Nez Grillé - Chapitre 17
Nez Grillé - Chapitre 17
Tel un baril de poudre dont on vient d’allumer la mèche, mon crâne, à l’heure de mon réveil, était sur le point d’éclater.
Le roulis et les craquements de la charpente m’indiquèrent que j’étais toujours en mer.
Encore trop meurtri pour ouvrir les yeux, mes narines étaient déjà sur le pied de guerre et l’agression qu’elles subissaient, intense.
La pestilence était sans égale, mélange vicié de remugle, de sueur, de relents animaliers, de vomis et de selles.
Pire que la sentine, cette atmosphère était imprégnée de l’odeur fétide de la mort qui, suintant des déjections et des blessures purulentes, vous putréfiait avant votre trépas.
Désireux de fuir à tout prix, je ressentis que mes poignets, mes chevilles et mon cou étaient entravés.
Le poids et la sonorité m’informèrent que l’on m’avait posé des fers.
L’effroi de souffrir pareil emprisonnement me secoua d’un violent soubresaut qui força mes yeux à s’ouvrir.
Redressant à peine la tête, je sus immédiatement dans quelle nouvelle horreur j’étais plongé.
Captif d’une cale obscure de navire, j’étais étouffé d’esclaves noirs qui tournèrent leurs immenses globes laiteux vers ma frayeur.
Que ne racontaient-ils pas d’un seul regard!
La peur, l’incompréhension, la résignation, la colère et la rage se mélangeaient dans un tourbillon de haine viscérale qui se reportait sur ma blancheur innocente.
Honteux, je détournai les yeux.
Frappé une nouvelle fois par la malchance, je constatai dans ce terrible retournement de situation combien, à l’instant où l’on croit le plus à sa propre liberté, l’affreuse société des hommes vous écrase pour vous punir de votre révolte.
Gonflé d’une fulgurante montée de fureur, je me mis spontanément à hurler de tout mon souffle dans un long cri grinçant et fou.
J’en devins forcené, agitant mes fers, effrayant à mon tour les malheureux nègres qui m’entouraient.
Mon élan démonstratif ne dura point.
Un marin, un de mes compatriotes, à l’allure sauvage et maléfique, arriva au galop pour, de toute sa frénésie, me clouer le bec à grands coups de nerf de bœuf.
Cet impitoyable garde-chiourme me rossa avec une brutalité sans égale.
Bien vite, je ne pus plus me défendre, ne pus plus crier mais ce fou furieux, correcteur fanatique, poursuivit sa leçon jusqu’à ce que, d’une syncope, elle me rentre dans la cervelle.
À mon second réveil, trempé de sueur, j’avais le corps secoué de tremblements intermittents.
Il faisait froid et je brûlais.
Sans couverture, nu, toute dignité arrachée, je n’avais que mes mains pour me couvrir.
Je goûtai en léchant mes lèvres le goût métallique du sang séché.
Incapable de bouger si ce n’est pour claquer des dents, je sentis pulser les chairs victimes de la trique.
Plaie vivante, je ne souhaitais que retrouver le sommeil pareil au nègre qui ronflait tourné vers moi.
Trop contusionné, je demeurai éveillé à panser spirituellement mes plaies.
Je repensais surtout à mon équipage.
Qu’étaient devenus mes fiers matelots africains?
J’eus l’espoir que, se battant tous vaillamment jusqu’à la mort, ils eussent péri en défendant leur liberté.
Je ne pouvais imaginer la fatalité d’éprouver deux fois ce tourment.
Et mon ronfleur, d’où venait-il?
Comment était-il arrivé là?
Qui l’avait vendu?
Trahi?
Chassé?
Un instant, le voici chez lui, en famille, à savourer sa soupe ou à jouer avec ses enfants, que des hommes les encerclent.
On les appréhende.
On leur met les fers.
On les enchaîne les uns aux autres dans une longue colonne de pleurs.
Sans procès, sans jugement, sans verdict, sans crime, on les emprisonne.
Les hommes d’un côté.
Les femmes et les enfants de l’autre.
On les transporte.
On les jette à fond de cale sans bagages, sans vêtements, sans autre possession que la certitude qu’ils ne reverront jamais la terre où ils sont nés.
Je décris des injustices qui se pratiquent également chez nous de notre temps.
Chers lecteurs, vous n’êtes point à l’abri.
Par ordre d’un seigneur ou d’un roi, des soldats vous enlèvent et vous déportent vers la Nouvelle-Orléans.
Mais, une fois sur place, vous retrouverez un semblant de liberté dans la détresse locale.
Et puis, nos rois ne pillent pas systématiquement nos campagnes.
Imaginez que des villages entiers de Bretagne soient assaillis.
Que les habitants, riches et pauvres, artisans et bourgeois, soient enchaînés par des brutes étrangères à la peau noire pour être transportés dans un tiers pays où ils seront mis à la tâche, sans repos, sans considération, sans espoir de retour.
Cela vous semble-t-il concevable?
Diable, au pire des guerres européennes, nos souverains ne se sont point comportés ainsi.
Alors, pourquoi ces façons envers les habitants d’un continent lointain?
La peur!
La peur, je vous réponds!
Ces nègres, à l’instar de toutes les minorités mystérieuses refermées sur elles-mêmes, nous inspirent une peur irraisonnée.
Malgré toutes nos armes, notre organisation militaire, notre puissance navale, nous avons le sentiment que ces êtres, aux mœurs et aux coutumes si différentes des nôtres, nous menacent.
Ils ne nous intimident pas de leurs lances et de leurs sabres mais du péril moral et de la corruption des esprits qu’ils infligeraient à la rectitude de notre société.
Cette peur fantasque, facilement transmise à une population naturellement craintive, autorise nos rois, secondés de prélats couards, à encourager toutes les injustices.
Peut-être que si le continent africain était peuplé de blancs il en serait tout autrement mais, plus que tout, cette peau noire, si facilement identifiable, si fascinante et si mystérieuse, nous inspire la peur ridicule de la maladie, de la déchéance et de la corruption.
Afin de modifier dans nos esprits ce point de vue pleutre, nous devons commencer par nous éduquer.
Mais l’introduction de toute connaissance dans les têtes bornées de nos concitoyens me semble une tâche herculéenne.
Diable, qu’elles sont étroites!
L’ignorance honteuse de mes semblables émane d’un désintérêt généralisé pour le savoir.
Il est impératif d’envoyer tout le royaume dans une école qui durerait toute la vie.
Ne dispensant point de diplômes, sous la gouverne de véritables savants, cet établissement ne répandrait nullement les matières classiques telles que la philosophie et le latin, mais un savoir utile basé sur la connaissance de la nature, de la morale, de l’hygiène et du travail accompli.
Surtout une école qui ne cesserait de freiner les désirs futiles des hommes pour diriger leur énergie créative vers des projets exhaussant l’esprit.
— Tout ce que vous nous chantez là existe déjà, me dites-vous. N’est-ce point la raison pour laquelle nous allons à l’église?
Hélas, vous y perdez votre temps!
Pervertie et bâtarde, devenue plus fumeuse que l’encens échappé de son dogme, notre chrétienté, collection d’historiettes rabâchées par des illettrés, n’a pas évolué depuis le Moyen Âge et, de sa kyrielle de papes idiots, ne montre aucun signe d’une miraculeuse mutation.
Autant se défaire au plus vite de toute cette racaille et de leur catéchisme abrutissant.
L’homme moderne à la recherche de la liberté du sage, durant le long parcours de son développement, devra se concentrer sur le réel de son quotidien.
Pour l’accompagner, il ne subira pas l’exemple d’une autorité organisée qui, ouverte à la corruption, s’inclinerait devant ses propres faiblesses en détournant à son profit le savoir à transmettre.
Nous avons besoin d’un simple guide imprimé, librement distribué, qui détaillerait à chacun les chemins possibles.
Nouvelle Bible, mille fois supérieure au torchon d’âneries que représente l’actuelle, ce texte moderne détaillerait des principes simples que tous pourraient facilement comprendre et dont un des premiers serait le refus de tout jugement envers les autres dans l’acceptation primordiale du soi au présent.
Et voici qu’au pire moment de mon existence, dans la fange de ma soute à esclaves, j’eus la profonde ambition d’entamer ce chef-d’œuvre de l’humanité.
Je l’intitulerais «la Bible de Notre Temps» , un immense ouvrage qui détaillerait avec minutie les buts à atteindre et les mille chemins y menant.
Ce projet m’enflamma l’esprit et j’eus le désir brûlant d’en tenir déjà l’original entre mes mains.
J’allais ouvrir la voie d’une vie nouvelle qui inspirerait par sa vérité les générations à venir.
Tel était mon destin!
De violents craquements de la charpente me ramenèrent à la réalité.
Incapable de soulever une plume, je mourais de faim et de soif.
Je réalisai avec horreur que je m’étais abondamment épanché et ces excrétions mélangées à celles des autres ajoutaient à mon outrage.
Secoué de nouvelles nausées, j’adjoignis par chaque orifice à la puanteur collective.
J’eus bien en tête mon trésor avalé mais, honnêtement, tout m’était égal.
Les heures passèrent entre conscience et inconscience.
Ce grouillement d’hommes désespérés me révulsait.
Régulièrement, je sentais une main me secouer l’épaule.
Mon voisin de gauche me soulevait le poignet pour me transmettre le manche d’une louche de bois.
J’y trempais les lèvres, m’étouffant systématiquement en avalant un peu d’eau saumâtre.
Des jours ou des heures ou des minutes plus tard, une agitation se fit sentir.
Les panneaux furent ouverts et des marins dont plusieurs étaient armés de mousquets défilèrent à la lueur de lanternes.
Désenclenchant çà et là de gros cadenas, ils défirent la longue chaîne qui nous reliait.
Ces affreux Bretons, munis de longs bâtons pointus, nous délogèrent de nos couches immondes.
Arrivé à mon tour, l’outil ne suffit point et un violent coup de sabot aida à m’extraire.
Supporté par mon voisin qui me rendit cet honneur, je pus suivre la colonne vers la lumière aveuglante du pont.
Après l’obscurité, la clarté devint une nouvelle torture.
Ajustant lentement mon regard embrumé de larmes, je préférai toutefois couvrir l’intimité de mon corps martyrisé.
Attendant je ne sais quoi, je remarquai, à la disposition du pont avec sa grande muraille charpentée qui nous coupait de la dunette, que j’étais bien à bord du négrier qui nous avait abordé.
Et la Proserpine?
Je méditais cette question lorsque je reçus sur le haut du crâne le contenu d’un seau d’eau de mer qui cingla mes blessures et me larda de mille piqûres.
La douleur était insupportable.
M’écroulant à terre, je courbai l’échine en râlant.
Mon agitation déclencha chez les monstres qui nous maltraitaient des éclats de rires graveleux.
À ce traitement de choc, je répondis de la plus blessante des armes des hommes.
Emplissant mes poumons, je hurlai une bonne fois pour toutes:
— Je vous maudis, sales négriers!
Ma malédiction ne fit que redoubler leurs rires.
L’un d’eux me tira méchamment par le collier pour me hisser à hauteur de son haleine fétide.
— Kek t’a dit? Kik té ta? Kik té?
— Je… Je… Je suis…
Diable, on m’avait tant frappé sur le haut du crâne que je ne pouvais plus penser.
Une avalanche de noms m’embrumait l’esprit.
— Kik té? Kek sé ton nom?
— Je… Je… Je suis le capitaine Garret, le capitaine de la Proserpine. Je… J’étais prisonnier de nègres qui… qui… s’étaient mutinés.
Ma lâcheté décupla mes nausées.
Comment pouvais-je être si vil?
— L’ cap’tain’? s’étonna le marin, un peu convaincu par mon français grammaticalement correct.
— Oui, Alexandre Garret de Nantes. Morbleu, je ne cesse de vous le répéter!
Les ignobles marins chargés de nos ablutions forcées échangèrent un regard étonné.
Brisant le cercle, l’un d’eux s’éloigna vers la dunette en appelant:
— Prem’é maît’e! Prem’é maît’e!
L’haleine fétide me sépara de mes codétenus et me tira vers le gaillard-d’arrière.
Titubant, écartant les cheveux trempés qui me couvraient le visage, j’aperçus, en haut de la barricade, un officier.
— Pèrdon mil’ foué, cap’tain’, dit mon escorte timidement, kek l’ pirat’ dit kilé l’ cap’tain’ de la Por-kek-pin’.
Le maître à bord était un vieux barbon, un de ces petits nobles affectés et efféminés qui m’étaient si bien connus.
Son visage me sembla familier et j’eus le vague souvenir de l’avoir croisé à la fête d’anniversaire d’Edmond De Boursault il y a tant de mois de cela.
— Cet homme prétend être le capitaine Garret? interrogea le commandant de sa voix cassante.
— Kek cé ki di’, cap’tain’ !
Malgré la bonne distance qui nous séparait, l’officier tira un mouchoir parfumé de sa manche qu’il colla sous son nez.
— Qui es-tu? me demanda-t-il.
— Je suis bien le capitaine Garret, m’écriai-je, et vous avez sauvagement et illégalement attaqué mon navire.
L’instant demeura figé.
Notre conversation attira toutes les oreilles.
D’autres officiers s’approchèrent.
Abaissant son mouchoir, le capitaine exhiba un large sourire.
Se tournant vers ses officiers, il s’écria d’un ton badin:
— Cet homme prétend être Garret.
À ces mots, tous éclatèrent de rire.
— Allons, mon garçon, m’informa le capitaine, à défaut d’être un ami, Alexandre Garret m’est connu. Si j’admets que la Proserpine est bien son navire, je ne le vois point ici parmi nous. Alors, je te le redemande, cette fois-ci, avec le plus grand sérieux. Comment t’appelles-tu?
Mon bref aplomb s’évapora et cette nouvelle déconvenue me fit perdre mes moyens.
— Je… Je… Je suis l’officier-médecin de Mongèle, répondis-je, plus stupidement encore.
Cette réponse fut ponctuée de rires plus longs et plus épais que les premiers.
— Décidément, mon garçon, s’amusa de nouveau le capitaine, tu as perdu la tête. Si tu prétends être le médecin de Mongèle alors qui, je t’en prie, est le gentilhomme sous mon commandement?
À ces mots, s’avança dans le cercle des officiers perchés, un corpulent personnage au visage couperosé et dévoyé.
C’était donc lui de Mongèle!
Diable, que le monde des négriers était bien petit.
— Peut-être qu’à la troisième, il dira qu’il est le fils de Dieu! s’esclaffa le capitaine en direction de son public.
La bonne humeur, dont je faisais les frais, enveloppa à présent tout le pont.
Un véritable spectacle, je vous dis!
— Allons, tu nous fais perdre du temps, mon garçon. La troisième sera ta dernière chance et je te préviens qu’une nouvelle réponse fantaisiste te vaudra le fouet. Comment t’appelles-tu?
L’anticipation se mua en silence.
Tous voulaient la vérité.
Tous réclamaient la vérité.
J’allais la leur livrer.
Redressant la tête, bombant le torse, je m’emplis de ma noblesse passée en articulant fièrement et clairement:
— Je suis le vicomte Anselme de Kerouac!
Un léger murmure traversa l’auditoire.
Empochant son mouchoir, le capitaine fit signe au premier maître de s’approcher.
Sûrement pour m’ôter mes fers en déduisis-je.
Après avoir glissé un mot à l’oreille de son subordonné, le capitaine du négrier me répondit emphatiquement:
— Je ne sais pas, mon garçon, où tu es allé dénicher ce nom... Peut-être dans le «Kikéki» Breton… Mais sache que tu viens d’usurper le patronyme d’un gentilhomme particulièrement frappé par le sort qui, paix est son âme, ne m’était point inconnu. Morbleu, vous autres pirates n’avez donc aucune retenue! Pas une fourberie ne vous heurte! Monsieur Amelot, deux douzaines immédiatement, pour apprendre à ce frère de la côte de ne point se moquer de la noblesse de France.
— Mais… Mais… Mais… Je vous assure, capitaine! Je suis Anselme de Kerouac!
Deux solides marins se jetèrent sur moi.
L’un d’eux força un bâton de bois en travers de ma bouche.
Sans ménagement, je fus brutalisé vers le tonneau employé à fustiger la marchandise.
Les hommes d’équipage furent attirés de tous bords par le programme puisque, après la comédie, on offrait le spectacle plus satisfaisant de la violence et du sang.
On me força dans une position humiliante contre l’arrondi du fût.
On fixa mes poignets et mes chevilles de lanières.
Face contre le bois, le bout de mes pieds touchant à peine le sol, je n’eus point le temps de me préparer moralement.
Un souffle annonça le cuir qui me déchira le dos comme on déchire une toile.
Je crus que mes chairs se scindaient en deux exposant à tous la vue de mon squelette.
Les yeux inondés de larmes, refoulant ma langue entravée de crainte qu’elle ne m’étouffe, je devinais encore, du coin de l’œil, les pauvres nègres qu’on débarbouillait à la chaîne et qui observaient mon supplice avec horreur.
Le traitement que les hommes réservent aux hommes est au-delà du compréhensible.
Je maudissais tant l’humanité que j’en réclamais sa destruction immédiate et permanente.
De tous les hommes, les plus odieux étaient ces négriers qui se rabaissaient à la pire sauvagerie.
Dire que toute cette entreprise était menée par la noblesse de France applaudie par notre sainte Église et notre dévoué roi.
Des êtres supposés nous éclairer!
Quelle idée avais-je eu de révéler mon nom?
Oser m’identifier à cette aristocratie maudite!
Diable, j’eus cru que mon intelligence eût pu me permettre d’anticiper tous ces dérapages.
Mais, dans l’adversité, je renouais avec tous mes travers.
Pourquoi m’évertuer à vouloir me nommer?
En criant à ces chacals mon nom de baptême, je mentais encore!
La vérité était que je n’avais pas de voix.
Je n’avais rien à dire!
Dans l’avenir, je demeurerais volontairement muet.
Je ne participerais plus aux débats de ce monde.
Je ne serais plus que Personne.
La douleur, conjuguée à l’humiliation, me pulvérisa.
Je n’eus pas la force d’atteindre la seconde douzaine.
Suite à tant d’épuisements renouvelés, une nouvelle syncope me soulagea.
Elle me priva cependant du plaisir de mourir et de quitter ce monde affreux à jamais.