Nez Grillé - Chapitre 13
Nez Grillé - Chapitre 13
Mon père me sauva.
Sans cette retenue constante au bord du gouffre dans lequel ma conjoncture voulait me précipiter, je n’aurais point résisté.
Tandis que je n’avais pu l’arracher aux griffes de la maladie du chat perché, mon père vint me soutenir.
Je sais que nombre d’entre vous refusent de croire au surnaturel et au spiritisme.
Vous vous trompez aveuglément.
Sans le soutien que manifestent ceux qui habitent notre esprit, nous serions incapables de surmonter les épreuves d’une vie.
La dimension physique, le monde réel du présent, n’est nullement un absolu.
Un contact par la pensée est plus que suffisant.
Chaque jour, nous demeurons en relation avec nos proches et nos disparus.
Nous communions avec les esprits.
Notre époque moderne déprécie le spirituel pour ne s’intéresser qu’au matériel.
La pensée est pourtant l’activité la plus essentielle de l’homme.
Diable, elle nous caractérise!
Un être qui consacre sa vie à la réflexion, en rêvant, en méditant et en réfléchissant est plus valeureux qu’un agité qui de ses affairements itinérants envahit le quotidien.
La raison, manifestée par les débats moraux qui l’occupent, représente un second degré d’existence tellement plus riche que le premier.
Par la pensée, nous discutons, nous délibérons, nous parlementons, nous philosophons et, surtout, nous aimons sans nous voiler des masques de la société du réel.
Tous ces mots sourds ne laissent peut-être pas de traces mais leurs passions sont bien authentiques.
Mon père gît mort et enterré mais il m’a retrouvé.
Ma mère vivote à l’autre bout du globe mais elle voyage en ma compagnie.
Et Odile?
Combien de fois par jour partage-t-elle mes songes?
Je ne cesse de lui parler, de lui expliquer et de l’impressionner des sentiments qui attisent mon cœur.
Tous ces gens, et une kyrielle d’autres, sont éternellement présents.
Je n’ai nul besoin d’organiser des assises.
En un éclair, ils sont présents.
Diable, les conversations sont souvent effrénées mais je vous assure que cette réalité vaut bien l’autre.
D’autre part, je survécus car mon esprit, formé à la solitude, tint bon.
Cela ne veut point dire que les douleurs physiques furent absentes.
L’éternité de ma déchéance se mua en une souffrance permanente.
L’enveloppe de mon corps ankylosé, en constant frottement contre le bois dur du caisson, affecté tour à tour par le roulis ou le tangage du navire, se râpa, s’émietta jusqu’à mettre à vif mes nerfs épidermiques tandis que mon squelette, de plus en plus protubérant, travaillait de l’intérieur à moudre mon enveloppe.
Mon unique activité, qui réclamait à chaque fois l’impossible, consistait à remplir mon seau d’eau de mer tari.
Après un rebutant entraînement, je parvenais à avaler d’un trait, sans trop broncher, une tasse pleine.
Puis, jour après jour, nuit après nuit, je dormis.
Je dormis de ce sommeil exténuant où l’on ouvre un œil constamment sans jamais savoir si entre les deux moments de lucidité bat une minute ou une heure.
Malgré mon affalement, je possédais la raison.
Aujourd’hui encore, je me souviens de certains détails.
Par exemple, j’avais noté la fin des beuglements des pirates.
Je me rappelle une terrible tempête qui me jeta de mon caisson.
Mais, mieux que cela, je me remémore la fin du périple.
Il fut annoncé par un fracas d’une violence terrible qui de l’avant de la Proserpine secoua jusqu’au gaillard-d’arrière.
Je crus, avec assurance, que nous venions de heurter des récifs et que nous sombrions.
Dans un dernier élan, je me redressai péniblement de mon sol.
Me hissant patiemment, je parvins à m’élever à hauteur de la fenêtre.
Terre!
Terre!
À l’exemple des découvreurs de continents, la vue tant espérée de cette terre distante me remplit d’une joie si intense qu’elle me chargea d’une ardeur surhumaine.
Pour vous dire, à l’idée d’être prochainement libéré de mon enfer, je titubai jusqu’au placard, m’emparai de la longue-vue et revins jusqu’à mon observatoire.
La privation, à laquelle s’ajoutait un réveil brusque, faisait de moi un quasi aveugle.
Le grossissement de l’optique fut salutaire.
Scrutant difficilement la côte, je finis par entrevoir une mince plage rocailleuse bordée de grands arbres.
Je recherchai frénétiquement tout indice d’activité humaine en refusant d’imaginer que l’on s’était échoué sur une île déserte.
O bonté Maligne!
Au loin, le long d’un mince chemin longeant une éclaircie, j’aperçus deux êtres qui se promenaient.
Stabilisant mon œil étendu, je discernai à leurs allures et à leurs démarches qu’il s’agissait de deux jeunes garçons dont le plus petit tenait la main du plus grand.
À moins que ce ne fût l’inverse...
Mais l’essentiel de mon observation était que tous deux avaient la peau noire.
Horreur!
Nous avions complètement dévié de notre course pour nous échouer en Afrique.
L’Afrique!
À peine le premier tiers du triangle maudit!
Cette pensée m’anéantit.
J’étais conscient que d’échouer sur une côte de notre belle Bretagne aurait tenu du miracle mais l’Afrique, le pays des esclaves cheminants, des fauves bondissants et des maladies courantes, m’apparaissait, après une trop longue attente dans le vestibule, le véritable enfer.
Abattu, épuisé, je m’écroulai au sol.
J’eus alors un curieux cauchemar.
Odile était à bord de la Proserpine.
Elle déambulait placidement sur le pont à l’abri de son ombrelle.
Je l’observais à travers une fente du plancher car j’étais, au fond de la cale des hommes, enchaîné.
Je me réveillai en sursaut au son d’une hache brisant mon rempart.
Je pris peur.
Après avoir bravé les pirates, de nouveaux sauvages allaient, à présent, me dévorer.
Épouvanté à l’idée de terminer ébouillanté dans une cuisine nègre, je rampai sous l’abri d’un caisson.
Fermant les yeux, faisant le mort, je ne bougeai plus d’un pouce.
Je sentis une présence qui fouillait timidement la grand-chambre.
Les lourds pas se rapprochèrent de mon gîte.
J’ouvris un œil et vis, au même instant, le visage d’un homme penché sur moi.
Il n’était point noir, ni sauvage, ni affamé.
C’était un blanc, vêtu de l’uniforme contourné d’une armée étrangère, qui cachait derrière ses moustaches et ses favoris le rutilant visage d’un goulu.
À mon clignement, il réagit d’une mimique apeurée tout en se couvrant le nez de son grand mouchoir à pois.
Témoin de l’éveil de mes traits horrifiques, il partit à toutes jambes en hurlant.
De nouveau seul, j’ouïs une galopade de pas précipités qui finirent par se taire.
Le soldat ne m’ayant déjà assassiné, je sombrai derechef dans l’évanouissement de toute vivacité.
Une main moite posée sur mon front me tira d’un sommeil sans rêves.
Ouvrant un œil timide, je distinguai les traits brumeux d’un visage imprécis tandis que mon ouïe, plus prompte à se réveiller, perçut le refrain répétitif d’une litanie miséricordieuse.
— Mon pauvre, monsieur! Mon pauvre, monsieur! Mon pauvre, monsieur!
Lorsque ma vision s’aiguisa, je pus donner des traits à ces murmures de lamentations.
Fort logiquement, je reconnus le visage noiraud, les deux petits yeux de jais et l’énorme nez busqué de celui qui ne pouvait être qu’un croque-mort.
Néanmoins, il ne tira point de sa poche une règle graduée pour mesurer la taille de mon cercueil à venir mais il se contenta de se frotter les mains en hochant la tête d’un léger va et vient constant.
— Mon pauvre, monsieur! Mon pauvre, monsieur! Mon pauvre, monsieur!
Malgré un curieux accent originaire des mystères païens de l’Europe centrale mélangé au bon français du siècle dernier, je comprenais parfaitement mon insolite Africain.
Corrigeant une première observation trop funèbre, l’errance phonétique de mon veilleur me confirma la nature hybride de sa tribu.
Tout comme du nègre, je n’en avais encore jamais vu!
Incapable de prononcer le moindre mot voire la moindre sonorité, je me contentai de lui répondre en écartant les lèvres pareil à un poisson famélique échoué sur le rivage.
L’homme interpréta mon salut en me versant un peu de liquide dans la gorge.
La fraîcheur d’une eau limpide me brûla le gosier torturant mon être d’exténuants toussotements.
— Mon pauvre, monsieur! s’excusa-t-il anxieusement. Je vais faire tout mon possible pour vous sauver! Vous devez boire! Beaucoup boire!
Sans prévenir, l’homme quitta la grand-chambre.
Je l’entendis s’activer au-delà.
Pourquoi ne m’avait-on point transporté à terre?
Le personnage revint deux sommes plus tard et je dus boire de nouveau.
Chaque goutte était plus facile à avaler.
D’une grande paire de ciseaux, il me débarrassa des étoffes souillées qui m’habillaient.
Je lus dans son regard appliqué toute l’horreur que je lui inspirais.
Il sut pourtant ravaler son dégoût.
Feignant mal l’indifférence, il s’empara d’une éponge douce pour, à même le sol, me laver de ma hideur.
Puis, m’enroulant dans une étoffe blanche, il glissa les bras sous ma nuque et mes cuisses.
Je ne pouvais imaginer qu’un si petit homme pût me soulever mais il le fit sans efforts.
Ayant perdu tant de poids, je ne devais pas peser plus lourd qu’un enfant rachitique.
Mon infirmier me transporta sur le pont où l’on avait dressé une tente de fortune.
Il m’allongea sur un lit pliant et je ne vis plus au-dessus de moi que la blancheur de la toile qui dansait sous la brise.
Je dus boire et reboire et reboire encore.
L’air libre me fit le plus de bien.
Je sentis que du long chemin qui mène à la mort, je faisais, à deux doigts de l’arrivée, demi-tour.
Après de longues journées remplies de prières talmudiques hermétiques et de bouillons de volaille nutritifs, la bonne parole me revint.
De toutes les questions qui me hantaient, la première fut:
— Où suis-je?
Le petit homme, tout de noir vêtu, suant sous son curieux chapeau trop étroit, lissa sa barbe clairsemée avant de répondre:
— Vous êtes à bord de votre bateau, cher capitaine Garret.
L’évidence me frappa avec la force d’un nouveau tremblement de terre.
Bien entendu que j’étais à bord de la Proserpine!
Je n’étais pas fou à ce point!
Mais, qui?
Capitaine Garret?
Sur l’instant, je ressentis un frisson à être envahi par le fantôme du capitaine.
Je le revis pendu dans la mâture.
Je revécus toutes les fourberies de mon épopée.
Refusant de porter mon nom au début de mon aventure, n’ayant plus d’âme à proprement parler, je ne pouvais plus exister.
J’étais condamné à interpréter des tiers.
Une vérité dont je devais m’accoutumer.
Diable, je n’en éprouvais plus aucun remords.
Je n’eus même pas le désir d’éclaircir le malentendu en instruisant ce petit homme égaré de ma véritable identité.
— Oui, mais où me suis-je échoué?
— Votre bateau a heurté un banc de sable devant l’île d’Ossabaw.
— En Afrique?
— Non, capitaine... Vous êtes en Géorgie.
— En Asie?
— Non, aux États-Unis d’Amérique!
L’information me laissa pantois.
Le Nouveau Monde!
Diable, les Antilles ne devaient pas être trop loin.
Soulagé que ce pays tout neuf ne fût plus aux mains sanguinaires de l’Anglais homicide, je ne sus tout de même si je devais me réjouir.
— Allons, capitaine Garret, reposez-vous... Ne parlez pas tant. Maintenant que je sais que vous pouvez m’entendre, je vais tout vous raconter.
Le petit homme s’épongea le front de son mouchoir.
D’un hardi sourire, il exhiba le chevauchement comique de sa dentition jaunie.
Il me rappelait un corbeau couvant jalousement son mourant.
Que faisait-il à mon chevet?
Quelle était sa propre histoire?
De sa voix psalmodiante, encombrée de consonnes antagoniques, il se présenta sous le patronyme, pâtre et patriarcal, d’Isaac Berger.
Né à Marseille, il avait été déporté avec sa famille en Louisiane alors qu’il n’avait que cinq ans.
Apprenant le métier de posticheur auprès d’un oncle, il s’était marié à la Nouvelle-Orléans.
Son épouse, désireuse de fuir l’immoralité régnante et de rejoindre de la famille dans le nord des territoires anglais, l’avait enjoint à quitter les siens.
Accompagnés de leurs trois garçons, ils n’avaient pas dépassé la bourgade de Savannah.
Une mauvaise épidémie de dysenterie ayant emporté les trois-cinquième du clan Berger, le plus ancien et le plus jeune étaient demeurés à mi-chemin.
Il y a une semaine de cela, un soldat de l’armée coloniale était venu le chercher dans sa boutique.
Mandé par le lieutenant Forrester, on l’avait mené au négrier français qui s’était mystérieusement échoué.
Les premiers militaires montés à bord avaient découvert une horreur indescriptible.
Le pont, les chambres et jusqu’aux soutes étaient jonchés de cadavres putrescents.
Un grand nombre de corps étaient dans un état de décomposition fort avancé et il régnait, à bord, une pestilence indescriptible.
Le lieutenant Forrester, contre l’avis de ses hommes de brûler immédiatement le navire, ordonna tout de même une fouille minutieuse.
C’est alors qu’ils trouvèrent les deux survivants.
— Deux?! m’exclamai-je, en me redressant difficilement.
— Les soldats ont découvert, caché au plus profond des cales, un très jeune garçon, un pauvre malheureux qui a survécu dans la nuit en se nourrissant de rats.
Cette nouvelle bouleversante me submergea de larmes.
Que le brave mousse ait dû subir pareils tourments me scandalisa et m’apitoya au-delà de mes capacités.
De nouveau détruit, je hoquetai tel l’enfant que je n’étais plus depuis longtemps.
Mon chagrin se transmit à mon conteur qui ne put retenir ses larmes.
— Rassurez-vous, capitaine! De son grand cœur, le lieutenant Forrester a bafoué les règles du code sanitaire pour le sauver... Les soldats ont débarqué secrètement l’enfant et ils l’ont transporté chez des gens charitables. Mais, lorsque les autorités vous interrogeront, au moment de l’enquête, dès que votre propre quarantaine sera achevée, il est fort possible que le lieutenant vous demande de nier la présence du garçon à votre bord. Comprenez-vous?
Séchant mes larmes, je hochai la tête.
Le mot d’enquête m’avait secoué d’un léger tremblement.
Qu’allais-je bien leur raconter?
Et le mousse?
Pouvais-je encore jouer ma comédie?
— Devant pareilles circonstances, pas un seul médecin n’a osé monter à bord, reprit Isaac Berger. La crainte d’une contagion du mal qui a décimé votre équipage est immense. Toute cette partie de la côte est à présent interdite d’accès. Les soldats qui vous ont trouvés sont isolés.
— Et vous?
— Ma foi, sourit le petit homme servilement, si je puis me rendre utile... Et puis, nous sommes un peu des compatriotes. Évidemment votre quarantaine est dorénavant la mienne.
— Et l’équipage?
— Les corps ont été empilés sur une chaloupe et brûlés au large. Rassurez-vous, un prêtre catholique, qu’on a sorti de prison pour l’occasion, a pratiqué, de la côte, un dernier office.
Ma quarantaine se transforma en convalescence.
Mon corps était tellement avide de reprendre des forces qu’après trois semaines je pus déjà me déplacer à mon bord.
Les militaires ayant jeté de la chaux vive dans les moindres recoins, je préférai demeurer sous ma tente où l’air, malgré la saison avancée, était particulièrement divin.
Quelques pluies aidèrent à laver le pont.
Au vu de la santé toujours excellente d’Isaac Berger, les craintes d’une contagion se calmèrent.
Un médecin militaire bourru, qui mâchouillait du tabac et le recrachait par salves, nous rendit une visite.
Il ne resta que quelques minutes à bord.
Ne prenant pas le soin de m’examiner, il se contenta du fond de l’œil et de la langue, invariablement jaunes, d’Isaac Berger.
À partir de ce jour, un soldat vint livrer chaque matin un généreux panier de victuailles fraîches.
Les barques qui patrouillaient au large disparurent.
Une semaine plus tard, un groupe de trois officiers américains accostèrent leur yole à notre bord et grimpèrent l’échelle.
Nerveux devant tant de galons, Isaac Berger organisa des places assises autour d’une table pliante installée sur la dunette.
Les trois militaires, martiaux et secrets, me toisèrent.
Devant le tribunal de cette autorité soldatesque, ma fébrilité s’intensifia.
Le plus gradé, qui s’était placé au centre, extirpa d’une sacoche de cuir le livre de bord du capitaine Garret accompagné d’une épaisse traduction sur feuillets libres.
Ce livre de bord, de toute sa rigueur française, était plus que fantaisiste et les quelques pages de mes élucubrations n’ajoutaient qu’à son caractère baroque.
— Êtes-vous bien le capitaine Garret? me demanda l’officier américain à travers la bouche d’Isaac Berger.
— Oui, répondis-je avec la conscience que ce mensonge, quoi qu’il advienne, ne pourrait me condamner davantage.
— Êtes-vous un négrier de Nantes?
— Oui.
— Que s’est-il passé à votre bord, capitaine?
— Mon équipage, au large du continent noir, s’est mutiné. Les marins m’ont emprisonné dans la grand-chambre.
— Pourquoi cette mutinerie?
— L’alcool, messieurs! L’alcool! Je leur ai interdit de boire notre cargaison mais ils ne voulaient plus m’obéir.
Cette courte réponse, une fois traduite, fit hocher les têtes.
— Que sont devenus vos officiers?
— Je ne sais pas mais je présume le pire...
— Pourquoi vous ont-ils épargné?
— Je crois qu’ils ont voulu me torturer en m’enfermant, sans vivres, dans mes quartiers. Ils étaient devenus sauvages... De ce qu’ils ont fait par la suite, je ne sais rien. Mais, l’alcool embarqué, impropre à la consommation, est probablement la cause de leur décès.
Suivant le regard de l’officier muet, je remarquai qu’il fixait mon poing gauche.
Inconsciemment, j’agitai mes phalanges dans une gymnastique involontaire.
Réalisant que je tenais, malgré moi, un objet au creux de la main, j’ouvris mon poing.
Un spasme violent me secoua en y découvrant les deux sphères d’or intactes.
— Quelque chose ne va pas? fit demander le lieutenant Forrester, ouvrant la bouche pour la première fois.
— Juste une faiblesse passagère.
Je serrai de nouveau le poing.
Diable, je ne les avais donc point jetées à la mer!
Avais-je vécu, tout ce temps, les doigts crispés sur mon trésor?
Les questions suivantes furent d’ordre maritime.
Obsédés par les griffonnages du livre de bord, ces Américains n’avaient confiance que dans l’écrit.
Gréé d’un vocabulaire nautique enchevêtré, probablement mal traduit par Isaac Berger, j’usai du grand art français qui est de mystifier l'anglo-saxon en lui racontant n’importe quoi.
Le seul point qui tracassait profondément le lieutenant Forrester était la disparité des écritures.
Je lui répondis, avec le plus grand sérieux, que cette philosophie amusante, mes fameuses élucubrations, n’étaient point de ma propre plume mais de celle de mon père.
— Votre père? Où est donc votre père? me demanda-t-il interdit.
Je lui désignai l’évidence de sa place en pointant le sommet de mon crâne.
Pressés d’en finir avec toute cette affaire, les militaires décampèrent peu après.
Ils firent cependant saisir deux tonnelets d’eau-de-vie.
Le surlendemain, le lieutenant Forrester revint armé d’un parchemin.
Sans pouvoir le lire, je signai de mon alias le procès-verbal.
Satisfait, l’officier claqua des talons et voulut fuir lorsque je fis demander des nouvelles du mousse.
— Il se porte bien, me répondit-il froidement.
— Ah! répondis-je avec bienveillance.
— Il va à l’école, ajouta l’officier.
— À l’école? Diable, pourquoi faire?
— N’avez-vous point d’écoles en France? me demanda-t-il crânement.
— Pas pour les petits gens...
— Connaissez-vous au moins son nom? me défia-t-il.
— Euh… Non. Il était le mousse, tout simplement. C’est Martin la foui… C’est l’officier en second qui l’avait recruté. Et puis, je ne suis point parent avec ce garçon... Je me réjouis néanmoins qu’il soit sain et sauf. Évidemment, ce n’est qu’un enfant et tout ce qu’il vous racontera sera, immanquablement, fantaisiste.
— Cet enfant est muet! ponctua le lieutenant Forrester. Je doute fort qu’il puisse raconter quoi que ce soit...
— Ah, bon? Muet? Ça, par exemple... Et illettré, très probablement?
— Il apprendra un jour à écrire et il pourra nous raconter la vérité. Rien que la vérité...
L’officier claqua derechef des talons, fuyant enfin la présence déplaisante de ces maudits Français.
Diable, le mousse gardait, malgré lui, le secret de ma duperie.
Ce rebondissement salvateur me libérait d’une menace immédiate mais, en y réfléchissant, mon avenir dans la région m’apparut compromis.
Je savais pertinemment avec quelle énergie ces parpaillots allaient lui tirer les vers du nez.
Ébranlé par cette perspective, j’observai le lieutenant débarquer à terre où une calèche, agrémentée d’une demoiselle sous ombrelle, l’attendait.
Après avoir trinqué avec un grand verre d’eau, Isaac Berger me détailla les conclusions de l’enquête.
Par manque d’évidence, les militaires avaient adopté ma version des faits et, même s’ils me croyaient fou, reconnaissaient la démence incomparable de mon équipage.
Adoptant les comportements les plus vils, les marins alcoolisés s’étaient livrés à la plus repoussante des débauches.
Habités d’une violence aveugle, ces damnés, incapables de naviguer, de s’organiser, avaient même sombré dans la sauvagerie du cannibalisme...
Proserpine, reine des Enfers, ne fut jamais si bien nommée.
— Vous êtes libre, m’annonça fraternellement Isaac Berger en levant son verre.
— Pardon?
— Vous êtes libre de quitter votre bord. N’avez-vous point hâte de fouler la terre ferme?
— Et la Proserpine?
— Ensablé, votre bateau ne risque pas de bouger. À propos, il est, selon le lieutenant, illégalement amarré et vous devez rapidement le déplacer jusqu’au port de Savannah sous peine d’amende.
— Comment faire? Je n’ai pas d’équipage.
— Vous pourriez engager des hommes en ville.
— Mais je n’ai point d’argent!
Le petit homme posa un regard sur mon poignet que je ne cessais d’agiter.
Cet or qui me brûlait les doigts.
— Venez en ville, m’invita Isaac Berger. Rien ne presse et vous réfléchirez à tout cela. Et surtout, vous verrez combien ce pays est délicieux. Vous aurez peut-être envie d’y demeurer.
— Je ne puis abandonner mon navire! confirmai-je anxieusement.
— Allons, capitaine, ne craignez rien... Mon nègre Louis restera à bord pour le surveiller. Je vous dois bien ce service.
— Vous êtes trop bon.
— Vous ne le savez pas mais, votre histoire a fait l’objet de nombreux comptes-rendus. Le public est tellement friand d’histoires horrifiques. Mon nom ayant été mentionné, je suis, tout comme vous, devenu un peu célèbre. Cette renommée est bonne pour mes affaires. Pour dire vrai, cher capitaine Garret, vous m’apparaissez tel un don du ciel et sûrement que, grâce à vous, je ne vais pas tarder à faire fortune.
Le nègre Louis souqua jusqu’à notre bord.
Il était le premier esclave noir que j’eusse vu de si près.
Démuni de collier, je craignis que ce chien de garde ne me morde sauvagement au passage mais je vis que, tout comme moi, il était terrorisé.
Poltron, il tremblait dans un coin près de l’échelle.
Se remémorait-il son voyage à bord d’un négrier?
— Qu’il ne touche surtout pas à la cargaison, ordonnai-je.
— Il ne bougera pas du pont tant il a peur des esprits qui hantent vos soutes, ajouta Isaac berger. Ces nègres sont extrêmement superstitieux...
— Comme je les comprends, répondis-je.
— Nous prendrons sa barque. J’ai organisé un attelage.
— Où allons-nous?
— Cher capitaine Garret, permettez-moi de vous faire découvrir la perle des états du Sud.