Nez Grillé - Chapitre 10
Nez Grillé - Chapitre 10
Préférant garder un œil vigilant sur les manœuvres familiales, Martin la fouine me confina dans la grand-chambre sous la surveillance non moins vigilante du plus petit de ses neveux.
Lisant et relisant le carnet de bord incomplet et raturé du capitaine Garret, examinant le moindre détail de ses cartes maritimes fantaisistes, je passai des jours et des nuits en quête du moindre indice.
Finalement, je constatai que le curieux pourtour de la sphère en or ressemblait assez fidèlement à celui d’une île des Antilles, l’île de Calibanie.
J’éprouvai une vive palpitation à l’instant de sa découverte mais préférai demeurer impassible tandis que je réfléchissais à la situation.
Toutes choses bien considérées, il était clair que j’étais responsable de la découverte de la carte au trésor.
La propriété du magot me revenait doublement de droit puisque je venais, à présent, de mettre à jour le lieu de son enfouissement.
Jusqu’à présent, ces pirates n’avaient fait que pendre des innocents pour ensuite s’abreuver bruyamment d’eau-de-vie.
De quel droit réclamaient-ils une part de ma fortune?
Traçant du doigt les contours de mon île édénique, je rêvai d’Odile et des fastes promis.
Légitimant mes richesses subites du fortuit héritage d’une mine d’or du Nouveau Monde, je nous imaginai coulant des jours heureux de luxe et de raffinement dans l’oisiveté délectable de mon domaine familial redoré.
Après ce trop long séjour en mer, enserré de visages disgracieux et pustuleux, la carence du doux et fin minois de ma mie influait sur mon organisme.
Je souffrais de raideurs, de pantèlements et de fièvres mystérieuses qui m’épuisaient.
Diable, je devais agir vite avant de périr de cet exténuant mal d’amour.
De retour avant l’hiver, ma cour, sans l’entrave des questions pécuniaires, deviendrait passionnée.
Rien ne serait trop beau, rien ne serait trop dispendieux pour la séduire.
La promesse d’argent est, de loin, le plus puissant des serments d’amour et, devant pareilles preuves de mes sentiments, j’étais convaincu de ravir son cœur.
Dans le pire des cas, si je sentais une hésitation légitime de ma future à franchir ce pas pressé, j’agirais sur ses parents.
Ils étaient eux-mêmes richissimes mais, comme je l’avais appris en écoutant mon père, les fortunes n’étaient jamais assez immenses.
Sachez qu’un chanceux recevant une rente annuelle d’un million de louis se réveille anxieux chaque matin convaincu que ce ne sera point suffisant.
Comprenez également que les désirs du fortuné, ses passions, ses envies, ses inclinations, ses caprices, ses humeurs et ses tentations l’enchaînent à l’argent plus solidement que les fers les plus épais d’une prison.
Ses appétences de loup affamé sont semblables à une drogue infectieuse dont il nourrit sa vénalité.
L’accoutumance dans l’exaucement de ses convoitises astreint notre toxicomane à assouvir des désirs de plus en plus fous, de plus en plus chers.
Et n’oublions pas que ses prétentions sont infinies.
Le pauvre, exclus de ces paradis artificiels, ne pourra jamais comprendre l’état de dépendance du riche à son argent.
On entend régulièrement un quidam malchanceux s’interroger sur les appétits thésaurisateurs de ses supérieurs.
Il imagine qu’en allouant une pièce d’or par mois et par tête, tous les problèmes de l’humanité seront définitivement réglés.
Dans sa logique imbécile, il préconise d’exproprier les riches de France, de s’emparer de l’or dans leurs coffres et de distribuer à chacun la pièce faillante afin d’instiller le bonheur universel.
Diable, que le peuple est ignare et borné!
Comprenez que, dès qu’un homme expérimente le superflu, il ne cesse de le réclamer.
Sa pièce d’or l’ayant nourri et logé, il en restera bien assez pour du tabac, du vin et quelques habits.
Mais a-t-on jamais assez de tabac, de vin et d’habits?
Nenni!
Les appétits sont sans limites et dans bien des foyers, on verra, après la première semaine, la pièce d’or bue, jouée, gâchée, envolée.
Bien vite, la troupe nigaude du peuple décidera qu’en effet, la mensualité n’est point suffisante et que l’allocation doit être doublée.
Deux!
Quatre!
Dix!
Mille!
Cent mille! Quel qu’en soit le montant, l’homme n’est jamais satisfait de son salaire, encore moins de l’aumône étatique.
Et pendant ce temps, les expropriés, les spoliés, ont vite fait de s’enfuir vers des cieux plus cléments car, si personne ne s’exile par manque de liberté, les navires sont pleins à craquer sitôt qu’on touche au porte-monnaie.
L’essentiel, pour toute compréhension monétaire, est de se rendre compte d’où vient l’argent dont nos riches ont tant besoin.
Eh bien, il vient des pauvres!
De tous nos compatriotes ce sont bien eux qui, à la limite de la subsistance, s’agitent le plus.
Dans nos campagnes, ils labourent, sèment, récoltent dans le seul but de payer un loyer à leurs propriétaires terriens.
Dans nos villes, ils fondent, martèlent, façonnent dans le seul but de payer un loyer à leurs propriétaires urbains.
En accumulant une multiplicité de petits bénéfices à la fois du travail des pauvres et de leurs loyers, sans même parler ici de la dîme ou des taxes pour l’Église et l’État, l’opulent accroît son pécule.
Et, pour me résumer dans une formule élégante, je dirais que le riche encaisse du pauvre qu’il presse.
Cela vous choque?
Voyez-vous en cela une injustice?
Je vous l’assure, il n’existe de système plus équitable.
Imaginons un instant, la folie furieuse de distribuer les terres aux pauvres.
Voici notre quidam à présent seigneur et laboureur.
Ma foi, la confusion le poussera fort logiquement à adopter les attitudes de ses supérieurs.
Ses premiers gains en poche, nous verrons notre paysan s’inventer de nouveaux désirs.
Voilà qu’il plastronne à l’église dans de coûteux habits.
Il possède un attelage.
Il boit et mange plus que raison.
En bref, il dépense son argent et chaque visite chez le marchand déclenche en lui de nouvelles envies.
Bien vite, il estime que sa terre ne lui rapporte pas assez.
Il redouble ses efforts.
Suant comme jamais à retourner son lot, et n’étant point le seul dans cette conjoncture, il voit le prix du chou-fleur inéluctablement chuter.
Voilà notre quidam tout exalté!
Il peste contre les prix.
Il jure contre son voisin.
Il fulmine contre tout et rien.
Pourquoi?
N’est-il point dans la même pauvreté dont hier il s’accommodait?
La différence est qu’à présent il possède le goût du superflu.
Il est inapte à accepter les hauts et les bas de sa destinée.
L’incapacité à répondre immédiatement à ses désirs l’empoisonne.
Agité, exalté, il ne cessera de réclamer une sûreté hypothétique.
Il exigera qu’on fixe les cours du marché voire que l’État assure une constante progression de ses revenus.
Diable, les gouvernants qui oseront répondre à ces délires ne seront que plus fous encore.
Je vous le confirme, soyez-en rassuré, le seigneur noble et fortuné, grand propriétaire terrien, œuvre en véritable régulateur social.
Il prend sur lui tous les désirs immodérés des hommes en conservant le plus grand nombre de la population dans une misère permanente.
L’homme riche souffre seul du poison des envies.
Il s’y confronte tous les jours vaillamment en sachant pertinemment, que, de son vivant, il ne sera jamais satisfait.
Du luxe éblouissant de son château, il est seul capable d’apprécier le bonheur simple des rustauds.
Ah, si seulement ces miséreux, loin des véritables soucis d’argent, savaient combien leur place dans ce monde est favorable!
Pour ma part, je souffrais bien le martyre.
Des désirs incommensurables m’ayant été inoculés, dès mon plus jeune âge, j’avais enduré le pire destin.
Ramené à l’état de pauvre, mes envies s’étaient multipliées au centuple.
Plus qu’un autre, j’avais impérativement besoin d’une fortune.
Elle était indispensable à ma survie et j’étais prêt à accepter gracieusement tous les inconvénients qu’elle me procurerait.
Il est vrai que, encore à bord de la Proserpine, j’en étais au stade initial puisque ma fortune n’était elle-même qu’un désir.
Mais, cette sphère d’or entre mes doigts et les étranges circonstances de son obtention présageaient d’une entrée magistrale dans le monde des fortunés chagrinés.
Mais, les Antilles!
Les Antilles!
Autant voyager en direction de la lune!
Mon manque de ressources, de relations, d’alliés, et ce doute lancinant quant à la certitude absolue de trouver le trésor, finirent par me décourager.
Plus immédiatement, le chef pirate s’impatientait un peu plus chaque jour.
Si je ne trouvais pas rapidement de quoi le calmer, sûrement que je ne vaudrais pas plus que la corde pour me pendre.
Pareil à la tique parasite accrochée au dos d’un dangereux molosse, j’avais besoin de ces hommes.
Ils savaient naviguer.
Ils savaient se battre.
Ils sauraient se frayer un passage à travers les jungles hostiles de l’île de Calibanie.
Mais, une fois attablés devant le gâteau doré du capitaine Garret, comment seraient partagées les parts?
Ces hommes n’avaient aucune idée que j’étais un noble souffrant!
Que ma santé requérait l’obtention de la totalité du festin!
Diable, rien n’était facile!
Ayant finalement décidé que, seul, je n’étais point capable et désireux, si loin dans mon aventure, de la poursuivre, je me tournai finalement vers le jeune garçon occupé à encaustiquer les boiseries et lui annonçai:
— Eurêka!
Le mousse ouvrit de grands yeux interrogateurs.
— Eurêka-libanie! précisai-je, astucieusement. J’ai trouvé notre île!
Le gamin bondit au plancher et, affichant un air cupide de Cupidon, se hâta de mander le chef de la tribu.
J’observai de nouveau ma découverte.
Mon ventre grommela de faim et d’insatisfaction.
Martin la fouine arriva en toute hâte et voulut tout de suite connaître les coordonnés du trésor.
Lorsque je lui parlai des Antilles, il fit la grimace et voulut vérifier lui-même.
Faisant semblant de comprendre le papier inversé entre ses doigts boudinés, il prit mon enthousiasme pour un encouragement.
— C’est qu’on est au large de l’Afrique, m’informa-t-il. Les Antilles, c’est à l’autre bout de l’océan...
— Combien de jours de mer? me renseignai-je.
— Des semaines! Nous n’aurons pas assez de vivres.
— Faisons escale.
— Où donc? Si nous étions sages, nous retournerions à Nantes pour attendre la saison prochaine. Et avec la mort de Garret, ce ne sera pas aisé... Sans compter que ma tête vaut mille livres.
— Décidément, gens de mer, tous vos trésors sont cachés dans vos anatomies.
— Ne te moque point, mon gaillard ou j’irai personnellement voir dans la tienne ce que tu y caches.
— Je n’y cache que l’envie de nous voir réussir!
— Je l’espère bien! Entendu, filons vers les Antilles... Nous piraterons en chemin et pour ce qui est de la boisson nous utiliserons l’eau-de-vie du bord. Je donne l’ordre de changer de cap. Courage, moussaillons!
Le capitaine me prit la sphère des doigts et l’empocha.
— J’espère que tu as raison, Anselme, sinon les hommes seront particulièrement déçus et je ne puis répondre de leur juste emportement.
Le capitaine et le mousse m’abandonnèrent.
À présent seul, les menaces bourdonnant encore au creux de mes oreilles, je fus pris d’un sentiment d’abattement.
J’avais un mauvais pressentiment et je craignais inconsciemment que tout ceci ne se termine affreusement mal.
Nous changeâmes de route et mîmes le cap vers l’ouest.
La perspective d’une longue course en mer déprima l’équipage mais Martin la fouine savait, pour les motiver, décrire la griserie du trésor promis.
Les regroupant tel un bon père contant un récit à sa progéniture, il n’énumérait point le nombre de lingots que nous chargerions à notre bord mais racontait plutôt l’usage qu’ils en feraient.
Curieusement, ces rudes écumeurs des mers ne rêvaient pas de bacchanales éternelles et de femmes à la vertu minuscule.
Cette existence-là, ils la connaissaient déjà.
Le chef pirate ne cessait de décrire des vies de petits gens paisibles, des existences modestes où le maître de maison, fumant sa pipe à la tombée du soir, observait d’un œil satisfait son épouse, ses enfants et, mieux encore, la belle terre dont il était le propriétaire.
Pour ces rebelles, la propriété représentait le seul trésor possible.
Incapables d’imaginer les peines du labeur, les tracas météorologiques et les innombrables impôts, ils voyaient dans leur lopin le moyen d’être enfin reconnus.
Après une vie trépidante hors la loi, une terre leur offrirait la sécurité du notable, position unique pour échapper au gibet.
Je n’étais point différent.
Mon titre était lié à ma terre et, dès que possible, je devais la recouvrer.
Sans elle, pareil à ces hommes, je n’étais rien d’autre que du gibier de potence.
La propriété est l’un des plaisirs les plus grisants.
D’instinct, ces pirates barbares le devinaient.
Rien au monde ne donne autant de satisfaction que de posséder un vaste domaine car, derrière vos murs, à l’ombre de vos arbres, à fouler votre terre, vous goûtez égoïstement à ce fruit défendu qu’on appelle liberté.
Le plaisir!
Ah, le plaisir!
Toute l’humanité repose sur ce mot et il n’en existe pas de plus puissant.
Toute l’énergie de la terre, toutes les ressources humaines ne tournent qu’autour de lui.
Le plaisir est notre astre!
Comment?
Vous aviez un autre mot en tête?
Ce A majuscule dont les parents assomment leurs enfants, dont les amants ennuient leurs concubines, dont les despotes importunent leurs sujets.
Que nenni!
L’homme ne vit que pour le plaisir et le plaisir est l’unique motivation de l’homme.
Prenons la traite des nègres, par exemple...
Prise hors contexte, elle ne représente pas le désir de qui que ce soit.
Personne, à quelques exceptions près, ne trouve de joie à enchaîner de pauvres malheureux pour leur faire traverser les océans à fond de cale.
Cette entreprise gigantesque qui met en mouvement des moyens considérables n’est le résultat que d’un menu plaisir humain.
Oui, ce petit goût sucré qui excite votre bouche, ce fugace bonheur qui, universellement, laisse une si profonde empreinte sur les cerveaux.
Pour un peu de sucre, nous sommes capables des plus odieuses misères.
Pour un peu de sucre, nous sommes prêts à tout.
Et que de plaisirs sur cette terre!
Du plus infime au plus urgent, ils trônent à chaque instant au centre de notre entendement.
Ils nous obsèdent, ils nous accaparent, ils font de nous des monstres.
Et dans la panoplie des plaisirs de la terre, il existe un seigneur, subtil, personnel, indispensable, le plaisir qui se cache dans tous les plaisirs et qu’on a baptisé...
Liberté!
En attendant d’aller planter leurs choux, les pirates se complaisaient dans de quotidiennes soirées animées.
Jamais je n’assistai à autant de spectacles comiques qu’à bord de la Proserpine.
Ces hommes épouvantables, des meurtriers aux visages cisaillés, aux manières rudes et épaisses, n’hésitaient pas à se travestir en femmes pour interpréter des saynètes de la vie joyeuse des ports.
Quelques-uns mettaient tant de talent à interpréter des catins qu’on eût pu s’y méprendre et je vis que des parents, l’eau-de-vie aidant, en avaient les yeux tout brillants de désir.
Pourtant, une fois l’étoffe ôtée de leurs épaules, ces comédiens du plus rustre des théâtres retrouvaient leurs attitudes bourrues et disgracieuses à tel point qu’on ne pouvait qu’admirer le pouvoir suggestif de l’esprit humain.
Pour ma part, je demeurais un distant spectateur, de crainte que, voyant en moi un étranger à leur cercle, ils en viennent à relâcher leur retenue.
Mais, je ne manquais jamais de pouffer de rire devant leurs facéties...
Nous étions de nouveau au beau milieu de l’océan lorsque les premières difficultés se firent sentir.
L’équipage fut subitement rongé d’un curieux mal.
Me croyant encore médecin, ils se plaignaient à moi de migraines terribles, de nausées et d’étourdissements.
Malgré mes récriminations, ils se soignaient trop souvent d’un coup de gnôle avant d’aller reprendre leur service.
Au début, je crus qu’ils simulaient leurs douleurs par envie de boisson mais un matin, un cousin par alliance du capitaine, un marin de grande expérience, tomba bêtement à la mer et se noya devant nos yeux effarés.
Cette catastrophe jeta un voile sombre sur l’équipage.
De son côté, Martin la fouine priait, jour et nuit, à Saint-Frusquin et Saint-Glinglin, les saints patrons de la piraterie, pour qu’un négrier, de retour de Saint-Domingue et abondamment chargé de victuailles, croise notre route.
À présent sans emploi, je calmais mon oisiveté en étudiant le traité de médecine trouvé dans le coffre du médecin De Mongèle.
N’était-il pas grand temps de m’y plonger?
Aux pages les plus marquées, je découvris des dessins anatomiques représentant les corps d’un homme et d’une femme.
Indécents et envoûtants, ils me fascinèrent, tout comme visiblement mon prédécesseur.
Puis, à force de détailler la nature, je fus pris d’un terrible doute.
Comment faisait le capitaine Garret pour conserver une sphère d’or en son ventre sans que la nature ne l’expulsât?
La logique physique eût voulu que l’objet, relâché périodiquement dans le pot de chambre, ne trouvât point à nouveau le chemin de l’estomac.
Je frémissais à la pensée de cette scabreuse routine intestinale lorsque j’eus une idée terrifiante.
Et si j’avais raté une sphère?
Et si le capitaine, séparant les indices nécessaires à retrouver son trésor, tout en symbolisant sa virilité naturelle, ne dissimulait pas une mais deux sphères en or?
Habité de doute, je regrettais déjà d’avoir jeté le corps dans l’océan.
Et pourtant, ne l’avais-je pas examiné de fond en comble?
Si j’avais raison, où pouvait bien être cachée la seconde?
Je cherchai à me remémorer l’odieuse opération lorsque mon regard se porta sur mon propre pot de chambre.
La vue de ce dernier me baigna d’une suée et, bondissant comme un diablotin de sa boîte attrape, je me ruai vers la chambre du capitaine.
Malédiction, elle était bouclée!
Martin la fouine devait l’avoir fermée après avoir emporté le corps.
Comment obtenir la clé sans attirer l’attention?
Trop tard!
Je sentis dans mon dos un regard brûlant.
Je sus aussitôt à qui il appartenait.
— Ah, mon garçon..., dis-je, en feignant un air coutumier, je… euh… me demandais… si… si… tu ne pourrais pas m’ouvrir cette porte.
Le garçon fronça des sourcils.
— Vois-tu, je… Je… Je… Je cherche le livre de bord du capitaine.
Pas un geste de sa part.
— Oui, mais… l’ancien livre de bord. Je… Je… veux savoir quand il a séjourné aux Antilles.
Mon mensonge m’apparut solide.
Le visage du garçon se détendit.
Il acquiesça d’une moue.
— Sois gentil, va demander la clé à ton oncle pour la raison que je viens de t’énoncer.
Le mousse hocha la tête et s’enfuit vers la dunette.
Je patientai anxieux.
Le garçon revint rapidement et nous pénétrâmes dans l’étroite chambre.
Bouclée depuis des semaines, l’air vicié qui l’empestait était à peine respirable.
Le garçon, d’une efficacité redoutable à garder nos quartiers propres, au point qu’on peinait à croire qu’il était Breton, se précipita instinctivement vers l’objet de mes convoitises.
Il le tira de sa niche et, soulevant le couvercle, de sa réaction horrifiée, certifia que mon trésor y était demeuré.
— Que… Qu’as-tu là? demandai-je, faussement.
Sans répondre, le garçon voulut emporter le pot.
Au passage, je le saisis.
Il ne voulut point le lâcher.
Il s’en suivit un pas de deux où nous tirions chacun de notre côté l’infâme porcelaine.
Retors, le garçon finit par me lancer un violent coup de petit sabot.
Hurlant de douleur, je lâchai prise.
L’instant suivant, alors que je clopinais derrière lui en massant mon tibia, il avait disparu.
Arrivé sur le pont, je le cherchai partout du regard.
Où se cachait donc ce galopin?
Une violente tape dans le dos manqua de me faire tomber.
— Alors, l’as-tu trouvé?
Martin la fouine me surplombait de sa taille de géant.
— Pardon?
— L’as-tu trouvé?
— Qui?
— Le carnet de bord!
— Je crains que non...
— Diable, est-il seulement allé dans cette île?
— Au fond de la mer plutôt, je le crains!
— Au fond de la mer? Que racontes-tu, mon gaillard?
— Puis-je vous poser une question maritime, capitaine?
— Oui.
— Comment vide-t-on un pot de chambre sur un navire?
— Toi aussi, tu es dérangé? Ne m’en parle pas... Depuis une semaine que j’en souffre. Je t’en aurais bien parlé plus tôt mais, maintenant que je sais que tu n’es point médecin, c’est plus pareil. C’est que nos vivres sont avariés. Si seulement nous pouvions croiser un vaisseau. Le moindre négrier ferait bien l’affaire même si je devais en avaler les nègres.
Le géant éclata d’un rire féroce.
— Vous ne devriez point en rire! m’offensai-je.
— Tu as raison. L’heure est grave. Donne ton pot au garçon, il le videra dans la sentine.
— La sentine?
— D’une trappe du pont on y déverse les eaux usées. Avec ce vent et notre vitesse, si tu jettes quelque chose par-dessus bord tu as toutes les chances qu’il te revienne au visage. On a beau être des bougres, on ne se complaît point dans la crotte.
— Où est la sentine?
— La sentine? Au fin fond du navire... Mais, par les vesses d’une archiduchesse, tu n’as point envie d’y mettre le nez!