Nez Grillé - Chapitre 18
Nez Grillé - Chapitre 18
La terreur, la souffrance, la pestilence, l’inhumanité d’être enchaîné à des centaines de malheureux au fond d’une cale de navire est au-delà de la compréhension humaine.
Je ne pouvais que vitupérer sans fin, joignant mes cris de colère au traumatisme des millions d’Africains arrachés à leurs terres et transportés dans ces conditions monstrueuses.
Mais, à mille lieux de l’opinion, hors de toutes juridictions, les crimes barbares de quelques-uns sont absous dans l’indifférence.
Et de vous pourlécher les doigts du sirupeux sucre souillé de sang!
Tel est le prix de votre superflu, celui de la captivité et de la torture.
Prenant tous ces pauvres hères à témoin, je me jurai de ne plus jamais user de sucreries, de tabac, de rhum ou de fil de coton.
Tout juste abreuvé, alimenté de quelques bouchées d’une purée immonde, ma condition médicale empira de jour en jour.
Après l’examen troussé de mon globe oculaire, on me déplaça vers la proue où l’ignoble de Mongèle regroupait les mourants.
Mon voisin de droite, un grand noir tant émacié qu’on ne voyait de lui que son squelette, ne cessait de geindre maladivement en claquant des dents.
De chacune de ses cavités suintait une putréfaction précoce.
Ses flancs et ses articulations étaient à vif, écorchés par le frottement incessant provoqué par nos ennemis inlassables qu’étaient roulis et tangage.
Lors d’un moment d’éveil, où après un cauchemar effrayant je me réveillai dans une réalité pire encore, je remarquai que le pauvre nègre avait cessé de claquer des mâchoires.
Je conclus, après consultation de ses yeux révulsés, qu’il était mort.
J’eus une prière miséricordieuse pour le pauvre homme souhaitant que, quelle que fût l’image qu’il s’était faite de l’après, ses vœux fussent exaucés.
Le cadavre s’agita des heures dans mon dos transférant inéluctablement de sa froideur et de sa raideur.
De Mongèle, ange de la mort, dans sa tenue claire et sa perruque neigeuse, pratiquant sa ronde quotidienne, nota flegmatiquement l’infortune de mon proche.
Plus compatissant envers ses frères squales, le médecin ordonna qu’on jetât la dépouille aux requins étiques.
Un nègre de moins!
Une modique perte entrant dans le pourcentage fatal des biens avariés!
J’eus bien le désir de cracher ma haine au visage de l’abject charlatan dont j’avais de façon si désinvolte dérobé l’infecte identité, mais ma faiblesse me bâillonna.
Nous n’échangeâmes qu’un regard froid et hostile et je compris que ce sordide serpent, servant d’Hippocrate, me haïssait davantage encore.
Purgé de toute humanité par ce purgatif moral qu’on nomme racisme, ce noble français, estimé des siens, de ses confrères et de ses voisins se présenta à moi en rebut d’une écœurante lie humaine.
Pour la première fois de ma vie, j’eus l’envie pressante du meurtre, le désir de le voir mourir dans les circonstances de ma propre torture.
Finissant inévitablement par se refroidir, la haine qui bouillait en mon ventre fit place à une harassante prostration, arracheuse du moindre plant intellectuel.
Égrugé par le supplice, j’en devins végétal semblable à un pauvre pélargonium, fané et sec, oublié dans une cave.
De ces journées intemporelles, je ne me remémore qu’une souffrance constante mêlée à une hébétude grandissante.
Sans soins aucuns, épargné de toilette océane, je flottais dans l’obscurité pestilentielle d’une nuée affective et mortelle.
Comme si cela ne suffisait point, nous dûmes essuyer une féroce tempête.
N’ayant pas la force de nous accrocher, nous étions ballottés, semblables à des mines dans le boîtier d’un écolier agité.
Plaies contre plaies, intimités contre intimités, souillures contre souillures, nous marinions dans la morbidité d’une cuisine indigne.
D’autres moururent, fricassés ou à l’étouffée et j’eus le crâne garni des pleurs, des gémissements, des sanglots, des lamentations et des plaintes, tous comprimés dans la cocotte oppressante de notre maître coq.
Pourquoi les saints subissaient-ils tandis que les diables déambulaient à l’air libre?
Pourquoi une telle iniquité divine?
N’était-ce point la preuve irréfutable de l’absence de Dieu?
Et, si la justice divine était chimère, alors pourquoi croire en celle des hommes?
Chers lecteurs, ne réclamez jamais la justice car elle n’existe pas!
Comparable à la fraude religieuse, la foi dans la loi n’est que le ramassis des espoirs des misérables.
Innocent, vous serez condamné!
Coupable, vous serez innocenté!
Vous n’avez sur cette terre ni droits, ni facultés, ni pouvoirs.
Vous subissez la loi du seul Dieu véritable, ce Dieu capricieux qu’on dénomme Hasard.
Mais, ne comptez jamais sur lui!
Ne priez jamais devant son autel!
Dieu de l’inconstance, il abhorre les dévotions et les offrandes.
Dieu farceur, il s’amuse à faire tourner sa grande roue dans une loterie aux probabilités misérables.
C’est qu’à ses yeux, vous ne valez pas plus qu’une fourmi.
Non, pas plus qu’une larve de fourmi!
Non, pas plus que le souffle d’une larve de fourmi!
Non, vous ne valez rien!
Vous ne comptez pas!
Vous n’êtes rien et vous ne servez à rien!
Votre histoire se déroule dans l’indifférence générale car vous n’êtes qu’une infime particule dans une réalisation monumentale dont vous ne saisissez pas la dimension titanesque.
En reconnaissant l’insignifiance d’une existence menée par la simple fatalité, vous n’avez droit à aucune prétention.
Votre sort, favorable ou non, vous le subirez et toutes vos prières, vos pleurs, vos colères ne serviront à rien.
Vivre c’est subir!
Nous subissons notre époque, notre famille, nos voisins, nos gouvernants, nos logeurs et nos employeurs.
Nous subissons le froid, la faim, la maladie, le crime et la guerre.
Nous subissons les folies, les caprices, les désirs, les faiblesses des uns tout comme d’autres subissent les nôtres.
Nous subissons chaque jour avec, pour seule satisfaction, la certitude que nos aïeuls subissaient plus que nous et que nos descendants subiront un peu moins.
Car telle est l’immense odyssée qui transporte notre humanité de la jungle sauvage des primates à la puissance radieuse de l’homme libre et sage.
Le trajet est si long et si périlleux qu’il requiert des milliards et des milliers de milliards d’êtres humains.
À cette échelle, notre ego ne représente qu’un clignement de paupière, un battement de cœur, un rien.
Alors qui d’autre que le «Hasard» organise votre destin?
En le sachant, faites à présent vœu de silence!
Subissez paisiblement votre sort, empli du bonheur de savoir que le Hasard, pour le moment, vous a épargné.
Et surtout, n’ayez point de pitié!
Mon témoignage n’a pas pour but d’attirer à moi votre commisération mais de vous insuffler la joie d’avoir été exonéré.
Un destin est comparable à un bien dont chacun est propriétaire.
Il ne peut être estimé par un autre puisqu’il ne peut être cédé.
Il n’existe point de marché où l’on puisse se les échanger.
Intransmissible, votre sort ne pourra vous être enlevé.
Ce constat vous ordonne de rejeter toute pitié.
Quels que soient les fléaux que subissent vos contemporains, refoulez toute miséricorde.
De même, en croisant un fortuné, chassez toute jalousie.
Ne vous fatiguez pas des peines de votre voisin mais concentrez-vous sur les vôtres.
Et surtout, ne faites jamais l’erreur catastrophique de vouloir réparer un sort jugé, par vous, défavorable.
De ce geste insensé, vous faussez la réalité du monde en faisant croire, aux moins chanceux, que leur situation déplaisante est provoquée par autre chose que le Hasard.
En agissant de la sorte, vous décuplez les calamités en déplaçant la providence.
Cette dernière n’est point volonté divine mais bien la sagesse qui habite au fond des âmes.
Elle n’est point extérieure aux êtres mais bien intérieure.
De la pitié, vous ne pouvez en avoir que pour vous-même et c’est elle qui, sans nécessairement changer votre condition, vous élèvera.
Plutôt que de pleurer sur le sort des pauvres gens, travaillez votre personnage.
Dominez vos plaisirs car l’essentiel de nos misères découle du mécanisme compliqué engendré par nos faiblesses.
Vivant de peu, puisant votre joie dans l’immédiat paisible, vous inspirerez de la meilleure façon vos contemporains.
C’est par l’exemple que vous aiderez l’humanité.
Si tous les Français, demain, de leur seule force morale, refusaient de consommer du sucre, du tabac et du rhum, tout ce trafic d’esclaves cesserait.
Un simple potager recèle tous les trésors essentiels à notre existence sur terre.
Des fruits, des légumes, du bois et de la laine, tout le nécessaire est déjà chez nous sans que nous ayons besoin de martyriser un seul étranger.
Qui maîtrise son potager, maîtrise l’univers!
En être rayonnant de sagesse, vous saurez vous débarrasser de l’inutile qui pollue les sentiments.
Concentré sur votre terre, heureux simplement d’être en vie, vous défierez la fortune.
L’or n’achète ni l’amour, ni la paix, ni la félicité.
L’or n’achète que des souffrances, des angoisses et des tortures.
Si vous en possédez, pourquoi, diable, l’utiliser?
Enfouissez-le sous la terre!
Enfermez-le dans un grand coffre!
Et, à la limite, pour vous amuser, dessinez une carte au trésor que vous cacherez au fond d’un puits!
À fond de cale, conscient d’avoir enfin compris pourquoi j’étais là, j’eus le sentiment que, à présent sage et éclairé, j’allais mourir en paix.
J’invitai mes familiers à défiler.
Ils vinrent, tour à tour, me veiller sur mes planches funestes.
Père et mère jouèrent aux cartes.
Le capitaine Garret but du tafia en compagnie de Martin la fouine.
Odile et miss Forrester échangèrent des secrets sur mon compte.
Isaac Berger et le petit Jean me racontèrent en silence la nébuleuse cité de New York.
Washington et Ève rirent et chantèrent.
Probablement dû au hasard que, lorsque nous fumes attaqués, le négrier touchait presque à son but, je survécus à mon extrême-onction.
La côte toute proche fut annoncée par l’arrivée d’un déferlement de mouches.
Ce nouvel ennemi, alléché par notre pestilentiel goûter, nous dévora avec férocité.
Nous accostâmes dans le port de Cap-Français sur l’île de Saint-Domingue.
Point que j’en fusse conscient.
Du remue-ménage, je ne me souviens que de deux grands nègres qui, à la manière d’un gros gibier, en glissant une baguette de bois à travers mes fers, me transportèrent sur le quai.
Je me remémore le faible bonheur de respirer un peu d’air libre.
Jeté brutalement sur un tas de paille, en plein soleil de midi, je mis des heures à ouvrir un demi-œil.
Le visage tuméfié et enflé, je ne discernais l’effervescence qu’à travers de fines fentes.
En bordure de quai, les esclaves valides, sous la surveillance de nombreux mousquets, furent brutalisés en direction d’un enclos éloigné.
Les mourants, dont je faisais partie, geignaient en attendant leur ultime examen médical.
De Mongèle, omnipotent, décidait d’un regard qui survivrait.
Notre lot devait être bien abîmé car un matelot, armé d’une épée, perfora le cœur de chacun de mes voisins.
Arrivé à mon tour, trop faible pour soulever le petit doigt, j’offris un cœur gros.
De Mongèle me toisa.
À la lumière du jour, son teint verruqueux, ses petits yeux porcins et sa bouche vicieuse hurlaient sa déchéance animale.
Son regard soutenu ne me dit rien de bon.
J’eus raison car, plutôt que d’achever humainement mes souffrances, il fit signe à son homicide de m’épargner.
Encore plus tard, desséché au soleil tel un poisson pourri, je sentis mes porteurs nègres me soulever vers un attelage.
Jeté à l’arrière d’une carriole, j’atterris sur un tas d’immondices et de vieux linges infectés.
Le pauvre âne, sous les coups de bâton, s’ébranla péniblement et nous cahotâmes le long de la mauvaise route.
En passant le tournant de la montée, je découvris en entier notre fier navire à quai, ce vaillant négrier qui avait survécu aux deux tiers de son périple.
À la vue du nom peint en lettres d’or sur la coque, je laissai échapper un faible rire cynique.
C’est que, voyez-vous, mon voyage je l’avais financé, puisque le navire se nommait si généreusement la «Pourvoyeuse» .
Après un long trajet à bord de la charrette de déchets, je me réveillai couché sur la terre d’un enclos poussiéreux.
Un mince toit de palmes séchées me gratifiait d’un peu d’ombre.
Malgré mon abri, la chaleur m’étouffait.
Un chien, un vieux bâtard tout râpé, passait son temps à lécher mes plaies.
Pauvre bête, ne devinait-elle pas que j’incarnais la pestilence?
Ouvrant un peu plus grand les yeux, je devinai, dans l’enclos voisin, l’agitation provoquée par des nègres, convenablement nourris et correctement vêtus, qui circulaient entre les esclaves récemment débarqués.
Badigeonnant les corps d’eau camphrée, ils pansaient les plaies les plus infectées après avoir brossé la crotte croûtée.
Après les soins, de la nourriture leur fut servie.
Les esclaves se jetèrent dessus.
Copieuse et plus riche que les maigres rations servies à bord, ils en furent doublement malades.
Je n’eus pas droit à ces traitements de faveur.
Pas un seul des noirs hospitaliers n’osa m’adresser la parole et encore moins me toucher.
Je me contentai de laper l’eau sale de l’écuelle du chien.
Mon unique ami, ce dernier ne s’en offensa point.
Plus tard, je me réveillai en éprouvant une vive douleur, suivie d’une autre.
Une fillette, blanche de peau, toute loqueteuse et sale, le nez morveux, me torturait de sa baguette en enfonçant la pointe dans mes plaies suintantes.
Chacune de mes grimaces lui arrachait un petit rire.
Elle devait appartenir à la maison car le chien, qui me considérait comme sa propriété et qui attendait mon cadavre pour se l’accaparer, n’aboya point comme à l’approche des nègres.
Au contraire, le cabot raciste alla réclamer une caresse de la petite main cruelle.
Son jeu finissant par la lasser, l’enfant partit en courant.
À ma grande surprise, elle revint bientôt en tenant dans sa main un curieux fruit qu’elle me jeta.
Si vous le connaissez, c’est un fruit astucieux, tout jaune, qui défie l’arrondi et qui, pour l’initié, se déshabille aisément.
Sa saveur, malgré la peau avalée, fut incomparable!
Un don du ciel!
L’enfant revint avec un second, puis un troisième.
Me voir les dévorer pareil à une bête sauvage l’amusait plus que de me torturer.
Mon copieux et quotidien régime de bananes, car tel est le nom du comestible, porta ses fruits.
Ces puissants fortifiants me redonnèrent un semblant de vie.
Non que j’eusse pu subitement me lever et danser une gigue mais je parvins tout de même à m’asseoir.
Me déplaçant sous une ouverture de mon toit, je fus aspergé d’une forte pluie tropicale qui lava un peu la terre, le sang et les excréments séchés qui souillaient ma nudité.
Ah, si seulement j’avais pu me défaire de ces satanés fers qui, enserrant mes chairs à vif, me faisaient tant souffrir.
Quelques jours passèrent ainsi.
Observant l’animation dans les enclos voisins, je remarquai que de nombreux esclaves, après leur cure forcée, étaient de nouveau sur pied.
Un contremaître leur dispensa de longues chasubles blanches.
Arrivé à hauteur de ma niche, il hésita puis, ayant probablement reçu l’ordre d’en distribuer à tous, m’en jeta une.
Je l’enfilai péniblement, heureux toutefois de pouvoir dissimuler un corps si talé.
Plus tard, de nouvelles charrettes furent menées jusqu’à notre parc.
D’autres nègres, plus agités que les précédents, brocardant et fouettant leurs congénères, extirpèrent brutalement des enclos les esclaves.
J’aurais préféré demeurer sur place, sous la coupe de ma demoiselle et de son toutou, mais un grand noir que visiblement rien n’effrayait, pas même un sale blanc, vint m’extirper de là.
D’un coup de pied bien ajusté, il chassa mon gardien puis, me menaçant de son bâton, me pria, dans un très mauvais français, de m’activer.
Devant mon apathie à me redresser, il perdit patience.
Me soulevant comme un faisceau de fagots, il me hissa sur son épaule pour aller, en dix enjambées, me jeter contre les planches d’une charrette.
Quelques heures plus tard, après une agréable route bordée d’arbres somptueux qui me redonnèrent un peu de courage, notre marchandise arriva au marché.
Il régnait dans ce lieu inconcevable la plus grande des confusions.
On criait.
On hurlait.
On s’agitait.
De longues rangées d’esclaves, certains nus, d’autres habillés, tous enchaînés, tirés par leurs colliers, se déplaçaient sous la gouverne criarde de nègres déjà disciplinés.
À l’écart de la négritude, une minorité d’acheteurs blancs, des hommes replets engoncés dans trop d’habits, suaient, parfois en compagnie d’élégantes dames, en admirant le bétail humain mis aux enchères.
Descendus de force de nos charrettes, nous fûmes alignés contre un mur en plein soleil.
À peine capable de me tenir sur mes jambes, quasiment plié en deux, je fis parmi notre offre spéciale bien pâle figure.
Par chance, le manège commercial était d’une organisation étonnamment efficace.
J’eusse imaginé de longues criées où chacun, ayant pris soin d’examiner en détail la marchandise qu’il convoitait, monterait lentement aux enchères.
En vérité, l’adjudicateur, grimpé sur un fût et assisté de deux nègres, déclamait rondement dans une langue colorée de termes et de codes initiés, une litanie saccadée de chiffres et de noms.
Notre tour vint rapidement et, un a un, les membres de notre colonne furent tirés devant l’estrade des acquéreurs.
En quelques secondes, le prix était décidé, les assesseurs signalant à d’autres hommes de main le moment de faire avancer la marchandise.
Dernier des derniers, ce fut à mon tour.
Le méchant nègre me soutint sur scène en m’étouffant de mon collier de fer.
Aux pieds de l’officiel, j’étudiai le visage rougeaud du petit bourgeois fougueux plein d’incompréhension devant ma présence.
— Mais, qu’est-ce que c’est que cette horreur? réagit-il, en faisant le difficile.
J’eus l’envie d’ouvrir le bec pour faire ma réclame mais l’asphyxie forçait mon juste silence.
Un inconnu murmura à l’oreille de l’huissier qui m’observa ensuite d’un air plus dubitatif encore.
— C’est donc ça, le fameux Martin la fouine! dénigra-t-il. Il ne fait point grosse impression le pirate...
Tiens, voilà à présent que j’en incarnais un autre.
— Qui veut de ce barbare? demanda-t-il à la foule. Je ne vois pas très bien ce que vous pourrez en faire mais ce n’est pas à moi d’en décider. Allons, il est tard! Commençons l’enchère à un.
Ce nombre arracha des éclats de rire du parterre.
Un quoi?
Un louis?
Un doublon?
Un ducat?
Un peso?
Un sou?
— Voyons, mes amis! C’est un pirate célèbre... Si vous le ramenez à Nantes, sa tête vaudra bien quelque chose.
— Il tiendra jamais le voyage! s’esclaffa un pragmatique.
— Et ses complices? s’enquit un méfiant.
— Il pue ton pirate! s’écria un fin nez.
L’aboyeur étendit ses bras pour calmer les nouveaux éclats de rire.
— Alors, un dix! Pour ne pas perdre mon temps...
Nouveaux rires.
— Un cent? demanda l’huissier timidement.
Toujours pas de preneur!
— Alors, messieurs, je vous écoute! Ce que vous voudrez bien en donner...
Les rires étant de plus en plus replets, conscient d’amuser la galerie, l’adjudicateur en rajouta.
— Une bouchée de pain? pouffa-t-il.
Diable, voilà qu’on se tapait les genoux et qu’on se frottait le ventre.
— Je dois bien le vendre, tout de même! Eh bien, soit! Morbleu, qui le veut, le prend!
Telle était ma valeur d’homme...
Un échantillon gratuit...
Une marchandise dévaluée, avariée et pourrie.
Les rires se calmèrent, car la gratuité est toujours séduisante, tandis que les intéressés réfléchissaient intérieurement à ce qu’ils pourraient bien faire d’un pirate mourant.
Le pendre haut?
Le pendre court?
Le pendre ailleurs?
Enfin, du fond de la cour, une main se leva.
— Je le prends! s’exclama un régisseur qui fumait sa pipe assis sur un tonneau.
— À la bonne honneur! s’enchanta l’aboyeur. Miséricorde, j’ai eu peur qu’il ne me reste sur les bras... Eh bien, mes amis, c’est tout pour aujourd’hui! À la taverne, messieurs!
Et chacun s’enchanta de voir le marché fermé pour aller trinquer aux bonnes affaires de la journée.
Je me serais bien joint à leur compagnie mais mon veilleur me poussa à terre avant de me hisser sur son dos tel un ballot de chiffons.
À bord d’une charrette à peine différente de la précédente, je rejoignis le petit groupe d’esclaves achetés par mon nouveau maître.
Couché sur le marchepied, je découvris un peu de la cité de Cap-Français, puis nous nous élevâmes vers les hautes terres des plantations.
Avant de sombrer d’épuisement, je fus toutefois ébloui par tant de beautés et de richesses.
La rue principale, aux échoppes colorées et à la faune bigarrée, m’enchanta de son tourbillon bariolé.