Nez Grillé - Chapitre 12
Nez Grillé - Chapitre 12
Prisonnier de mon antre, je vivais couché à même le tapis-brosse de la porte des enfers.
Libérés de toute tutelle et de tous devoirs d’obéissance, les pirates redoublèrent de sauvagerie.
L’alcool produisant des ravages dans leurs corps et leurs esprits au préalable malsains, j’oyais, jour et nuit, les cris étouffés de leur folie touffue.
À l’heure de minuit, la débauche culminait.
Plongé dans le noir, une couverture sur la tête, je me serais cru locataire d’une maison hantée où les meuglements effrayants des spectres maudits ne cessaient de bourdonner dans mon crâne abasourdi.
Sans oublier que j’étais habité de la peur qu’à tout moment, les ivrognes allassent briser le rempart de ma tanière pour m’égorger dans mon sommeil agité.
L’odieuse situation dura tant de jours que je finis par ne plus les compter.
Démuni de biscuits depuis longtemps, je réappris des souffrances trop familières.
Alliée à sa sœur la soif, la faim est la plus tenace des tortures de l’esprit.
Si judicieusement nommée, elle se métamorphose en une obsession qu’aucune gymnastique de la pensée ne parvient à chasser.
Il vous faut manger!
Il vous faut boire!
Tout est dit dans ces simples urgences et la moindre bouchée, la moindre gorgée, enfin avalées, représentent le point d’union où douleur et plaisir s’accouplent.
Ah, quelle jouissance que de manger et de se désaltérer!
Un homme qui meurt de faim n’a d’autre désir que de calmer les souffrances qui le déchirent et de jouir du plaisir violent que lui procurent les victuailles.
C’est bien l’urgence de l’affamé qui, du simple plaisir d’avaler une poire, en démultiplie le retentissement.
La valeur de la dite poire devient immense.
Elle n’a pas de prix car faim et soif résident au plus haut de l’échelle des désirs, battant, haut la main, tous leurs concurrents.
À l’opposé de cette hiérarchie résident les menus plaisirs trop souvent inventés par leurs propriétaires.
Imaginons un bourgeois bien repu, bien habillé, bien logé.
Ma foi, il se promène heureux comme personne.
Déambulant chez un orfèvre, il salive brusquement devant une belle épingle rehaussée d’une perle qui ornerait coquettement son jabot.
Désir et plaisir sont bien présents à l’esprit mais ils n’égaleront jamais la force du pain et de l’eau.
L’homme, conscient de cette vérité, animé par son intelligence, devrait logiquement chasser le superflu, au plaisir trop faible, pour recréer, à partir de nécessités, de savoureuses expériences.
Un homme sage, volontairement affamé, qui résisterait jusqu’à la limite de son appétit, pourrait expérimenter quotidiennement, en avalant les modestes fruits de la nature, des plaisirs culminants.
Une simple poire prise d’un arbre dépasse en saveur les mets les plus ruineux des banquets de nos rois.
Il est fort logique, pour celui qui souhaite vivre intensément, de faire chaque jour disette afin de libérer, à point nommé, l’apothéose sensuelle.
Voilà bien la grande sagesse universelle et ancestrale qui échappe à nos contemporains.
L’accumulation de biens hétéroclites appauvrit les sentiments et seul le philosophe mendiant est capable de contempler le paradis terrestre.
Mais qui d’entre nous possède la force morale de vivre si chichement?
Qui est assez sage pour se défaire de l’emprise du monde et partir sur les routes pour mendier?
Pourquoi cette évidence nous apparaît-elle contraire à la mécanique sociale?
Pourquoi recherchons-nous des plaisirs toujours plus faibles à tel point que, à l’instar de nos souverains, ayant expérimenté tant de vide, nous ne chérissons plus, ultime interdit, que celui de voir couler le sang?
Braver la mort!
Ultime volupté!
Le cercle s’est refermé.
Notre seigneur pourrait d’un jeûne forcé, plutôt qu’à la tête d’une troupe de pauvres hères, défier le faucheur.
Le goût de la victoire n’est même pas aussi savoureux que celui de notre poire.
La mort!
Placide compagne qui vous guette à toute heure du jour et de la nuit.
Regardez-la en face!
Elle est à vos côtés.
Elle loge chez vous.
Elle mange à votre table.
Elle se joint à chacune de vos promenades.
Que vous l’ignoriez ou que vous la défiiez à tout bout de champ de bataille, elle représente bien votre concubine la plus chère et c’est bien elle qui souffle à votre oreille les désirs les plus tendres.
— Expérimente les joies de la terre avant de me rejoindre, vous murmure-t-elle. Va au bout de tes désirs avant de m’épouser. N’attends pas! N’attends pas! Ma clepsydre s’écoule...
Et pour certains d’entre vous, suite à de mauvaises circonstances, elle deviendra jusqu’à votre passion.
Elle deviendra votre désir.
Vous la convoiterez en mignonne fille publique.
La Mort n’est point un horrifique squelette drapé de noir.
La Mort est une jeune demoiselle douce et avenante qui vous ouvre son cœur en soufflant au creux de votre oreille combien le moment sera doux.
Qu’a donc éprouvé mon père juché sur son tabouret?
Le plaisir ou l’horreur?
Le temps ralentissant au fur et à mesure que mon appétit s’accélérait et réfléchissant à une solution à mon approvisionnement, j’en conclus que je devais impérativement apprendre à pêcher.
Ce raisonnement découla de l’utilisation du seau et de la corde trouvés dans un caisson.
Ces instruments me permettaient, en me penchant à la fenêtre de façon extrême, de remonter de l’eau de mer.
J’eus évidemment le réflexe de boire de ce liquide.
L’onde maritime représente sans conteste le plus fétide des breuvages.
La moindre gorgée vous brûle le gosier et vous arrache des toussotements violents.
La pêche, déduisis-je ensuite, serait le meilleur moyen de pallier, en une seule prise, la faim et la soif.
Mais je devais me hâter car la sécheresse qui m’envahissait me faisait déjà tourner la tête.
Par chance, je découvris tout le nécessaire au fond d’un placard.
La trouvaille d’hameçons et d’une ligne me mit du baume au cœur et je m’imaginai aussitôt, assis paisiblement sur le rebord de la fenêtre, à surveiller mes lignes de traîne pour, sans tarder, remonter jusqu’à mon assiette une pêche miraculeuse.
Mon entreprise me donna tant d’espoir qu’elle estompa ma faim.
Malheureusement, je dus me contenter de fabriquer une seule ligne car le fil de crin était, à cause de la désespérante élévation du château de la Proserpine, tout juste assez long.
Fébrilement, je nouai l’hameçon et le poids.
Durant ma préparation, je réalisai que je ne possédais point d’appât.
Si seulement je détenais un poisson de départ, aussi petit soit-il, je pourrais, tel un fermier qui use de semence, l’employer à attraper le suivant mais la grand-chambre, trop bien entretenue par le mousse, ne cachait plus la moindre miette.
Dans ma recherche d’un appât, je m’imaginais que je devais, par nécessité, payer de ma personne.
Un bout de mon corps servirait d’esche.
Mais lequel?
Un lobe d’oreille?
Une phalange?
Un morceau d’aisselle?
L’aversion à trancher la moindre portion de mon être l’emporta.
Désireux de tenter d’abord ma chance en usant de l’hameçon seul, je me penchai par la fenêtre.
J’aperçus alors, coincé sur un relief du tableau sculpté, le cadavre velu d’un petit mammifère gris.
J’identifiai aisément une souris qui, mystérieusement, avait eu la dernière volonté de trépasser à l’air libre.
Appâté par cet appât providentiel, je délibérai qu’en m’accrochant aux aspérités du tableau, je pourrais aller le recueillir.
Dévoré par trop d’appétit, je m’élançai follement au-delà de mon sanctuaire.
Les pieds posés sur quelques pouces d’un renflement, je sentis le vent du large me fouetter violemment.
Je devinai sous moi l’écume violente de notre sillage que je n’osais fixer.
Mon pèlerinage souricier ne me laissait pas le droit à l’erreur.
Un faux pas et je terminerais noyé.
Doucement, concentré comme jamais, je fis glisser mon pied le long du relief.
Le dos fermement collé au trumeau, les mains cramponnées aux cadres, je pliai lentement les genoux.
Dégageant un pied, je visai un relief plus épais en contrebas.
Je l’atteignis plus vite que je ne l’eusse cru mais, à présent mal engagé, ayant sottement opté pour une descente dos-au-tableau, je maudissais déjà ma témérité inconsciente.
Qu’avais-je donc à, sempiternellement, me précipiter?
La tension physique réclamait néanmoins que je m’activasse.
Tant pis pour moi!
Tout mon poids posé sur mon talon gauche, je libérai mon pied droit et mes deux mains réalisant, sur le moment, que tout mon être ne tenait qu’au premier.
Par bonheur, il ne fut point d’Achille.
À présent aidé de la poitrine, trop généreusement sculptée, de Proserpine, je pus recommencer par deux fois l’exercice.
Finalement, un pied logé dans l’entre-jambe des cuisses charnues de la déesse, je touchai au but.
En aparté, je n’avais, à Nantes, point eu le loisir d’admirer le tableau manifestement lascif du bâtiment mais je me jurais, si le sort me le permettait, d’y jeter dans l’avenir un œil averti.
Pour reprendre mon récit, j’eus, tel que décrit ci-dessus, la bête à portée de main.
Vue de près, ce n’était pas une grosse souris mais un maigre rat.
Par ailleurs, cela devait faire un bon moment qu’il voyageait sur notre château car il était envahi d’un bataillon de minuscules vers blancs.
Je pus néanmoins l’attraper par la queue.
Bien évidemment, je ne pouvais l’emporter ainsi car, durant la remontée, l’usage de tous mes doigts de fée était impératif.
De surcroît, je comptais bien me retourner sur place afin de remonter le dos au large.
Sans crier gare, le navire gîta fortement et je perdis pied.
Dans l’urgence de m’accrocher des deux mains, ne voulant relâcher ma proie, j’imitai maître corbeau et la tins dans mon bec.
Dans ma bouche altérée, le contact des poils, des vers et de la viande avariée, m’écœura à la limite de la syncope.
Sans compter que je m’infectais mentalement d’une peste bubonique carabinée.
Diable, que je maudissais ces pirates qui naviguaient pareils à ces paysans, eux aussi éméchés, qui, chaque dimanche, de par nos routes de Bretagne, nous forçaient dans le fossé.
N’osant plus flairer, je remontai dans la grand-chambre tel un chien de chasse de retour de la battue son gibier dans la gueule.
Croyez-le bien, toute cette escapade tenait de l’exploit dont je ne cessais de me féliciter.
De retour dans mon gîte, je me rinçai copieusement la bouche d’eau de mer, me gargarisant du bain de Neptune.
À présent doté de tout le nécessaire pour ma pêche providentielle, je me mis aussitôt au travail.
Je pensais en premier lieu découper l’animal en fines tranches puis, ayant sans doute les yeux plus gros que le ventre, je le sectionnai en deux.
Entre tête et queue, je choisis l’arrière-train qui m’apparut plus rongé et, partant, plus appétissant.
Enfonçant l’hameçon au plus épais de mon rat de vers, ou si vous préférez de mes vers de rat, je jetai finalement le bout de ma ligne à la mer.
Afin de ne point la relâcher, j’enroulai l’autre extrémité autour de mon poignet.
Observant les ondes mystérieuses, je me mis ensuite à prier tous les saints pêcheurs de la terre.
Des heures s’écoulèrent.
Je remontais de temps en temps mon demi-rat pour m’assurer de sa présence pour ensuite le replonger dans le bouillon.
Épuisé par toutes ces épreuves, je finis par m’endormir le poing serré sur ma ligne de vie.
Curieusement, je rêvai de ma pauvre mère, si loin de moi, abandonnée dans son couvent.
Était-elle toujours en vie?
Cette femme indolente qui, de la vie de château, préférait l’oisiveté n’avait pas eu, à mon égard, l’instinct maternel tant déclamé.
Mon enfance ne l’avait pas intéressée ou, plus précisément, l’avait épuisée.
Mon éducation ne lui avait inspiré que de l’abattement.
Perpétuellement couchée, ou allongée, ou encore assise, tantôt dans sa chambre, dans les salons ou sur la terrasse, elle me saluait de politesses maniérées avant de me chasser vers l’extérieur.
J’avais trop hâte de lui obéir.
Rien d’étonnant à ce que je n’entendisse pas la moindre conversation d’adultes.
Je vivais dans l’insouciance la plus totale.
Mon univers n’était qu’une fabrication enfantine et égoïste.
La solitude de l’enfant décuple son inventivité.
Un jeune garçon délaissé foisonne d’idées, traverse mille aventures.
Un arbre se transforme en navire et un vieux banc en attelage.
Cette imagination débridée représente sa fortune et ses rêves le bonifient d’une richesse intérieure qui, au contact du monde matérialiste des adultes, s’appauvrit trop prestement.
Je fus réveillé par un rude soubresaut.
Je crus d’abord qu’une grappe de pirates, grimpés sur le tableau du navire, me tiraient vers l’extérieur.
Une douleur incisive me réveilla immédiatement à la vérité.
La ligne de pêche qui m’enserrait le poignet, plus tendue qu’une corde de violon, me happait vers le large avec une force inimaginable.
Je compris qu’un très, très, très gros poisson avait mordu à mon hameçon.
Je luttai de toutes mes forces mais je sentis que ma prise m’invitait irrémédiablement à la rejoindre.
À demi-penché hors du cadre, mon cœur tressaillit lorsque je reconnus l’aileron caractéristique d’un requin.
Et quel requin!
Levant le nez et ouvrant la gueule, il me présenta les sommets enneigés d’une cordillère infinie de dents.
Diable, ce n’était point moi qui pêchais mais bien lui qui me tenait au bout de sa ligne.
Je devais impérativement trancher notre lien mais j’avais posé le couteau sur la table et il m’était impossible de l’attraper.
De plus, ma main était passée d’un cramoisi à un bleu foncé tirant sur le violet.
Pas moyen de la dérouler!
À la vue du fauve des mers qui se tortillait de plus belle, je fus pris d’une terreur incoercible.
J’étais perdu!
Brutalement, je basculai en arrière heurtant lourdement le parquet.
Assis en tailleur, je me hâtai de délier mon poignet enserré.
Je massai vigoureusement mes chairs afin que le sang refluât.
Réconforté par le bon fonctionnement de mes phalanges, je vis que la ligne de traîne s’était miraculeusement brisée.
Désœuvré, j’en pleurai piteusement.
Tombé à mes côtés, j’aperçus, entre deux larmes, la tête du demi-rat qui se moquait de moi.
Fou de rage, je m’en emparai et le lançai par la fenêtre.
Vainqueur, le requin méritait bien un repas complet.
Les jours qui suivirent s’écoulèrent dans l’apitoiement généralisé.
Dans le fond, je n’avais point évolué.
Que je sois perché sur mon grand arbre ou bouclé dans ma grand-chambre, je ne savais que pleurer sur mon sort.
Sauf qu’à présent, la ruine de mon parent m’indifférait.
Je pleurais la perte malencontreuse d’un rat putrescent!
Pouvait-on tomber plus bas?
Oui, et je connus, à ce stade, la folie qui loge dans les oubliettes de nos esprits.
Dégonflé de toute morale et de toute retenue, je vivais dans la fange et dans la crasse.
Je n’avais le courage que de siroter d’infimes quantités d’eau de mer.
Au goutte à goutte, le goût était moins pénible mais la boisson amplifiait mes douleurs intestinales.
Ayant, depuis, expulsé mes trésors, je me mis à les chérir en les faisant inlassablement rouler au creux de ma main gauche.
Je passais des heures à les observer.
X, quoi?
XXI, quoi?
Et pourquoi auraient-elles indiqué la direction d’un trésor?
Avaient-elles un autre sens?
Plus le temps passait, plus je sombrais.
Ma barbe et mes cheveux firent du miroir au mur un calendrier.
L’affaissement de mon physique me permit de réviser l’anatomie du squelette.
Je vivais le cocasse paradoxe d’être à la fois naufragé et encore à bord du navire.
Alors que tout autre empâté depuis des lustres aurait périclité, je survivais dans l’abstinence.
À qui devais-je mon endurance?
À mon père qui, bien involontairement, m’avait si bien préparé?
Les cris déments de l’équipage diminuaient chaque jour, à moins que, par ascétisme, je devinsse sourd.
Pour pallier mon isolement, je me parlais à moi-même.
Puis, agacé par ma propre conversation, je devisais avec ma mère.
Nous nous lassâmes bien vite l’un de l’autre.
Finalement, j’accomplis l’effort devant lequel j’avais trop longtemps rechigné, en plaidant avec mon père.
Les conversations débutèrent timides et hésitantes.
Il n’arrivait pas à expliquer son geste ou il ne l’expliquait que trop bien.
Son fantôme vint habiter ma chambre.
Les conversations se firent plus violentes.
Je criais.
Je me fâchais.
Je haranguais.
Nous allions jusqu’à nous insulter pour, finalement épuisés, épancher nos cœurs.
À l’écouter, je compris que l’argent ne ferait jamais mon bonheur.
Gagné ou perdu, il avait déjà détruit nos existences.
Il me préconisa une vie simple, une vie de rêveur, peut-être d’écrivain où, dans un lieu encore naturel, les délices de la nature seraient mes seuls plaisirs.
Mais, loin des hommes!
Surtout, loin de toute cette folie!
Pour sceller ce nouveau pacte, le fantôme de mon père m’ordonna de jeter par la fenêtre les deux sphères d’or du capitaine Garret.
Je résistai!
Je refusai de l’entendre!
Il parvint à me convaincre que ma survie était à ce prix.
Si j’avais le courage de renoncer à la fortune, je serais sauvé!
Et je le fis!
Convaincu que les deux sphères étaient, depuis le commencement, ma perte, je les lançai à la mer.
Le geste fut simple et pourtant si difficile.
L’instant d’après, je retrouvai la paix.
Alité sur mon caisson de mort, je remerciai mon père veillant à mon chevet.
Il posa une main douce sur mon front.
J’eus le désir de l’embrasser.
Je vis qu’il pleurait.
Il pleurait son fils retrouvé.
Il pleurait nos destins enfin unis.
J’étais heureux car il était de nouveau près de moi.