… Garret. Je l’ai remis dans sa chambre, se remémora mon compagnon de table comme s’il se souvenait où il avait rangé une vieille chaussette.
— Nous devrions organiser une cérémonie funèbre avant de jeter le corps à la mer, proposai-je.
— Non! s’exclama violemment le capitaine Giraud en mordant dans son biscuit.
— Non?!
— J’ai toujours pensé que de jeter les cadavres par-dessus bord était une erreur. Après tout, qui nous dit que les océans ne sont point profanes? Rien ne vaut d’être enterré dans de la bonne terre sacrée de chez nous!
— Raison de plus puisque le capitaine Garret a mis fin à ses jours. Je sais pertinemment que l’église refusera de le bénir.
— C’est au curé d’en décider, s’emporta le nouveau capitaine, et puis, par égard pour sa descendance, nous ferons de l’affaire un accident en mer!
— Mais, conserver un cadavre à notre bord, sûrement que vous n’y pensez pas! La décomposition du corps! Les odeurs! La maladie!
— Vous allez l’embaumer, monsieur le médecin!
— L’embaumer?
— Allons, durant votre éducation médicale, vous avez bien rencontré ce terme. À propos, de quelle école êtes-vous diplômé?
— …
— Je désire que vous prépariez la dépouille dans les règles de l’art. Ce sont mes ordres, monsieur de Mongèle et n’oubliez pas, à présent, que je suis votre unique supérieur.
L’homme me lança un regard si dur et si féroce que j’en demeurai coi, ravalant toutes mes vaines remontrances.
— Allons, préparez vos instruments, ordonna-t-il. Vous travaillerez ici même et je serais votre témoin.
Sur ce, le personnage souleva son énorme carcasse et quitta la chambre.
Cette conversation m’avait coupé l’appétit et je ne voyais plus que le regard tyrannique de mon nouveau maître.
Comment avait-il fait pour se transformer si rapidement?
Alors que, jusqu’à ce jour, il s’était montré en homme doux et aimable, il était à présent un potentat absurde.
Personnellement, j’estime qu’il existe nombre de petits esprits peu aptes à commander.
Exécuteurs chevronnés et diligents, ces gens, voyez-vous, sont excellents dans leur position de second mais, dès qu’ils ont la responsabilité d’une charge supérieure, ils perdent tous leurs moyens.
Monsieur Giraud était définitivement hors de sa ligue.
Et puis, l’idée d’embaumer un cadavre en pleine mer m’apparaissait tellement saugrenue.
C’était grotesque.
Une farce!
Tout à coup, j’eus l’idée que c’était peut-être bien une pantalonnade.
On me mettait à l’épreuve.
On me jouait un vilain tour.
Tous les officiers allaient bientôt se moquer de ma crédulité et de ma naïveté.
Ah, ces navigateurs étaient pires que des étudiants des facultés!
De nouveau rassuré, j’étais quasiment convaincu de ne pas trouver le cadavre du capitaine Garret dans sa chambre.
Curieux d’ajouter la vue à la conscience, j’y allai voir avec sérénité.
Je pâlis aussitôt en passant la porte.
Le capitaine était bien allongé sur sa couche.
Livide et raide, il dégageait une désagréable odeur de chat noyé.
Des nausées me remontèrent dans la bouche et je dus quitter le lieu.
La tête entre les mains, les yeux clos, je chassai les exhalaisons du passé mais, que j’osasse regarder le présent extérieur ou le passé intérieur, la farandole des cadavres dansait autour de moi.
À des années de cela, encore frêle enfant, je fus mené par une main autoritaire jusqu’à la chambre de mon père.
Pénétrant les ténèbres artificielles, je vis ma mère de dos, courbée sur sa chaise, la tête posée sur le drap.
Des mains me poussèrent en avant.
D’un pas craintif, je la rejoignis au chevet.
Mon père était couché dans son grand lit, les mains repliées sur son torse.
Avec sa grande barbe lissée et ses cheveux coiffés, on eut dit qu’il priait Dieu en silence, les yeux fermés.
Et dans mon souvenir, mon père, gisant à l’heure de sa veillée, possédait les traits du capitaine Garret.
À vous, complices inconnus, qui osez lire mes confessions de papier, je dois enfin vous révéler le drame qui hanta au quotidien ma pathétique existence.
Imaginez une nuit d’orage violente.
La pluie cingle les volets.
Le vent agite le feuillage.
Le tonnerre déclame la colère divine.
Un enfant au fond de son lit, à la lueur d’une chandelle dansante, est plongé dans la lecture captivante d’une aventure maritime.
Soudain, un crissement lugubre l’arrache à sa tempête romanesque.
Les planchers d’une vieille maison craquent à toutes heures mais il est des grincements caractéristiques qui trahissent une déambulation nocturne.
Notre enfant pose son volume.
Il lève les yeux vers le plafond.
Son cœur bat.
Il n’a point peur.
Exalté par l’héroïsme dont il vient de s’imprégner, il a à cœur d’élucider cette animation noctambule.
La chandelle à la main, il se dirige vers l’escalier.
Sa peau, sous sa chemise de nuit, se redresse au contact des courants d’air glacés.
Il parvient à l’étage des combles.
Il s’avance.
Une lueur éclaire l’entrée du dernier grenier.
Précautionneux, l’enfant souffle sa bougie.
Il progresse à pas feutrés sans que, sous son faible poids, la moindre latte ne le trahisse.
Le voici.
Il a atteint son but.
Penchant la tête en avant, il va élucider le mystère.
Que voit l’enfant?
Je vous l’écris, les yeux emplis de larmes, d’une plume tremblante qui ne cesse de repousser la révélation.
Allons courage, brise les scellés du coffre-fort de ta conscience.
Tourne la clé dans la serrure…
Parle!
Qu’as-tu vu?
Mon père!
J’ai vu mon père!
Pendu à une poutre!
Il gesticule au-dessus d’un tabouret renversé!
Ses mains retiennent la corde!
Il suffoque!
Il étouffe!
Vite!
Vite!
Et l’enfant, pétrifié par ce ballet mortuaire, a le désir ardent d’agir!
Il veut bondir!
Soutenir l’homme!
Le sauver!
Le sauver, je vous dis...
Témoin de la mort atroce d’un homme que j’aimais malgré tout, je ne fis pas le moindre geste pour soulager son poids.
Je ne mis pas le moindre bout de pied dans l’épouvantable grenier.
Je demeurai sur le seuil, figé, silencieux, à regarder le corps pendouillant.
L’homme ne s’agitait plus.
Il était mort.
Mon père était mort.
Confus, choqué et surtout si peu préparé, une multitude d’émotions se bousculèrent dans mon esprit.
L’une finit par dominer les autres.
J’eus honte.
J’eus honte de m’être levé.
J’eus honte d’avoir été témoin.
J’eus honte de ma lâcheté.
J’eus honte d’être en vie.
Puis, aussi silencieusement que j’étais monté, je retournai dans mon lit.
M’enfonçant au plus profond des couches d’édredons, là où l’air est à peine suffisant, je voulus laver de mon esprit le souvenir de cet odieux cauchemar.
Mais, tel Caïn enfui au plus profond de sa tombe, l’œil de mon père m’y regardait déjà.
D’un pas décidé, je retournai dans la chambre du capitaine Garret.
J’eus l’envie violente de soulever son cadavre et de le jeter par-dessus bord.
J’en étais bien incapable.
Réduit à l’impuissance, trop poltron pour tenir tête aux hommes, je réfléchis de nouveau à une solution tortueuse.
Comment allais-je échapper à l’obédience réclamée?
Rien, n’était une farce.
Ce Giraud était un fou!
On allait me torturer mentalement tandis que, prisonnier des ondes, je ne pouvais m’évader de cette geôle délirante.
Que faire?
Que faire?
Je tournai en rond tel une souris dans une boîte trop exiguë, lorsqu’un faible rayon de lumière échauffa ma raison.
Il est curieux de réaliser comment, à la recherche de la solution à un problème, on trouve souvent la clé dans de mystérieuses images du passé.
C’est comme si, enfant, on savait, d’un regard insistant posé sur un infime détail, que ce bout d’information récolté, pourtant insignifiant sur le moment, deviendrait essentiel dans le futur.
C’était à se demander si tout n’était point déjà inscrit dans un gros livre et que nous ne faisions que répéter inlassablement les chapitres de nos mésaventures à chaque fois que nous étions lus.
Le souvenir qui m’intéressait se situait avant le drame précité.
Quelquefois, j’allais chercher des œufs frais dans la chaumière d’une paysanne voisine.
Cette pauvre femme possédait un logis insalubre et crasseux et je tremblais à chaque fois que l’on m’y envoyait, tant son physique hideux, couplé à son logis infâme, me terrorisait.
À peine sa porte passée, je n’avais qu’une envie, celle de m’enfuir.
Pourtant, elle possédait un objet fascinant pour la morbidité naturelle d’un enfant.
Au sommet de son vaisselier, à demi-caché derrière des conserves, se trouvait un grand bocal de verre qui retenait le cadavre d’un avorton.
Dès que la sorcière avait quitté la chambre pour aller remplir mon panier, je levais aussitôt les yeux vers ce curieux trésor.
Malgré la faible lumière, je distinguais, fasciné, les fines mains et le crâne démesuré.
D’où venait-il?
Qui était-il?
Comment était-il arrivé là?
Pourquoi le conservait-on ainsi?
Pourquoi ne se désagrégeait-il pas pareil au rat crevé dans la mare?
Je possédais une litanie infinie de questions à son sujet.
Je n’osais, bien entendu, poser la première mais je finis par déduire qu’il devait être conservé dans de l’alcool pareil aux fruits éternels des bocaux voisins.
D'où mon idée...
Usant de l’eau-de-vie dans les soutes, je pourrais conserver suffisamment longtemps le cadavre du capitaine Garret afin qu’il retrouve la terre de ses pères sans nous infecter.
Je n’avais qu’à employer un récipient adapté.
Une grosse barrique pourrait éventuellement faire l’affaire.
En repensant au tonneau abandonné sur le quai de Nantes, j’eus un sourire ému.
Tout monstre qu’il était, le capitaine Garret ne manquait parfois pas de comique.
Diable, j’avais trouvé la solution et je n’avais plus qu’à convaincre mon nouveau maître de faire fabriquer par le charpentier ce cercueil liquide.
Plein d’enthousiasme, je remontai vers la dunette par la grande échelle.
Une fois en haut, de nouveaux cris de douleur m’interpellèrent.
Je me hâtai jusqu’à la barre d’où j’entendis clairement le fouet de nouveau au travail.
Que se passait-il donc à présent?
Je sollicitai immédiatement une réponse de la part de monsieur Giraud qui se régalait des souffrances d’un pauvre marin sauvagement fustigé en contrebas.
Ignorant ma requête, le nouveau capitaine me demanda nonchalamment:
— Avez-vous préparé Garret pour l’embaumement?
— Qu’a donc fait cet homme? insistai-je.
— Monsieur le médecin, je vous prie de vous atteler à votre tâche et d’aiguiser vos outils. Dans un quart d’heure, je serais avec vous!
— Mais cet homme!
— Quel homme?
— Celui que vous faites fouailler!
— Je ne cesse de vous le répéter. Écoutez, donc... Je suis seul maître à bord et seul juge. Ne vous alarmez point car je vous assure qu’il est coupable. Ces Bretons ont la peau épaisse et le fouet n’est que l’instrument qui m’assure d’une subordination totale. Je vous ferais mander si j’estime que vous devez le soigner. D’ailleurs, je trouve insultant la manière dont vous vous êtes précipité pour choyer le matelot Keradec. Vous avez non seulement diminué ses peines mais insulté, devant tous, mon commandement. Je vous signale un blâme, monsieur, et sachez que je ne tolérerai plus ce genre d’agissements inconsidérés. Allons, je ne veux plus rien entendre de votre bouche.
Dépité, je sus lui obéir.
J’allais me taire.
N’était-ce point, en résumé, tout mon être?