Nez Grillé - Chapitre 15
Nez Grillé - Chapitre 15
Abandonnant avec joie toute cette affaire, je voulus remonter sur une estrade lorsque l’orage pesant, couvant depuis toute la matinée, éclata enfin.
La ville fut subitement arrosée d’une pluie torrentielle qui ne fit que démultiplier les périls préexistants de ses rues bourbeuses.
Jetant mon tabac détrempé, je courus m’abriter sous un auvent.
Mes affairistes cessèrent leurs embrassades pour se précipiter à l’auberge.
J’eusse pu les rejoindre pour me voir offrir un dernier souper mais, mon esprit déjà axé sur ma fuite, je mettais fin à ma condition d’écornifleur.
Abandonnant au plus vite les atours trop clinquants d’un costume inapproprié, j’opterais pour une refonte dans la population.
Cheminant vers la Nouvelle-Orléans, de pied ferme si les circonstances m’y forçaient, je ne me donnerais plus qu’un seul but, celui d’atteindre ma fortune.
Serrant du poing les sphères polies, je m’imaginais déjà devant le trésor encore vierge du capitaine Garret.
Ah, les montagnes d’or que j’allais sous peu escalader!
N’ayant plus de temps à perdre à rêvasser, je me prescrivis, afin de calmer ma cupidité, le seul remède nécessaire en logeant mon or sphérique dans ma bourse stomacale.
Déjà revigoré par mon traitement, je m’apprêtais à rejoindre la boutique du posticheur pour y assembler mon baluchon lorsque mon chemin fut barré par une présence inopinée.
Je maugréai devant ce perturbateur lorsque, fixant mon attention sur l’étranger, je le contemplai.
Diable, je faillis tomber à la renverse dans la fange tant cette apparition ébranla ma conscience.
Ce n’était point, tel que je l’avais deviné au premier coup d’œil, un ange déchu mais bien une séraphique cavalière.
Imaginez de longues jambières de cuir noir sur un pantalon d’écuyer, une chemise bouffante au jabot de mousseline orné d’une broche dorée, un tricorne et une longue cape sombres et, ultime détail incongru, deux énormes pistolets en travers du ceinturon.
Diable, je crus à un spadassin chargé de m’éliminer.
Collant le dos contre la paroi de l’échoppe, je levai aussitôt les mains au ciel.
Imaginez ensuite le visage amusé de mon bretteur, un regard brun pétillant de vivacité, un teint de faïence rehaussant des lèvres gracieuses, un mignon petit nez svelte, espiègle et irradiant le périmètre d’une beauté fracassante, une crinière d’un roux flamboyant.
Diable, mes humeurs, devant tant de beauté, se mirent à bouillir.
Ne sachant plus que faire, j’en baissai les bras.
Et là, d’une main accorte, l’apparition, de sa sacoche, remonta, non point une dague tel que je l’appréhendai, mais une longue et fine pipe bourrée de tabac de Virginie.
D’une voix argentine, tintée d’un faible accent étranger, indifférente à l’humidité environnante, elle me demanda:
— Auriez-vous du feu, s’il vous plaît?
La correction m’obligeait, en temps normal, à écarter manu militari cette sauvageonne pour me réfugier offusqué en bonne société mais, l’authenticité de la requête me désorienta.
Rehaussant les bras, je palpai mon gilet à la recherche d’un briquet inexistant.
— Non, mais je peux aller en chercher, lui répondis-je obséquieusement.
Indifférente à mes services, elle considéra, butorde, mon allure.
— Capitaine Garret, je présume.
— Euh… Euh… répondis-je à tant de familiarités.
— Ôtez votre chapeau, je vous prie.
— Mais madame, par ce temps, je vais m’enrhumer.
— Pour mon plaisir, s’il vous plaît!
Ah, si c’était son plaisir!
Regrettant déjà d’avoir hésité, je lui obéis tout en ajoutant une élégante courbette telle que pratiquée à la merveilleuse cour de notre incomparable roi.
Mais, à la vue du sommet de mon crâne, trop avantageusement présenté, la diablesse en profita pour, en un éclair, s’emparer d’un de ses lourds pistolets et, d’un violent coup de crosse, m’en assommer.
Longtemps après le choc de cette rencontre blessante, je ressuscitai à la lumière d’une chandelle vacillante.
Couché sur un tas de paille humide, je crus être cerné par une nuit sans étoiles mais l’atmosphère caractéristique, humide et pesante, me confirma un réveil au plus profond d’une grotte.
Massant délicatement le haut de ma tête, j’auscultai son nouveau relief.
À l’exception de ma longue chemise, on m’avait dépouillé de tous mes vêtements.
Je grelottais déjà de froid.
Dressé sur mes pieds gelés, je fis quelques premiers pas chancelants.
Croyant avoir trouvé un passage, je m’emparai de la bougie mais, le coude dépassé, me heurtai à une grille de fer agencée à même la roche. Prisonnier?
Que me voulait-on?
J’appelai au secours mais seul l’écho lugubre de mon désespoir me répondit.
De retour sur ma paille détrempée, pourtant moins désagréable que le sol accidenté, j’attendis une réponse aux mille questions qui ponctuaient cette nouvelle injustice.
Je dormis un peu.
Réveillé par la faim et la soif, conscient d’un séjour trop long dans ce trou, je hurlai derechef mon incompréhension.
Toujours personne.
Diable, allait-on m’y laisser mourir?
Qui étaient ces nouveaux pirates?
Des heures plus tard, ma chandelle déjà morte, parcouru de frissons, claquant des dents, j’eus la terreur prémonitoire que mon inconnue se vengeait.
Mon incarcération, sans tribunal, sans jugement, était indiscutablement préméditée.
Ma cervelle se mit furieusement à travailler, permutant les combinaisons de mes ennemis potentiels.
Une lanterne à bout de bras, la réponse vint enfin m’éclairer.
Chagriné et enchanté à la fois, j’entrevis ma cavalière vérifier la solidité de mes barreaux.
Me précipitant à genoux dans un débordement de larmes repentantes, je la suppliai pour qu’elle me libérât.
Répétant la gestuelle de notre première entrevue, elle emboucha calmement son instrument à fumer.
Je pestai de nouveau contre mon manque de flamme.
Cette fois-ci équipée, elle partagea ses méfaits en expectorant une grosse bouffée de fumée qui me fit tousser.
— Toutes ces années, capitaine Garret, vous infériez combien il était déplaisant de perdre sa liberté. Eh bien, à présent, vous l’éprouverez.
— Qui êtes-vous, madame? Pourquoi m’avez-vous si cruellement agressé?
— Qui suis-je? Mais, je suis la liberté!
— La liberté?
— Regardez le pouvoir qui est le mien!
De sa main droite pendait une lourde clé qui, très certainement, ouvrait la grille.
— Que me voulez-vous? demandai-je. Si c’est de l’argent, vous arrivez trop tard... Ma prospérité n’aura été que passagère. Je suis, à présent, aussi démuni qu’en débarquant.
— Je ne m’intéresse point à vos valeurs.
— À quoi, alors?
— À vous.
— Que voulez-vous de moi?
— Je veux simplement que vous sachiez.
— Quoi?
— Pourquoi vous allez mourir ici.
— Libérez-moi, madame! Vous vous trompez! Je n’ai rien fait!
— Vous autres négriers ne manquez franchement pas d’aplomb et, à vous entendre, votre détestable métier serait aussi condamnable que celui de maçon.
— Mais… Mais… Je…
— De coutume, je ne perdrais point mon temps à converser avec pareille raclure mais, par morbide curiosité, je tenais à vous remercier de l’eau trouble portée à mon moulin. J’ai eu entre les mains, puisqu’on m’avait demandé de le traduire, votre livre de bord... Les dernières pages m’ont particulièrement intrigué. En êtes-vous véritablement l’auteur?
— Je ne m’en souviens plus très bien. Si vous les avez estimées offensantes, je vous prie de m’en excuser.
— Bien le contraire, votre philosophie de la liberté m’a bouleversé. Ces idées magnifiques de simplicité, que je ne cesse de répéter à mes relations, sont une véritable inspiration. Je ne puis concevoir qu’elles coulent de la plume acerbe d’un être si haïssable.
— Je ne le suis peut-être pas.
— Haïssable?
— Qui je prétends être! Je veux dire que je ne suis peut-être pas celui dont vous pensez que je puisse être celui-là.
— Pardon?
— Je ne suis pas Alexandre Garret.
Le visage de ma geôlière se tordit d’une moue dubitative.
J’eus droit à une nouvelle bouffée en pleine face.
— Ce serait trop facile! Ne croyez pas me berner! Vous êtes le capitaine Garret et vous êtes de la pire espèce. Méprisable! Ignoble! Abject! Par appétit inextinguible pour le funeste or, vous souillez pour l’éternité la conscience collective de notre humanité. Vous nous rabaissez, vous et vos collègues, à l’état du primitivisme sanguinaire. Vous ne méritez qu’un seul châtiment, celui dont notre Seigneur vous imposa l’avant-goût. Mais, sachez que je ne suis point habitée de divine clémence. Je ne vacillerai pas... Vous allez, capitaine Garret, bientôt connaître la souffrance éternelle des flammes de l’enfer, mais en préambule, vous priserez, emmuré dans cette tombe, la longue agonie d’une mort douloureuse. Dénué de la moindre liberté, vous succomberez au terme des mêmes tourments autrefois, par vous, octroyés.
— Et si vous condamniez un innocent?
— Votre poltronnerie m’écœure! Cette entrevue m’horripile! Votre lâcheté outrepasse votre férocité! Allez-y, criez! Hurlez tout ce que vous voudrez... Personne ne vous entendra plus jamais. Personne ne viendra vous délivrer. Adieu, négrier!
Empourprée, la radieuse vengeresse fit demi-tour.
Je sus qu’elle ne reviendrait pas.
Désemparé, perdu, je cherchai désespérément une idée, un mot, une pensée qui puisse la raisonner.
— Demandez à l’enfant! hurlai-je de tout mon souffle. Il vous dira qui je ne suis pas.
Mon cri désespéré la stoppa aussi sûrement que si j’avais, dans le même espace de temps, maçonné un mur devant son passage.
Le doute, instillé in extremis dans sa conscience, la força à revenir.
— Il est muet, me répondit-elle.
— Il n’est pas muet. Il est simplement le neveu d’un des pirates les plus sournois de France et, je pense, que dans ce domaine, il fera un jour parler de lui.
— Un pirate?
— Qui craint le gibet... Eh oui, à chacun son masque, à chacun son costume. Le vôtre, mademoiselle Forrester, je le trouve particulièrement saillant.
Ma fine déduction, ultime hameçon, lui fit mordre sa lèvre.
— Vous me connaissez?
— N’êtes-vous point la fille du lieutenant? Je vous ai vue de loin à Ossabaw et votre mise me remémora une compatriote. J’en ai déduit que vous étiez portée à admirer mon pays. Fort logiquement, vous parlez la langue de la culture internationale. Vous l’enseignez probablement aux enfants des riches planteurs.
— Mais…
— Votre père préféra mander le juif à mon chevet parce qu’il craignait pour votre santé. Il n’aurait jamais laissé sa fille en compagnie d’un inconnu au passé logiquement méprisable.
— Mais…
— Vous êtes pareille aux deux côtés d’une pièce de monnaie. Vous n’êtes qu’une, mais présentez, tour à tour, une face complètement différente. Je vous devine en tutrice, soumise et bienveillante, aux yeux de la société et je vous sais, rebelle et vengeresse, au nom de la liberté. Néanmoins, même le pire des hommes, vous êtes incapable de le tuer. Vous comptiez m’effrayer? Vous avez pleinement réussi. J’ai appris ma leçon. Dès que vous m’aurez relâché, je vais fuir ce pays et retourner chez moi.
— Non! Je ne vous laisserai jamais reprendre votre métier.
— Je comprends sincèrement votre haine des négriers. La lecture éclairée de philosophes avancés vous a démontré la bassesse de ce commerce. Je vous en félicite mais sachez que l’on ne peut venger la barbarie en en commettant de nouvelles. Chacun d’entre nous est équipé, à la naissance, d’une conscience et son état représente notre niveau de santé mentale. Une conscience, entachée d’un crime, se trouve irrémédiablement infectée. Il n’existe, à ce jour, de potions qui puissent la soigner et l’absolution religieuse n’est que fourbe mystification. Je vous en supplie, ne souillez pas votre conscience de mon meurtre. Je n’en vaux pas le remords. À l’opposé de nos despotes, osez changer l’homme par l’exemple. Devenez un être éclairé qui inspire ses contemporains à l’imiter. Voilà ce que la sagesse réclame! Pareil à un jardinier qui attend la floraison, sachez patienter, patienter et patienter encore... La sagesse met des siècles à s’épanouir. Mais, lentement, indubitablement, l’humanité s’améliore. Un jour viendra où l’esclavage sera universellement condamné. Pourquoi? Parce que les sentiments qui vous habitent étayent nos êtres. La morale naturelle trône au centre de l’esprit humain. Nous sommes tous bons et sages mais nous luttons contre nos désirs. S’il existait un moyen de produire du sucre en France à partir d’un tubercule, les hommes n’hésiteraient pas! Ces voyages hasardeux seraient rapidement abandonnés. Le malheur est que nous sommes dépendants du sucre en zélateurs du plaisir incomparable qu’il procure. Sommes-nous assez forts pour nous en sevrer? Non, car notre morale se heurte à nos désirs et, trop souvent, ces derniers l’emportent. Pourtant, je prédis un futur distant où l’homme, à deux doigts d’avoir péri, redevient maître de ses désirs. Le superflu et le gaspillage lui seront autant abominables que l’esclavage chez vous. Chère mademoiselle Forrester, nous progressons! Mais nous ne le faisons que lorsque la plus grande majorité adopte le bon exemple et cet exemple nous devons l’incarner. Telle est ma philosophie! Elle est simple... Je l’appelle la philosophie du jardinier car, basée sur la patience, elle prescrit que seul le miracle de la nature peut nous instruire de la sagesse.
Mon long discours eut l’effet d’adoucir la haine de ma geôlière.
La sincérité de ma voix, liée à une conviction profonde, l’avait séduite.
— Qui êtes-vous? me demanda-t-elle.
— J’ai perdu mon nom mais je vous assure que je ne suis pas le capitaine Garret. Je n’ai jamais vu l’Afrique et encore moins commercé les esclaves. Ma conscience malade m’a poussé à perdre mon âme. Errant sans morale, j’ai été aspiré dans un monde de damnés, celui du capitaine Garret et des pirates à son bord. Mais, je ne désespère pas de remonter la pente. Tel un esclave, je suis enchaîné au mal qui habite dans mon ventre mais je devine qu’un jour, par la grâce entre vos mains, je vais pouvoir m’en affranchir.
Touchée par mon malheur ou par la vérité de mes faiblesses d’homme, la jeune femme, comme l’auraient fait l’immense majorité de ses consœurs, eut le réflexe de s’élever en choisissant la vie plutôt que la mort.
De sa main gracieuse et magnanime, elle fit tourner la clé dans la serrure.
— Je crois, monsieur, que Dieu, même si vous ne pouvez plus croire en lui, vous a jeté sur nos côtes avec précision et raison. Ma propre main, sans le comprendre sur le moment, agissait pour son compte. Votre discours m’a ouvert les yeux et la solution à mes espoirs, jusqu’à aujourd’hui illusoires, se matérialise dans votre bouche. Oui, vous allez sauver votre âme et je suis là pour vous en donner les moyens.
— Comment? fis-je décontenancé.
— Suivez-moi! m’ordonna-t-elle.
J’emboîtai le pas à mon ange gardien à travers un long dédale de couloirs humides et suintants.
Nous débouchâmes enfin dans une large grotte.
Elle était peuplée d’une colonie d’hommes et de femmes, tous de peau noire, qui de leurs grands yeux inquiets observaient la blancheur de mon fantôme.
— Qui sont ces gens? demandai-je.
— Des esclaves nègres! Évadés, libérés, affranchis ou rachetés par de bons paroissiens.
— Que font-ils ici?
— Ils attendent le départ du coche de nuit.
— Le coche de nuit?
— Une autre façon de parler de la liberté, celle de pouvoir rentrer chez eux, de quitter cette terre qui les empoisonne.
— Comment?
— Mais, grâce à vous!
— Moi?
— Et votre navire! La voici votre mission rédemptrice. Vous allez tous les ramener en Afrique!
— En Afrique?!
— Dès que votre vaisseau sera capable d’appareiller, nous les embarquerons.
— Co… Comment? Quand? Je… Je…
— Dès que possible... Vous n’avez pas idée des risques que nous encourons tous. L’évolution que vous prédisez est loin de toucher mon pays. Aider charitablement ces pauvres gens est un délit. S’il savait, mon propre père serait prompt à me faire condamner. Le temps est contre nous.
— Mais… Mais…
— Ils sont originaires de Guinée. Ce sont de braves gens... Beaucoup sont instruits. Ils sont solides et courageux. Ils seront votre équipage et vous n’aurez qu’à les piloter.
— Mais… Mais… Je vous l’ai dit!
— Quoi?
— Je ne suis point Alexandre Garret.
— Oui, capitaine, je vous ai bien compris.
Pressée de retrouver l’autre face de sa pièce, «miss Forrester», par tous ainsi saluée, m’abandonna à la hâte à ces mains noires.
Le grand feu qui empestait l’atmosphère eut l’avantage de me réchauffer.
Je m’en approchai le plus possible mais les nègres ne me firent pas de place.
Me contentant de tendre les mains en avant tout en souriant benoîtement, j’écoutai entre deux gémissements de mon estomac les paroles sourdes de mes futurs passagers.
Le projet dément de ramener ces gens en Afrique me sembla farfelu et la perspective de dériver de nouveau à bord d’un navire de sauvages fort déplaisante.
Pourtant, la tentative d’extirper ces gens à leur condition sonnait, en effet, comme un acte rédempteur.
La jeune femme avait peut-être raison et ce périple pouvait représenter mon salut.
Au même instant, comme pour me rappeler à l’ordre de mes péchés, mes sphères tordirent mon ventre de douleurs.
Cette situation, confuse et grotesque, jetait dans mon organisme le conflit.
Les jours suivants s’écoulèrent dans l’isolement et le frissonnement.
Délaissé, apeuré à l’idée que le mieux renseigné de ces nègres ne se vengeât, incapable de trouver une issue au labyrinthe souterrain, j’hi-bernai en marmotte dans un renfoncement naturel.
Réveillé un jour par l’odeur du pain frais, ouvrant de grands yeux altérés, j’arrachai de mes crocs une première bouchée tel un loup famélique avalant l’enfant d’un conte de fées.
— Bonnes nouvelles, capitaine! me salua la pimpante miss Forrester dans sa robe du dimanche. Votre navire est accosté dans le port de Savannah et, d’après mes renseignements, il est en état de naviguer. Des débardeurs l’ont déchargé hier de son cargo. Moins lourd, il filera plus vite, ce qui nous avantage. Nous devrions y embarquer promptement.
— Quand? demandai-je, à demi-étouffé par la miche.
— Les vivres et l’eau nécessaires pour le voyage sont entreposés dans ces grottes. Je dois encore organiser des chariots. Des alliés nous en fourniront. Il va falloir se déplacer de nuit.
— De nuit?
— De jour, notre troupe serait immédiatement repérée. Nous sommes à cinq heures de marche du port. Il faut également compter le temps pour charger et préparer le navire. Malgré l’obscurité, notre mouvement sera néanmoins périlleux. La milice coloniale patrouille et chargés comme nous le sommes, nous ne pouvons couper à travers champs. Avez-vous des idées, capitaine?
Déglutissant bruyamment, je voulus débattre de l’impossibilité de son entreprise mais, animée d’une sincérité naïve, cette militante agissait sans imaginer un instant qu’elle ne puisse réussir.
Diable, quel esprit!
Si ce dernier habitait les gens de ce pays, nous n’avions pas fini d’en entendre parler.
— Il est clair que ces nègres sont trop aisément identifiables, répondis-je. Vous devriez les grimer.
— Les grimer comment?
Le souvenir des processions chrétiennes de ma jeunesse me revint à l’esprit.
L’idée me parut folle mais, dans la démence régnante, s’habilla d’une éclatante logique.
— Je sais! m’enflammai-je à mon tour. Jouez de la crainte des gens devant l’inconnu. Cachez-leur le visage en les recouvrant de grands draps blancs. Nous couperons des ouvertures pour les yeux. Équipés de flambeaux, ils ressembleront à un long cortège de spectres. Au son de leurs chants mystiques, les curieux nocturnes, découvrant notre procession infernale, croiront au fantastique et partiront en courant. Diable, ils en parleront encore pendant des siècles!
— Comment trouver si rapidement tant d’étoffe?
— Dans un port cotonnier, rien de plus aisé! Vous allez, de ma part, contacter le posticheur Isaac Berger. Informez-le de nos besoins et de l’urgence. Il fera le nécessaire.
— Il faudra le payer.
— Il vous fera crédit.
— Je n’ai rien à lui laisser en garantie.
— Alors, donnez-lui ceci.
Sur une pierre plate couverte de miettes, je déposai mes deux sphères d’or.
En aparté, pour mes lecteurs tracassés d’hygiène, je les avais, depuis ma libération, repolies de ma manie.
— Qu’est-ce?
— De l’or, en gage.
— De l’or?
— La clé d’un trésor auquel je renonce à jamais.
— Je ne comprends pas.
— Ne vous en tracassez pas... Mais, si nous voulons réussir, je dois m’en débarrasser.
La jeune femme s’empara de l’or et le serra contre son cœur.
Je regrettais déjà ma magnanimité.
La voyant disparaître, mon destin prit un nouveau tour.
Je me sentis tout à coup envahi de l’impossible.
Le front dégagé, je me sus capable d’accomplir l’œuvre édifiée par ces bons chrétiens.
Oui, accompagné des noires de mon solfège philosophique, ce périple serait le premier mouvement d’une symphonie exemplaire dirigée de ma baguette humaniste.
Deux jours plus tard, nous reçûmes notre livraison de toiles.
Notre procession s’habilla et, dès la nuit tombée, nous quittâmes notre tanière.
Lancé sur les routes, notre cortège présentait une vision apocalyptique.
Imaginez des centaines de spectres blancs éclairés de flambeaux qui, au son d’une mélopée plaintive ponctuée d’un tambour mortuaire, poussaient ou tiraient des tombereaux lourdement chargés.
À ma grande surprise, les curieux, attirés par le spectacle, ne s’enfuirent pas au galop.
La plupart, appelant leurs voisins à les rejoindre, tombaient à genoux au bord de la chaussée dans une fervente prière rédemptrice.
Croyaient-ils que nous allions les emmener?
Que nos chariots transportaient les corps décimés de leurs mauvais voisins?
Notre défilé s’éloignant, les bons paroissiens se signaient à répétition, heureux d’avoir été épargnés.
Il y eut bien quelques incidents, notamment quelques éméchés qui tiraient en l’air de leurs fusils.
Miss Forrester, qui nous guidait, dressée sur sa jument baie, savait calmer ces bravaches de son fouet.
Diable, sa détermination et son élan m’enflammaient les sens.
Quelle merveilleuse créature!
À ses pieds, je la vénérai.
Trop imbue d’égalitarisme, elle me tendit une main gantée afin que je grimpasse sur la croupe de son destrier.
Enivré par son parfum sucré, je terminai le trop court trajet dans l’extase.
La traversée de Savannah se fit en silence.
Nous prîmes le long détour sec jusqu’au port.
La vue de la Proserpine amarrée, par cette nuit sans lune, éclairée de flambeaux, me glaça les sangs.
Sur l’instant, je voulus m’enfuir mais l’énergie du mouvement finit par m’entraîner.
Participant à la charge silencieuse du navire, nous œuvrâmes en fantômes aux épaules chargées.
L’aube naissant, j’eus la frayeur de ne point être capable.
Comment allais-je les commander?
Je ne savais ni appareiller, ni naviguer, ni rien faire.
Je ruminais mes angoisses sur le bord du quai lorsque miss Forrester me prit spontanément la main.
— Je sais ce que vous avez fait, me dit-elle.
— Pardon?
— Pour l’enfant...
— Ah, vous êtes tout de même allé le questionner.
— La générosité, la bonté et le courage qui vous inspirent montrent, en effet, l’exemple d’une rédemption. Si le plus méprisable des hommes est capable de changer à ce point alors, vous avez raison, le monde avance vers la lumière. Merci, capitaine Garret.
— Mais…
Tendrement, d’une féminité et d’une grâce incomparable, cette magnifique jeune femme posa ses lèvres contre les miennes dans un baiser d’une apothéose humaniste.
Envahi d’amour, je m’imaginais non point au départ mais au retour du voyage.
Je ne la méritais pas encore.
Je reviendrais.
Chargée de ralentir l’éventuelle arrivée des autorités, ma belle ne traîna pas pour un second baiser.
Un flambeau à la main, elle sauta sur son coursier et, sans se retourner sur mon cœur enflé, disparut au galop vers le soleil montant.
Quelle vision!
Quel trésor!