Nez Grillé - Chapitre 14
Nez Grillé - Chapitre 14
Isaac Berger me conduisit jusqu’à la ville de Savannah à bord d’un lourd chariot couvert d’épais rondins de bois.
— Je profite de ma présence à Ossabaw pour effectuer ce chargement, s’excusa le sibyllin transporteur.
En cette saison soufflait le long de la côte une délicieuse brise parfumée à laquelle la nature luxuriante mêlait mille fragrances mystérieuses.
Les arbres bordant notre chemin me firent forte impression.
Ce n’était point de nos grands chênes dressés à la droiture par la baguette ferme d’un tuteur paysagiste mais de sylvestres inconnus, nés pour devenir libres, qui jaillissaient dans la force et la désorganisation la plus inventive.
Diable, que je brûlais d’aller y grimper.
Plus tard, la forêt fit place aux champs labourés et je fus ébaubi par la négritude régnante.
Chaque terrain, chaque hameau, étaient parsemés de peaux noires habillées de coton blanc.
Il devait exister chez l’humain, en déduisis-je, un goût pour le contraste vestimentaire car n’avais-je point quitté une campagne bretonne constellée de peaux blanches emballées d’étoffes noires?
Mes premières impressions à traverser ces contrées nouvelles furent des plus positives.
La nature américaine, sauvage et libre, m’invitait à l’aventure et j’eus presque le désir, grattant les derniers lambeaux d’Ancien Monde qui façonnaient mon urbanité, de partir, tel un natif emplumé, courir les bois.
La perle du Sud fut nettement moins éblouissante.
Située sur l’estuaire du fleuve qui lui donnait son nom, Savannah était à peine plus qu’une bourgade rehaussée d’un centre portuaire grouillant et boueux.
À la vue de l’amas de poutres et de planches branlantes, gauchement agencées par des charpentiers novices, qui bordaient la rue principale, le voyageur eût pu aisément croire que la cité avait été fondée le mois précédent.
Afin que la population ne sombrât point dans les profondeurs de la boue omniprésente, les passants circulaient le long d’estrades de bois chancelantes.
Ces gens, s’interpellant rudement dans la langue dégénérée de l’Angliche, m’apparurent nerveux et agités.
À l’exception de quelques nègres nonchalants qui patientaient à la porte des établissements, la foule bigarrée m’étourdit de son ballet embrouillé.
Cependant, au cours de cette première observation, je notai les visages dégagés et propres de ces gens du peuple qui affichaient une bonhomie mariée à une remarquable confiance en soi.
De ma vie, je n’avais aperçu autant d’individus qui se déplaçaient la tête haute.
Une seconde source d’émerveillement fut la dextérité avec laquelle mon chauffeur parvint à mouvoir son titanesque chargement à travers ce désordre.
Nous remontâmes sans peine l’artère principale pour, après la tumultueuse place du marché, tourner dans une ruelle plus boueuse encore.
À l’arrêt de notre attelage, qui occupait toute la largeur du passage, je crus toute progression au-delà impensable.
Curieux de voir Isaac Berger manœuvrer une impossible marche arrière, je fus surpris de le voir sauter sur un toit voisin pour, inopinément, s’introduire par une fenêtre.
Diable, il n’oserait pas m’abandonner en si fâcheuse posture!
J’oyais déjà dans mon dos les cris des charretiers freinés.
Alors que je cherchais désespérément du regard mon bonhomme, un chétif enfant noir se matérialisa à la fenêtre.
En deux enjambées, il fut à mes côtés.
Il s’empara des rênes puis, me toisant, patienta, sans égard pour les cris colériques environnants.
— Passez par la fenêtre, capitaine! m’enjoignit Isaac Berger en m’invitant à l’imiter. Nous sommes arrivés!
Décontenancé, je chancelai en traversant la toiture hasardeuse, bouleversé de voir le minuscule enfant noir s’éloigner magistralement aux commandes de notre quinze tonnes.
Un pays de fous!
Me tendant la main, Isaac Berger m’aida à enjamber le chambranle pour pénétrer, tout ébranlé, dans une austère chambre à coucher.
— La chambre de mon fils, m’informa le petit homme en lissant de la main l’épais édredon. Il est au Nord, en apprentissage chez un cousin.
— Posticheur?
— Dans une banque! Qui veut comprendre ce pays doit comprendre la notion de crédit.
— De crédit?
— L’ancien vocable d’usure a expiré... Au Nouveau Monde, de nouveaux termes! Tout dans ce pays est à bâtir! Les ambitions sont là et, grâce à vous, les bras aussi, mais le capital n’afflue pas assez vite.
— Le capital?
— La banque universelle, à la genèse millénaire, est l’instrument vital dans l’accomplissement des nouveaux desseins... Croyez-le bien, cher capitaine, nous allons enfin époustoufler le monde.
— Je n’en doute pas.
— Mais, pour commencer, je vous invite à ma table.
Après m’avoir tapé familièrement dans le dos, Isaac Berger m’entraîna dans l’escalier étroit.
Nous débouchâmes dans la boutique baignée d’obscurité à cause des épais volets.
À la lumière d’une chandelle hâtivement allumée, je découvris un misérable espace où s’alignait un maigre échantillonnage de postiches poussiéreux.
M’invitant dans l’arrière-salle, Isaac Berger me proposa une chaise bancale autour d’une table qui ne l’était pas moins.
Essuyant les déchets gras d’un revers de manche, il y déposa deux verres et un pichet de grès.
— À l’Amérique! s’exclama mon compagnon en levant son verre. À la terre promise!
L’imitant, j’avalai d’un trait le petit verre sans réaliser qu’il contenait un alcool violent.
Les yeux pleins de larmes, je renonçai à son remplissage préférant vite arracher un bout de pain sans levain.
Jovialement, le petit homme posa sous mon nez une assiette couverte d’une demi-saucisse rituellement charcutée.
Je m’en coupai une tranche tout en me demandant quand on allait enfin ouvrir les volets.
Isaac Berger ne s’en tracassa point.
Il préféra s’assurer d’un point qui lui semblait essentiel.
— Cher capitaine Garret, je n’irai pas par quatre chemins. Vous voici sain et sauf et nous devons penser à vos affaires.
— Mes affaires?
— Oui.
— Mais, je n’en ai point... Je n’ai sur mon dos que les effets que vous m’avez si gentiment prêtés.
— Je ne parle pas de vêtements mais de votre intérêt personnel.
— Mon intérêt?
— Des circonstances à venir, de votre avenir.
— De ma fortune?
— Exactement! s’exclama le petit homme, heureux de s’être enfin fait comprendre.
Malgré le faible éclairage, je vis dans son regard une cupidité toute nouvelle.
Que me voulait-il?
De l’argent?
Avais-je, durant mon sommeil, évoqué mon trésor?
En savait-il plus qu’il n’en disait?
— Eh bien, je ne sais que dire, fis-je, en usant de ma technique naturelle.
— Je sais, rien ne presse, m’assura Isaac Berger, mais, je veux m’assurer, comprenez-vous, que vos intérêts soient entre de bonnes mains.
Mes intérêts?
Diable, ces gens n’avaient que ce mot-là à la bouche.
Voulait-il s’emparer de mes sphères?
Machinalement, je les serrai contre moi.
— Euh… Je ne puis… Je ne sais comment vous remercier… Mais, je n’ai rien à vous offrir si ce n’est ma gratitude éternelle.
— Ah, bon? s’interrogea Isaac Berger, subitement ombragé.
— Je… Je… Je ne sais pas ce que vous voulez de moi.
Le petit homme sourit chaleureusement.
Pendant une fraction de seconde, je ressentis cette précellence légendaire si nuisible au renom de son ethnie.
— Mais, je ne veux rien, me répondit calmement Isaac Berger.
— Ah, bon?
— Je ne désire que vous aider.
— Vous avez déjà tant fait.
— Justement, j’espère pouvoir continuer.
— Je devine dans votre magnanimité un calcul que je ne puis résoudre mais, sachez qu’en face de vous, s’alimente un damné que la fortune provoque. Comprenez bien que je ne possède ni trésor, ni richesses.
— Vous vous trompez, cher capitaine!
Effrayé par sa clairvoyance, je voulus en avaler mes sphères.
— Il est trop tôt ou trop tard pour en parler, reprit Isaac Berger en feignant la lassitude, mais je ne veux m’assurer que d’une seule chose.
— Laquelle?
— Celle de votre reconnaissance.
— Ma reconnaissance?
De quoi parlait-il?
Entre dette et gratitude, entre aveu et légitimité, j’hésitai légitimement.
Mon regard se posa sur le pichet.
Je lui sus gré de m’offrir si astucieusement une réponse.
— Vous n’êtes pas un simple compatriote, sieur Berger, vous êtes mon bienfaiteur... Je compte sur votre aide exclusive pour m’éclairer durant ma nuit américaine.
En guise de réponse, le petit homme se souleva brutalement pour spontanément venir m’embrasser.
— Votre confiance m’honore, cher capitaine Garret. Et sachez que vous ne posséderez de plus scrupuleux serviteur.
— Euh… Euh… Merci, répondis-je, confus devant tant d’obséquiosité.
— Nous avons tant à faire! Tant à faire! s’agita le curieux personnage en déambulant dans sa cuisine. Mais, n’ayez crainte, cher capitaine. Je me charge de tout. Je suis votre homme de main. Votre bras droit... De votre côté, reposez-vous! Profitez bien de la vie en sachant que, Isaac Berger, dans l’affairement le plus fidèle, veille nuit et jour sur vos intérêts.
Couché dans le petit lit trop court du jeune Berger, je moulus les anxiétés de dormir à l’étranger.
Mon existence, après un long ralenti à bord de la Proserpine, repartait en accéléré.
Dans l’effervescence du Nouveau Monde, j’expérimentais une dissolution de mes repères sociaux.
Conscient que, sans amarre, je sombrerais, je me levai au beau milieu de la nuit et pris le chemin du rez-de-chaussée.
Tâtonnant dans le noir, j’y dérobai mon salut.
De retour dans mon lit, je le tins fébrilement entre mes doigts.
Son aspect coutumier me ramena à la raison.
Sa souplesse et son lustre m’enchantèrent.
Puis, grognant intérieurement de mon manque de miroir, je m’en coiffai.
Voyez-vous, chers lecteurs, il n’est rien au mon-de de plus assouvissant pour un aristocrate que de se couvrir d’un postiche.
Au réveil, Isaac Berger ne se formalisa pas de mon larcin.
Enchanté d’avoir sous son toit un amateur, il prit même le soin d’ajuster et de poudrer mes nobles cheveux.
Retrouvant un semblant de dignité, j’eus moins d’appréhension à quitter notre trou noir.
Mon posticheur me mena à travers le dédale de planches de bois jusqu’à une maison basse.
En y pénétrant, je fus agressé par une fumée âcre et épaisse qui me fit pleurer et tousser.
Le goût prononcé des locaux pour le tabac jumelé à un âtre dégorgeant produisait, dans cette salle mal aérée, un épais brouillard.
Diable, avec ces carreaux couverts de suie, je ne voyais pas plus loin que mon nez.
Pleine à craquer, l’auberge était envahie d’épais gaillards qui avalaient bruyamment d’immenses assiettées de saucisses et de choux.
Sous la direction salutaire de mon berger, je traversai la salle sous les regards indifférents des malotrus.
Un coin de table grasse se libérant, nous prîmes enfin place.
À ma droite, l’épais marin ou débardeur dégageait tant de fumées corporelles que je faillis tourner de l’œil.
Pour me soutenir, je repensai à la sentine, et je m’en accoutumai en prenant soin tout de même de tourner le dos à ce cauchemar olfactif.
Sans rien me demander, une grosse bonne femme déposa sous mon nez pincé une écuelle de bois remplie d’une étrange pâte de grumeaux insipide, rendue comestible par une poignée de sucre brun.
Armé de ma cuillère en bois, car tout était fabriqué de bois dans le Nouveau Monde, je m’alimentai avec suspicion.
Un quart d’heure plus tard, tandis que nous entamions les œufs frits, un bourgeois tout maigre vint se joindre à notre table.
Dénué de toute courtoisie, il éructa quelques sons avant de me broyer les phalanges de la main droite tout en les agitant mécaniquement.
Puis, me traitant en parfait étranger, Isaac Berger et l’inconnu devisèrent longuement dans leur charabia.
Dans pareille situation, l’esprit invite volontiers un familier.
Odile m’apparut et je lui décrivis en pensées les pénibles familiarités de ce pays.
Elle s’en amusa follement jusqu’à ce que ces mal polis nous interrompissent.
— Cher capitaine Garret, vos affaires reprennent, s’enflamma Isaac Berger. Les rumeurs s’avèrent être exactes.
Mon cœur accéléra.
Je fis rouler mes sphères sous mes doigts.
— Quelles rumeurs? m’inquiétai-je.
— Ce monsieur est apothicaire. Il a été chargé, par les autorités, d’analyser le contenu d’un des tonnelets d’eau-de-vie. Il a été frappé par l’originalité de la formule.
— Ah, bon?
— L’apothicaire estime que votre alcool possède des vertus thérapeutiques et il propose de vous acheter toute votre cargaison.
— Ah, bon? répétai-je, à peine étonné, me souvenant des bienfaits sur mes propres plaies.
— Qu’en pensez-vous, cher capitaine?
— Je recommande à votre potard de ne point faire avaler de cette eau-de-vie à ses malades, insistai-je.
Isaac Berger traduisit ma mise en garde.
Un nouvel échange s’ensuivit.
— Le sieur Lorell conçoit plutôt un désinfectant destiné à badigeonner des plaies ouvertes. Il est extrêmement satisfait par les résultats obtenus et il vous demande si vous pourriez lui livrer régulièrement d’autres chargements. Il vous achète volontiers tout votre stock au prix d’un peso le fût.
— Un peso?
— Un peso d’or! Je parle pour vous en informant tout acquéreur que nous n’accepterons jamais de papier-monnaie colonial dévalué. Nous ne traitons que contre des valeurs convertibles. Nous n’acceptons que de l’or!
— Ces gens n’ont point de louis?
— Ne vous tracassez pas du change! Je me charge des encaissements... Je suis même capable, plus tard, de vous donner un bon, un simple parchemin qui, dans une maison de Nantes, se transformera en autant de louis que valent vos pesos espagnols.
— Hein?
— Laissez-moi faire, cher capitaine! Je veille sur vos intérêts. Sachez simplement qu’en cédant aujourd’hui votre cargaison vous aurez les fonds nécessaires pour remettre votre navire à flot et faire venir de Nouvelle-France un équipage de marins. Chargé ensuite d’une cargaison de toiles de coton dont Savannah regorge, vous pourriez mettre le cap sur Nantes. Vos gains seraient quasiment identiques à ceux espérés avant la mutinerie à votre bord.
De ma vie, je n’avais participé à une transaction commerciale et je fus étonné de la passion avec laquelle s’exprimait mon intermédiaire.
Ce petit posticheur maniait avec dextérité les tables de la loi mercantile.
Devant sa foi, je fus pris au jeu et j’eus presque l’envie de toper là.
Mais, le souvenir de ces soutes pernicieuses me commandait la prudence.
Je fis de nouveau rouler mes sphères sous mes doigts.
Elles possédaient l’étrange faculté de me calmer.
— Je vais réfléchir, dis-je pour acheter du temps.
L’apothicaire ne s’en froissa pas.
Il se dressa machinalement et se contenta de nous broyer derechef les phalanges.
D’un coup de chapeau, il nous salua et disparut à travers le brouillard.
— Ah, capitaine Garret, s’émerveilla Isaac Berger. Je vois que vous avez le sens des affaires! Vous avez bien fait de le faire patienter. Demain, il vous en proposera deux.
— Deux?
— Pourquoi ne deviendriez-vous pas grossiste de votre panacée? Payez des agents pour effectuer le transport depuis Nantes. À présent débarrassés de la tutelle anglaise, les États-Unis d’Amérique sont heureux de trouver de nouvelles sources d’approvisionnement. Les monopoles s’écroulent! La confiance s’installe! Un homme possédant votre expérience et votre assurance deviendrait, en peu de temps, maître d’une grande fortune.
— J’ai déjà une fortune qui m’attend, répondis-je, en jeune coq contrariant.
— Je n’en doute point... Alors, usez-en pour acheter de la terre. Des fidèles à la couronne d’Angleterre ont abandonné de riches domaines. Des milliers d’arpents sont à prendre. Et dans ce pays, vous n’avez pas besoin de titre de noblesse pour les posséder. De plus, vous vous y connaissez en esclaves. La main-d’œuvre va recommencer à affluer. Le coton et le tabac américains sont destinés à un avenir mirobolant. En quelques années, cher capitaine Garret, vous décuplerez votre fortune.
J’écoutais avec amusement mon favorable destin si fiévreusement inventé par le petit homme.
Le coton?
Le sucre?
Le tabac?
Pourquoi pas?
Sans compter mon or qui m’attendait sur une île des Antilles.
Serais-je capable de croquer tout cela?
Ou voulait-il me tondre?
— Je dois encore réfléchir, répondis-je prudemment.
Tel qu’anticipé, le fût d’eau-de-vie passa de un à deux pesos.
Pour démontrer ses bonnes intentions, l’apothicaire ajouta un crédit chez le tailleur de la ville ainsi qu’une pension complète dans la grande auberge, mieux fréquentée, de la rue principale.
Isaac Berger m’encouragea à accepter ces bontés sans scrupules.
La séduction de ma personne faisait parti du rite des affaires.
Démuni de tout depuis si longtemps, je me convainquis sans peine d’en profiter.
J’usai de mon interprète pour décrire minutieusement au confectionneur local le bon goût français.
Nous y passâmes des jours entiers mais le résultat en valait la peine.
Habillé des plus fines étoffes, chaussé de neuf, coiffé, postiché et poudré, j’eus l’allure somptueuse du noble français que j’étais.
Diable, quel apparat!
Déambulant le long de la rue principale de Savannah, j’illuminai la laideur bourbeuse régnante d’un éclat éblouissant.
Pas un quidam qui me croisait ne pouvait ôter ses yeux de mon astre.
Ma magnificence étalait devant ces rustres toute l’élégance raffinée de notre peuple.
Ah, ce n’est pas demain que ces rustauds d’Américains nous rattraperaient!
Bien entendu, mes flâneries élégantes étaient également saluées de rires replets et vulgaires.
Je gardais la tête haute, feignant d’ignorer les jalousies des barbares.
Lorsque je ne me pavanais pas, je dînais copieusement.
Isaac Berger, qui ne quittait jamais son intérêt des yeux, me suivait partout en chien des rues.
Je dus m’accoutumer de notre dissemblance sans réussir à le convaincre de quitter sa noirceur éternelle.
Fort heureusement, ses propres affaires, encore plus mystérieuses que les miennes, l’occupaient quelquefois.
Je savourais alors pleinement d’avoir quartier libre.
Quelques jours plus tard, le fût d’eau-de-vie passa à trois pesos.
Isaac Berger commençait à transpirer.
L’heure du dénouement approchait.
Mais, je m’étais tellement occupé de mon bien-être que je n’avais pas encore assez réfléchi.
Ce traitement de faveur, ce violent contraste avec ma déchéance, me mirent dans une humeur inégalée que je ne voulais entacher de détails trop prosaïques.
Par ailleurs, s’accoutumant à ma présence, les bourgeois de Savannah, les dames plus particulièrement, ne manquaient pas de me saluer poliment.
J’exultais.
Un soir, alors que j’expérimentais avec divers accessoires à fumer tant en vogue, je reçus, entre deux toussotements, une nouvelle visite.
Un gros rougeaud jovial et affreusement boueux vint salir le beau tapis de mon salon privé.
Isaac Berger était tout commotionné en introduisant cet étranger.
À le voir tirer sur son petit col, je compris que les affaires reprenaient.
— Je vous présente le sieur Harding, m’informa mon compagnon. Figurez-vous, cher capitaine, qu’il s’intéresse lui aussi à votre cargaison. Il a obtenu le second tonnelet réquisitionné par le lieutenant Forrester. Il semblerait que votre eau-de-vie possède des caractéristiques explosives.
— Surtout qu’il n’en boive pas! insistai-je.
— Non, ce monsieur est fournisseur de poudres et d’armes à feu. Il semblerait que votre alcool, comprimé dans un flacon adapté, équipé d’une mèche ou d’un mécanisme, serait doublement plus efficace que les explosifs connus à ce jour. Et, écoutez bien, il désire lui aussitôt acheter toute votre cargaison au prix de quatre pesos d’or le baril.
Je ne sus que penser car, sur le moment, je ne cessais de chasser de mes yeux la fumée qui les piquait.
— Afin de vous démontrer le sérieux de son offre, poursuivit Isaac Berger tout exalté, ce monsieur propose de vous loger dans une maison des hauteurs de la ville. Vous aurez quatre nègres à votre service. De plus, il met à votre disposition une calèche et un cocher pour vos déplacements.
Le bout de mon «cigare» enflammé tomba sur mon plastron.
Craignant de le brûler, je m’agitai en le frottant de mon mouchoir.
— Et finalement, poursuivit Isaac Berger, sans se soucier de mes gesticulations, sire Harding propose de faire haler, à ses frais, dès demain, votre navire de son banc de sable. Cher capitaine Garret, je ne puis qu’insister sur la valeur extraordinaire de cette nouvelle offre. Je crois, personnellement, que vous devriez immédiatement l’accepter.
Reprenant ma position, je tapotai le bout de mon instrument fumant tout en observant les visages interrogateurs des deux hommes.
Je repensai à la cargaison et au fait que nous avions navigué si longtemps si dangereusement.
Que ces pirates fous ne nous aient point fait sauter tenait du miracle.
Diable, je n’avais qu’un seul mot à dire!
À ce prix, un petit oui pouvait, sur l’instant, résoudre tous mes problèmes...
Dans la lancée, je pourrais céder la Proserpine, voyager confortablement vers la Nouvelle-Orléans, trouver passage vers la France, payer les bonnes sœurs, sauver ma mère et vivre modestement jusqu’à la fin de mes jours.
Ma fourberie me fit de nouveau tousser.
Le visage de mon père, absent depuis mon arrivée, m’apparut à travers la fumée.
N’avais-je donc point de parole!
Point d’honneur!
Me faire passer pour le capitaine Garret!
Vendre ce que je ne possédais pas!
C’était du vol!
Je me retrouvai à Nantes devant la taverne des Deux-Fers confronté à ce premier larcin qui avait tout entraîné.
Qui vole une chemise, vole la marchandise!
Qui vole deux sabots, vole deux cents tonneaux!
Ma fortune se ferait-elle sans égard pour la moralité?
Diable, comme je regrettais d’avoir abandonné mon âme au Diable.
Depuis ce jour, tout n’était que maléfice...
— Allons, capitaine Garret, insista mon compagnon, je vous assure de la bonne réputation de ce monsieur. N’hésitez point! Je vous en conjure!
Mais, j’hésitais.
Je n’avais pas encore sombré.
— Désolé, mais je dois encore réfléchir, conclus-je. Remerciez-le de toutes ses bontés que j’accepte volontiers s’il y consent.
Je lus sur leurs visages la désillusion.
De l’humour d’une anecdote distrayante, Isaac Berger détendit de nouveau l’atmosphère.
Me prenaient-ils pour un féroce affairiste qui, à l’identique du requin de mon combat, les tirait là où ils ne voulaient pas aller?
Ou me prenaient-ils pour un fou?
Le surlendemain, alors que je déjeunais entouré du luxe austère de ma nouvelle résidence, je reçus la visite de l’apothicaire Lorell.
Ce nouveau décor, bien que dénué de dorures et d’étoffes précieuses, m’offrait un avant-goût pernicieux de richesses à venir.
À hanter les grandes pièces vides, sous les regards inquiets de mes laquais nègres, je me remplissais de l’arrogance indispensable à tout être fortuné.
Seul lors de cette première visite, Isaac Berger étant à présent trop occupé à entretenir l’intérêt général, j’adoptai la froideur des riches.
Ne daignant me lever à l’entrée de mon visiteur, je continuai de mastiquer ma viande bruyamment comme si j’étais habité de tout l’ennui du monde.
Levant enfin un regard dédaigneux vers le potard, j’attendis, d’une moue lassée, la raison de sa visite.
N’ouvrant point la bouche, mon courtisan se contenta de glisser sur la table un bout de papier sur lequel était inscrit le chiffre six.
Je ne manifestai aucune émotion.
Retournant à mon agneau, je m’en emplis la bouche puis, entre deux lippées de petits pois, repoussai mollement le papier encombrant.
Ma noble attitude de l’Ancien-Monde provoqua une rougeur passagère chez l’apothicaire.
Nécessitant un calmant, il tourna les talons après m’avoir sèchement salué.
Une fois l’homme parti, je soufflai nerveusement.
Je mordais à toutes les lignes, tirant à moi tous ces pêcheurs gourmands.
Quand allaient-elles enfin se briser?
Désireux subitement de m’aérer, je quittai précipitamment ma table.
Érigée en périphérie de la ville et entourée d’un minuscule jardin, ma demeure n’était point propice à la flânerie.
Fort heureusement, un grand nègre en livrée, préposé à la conduite d’une fine calèche anglaise, attendait mes caprices.
J’y grimpai rêvant au futur plaisir de posséder un jour mon attelage.
Je crus ordonner au cocher de me promener à travers la campagne mais il ne comprit pas ma requête.
Informé, lui aussi, de mes affaires, il me ramena aux abords de l’île d’Ossabaw.
Du bord d’un promontoire, je découvris en contrebas une armée d’esclaves nègres qui, sous la commande d’une poignée de blancs, s’échinaient à dégager la Proserpine.
Ce n’était point une mince affaire...
De longues cordes étaient tendues alors que plusieurs petits navires, toutes voiles dehors, tentaient de le décoincer.
D’autres nègres, à demi submergés, plongeaient pour creuser sous la coque.
Le nez dans le vent, je m’amusais du spectacle lorsqu’un chantonnement distant vint chatouiller mon oreille.
La brise tourbillonnante ne m’aida point à en localiser la source.
Bondissant de mon attelage, je m’aventurai à sa quête.
Rebroussant chemin à maintes reprises, je battis fiévreusement le chemin, confiant que je m’en approchais.
En effet, je ne m’étais point trompé et j’oyais de nouveau le refrain:
— Il était un petit navire... Il était un petit navire... Qui n’avait, ja..., ja..., jamais navigué... Qui n’avait ja..., ja..., jamais navigué... Ohé, ohé...
En sueur, indifférent aux ronces qui lacéraient mon beau manteau, je me sus prêt du but.
Craignant d’effrayer le chanteur, je ralentis.
— On tira à la courte paille... On tira à la courte paille... Celui qui..., qui..., qui serait mangé. Celui qui..., qui..., qui serait mangé. Ohé, ohé...
Je vis une éclaircie, quelques arbres fruitiers et une barrière blanche.
Derrière le talus, chantait mon mystère.
Déboulant brutalement, je le surpris.
Il tenait à la main une poupée de chiffons.
À mon arrivée, il se dressa interrompant sa chanson juste au moment de:
— Le sort tomba sur le plus jeune…
Découvert, le jeune mousse fronça des sourcils.
Son regard détailla le luxe de mes vêtements.
J’en eus honte.
Je voulus lui expliquer mais, cette fois-ci, c’est moi qui étais muet.
Devant ma déconfiture, le garçon éleva sa poupée de chiffon.
Je vis qu’il avait passé une petite corde autour du cou.
Souriant de toute la malice néfaste de l’enfance, il laissa se balancer la poupée prophète en l’agitant à bout de bras.
Une terreur violente s’empara de moi.
Désireux de fuir à l’autre bout de la terre, je pris mes jambes à mon cou.
Diable, de ma vie, je ne courus aussi vite.
Je bondissais par-dessus les obstacles pareil à un primate d’Afrique.
Arrivé à la calèche, je me précipitai sur le marchepied.
Le cocher nègre, effrayé par mon attaque, bascula sur la banquette.
Indifférent à sa culbute, je m’emparai du fouet et cinglai violemment les destriers.
La calèche bondit en avant tandis que mon passager, bouleversé, se cramponnait peureusement à l’arrière.
Dans ma hâte de retourner le plus vite possible à Savannah, je n’eus aucune considération pour les usages de la route.
Je fonçais droit devant comme si l’on avait attaché à l’essieu un tonneau de poudre.
Les passants que nous croisions en chemin étaient copieusement choqués par notre stupéfiant équipage.
Imaginez un monde où les rôles seraient inversés, le maître blanc transportant son esclave nègre.
À peine plus tard, la boue de la ville finit par nous ralentir.
Je n’eus point longtemps à chercher mes affaires.
Au beau milieu de la rue principale, l’apothicaire et le poudrier, couverts de fange, se bagarraient à grands coups de poings sous l’arbitrage amadouant et conciliant d’Isaac Berger.
Ma chevauchée fantastique les fit stopper.
Tous trois se tournèrent vers moi.
Sans égard pour mes beaux souliers, je bondis dans la boue en m’y enfonçant de plus de huit pouces.
— Combien du fût? demandai-je, à brûle pourpoint.
— Ce n’est pas encore très clair, répondit Isaac Berger. Nous ne sommes qu’au premier «round» des négociations.
— Combien pourriez-vous en tirer?
— Je crois qu’ils monteront jusqu’à dix.
— Parfait! Je vends à dix. Vous diviserez la cargaison en deux lots. Un pour chacun de ces messieurs.
Isaac Berger resta un moment figé avant d’entamer sa traduction.
La résolution terminée, j’eus une impérieuse envie de fumer.
Je tirai de ma poche un long cigare que chacun de mes clients s’empressa de vouloir allumer.
Les laissant discuter les détails de la transaction, je me dirigeai paisiblement vers l’auberge.
Isaac Berger me rattrapa en chemin.
— Et l’or? me demanda-t-il fiévreusement.
— Quel or?
— Qu’allez-vous faire de tout cet or? Je ne puis, cher capitaine Garret, imaginer que vous allez vous promener avec tant de…
— Je sais, mes intérêts!
— En effet, ils me préoccupent à tout bout de champ.
— Eh bien, vous allez vite cesser.
— Pardon? s’offensa-t-il.
— Prenez tous les pesos de ces messieurs, moins votre commission, bien entendu, et transportez-les à Ossabaw.
— À bord de la Proserpine?
— Non, cherchez la ferme où mon jeune mousse a été recueilli... Si vous ne trouvez pas, renseignez-vous auprès du lieutenant Forrester.
— Et ensuite…
— Donnez cette petite fortune au jeune garçon et, je vous en conjure, veillez scrupuleusement sur ses intérêts.
— Vous en avez ma parole, capitaine, mais je ne comprends pas votre geste...
— Ah oui, lorsque vous lui transmettrez la somme, n’oubliez surtout pas de lui rappeler que... Que le silence est d’or.