Nez Grillé - Chapitre 11
Nez Grillé - Chapitre 11
Plus j’y réfléchissais, plus le doute me hantait.
Mon extrapolation m’apparaissait tour à tour ridicule et indispensable.
Pourrais-je continuer à vivre en possédant la notion que j’étais peut-être passé à deux doigts de mon trésor?
Je ressentais au tréfonds de mon être l’assurance que je ne me trompais point.
Mais le rationnel, le raisonnable, le réfléchi m’enjoignaient à mettre le frein.
Devais-je, afin de calmer une lubie, m’immerger parmi les plus exécrables des affaires humaines?
Je répugnais à l’imaginer.
Je suis convaincu que si j’avais été au contact d’un autre groupe de compagnons, je n’aurais jamais eu cette irresponsable témérité.
À la nuit tombée, à observer ces pirates sauvagement ivres qui chantaient et gesticulaient en interprétant des pantomimes humiliantes et autres pantalonnades abaissantes, je gommai commodément les convenances de la civilisation.
Après tout, qu’étaient ces hommes si ce n’est les élèves assidus de maître Liberté?
Faisant fi des cahiers des lois, des classes, de l’étiquette, ils s’étaient libérés à l’école du large.
Diplômés par Neptune, ce recteur rectificateur, ils avaient délivré leur bête intérieure, leur monstre marin, dans le seul but avoué de se couvrir d’or.
Loin de leurs terres fermes, ils laissaient éclore la force, le courage, l’instinct car, bercés par une mer meurtrière, ils savaient combien la mort guettait leur berceau flottant.
J’eusse voulu qu’un peu de cet esprit rayonnât sur ma personne.
J’avais tant besoin de me débarrasser du fardeau du passé, de tous mes défauts et de toutes mes faiblesses.
C’est à la suite de ce raisonnement, au nom de la piraterie, que je me convainquis d’aller quérir la pièce manquante à mon puzzle.
Tard dans la nuit, j’empoignai une lanterne, puis, ayant pris soin de m’assurer que mon jeune cabot, un pouce fiché dans sa bouche, était bien endormi, je pris le chemin des ténèbres, le sentier de la sentine.
Il n’existe rien de plus effrayant que de s’enfoncer de nuit à travers les dédales d’une cave ou d’une cale.
Baigné d’obscurité, chaque recoin recèle de terrifiantes vues de l’esprit que les craquements de la charpente et les galops tapinois des rongeurs ne cessent d’accentuer.
Ne possédant qu’une vague notion de l’agencement sous-marin d’un navire, je ne cessai de me heurter à des impasses qui m’obligeaient constamment à rebrousser chemin.
Convaincu de l’existence d’un passage, je découvris, à bout de patience, un panneau qui menait à la cale inférieure.
L’étroit conduit, au plafond pas plus élevé qu’une demi-toise, s’enfonçait loin sous le plancher.
L’atmosphère viciée de la coursive m’angoissa.
Je pus aisément imaginer y demeurer enfermé tel un bagnard prisonnier d’un caveau trop bas et trop court, pourrissant dans l’inconfort et dans l’oppression d’un lieu étouffant.
Puissant aimant, l’or calma les affres de mon imagination.
Plongeant la tête la première, me muant de mes coudes, je me laissai mener par mon nez à travers ce cercueil marin.
La claustrophobie, jointe aux morsures des rats dérangés dans leur propriété, manqua de déclencher ma fuite.
Mais les odeurs indescriptibles s’élevant d’un dernier panneau remirent du baume à ma convoitise.
Diable, que ces nouvelles vapeurs étaient fétides!
L’idée que je devais, à présent, plonger dans ces eaux croupies m’apparut délétère.
Confronté à l’épreuve, je fus pris d’une dernière crise de poltronnerie.
Je me fustigeais moralement de ma folie lorsque je ressentis, pareille à une vibration sourde qui agitait mon squelette, les chants de sirène de mon or.
Puis, tel un Ulysse mal ficelé à son mât, je me défis de mes habits pour plonger, nu comme un ver solitaire, dans l’égout des enfers.
Sur la palette des sentiments, l’horreur s’étale à l’opposé du plaisir.
Et, qui s’attaque à dépeindre la réalité, se voit obligé de les mélanger.
Tels sont les contrastes d’un portrait humain.
Entre le beau et le laid, la cloison est bien fine et le passage se fait souvent sans discernement.
Une situation, un instant délicieuse, devient horrifique le suivant.
Mieux qu’un autre, j’en avais fait l’apprentissage au contact de mon père.
La veille de sa fin tragique, je vivais dans l’insouciance d’une jeunesse dorée.
Je ne m’étais point soucié de rentes, de fermages et autres rapports.
L’argent était la chasse gardée du monde des grands et mon pain, je le gagnais en courant nos bois et nos champs, en jouant, en rêvant, en lisant, grimpé au faîte de mes arbres, les aventures d’épiques époques.
Heureux et libre, je vivais immergé dans la beauté invincible de la nature.
La générale de ma tragédie adulte se déroula sans répétitions et, depuis, l’horreur souillait la moindre de mes visions.
Tout de mon existence devint intolérable et pourtant rien, de mon environnement, n’avait changé.
Mon hêtre rayonnait majestueusement.
Mes peupliers me chantaient leurs odes frissonnantes.
Mes bois étaient toujours aussi denses et mystérieux.
Mais ma tête!
Mon esprit!
Pollué par l’horreur, il enflait jusqu’à la douleur forçant en mon être le dégoût et la fièvre.
Depuis cette nuit d’orage, le sentier menant au précipice avait été long et sinueux mais l’Horreur ne m’avait pas une seule fois lâché la main.
À bord de la Proserpine, au fond de cette cale maudite, je l’embrassais en amant.
À quand notre nuit de noces?
La sentine, dernière cale avant la quille, n’avait pas plus d’un pied et demi sous plafond et était remplie aux deux tiers.
J’y avançai à quatre pattes, la bouche fermement close, le nez bien élevé.
À l’instar d’un aveugle tombé dans une mare, mes mains servaient à la fois pour voir et pour sonder.
Ce fut le plus odieux des cauchemars.
La pestilence, le confinement et la réalisation que, derrière cette fine charpente de bois, cognait l’océan impitoyable, me traumatisèrent. L’immonde ne cessa de m’arracher des vomissements violents dont la plupart jaillissaient douloureusement de mon nez.
Mais, je cesse là!
Aucun conteur ne doit décrire pareille vérité.
Je vous laisse ainsi, chers lecteurs, patauger dans l’horreur de votre propre imagination.
Sous une lumière plus valeureuse disons que le courage, la ténacité et la folie de l’homme le rendent surhumain.
Plus fort que les démons qui hantent son propre esprit, le héros s’élève au-dessus de l’épreuve pour toucher à son triomphe.
Car, n’ayez point de doute, je triomphai.
Après des heures et des heures passées à brasser ces eaux toxiques, je sentis enfin sous mes doigts avides, à même le gluant spongieux, la lourdeur et la rondeur surnaturelle de l’orfèvrerie.
Je sus à son toucher que, non content d’avoir surmonté le défi, j’étais récompensé.
Mon intelligence, mon sens de la déduction et ma pure ruse étaient les qualités même de cette découverte.
Ah, je jubilais comme jamais!
Me hâtant vers le panneau de sortie, je m’extirpai de mon enfer.
À la lumière de la lanterne, je vis l’éclat salvateur de mon trésor.
Conscient de la puanteur qui m’habillait de pied en cap, je me hâtai de retourner à l’air libre du pont pour m’y asperger de moult seaux d’eau de mer glacée.
Les pirates étaient toujours endormis à cuver leur boisson.
Même la vigie, qui lampait en cachette, se joignait à leurs ronflements.
Douché à la va-vite, je terminai une toilette approfondie bouclé à triple tour dans ma chambre.
J’eus beau me frotter au savon de Marseille rien ne semblait déloger la puanteur.
D’une brosse de crin, j’achevai de m’étriller jusqu’au sang.
L’alcool de l’eau de parfum du médecin de Mongèle me fit hurler de douleur.
Finalement, odorant tel une courtisane en chasse, habillé du fil blanchi d’une chemise propre, l’humanité m’ouvrit de nouveau ses bras et l’épreuve doucement s’estompa.
Roulant au fond de sa bassine, mon trésor me réchauffait l’esprit.
Mon destin était à présent scellé.
Je serais riche et puissant car j’avais, permettez-moi l’expression, une trempe exceptionnelle.
Rien sur cette terre ne pourrait plus m’offenser ou me dégoûter tant que l’appétit de l’or me motiverait.
Sou neuf, je ne pus plus patienter et je me précipitai pour étudier la seconde sphère du capitaine Garret.
Elle était d’une décevante similitude mais je vis gravé, non pas la croix qui marque le trésor, mais le chiffre romain XXI.
Il s’agissait donc du X et du XXI...
Que représentait cette nouvelle coordonnée?
Bouillant d’entamer sur le champ mes recherches, je ne voulais pourtant point donner l’alarme en me ruant sur les cartes.
L’aube allait naître et l’enfant se réveiller.
Patience!
J’aurais tout loisir d’étudier la question durant notre séjour.
La route vers l’île Calibanie était encore longue.
Puis, cherchant une cachette où dissimuler la sphère, sachant combien le jeune mousse était fouineur, je n’eus pour seule idée que celle d’imiter l’homme qui me l’avait offerte.
Sans même y réfléchir à deux fois, je l’avalai...
Durant cette dernière heure, je ne dormis quasiment pas.
Habité de mon trésor, je ne rêvais qu’à mon or.
Je le comptais et le recomptais.
Odile ne me quittait plus.
Je lui inventais des caprices et des lubies que je n’avais aucune difficulté à exaucer.
Que ferions-nous ensuite?
La richesse offre à l’humanité les moyens de sa liberté.
Personne ne bride un homme influent par l’argent.
Maître de ses finances, il asservit tous ceux qui en réclament une part.
Il est ici.
Il est là.
Omniscient et omniprésent, son or est la solution à tous les problèmes.
Il résout.
Il expose.
Il dicte.
Il glisse un vilain mot à l’oreille du roi et ce vain petit souverain ne peut rien contre lui car il achète influences et protections.
Mieux encore, les monarques, il les fait!
J’en étais à me couronner lorsque je fus réveillé par de longs cris lugubres.
Il se déroulait sur le pont des événements exceptionnels.
Conscient du tintamarre que produisaient ces pirates pour un oui ou pour un non, je ne me précipitai pas.
Inconsciemment, je devais craindre que quelqu’un eût suspecté mes activités nocturnes.
Tout de même intrigué par ces cris incessants, je m’habillai pour aller voir.
Contrairement à la routine qui voulait que, le lendemain d’une beuverie, chacun retrouve son poste, je vis l’équipage entier rassemblé sur le pont.
Pas une voile n’était hissée; rien des festivités n’avait été déblayé; même la barre demeurait inoccupée.
M’avançant vers le cercle épais des marins, je me frayai un passage à travers la cohue lorsque je découvris ce qui agitait tant ces hommes.
Un corps gisait en travers du pont.
Il avait le teint violacé et les yeux vitreux.
Je n’eus pas besoin de l’ausculter pour savoir que Martin la fouine était mort.
En ma qualité de médecin, même non diplômé, je posai un genou à terre et touchai le front du défunt.
Je tâtai son pouls.
Je sentis que la main crispée du pirate retenait l’objet de toutes mes convoitises.
Je voulus l’extraire lorsque je sentis une lame d’acier frotter contre mon oreille.
— Ké ki fé là, le bougre? La’sse mon parent, ‘cré boudiou!
Je relâchai aussitôt le cadavre en levant les mains bien haut.
Me tournant vers les pirates, je vis leurs visages d’adultes bourrus et rudes ravagés par le chagrin.
Si la mort d’un capitaine, même despote, est toujours émotionnelle, la mort d’un parent amplifie ces sentiments.
Je me redressai.
Cherchant un ton ferme et professionnel, je leur confirmai:
— Il est mort!
— Kek sé kon le savé! me répondit l’homme au sabre.
Que s’était-il passé?
Le teint foncé, la dilatation des pupilles, la crispation des nerfs buccaux et le gonflement de la langue me firent diagnostiquer une mort par empoisonnement.
Plus spécifiquement, le chef pirate s’était intoxiqué en avalant immodérément de la boisson maudite.
Plus adipeux que les autres membres de sa famille, Martin la fouine avait accumulé le poison dans son gras double.
— Kez kon fé? demanda un grand pirate un anneau à chacune de ses narines.
— …
— Ké ki va commander?
Anxieux, les pirates se tournèrent vers moi, dernier officier à bord, afin que je calme leurs craintes.
— Euh…, dis-je, en peinant dans mon commandement, incapable de démarrer mon esprit.
— Kez kon fé? ne cessaient de répéter les plus soucieux.
— Nous devrions hisser les voiles et reprendre notre route, déclarai-je d’un élan retrouvé.
Voyez-vous, cette ardeur à commander, j’en avais longtemps rêvé.
À la droite du timonier, un pas en retrait de Martin la fouine, j’avais souvent ambitionné de commander l’équipage.
À présent, le destin m’exauçait.
J’avais une horde de pirates sous mes ordres, un bon navire et une carte au trésor.
Ma foi, je me serais presque pris pour le vaillant héros d’un roman d’aventures mais, malheureusement, je hantais la plume d’un littérateur fantaisiste.
— Ouz k'on va?
— Euh… Reprenons notre course. L’un de vous n’a qu’à regagner la barre. Comment tu t’appelles?
— Jean! Mé k’mon p’tit nom çé «Hache-viande»!
— Eh bien, Hache-viande, va te mettre à la barre. Je t’ai déjà vu le faire.
Ses compagnons, heureux pour lui, l’encouragèrent en lui tapant dans le dos.
— Qui veut être le maître d’équipage?
— Moué! Moué!
— Moué, m’sieur!
— Moué, cap’tain’!
— Toi, décidai-je. Comment te nommes-tu ?
— Jean.
— Ton petit nom?
— «L’ékarisseur»!
— Excellent! Alors, l’équarrisseur, tu vas employer la moitié des hommes à préparer les voiles avant qu’on ne se remette sous le vent. L’autre moitié va déblayer le pont et transporter notre second capitaine décédé dans sa chambre.
— Kek ça fé combien ça?
— Combien comment?
— Kek çé k’une moitié, cap’tain’?
— Vous êtes combien en tout?
Tous se dévisagèrent en ouvrant de grands yeux ahuris.
— Cinquante-douze, cria un fantaisiste.
— Soixante-trente-quinze, lui répondit un original.
— Bon, je vais vous compter, annonçai-je.
— Cré non, boudiou! Kek j’va pouaint être comptié! rouspéta un grand maigre affligé de strabisme.
— Kek ça peut’fère? lui demanda l’équarrisseur.
— Kek ma mère kék ma t’jours répété: «Cré boudiou, la Vipère, kek on pé pouaint compter sur ta!»
— Ma aussi, m’sieur!
— Ma aussi, cap’tain’!
Une clameur mutine s’éleva de mes pirates.
Commander pareille troupe, n’allait pas être facile.
— Entendu, je ne vais point vous compter, m’exclamai-je. Je vais vous couper en deux groupes!
À ces mots, les pirates, grognant tels des dogues, exhibèrent leurs dernières dents rageuses tout en dégainant sabres, coutelas et dagues.
— Je ne vais pas vous couper au propre mais au figuré..., précisai-je.
— Kek personn’ k’im coupe la figur’!
— Kek t’as raison, la Vipèr’!
Je haussai les bras pour signifier ma soumission.
Diable, j’avais sous-estimé les qualités de commandant de Martin la fouine.
En effet, seul un parent pouvait se faire entendre et si nous continuions à délibérer sur ce ton, nous allions dériver jusqu’au pôle.
— Entendu, je laisse au maître d’équipage, monsieur l’équarrisseur, le soin de tous vous mettre à la manœuvre! Bon, lequel d’entre vous sait naviguer?
Les pirates s’échangèrent de nouveaux regards interloqués.
— Qui sait tracer une route? Faire le point? Lire une boussole?
Pas un bruit.
Pas un mot.
— Ah, oui... Lequel sait naviguer à la pirate? Je vous donne le nom de notre destination et vous m’y menez en vous aidant de la piste des étoiles.
Toujours rien.
— Allons, messieurs! Lequel d’entre vous?
— Ben… Vouz-iautre, cap’tain’! finit par répondre mon maître d’équipage.
Je réalisai brutalement que nous étions perdus dans tous les sens du terme.
— Gardons bien froids nos sangs et nos têtes, m’écriai-je, un chat peureux au fond de la gorge.
Témoins de mon alarme, les pirates ne m’écoutèrent plus.
Ils se mirent en cercle et, usant d’un patois ou d’une langue pirate que je ne pouvais décrypter, se mirent à deviser.
J’en profitai pour subtiliser du cou de Martin la fouine la clé des soutes.
Grossière erreur!
— Kez ta fé? me cracha un pirate en un clin d’œil.
— J’ai repris la clé des soutes, répondis-je, ne désirant rien leur cacher.
— Pourquoué ta fé ça?
— Je crois, messieurs, que si nous désirons sauver nos peaux, nous devrions porter toute notre attention sur la navigation. De plus, en ma qualité d’officier-médecin, je suspecte que l’eau-de-vie soit frelatée et qu’elle nuise à votre état de santé. Je vais jusqu’à affirmer que l’abus de ce breuvage est responsable de la mort de votre très cher parent Martin.
Mon discours tempérant déclencha chez ces assoiffés un éclat de rire généralisé.
Hilares, ils se tapaient le genou et se frottaient le ventre.
Le sérieux revint aussi vite qu’il avait disparu.
Hache-viande, armé de son hachoir fétiche, vint coller son visage hideux à deux pouces du mien pour, d’une voix à vous glacer les sangs, m’annoncer:
— Ben, kek on dit kek çé ben toué qu’a zigouillé la fouine.
— Pardon?
— Kek t’a tué mon parent!
— Moi? Pourquoi moi? C’est ridicule!
— Kek ta vu la fouine pendouiller l’aut’ cap’tain’ et kek té dit, pour sûr, que je m’en va fair’ l’ mêm’ chos’...
— Voyons, messieurs, vous déraisonnez. Je n’avais aucun intérêt à commettre le crime dont vous m’accusez.
— Kek tu voulé l’ieau-de-vie pour ta tout seul! Pour sûr, kek t’allé nous trucider chacun not’ tour!
— Mais… Mais… Mais… Mais…
— À mort!
— À mort!
— Au mât!
— Au mât!
— Va’m’ chercher d’ la corde, p’tiot!
Voyant le jeune mousse détaler comme un lièvre, je fus pris d’une terreur indescriptible.
Dans leurs délires de persécution, propagés par cette boisson démoniaque, les pirates aliénés comptaient soulager leur condition en s’acharnant sur le dernier corps sain.
Je voulus m’enfuir mais de puissantes mains sales m’agrippèrent.
Cerné de tous côtés, ces affreux m’apparurent dans toute leur sauvagerie, exaltée jusqu’au meurtre.
En réponse, mon estomac se mit à couiner semblable à un lapereau, une patte coincée entre les mâchoires d’un piège.
Effrayé au-delà du raisonnable, je m’épanchai honteusement.
De retour, le mousse éleva à bout de bras la corde qui n’avait que trop servi.
Enserré de la clameur assassine, je sentis de nouvelles mains me souiller.
On m’enleva la clé.
On arracha mon manteau.
On vola mes souliers et mon tricorne.
Puis, on me transporta sous une flèche du mât de misaine où un pirate avait déjà noué le cordage.
Terrifié, suant, tremblant, je revécus en accéléré les événements pénibles qui m’avaient amené jusque-là.
Que mon destin avait été affreux!
Était-ce ainsi que le ciel me punissait de mes folles ambitions?
Jamais je ne serais riche!
Jamais je ne serais aimé!
Jamais je ne reverrais Od…
J’étais noyé dans ces lamentations larmoyantes lorsque mon regard se porta sur l’horizon marin.
Distrait momentanément de ma tragédie, j’observai un bouillonnement d’écume à trente pieds de notre coque.
Brutalement, sans crier gare, une montagne s’éleva des flots.
D’une ouverture dans son dos, le phénomène cracha un puissant jet d’eau qui nous aspergea.
— Une baleine! m’écriai-je.
À mon cri, conjugué au jet sonore du mammifère, tous les pirates se tournèrent vers notre tribord.
La vue du monstre marin les pétrifia.
La majorité se signa.
Je trouvai, dans cette apparition, une réponse à mes incantations.
Dieu ou Diable m’offraient un court instant de répit.
Profitant de cette infime fraction d’émerveillement collectif, mes assassins m’ayant négligé, je me précipitai à toutes jambes vers le gaillard d’arrière.
À part sauter par-dessus bord en espérant revivre le destin fabuleux de Jacques Morvan dit «Cricou la Bassine», je n’avais d’autre choix que d’aller me barricader dans la grand-chambre qui n’offrait qu’une seule issue.
Alors que je sentais sur mon cou le souffle fétide de la horde lancée à mes trousses, j’enjambai, tel une sauterelle pourchassée par un polisson cruel, mille obstacles pour atteindre, in extremis, l’enceinte de mon repaire et m’y boucler.
Le loquet de la porte était raisonnablement solide mais il ne résisterait pas à la hargne de mes assaillants.
Je me hâtai de chercher une arme.
Alors qu’on cognait violemment contre le bois, j’extirpai d’un coffre un pistolet.
Il n’était point chargé.
Ne possédant aucune expérience des armes à feu, j’aurais bien été incapable de le rendre meurtrier, mais son poids dans ma main me rassura.
Cherchant l’aplomb, je l’élevai en direction de la porte.
— Cessez, car je suis armé! hurlai-je pour bien me faire entendre.
Les cognements ralentirent.
— Kek on é plus de cinquante-douze! Kek on t’aura!
— En, effet, je n’ai du plomb que pour un seul... Mais, je ne vais pas rater mon coup! Lequel d’entre vous désire mourir?
Ma pertinente question fit immédiatement cesser les derniers bruits.
Au son de murmures, je devinais qu’un nouveau conciliabule s’était formé.
J’entendis en conclusion de petits rires étouffés.
— Kek l’ médessin, kek té consigné dans tes quartiers! Kek tu passes les oreilles, kek on t’ les tire! Kek tu pointes l’ bout du nez, kek on t’ l’ coupe!
La menace fut accompagnée de rires gras et jovials.
L’armistice me sembla équitable et je supposai qu’ils préféraient aller boire.
L’eau-de-vie du capitaine Garret était mon plus fidèle allié et j’espérais, qu’à en abuser, ces vauriens suivraient le même chemin que Martin la fouine.
Un peu réconforté, je m’assis à la table.
Ouvrant doucement la main, je vis l’or éclatant qui m’en brûlait le creux.
Vous-mêmes, chers lecteurs, vous n’y avez vu que du feu mais, en prenant par diversion la clé du cou du pirate, j’avais d’une habile prestidigitation repris la sphère.
Je repensais à sa jumelle qui habitait mon ventre et leur quasi union me rendit heureux.
Je n’eus qu’une seule envie celle de l’avaler.
Cet amuse-gueule m’ouvrit l’appétit...
À l’exception d’une demi-boîte de biscuits, les placards de la grand-chambre ne recelaient point de vivres.
Pire encore, depuis que Martin la fouine avait éclusé le vin sucré, il n’y avait plus rien à boire.
Sans pouvoir commander mon équipage incompétent et mutin, la chance de toucher terre dans les heures qui suivaient était irréaliste, surtout qu’aux dernières nouvelles du chef pirate avant sa mort, nous étions en plein milieu de l’océan Atlantique.
Diable, une pendaison rapide m’apparut presque préférable à cette chute brutale de Charybde en Scylla.
Venant tout juste de réaliser le pénible de ma situation, le temps se mit immédiatement à s’étirer.
Je m’efforçais de gommer les conséquences imaginables de ma situation, d’ignorer ma faim et ma soif, mais plus je m’entraînais à rejeter ces nécessités, plus elles trônaient au centre de mon entendement.
Décidé à dominer la situation, je comptai mes biscuits.
Je n’en possédais en tout et pour tout que dix et un tiers.
Un biscuit par jour, m’ordonnai-je.
Non, soyons raisonnable, un demi-biscuit!
Un quart!
Un huitième?
Pour me calmer les nerfs, j’en avalai un tout entier.
Énervé par mon appétit incontrôlable, j’en avalai un second, suivi d’un troisième.
Sans m’en rendre compte, en moins d’une minute, j’eus avalé le tiers de mes rations.
Mes repas de tout un mois!
Diable, que j’étais faible...
Et tous ces biscuits me donnaient affreusement soif.
L’idée de ma lente déperdition déclencha de nouvelles nausées.
Je serrai des dents, craignant à présent de vomir mon banquet.
De plus, depuis que j’avais stupidement avalé la seconde sphère d’or, mon estomac éruptait sporadiquement de douleurs lancinantes.
Je comprenais par expérimentation les affres qu’avait subies le capitaine Garret.
Je me couchai sur un caisson de bois pour réfléchir et deviser un plan d’action.
J’attendrais le soir.
Une fois la nuit tombée, alors que tous mes geôliers seraient ivres, j’irais voler dans la cuisine de la boisson et des vivres.
Cette perspective, toutefois dangereuse, me redonna de l’ardeur même si je craignais, en vigie vigilante, la présence du jeune mousse.
La réponse des pirates à mon plan vint sans tarder.
De nouveaux martèlements me firent bondir sur place.
Pistolet en main, je le pointai de nouveau vers la porte.
— N’entrez pas ou je fais feu! hurlai-je désemparé.
Pour toute réponse, je n’entendis que de bons gros rires épais.
Puis, au son répété des coups de marteaux, je vis avec effroi les pointes de clous qui perçaient le bois du chambranle.
Les affreux écumeurs des mers avaient eu la même idée.
Craignant que je ne les dupe durant leur sommeil éthylique, ils préféraient me clouer dans mes quartiers.
Cette réalisation me serra le cœur et je sentis remonter des ténèbres le souffle de mon extermination.
Toujours aussi pauvre, toujours aussi démuni, j’allais mourir de faim et de soif comme si le ciel, de cette torture misérable, voyait en cela une justice plus adéquate.
Avais-je mérité pareil destin?
Ah, si seulement mon arrogance et ma cupidité ne m’avaient point jeté sur les routes.
Diable, j’aurais pu m’appliquer à devenir jardinier...
Le fabuliste l’avait démontré en donnant une morale au destin des fils d’un mourant invités à rechercher un trésor enterré.
La vie était simple pour celui qui prenait le temps d’écouter la nature.
Elle devenait terrible pour le rêveur et l’ambitieux!
À quoi sert-on, je vous le demande?
À rien...
Nous ne sommes que de pauvres jardiniers dont la mission est d’entretenir notre planète.
De notre patience, à attendre la pousse des fruits et des légumes, nous atteindrons des sommets d’humanité.
Le monde est habité de fous qui s’agitent dans une organisation impossible.
Que recherchent-ils si ce n’est leur propre malheur?
Qu’apporte la fortune?
Des habits?
Un cabriolet?
Une demeure?
Une famille?
Du pouvoir?
De la liberté?
Non, une fortune n’apporte que les maux des envies éphémères qui nous obsèdent.
Et ces envies, comme je ne cesse de vous le répéter, sont malheureusement infinies...
De nouveau couché sur le bois dur du caisson, chahuté par les roulements du navire, je sombrai dans des idées de plus en plus sombres.
Ne trouvant pas le sommeil, je m’emparai du livre de bord du capitaine Garret pour, d’une plume tourmentée, non pas y consigner les péripéties de cet odieux voyage, mais y coucher toute mon incapacité.